quelle Ecole
de nancy ?
Bernard
ANDRIEU
Henry-Etienne Beaunis (1830-1921) est un physiologiste et psychologue
français, membre de l'Ecole hypnoLOGique
de Nancy, connu pour ses travaux sur l’hypnose. En 1872, il vient à Nancy à la
suite du transfèrement en Lorraine de la Faculté de Médecine de Strasbourg. Il
se joint à Ambroise-Auguste Liebeault, Hippolyte
Bernheim et Jules Liegeois pour défendre les thèses
de l’Ecole de Nancy contre celles de la Salpêtrière de Jean-Martin Charcot. En
1889, il crée à la Sorbonne le premier laboratoire français de psychologie et,
en 1894, fonde avec Alfred Binet la revue « L’Année psychologique ».
Bernard Andrieu, philosophe, professeur
en Epistémologie du corps à la Faculté du sport de l’Université Henri Poincaré
de Nancy, est directeur des Archives Binet au sein du laboratoire d’Histoire
des Sciences et de Philosophie UMR7117 CNRS. Il a publié l’Album Liebeault et, tout récemment, un extrait des Mémoires de Beaunis dont les 6 volumes ont été déposés au Musée de la
faculté de Médecine (donation Pierre Tridon).Bernard
Andrieu étudie l’histoire de la psychophysiologie en Lorraine, et plus
particulièrement l’Ecole de Nancy avec Liebeault,
Bernheim, Beaunis et Coué.
Comme nous le publions - avec l’aide du Professeur Jean
Floquet, conservateur du Musée de la faculté de Médecine de Nancy - dans
l’extrait des Mémoires d’Henri Beaunis, L’école de suggestion de Nancy n’a
pas existé autrement que formellement par le combat de Bernheim contre Charcot
de la Salpêtrière à Paris. Beaunis est très proche de
Liebeault, auquel il rend hommage dans cet extrait
car il partage avec lui une conception physiologique et cérébrale de la
suggestibilité comme il l’atteste dans ses propres travaux.
Dans « Le somnambulisme provoqué. Etudes
physiologiques et psychologiques » publié en 1886, Henri Beaunis estime qu’il y a « en germe toute une révolution
profonde dans la physiologie et dans la psychologie cérébrales » (H. Beaunis, 1886, 9). S’inspirant des travaux de Liebeault sur le sommeil, il divise son livre en deux
parties, physiologique et psychologique, et refuse de distinguer la méthode
d’observation interne de celle externe : pour lui « décrire le cerveau et le
système nerveux et bâtir à côté un système de psychologie pure, cela ne
constitue pas une psychologie objective ; c’est de l’anatomie plus de la
psychologie ; mais on a beau les mélanger l’une à l’autre, cela ne suffit pas
pour que leur pénétration réciproque s’opère, pas plus qu’on ne peut mélanger
de l’huile et de l’eau. La psychologie des philosophes anciens et modernes
jusqu’à nos jours, n’a pas été autre chose que ce mélange » (H. Beaunis, 1886, 246). Il convient d’« augmenter de plus
en plus la dose de l’élément qui a jusqu’ici donné les meilleurs résultats »
(H. Beaunis, 1886, 247). Sans défendre un positivisme
réductionniste, H. Beaunis, connaissant les limites
du travail analytique et descriptif auquel « devrait logiquement succéder la
synthèse », reconnaît que « la solution du problème ne sera possible que
quand les fonctions du cerveau, et spécialement la physiologie du sommeil
naturel, seront mieux connues qu’elles ne le sont actuellement » (H. Beaunis, 1886, 224).
Si les idées peuvent effectivement procurer dans les
rêves des sensations si vives qu’elles nous paraissent réelles, le pouvoir de
l’imagination doit être relativisé par l’expérimentation physiologique, sauf à confondre psychologie et
spiritisme. Pourquoi ne pas admettre qu’à la suspension de l’activité mentale dans
le somnambulisme, comme l’a supposé Durand de Gros, une congestion nerveuse déplace la force dans le
cerveau sur telle ou telle partie, tel ou tel nerf (H. Beaunis,
1886, 227) ? Selon cette thèse de l’idéoplastie, « les
phénomènes hypnotiques ne sont pas autre chose qu’un déplacement de force
nerveuse accumulée dans l’encéphale et soumise à la direction imprimée par
l’hypnotiseur » (H. Beaunis, 1886, 228). Beaunis précise : « pour ma part, j’admets facilement cette influence de
l’attention et de la concentration de la pensée sur les phénomènes de l’hypnotisme, spécialement pour ce qui
concerne les sensations » (H. Beaunis, 1886, 228). En restant dans le
domaine des sensations, Beaunis trace une limite que
le physiologiste ne veut pas franchir et au-delà de laquelle « certains
faits sont difficilement explicables avec cette théorie » (H. Beaunis, 1886, 228) de l’idéoplastie.
Non que Beaunis attribue au spiritisme une
efficacité, mais il constate des faits physiologiques qui accompagnent le
somnambulisme, comme les battements du cœur, la congestion, la rougeur, qui
manifestent « une réceptivité et une aptitude réactionnelle » (H. Beaunis, 1886, 229) sans que l’on sache à quel état
cérébral ils correspondent.
Il faut reconnaître que de l’autre côté de la frontière
de la physiologie connue, il y a, pour expliquer ce choc cérébral de la suggestion,
« une sorte de modification cérébrale, d’état particulier inconnu dans
son essence mais hors duquel les suggestions ne pourraient avoir leur effet
utile. Est-ce une action d’arrêt et le mouvement nerveux ainsi enrayé
subitement se transforme-t-il en quelque chose, chaleur, électricité… que
sais-je ! qui modifie l’excitabilité et la réceptivité
de la substance cérébrale ? On ne peut, jusqu’à nouvel ordre, faire là-dessus
que des hypothèses » (H. Beaunis, 1886,
230-231). En délimitant ce que peut et ne peut pas la physiologie, il s’agit de
fournir « aux philosophes, ce qui leur manquait jusqu’ici, un procédé
d’analyse des phénomènes de conscience et une véritable méthode de psychologie
expérimentale » (H. Beaunis, 1886, 232). Si la
synthèse n’est pas possible entre psychologie et physiologie, l’analyse physiologique
des phénomènes psychologiques comme le somnambulisme établit sur des preuves
les faits objectifs sans pour autant aller au-delà de ce qui est connaissable,
tant le système nerveux accomplit un travail dont la production est un résultat
dont nous ignorons les causes réelles.
Liebeault debout (à gauche)
parmi ses patients dans sa clinique de Nancy en 1873
En 1882, Monsieur Dumont, chef des travaux de physique à
la faculté de Médecine présenta à la société de Médecine quatre malades traités
par un médecin de Nancy, Monsieur Liebeault, à l’aide
de procédés hypnotiques. Mon collègue Bernheim, à la suite de cette
communication, voulut constater la réalité des faits avancés et les étudier de
près ; il en fut de même de Monsieur Liegeois,
professeur à la faculté de Droit et je me mis à mon tour à étudier ces
phénomènes.
Liebeault n’était, certes, pas le premier à les avoir
étudiés et à les avoir fait servir à la guérison des malades, mais il est le
premier à avoir, dans son livre « Du sommeil et des états analogues »
paru en 1886, coordonné les faits et posé, d’une façon magistrale, les bases de
la théorie de la suggestion et du sommeil hypnotique et de leur application au
traitement des maladies.
Ce livre passa inaperçu et Liebeault
fut, près de vingt ans, considéré par les autres médecins de Nancy comme un fou
ou un charlatan. Grâce à Dumont, Bernheim, Liégeois et un peu à moi, il a pu
avant sa mort, jouir d’un triomphe et son buste s’élève sur une des places de Nancy
….
Quand j’allais voir, pour la première fois, la
consultation du docteur Liebeault, je ne cacherai pas
que j’étais un peu sceptique. Mais je fus vite convaincu. Un mot d’abord sur sa
clinique et je l’emprunterai à ma nouvelle « L’Obsession (p. 134) des Contes
philosophiques ».
« … la salle de consultation était déjà remplie de
monde. Dans la petite antichambre qui la précédait, jouaient deux enfants
pendant qu’une jeune femme, leur mère probablement, s’endormait sous le regard
d’un grand Monsieur, de tournure professorale, dont le front large, un peu
dégarni, annonçait l’intelligence et la volonté (Note de Beaunis
: Liegeois). Dans la pièce suivante, une douzaine
d’hommes, de femmes, de jeunes gens des deux sexes, en général assez pauvrement
vêtus, étaient assis sur des chaises de paille ou sur un vieux canapé hors
d’âge.
Deux ou trois semblaient dormir d’un sommeil calme ; les
autres causaient à voix basse ou regardaient.
J’eus un sourire de pitié et de mépris en voyant cette
pièce basse, mal éclairée par deux petites fenêtres, cet ameublement plus que
modeste et la pancarte accrochée au mur sur laquelle se lisaient en majuscule
ces mots : « LA SEANCE : 2 francs ».
La première impression était mauvaise : malheureuse- ment
la vue du Docteur n’était pas pour faire revenir sur cette impression. Ce brave
Docteur ne posait pas pour la galerie. Avec ses vieilles pantoufles, sa robe de
chambre usée jusqu’à la corde, sa cravate tortillée autour d’un col fripé, ses
cheveux en broussaille, il avait plutôt l’air d’un cordonnier que d’un médecin…
Sous ces dehors un peu frustes, sous ces apparences de
bonhomme, on découvrait bien vite un savoir étendu, une intelligence puissante,
une volonté énergique. On sentait dans ses paroles l’honnêteté scientifique,
une conviction inébranlable et une foi profonde dans ses idées, foi qu’il
savait faire passer chez les autres. Il suffisait de considérer avec attention
ce front sillonné de rides dues plutôt à la méditation qu’à l’âge, ces yeux
vifs et pénétrants, pour savoir de suite qu’on n’était pas en présence d’un
homme ordinaire. »
A ces lignes, tracées autrefois, je n’ajouterai que deux
mots, c’est que Liebeault était un de ces hommes qui
se recommandent à la fois par l’indépendance de la pensée et par l’indépendance
du caractère. Les deux sont rares en tout temps, la dernière surtout.
Ces études me passionnèrent tout à fait et je m’y donnai
tout entier. Je voulus tout d’abord et c’était là à mon avis la première chose
à faire démontrer, que les phénomènes observés étaient réels et non simulés. La
simulation était en effet le grand cheval de bataille de nos adversaires.
(Extraits correspondant aux pages 414 à 416 du manuscrit de Beaunis)
l'école de nancy
Mais il y a une question qui me tient à cœur et sur
laquelle je veux revenir, celle de l’Ecole de Nancy.
Il s’est fait sur cette question dans l’esprit du public
et même des médecins une confusion regrettable. En effet, il n’y a pas eu
d’Ecole de Nancy à proprement parler, car le mot Ecole implique un corps
de doctrine cohérent et coordonné dans lequel tout tient en collectivité, en un
mot, dans laquelle tous les membres partagent les mêmes idées. Or il n’y a rien de
semblable.
Messieurs Liebeault, Bernheim, Liegeois et moi ne nous accordions que sur deux points, une
négation et une affirmation :
- la négation, la
non-réalité des phénomènes observés par Charcot et décrits par l’Ecole de la
Salpêtrière. Ces phénomènes n'étaient pour nous, que dus à des suggestions
inconscientes,
- une
affirmation, la puissance de la suggestion et son emploi en thérapeutique.
Pour presque tout le reste, nos idées variaient et ici je
ne parlerai que des miennes en opposition avec Monsieur Bernheim. C’est, qu’en
effet, à cause de la situation de Monsieur Bernheim, de son autorité, de sa
fonction même de professeur de clinique qui le mettait plus en vue, il a fini
par incarner pour ainsi dire ce qu’on a appelé, à tort, l’Ecole de Nancy. Or
voici les points sur lesquels je diffère absolument de Monsieur Bernheim.
Pour lui, il n’y a pas d’hypnotisme, il n’y a que de la
suggestion. Pour moi, je crois qu’il y a autre chose que la suggestion et que
la suggestion seule ne suffit pas à expliquer tous les phénomènes. En effet :
la suggestion seule, sans hypnotisme, ne suffit pas pour expliquer des
phénomènes comme la versification par
exemple. Encore moins est-elle impuissante à expliquer les faits de vision à
distance …
Je crois du reste et malgré toute l’autorité de Bernheim,
que les recherches dans les hôpitaux sont assez sujettes à caution et ne
doivent être utilisées qu’avec beaucoup de réserves, en dehors du but
thérapeutique.
L’expérimentateur doit en effet se tenir en garde contre
trois conditions qui peuvent fausser les résultats de ses recherches :
- la docilité des malades qui pour faire plaisir au
chef de service en arrivent parfois à une sorte de simulation inconsciente ou
consciente,
- la tendance à l’imitation qui leur fait faire ce
qu’ils voient faire autour d’eux,
- en dernier lieu, les suggestions et les contre-
suggestions que les malades exercent les uns sur les autres et que le personnel
de service, en l’absence du chef, exerce sur les malades. En réalité, on n’est
absolument sûr de rien.
Voici ce que m’écrivait le Docteur Van Eeden dans une lettre « Je ne veux pas
vous cacher que j’ai eu une impression un peu désagréable de la clinique de
Monsieur Bernheim. Pour le dire en deux mots : si Monsieur Liebeault
agit un peu trop en patriarche, Monsieur Bernheim agit trop en dompteur. Et
c’est, sans doute, le dernier genre que j’aime le moins. Tout en admirant son
aplomb et sa merveilleuse habileté, je crois que la méthode d’assujetion complète suivie par Monsieur Bernheim,
sera le plus grand impédiment pour l’adoption
générale de sa thérapeutique suggestive ».
Quand j’ai publié la lettre du Docteur Van Eeden dans un journal, à propos de la vision à distance,
j’en ai supprimé ce passage qui aurait été désagréable à Monsieur Bernheim mais
je suis tout à fait de cet avis et je suis convaincu qu’une partie des phénomènes
observés et montrés par Monsieur Bernheim dans sa clinique, étaient des
phénomènes de complaisance voulue ou forcée.