par M. LAXENAIRE
Depuis plus d'un siècle, le nom de Bernheim reste un des plus connus à Nancy dans le domaine médical. Lorsque dans un congrès de psychiatrie à l'étranger, un collègue pointe sur votre badge le nom de notre ville, il y a beaucoup de chances pour qu'il y associe immédiatement deux noms : place Stanislas et Bernheim.
Bernheim est donc une gloire locale qui s'est internationalisée. Sa renommée se situe à la fin du siècle dernier puisqu'on a coutume de faire débuter l'Ecole de Nancy à l'année 1884, année de parution de son premier livre intitulé : « De la suggestion dans l'état hypnotique et dans l'état de veille ». Ce livre, qui a fait connaître ses recherches, devait entraîner des polémiques d'abord, la gloire ensuite, qui s'est prolongée jusqu'à la fin du siècle, pour s'évanouir à peu près au moment de la retraite du grand homme en 1891. Entre temps, celui-ci avait créé une Ecole, connue depuis comme l'École de Nancy, célèbre par son opposition à l'École de la Salpêtrière conduite par Charcot.
Qui était donc Bernheim ? Quel fut son combat ? Qu'a-t-il apporté de nouveau à la médecine et à la psychiatrie ? Quelle fut son influence et comment s'est transformée son œuvre ? Telles sont quelques-unes des questions que je voudrais aborder. Mais avant de le faire, je dirai quelques mots de l'époque de Bernheim et de l'environnement dans lequel il a conçu son œuvre. Les préoccupations des contemporains expliquent souvent, en effet, l'engouement pour quelqu'un qui a su en capter les thèmes et qui a tenté de leur apporter une solution.
II y a cent ans, nos arrière-grands-parents étaient en train de vivre comme nous une fin de siècle, aussi inquiets apparemment du passage du XIXe au XXe siècle que nous le sommes à la perspective de l'an 2000. Ce genre de date charnière, bien que ne correspondant à rien sur le plan de l'évolution de l'humanité, parle toujours à l'imagination. L'idée qu'une époque se termine et qu'une autre va naître, suscite dans l'inconscient collectif une inquiétude née de deux sentiments : celui de la décadence d'une civilisation finissante, celui de l'angoisse d'une culture à venir. A l'époque de Bernheim, les deux mots se combinent pour faire fleurir un concept nouveau, celui de névrose étroitement lié à celui d'hystérie. Hystérie et névrose vont se retrouver dans toutes les conversations et sous la plume de tous les écrivains de l'époque. On y ajoutera souvent le terme de neurasthénie puis, après les travaux de Janet (1859-1947), celui de psychasthénie. Cette ambiance névrotique imprègne tous les domaines de la création allant de la littérature à l'architecture en passant par la peinture, la décoration et naturellement la médecine et la psychiatrie.
Le docteur Louis Crocq a rassemblé dans un petit opuscule tous les symptômes de ce qu'on a appelé : « La névrose fin de siècle ». Pour fixer les idées, je donnerai quelques exemples de ces symptômes, car ils permettent de situer le climat dans lequel travaillaient médecins et psychiatres et qui a certainement contribué à influencer leurs conceptions et à expliquer leur gloire.
« La fin de siècle, c'est le cynisme et la jouissance de la jeunesse », écrit Paul Bourget dans la préface du Disciple, son roman à succès qui a pour thème l'influence néfaste d'un maître sur son élève et qui est, en même temps, une condamnation du matérialisme philosophique alors en vogue. Ce roman peut être considéré comme illustrant, avant la lettre, les ravages de la suggestion inconsciente sur une personnalité peu préparée à en parer les effets.
La névrose est partout à l'époque comme la dépression aujourd'hui. Maurice Rollinat, un poète alors en vogue, déclame en 1882 dans le salon de Sarah Bernhardt un poème qu'il a intitulé Névroses. Dans leur journal, les Goncourt démontrent avec force arguments, que le génie n'est qu'une névrose déguisée. Dans Au bonheur des dames, Zola décrit « La névrose des grands bazars », caractérisée selon lui par l'attirance morbide des jeunes femmes pour les étalages des grands magasins, attirance qui les poussent à acheter un peu n'importe quoi contre leur volonté consciente. Suggestion là encore à l'échelle commerciale.
Jules Lemaître disserte longuement sur la névrose des Rougon Macquart, famille exemplaire victime de son hérédité, dont les différents personnages courent tout au long des 20 volumes que Zola a consacrés à la société de son temps. Il y explore entre autres ce qu'il appelle la « dégénérescence de la race », ce qui ne va pas sans rappeler les travaux des psychiatres Morel et Lombroso sur « les idiots dégénérés » et « les criminels nés ». Jean Lorrain, un écrivain mondain, homosexuel et provocateur, décrit au jour le jour dans un journal à grand tirage les caractères féminins de l'époque. Il y découvre la femme angoissée, l’évanouisseuse, la cliente du docteur, et la névropathe mondaine. On lui laisse la responsabilité de sa nosologie.
Mais la névrose déborde largement la littérature et atteint même la chanson : une scie à la mode s'intitule : « J'suis névropathe » et Yvette Guilbert (qui entretiendra une correspondance avec Freud) se taille un succès avec une chanson intitulée Névrosita : Névrosita Hystérica - Gounodina, Wagnerica - Ce sont les nerfs qui me taquinent - Madame je ne sors pas de là
Ce ne sont là que quelques exemples entre mille de l'ambiance « fin de siècle », marquée par l'inquiétude et la tristesse devant une civilisation industrielle qui s'emballe et des valeurs morales qui reculent. « Nous mourrons, écrit Maurice Robidat, d'une indigestion de fer, de fonte et de produits chimiques ». A ceci, il faut ajouter l'amertume née de la défaite de 1870, qui a engendré un désir de revanche, s'incarnera dans un enthousiasme éphémère pour le boulangisme et qui se terminera, comme on sait, par la grande tuerie de 1914-1918.
Relevons encore des « symptômes » tout à fait semblables à ceux qui nous accablent aujourd'hui devant les ravages de l'alcoolisme (l'absinthe rendait réellement fous ceux qui s'y adonnaient), ceux de la tuberculose, des taudis sans lumière, l'extension de la syphilis comme aujourd'hui celle du sida. La fin du XIXe siècle, c'est le monde de Zola, de Maupassant, de Baudelaire, des mangeurs d'opium et des éthéromanes. A noter toutefois que la toxicomanie, au contraire de ce qui se passe aujourd'hui, n'atteignait qu'une très petite couche de la population, celle qui concernait les créateurs et les snobs.
Deux héros ou plutôt deux anti-héros dominent l'époque : l'un littéraire des Esseintes dépeint par J.K. Huysmans et son modèle dans la réalité Boni de Castellane. L'hystéro-neurasthénie triomphante explique l'engouement pour l'occultisme et l'hypnose qui, l'un et l'autre, envahissent cette fin de siècle et, de la rue et du théâtre mondain, passent à la médecine et à la recherche scientifique.
Voilà, en quelques mots, l'ambiance dans laquelle va naître puis se propager l'œuvre de Bernheim et de son Ecole.
Légère déception pour notre narcissisme local, Bernheim n'était pas lorrain. Il est né en 1840 à Mulhouse et a fait des études de médecine à la faculté de Strasbourg, où il a été nommé professeur agrégé en 1868. Deux ans plus tard, c'est la guerre de 1870 entre la France et l'Allemagne. A la suite de la défaite, l'Alsace devient allemande. Bernheim, ardent patriote, choisit la France et se replie à Nancy, où une faculté de médecine a été créée en 1872 en remplacement de celle de Strasbourg. Il y retrouvera de nombreux collègues alsaciens, dont beaucoup ont laissé des noms célèbres, comme Fruhinsholz ou Haushalter.
Nommé professeur de clinique médicale, il restera dans ce poste jusqu'à sa retraite en 1911. A noter que Bernheim n'était pas psychiatre, comme on le croit trop fréquemment. Il avait étudié l'anatomie pathologique avec les grands maîtres de l'époque, Cornil et Ranvier à Paris et Virchow à Berlin. Ses premiers travaux portaient sur la fièvre thyphoïde et il semblait destiné à une carrière d'organiciste sans histoire. Il est mort en 1919, ayant eu le dernier plaisir de revoir son Alsace natale redevenue française. Détail noté par les contemporains, Bernheim avait un fort accent alsacien qu'il a conservé jusqu'à la fin de sa vie, ce qui a peut-être contribué à le discréditer auprès de collègues parisiens, toujours enclins à se moquer des provinciaux.
Disons un mot de sa personnalité car, pendant sa vie et même après sa mort, il a été beaucoup calomnié. Ses détracteurs ont voulu le faire passer pour un sorcier guérisseur, plus attiré par la magie que par la vraie science. Accusations tout à fait inexactes. C'était un fin clinicien qui, d'après ce que l'on raconte, dictait lui-même les observations de ses malades. Il a laissé le souvenir d'un homme fin, subtil, bienveillant, ouvert aux nouveautés, mais gardant ironie et esprit critique. Un collègue hollandais contemporain, Van Renterghem, qui a longtemps fréquenté sa clinique à Nancy et a fortement contribué à propager ses idées en Hollande, a laissé de lui une description très vivante : « C'était, a-t-il écrit, un homme de petite stature, aux yeux bleus, qui parlait d'une voix douce mais persuasive. Il dirigeait son service et hypnotisait ses malades d'une façon très autoritaire ».
L'hypnose, voilà le grand mot lâché. C'est la technique hypnotique et les considérations théoriques qu'il en a tiré qui ont rendu célèbre le nom de Bernheim. Pourquoi s'est-il engoué pour cette méthode ? La réponse tient en la rencontre qu'il a faite avec Liébeault en 1879. C'est pourquoi, pour comprendre la suite de l'histoire de l'Ecole de Nancy, il convient maintenant de faire le détour par ce médecin de campagne, considéré encore aujourd'hui comme le véritable fondateur de l'Ecole de Nancy.
Lui était lorrain de pure souche puisque né à Favières dans le Xaintois en 1823. Une ferme du village porte toujours une plaque commémorant l'événement. C'était le douzième enfant d'une famille de paysans lorrains et l'allure de la ferme montre que les Liébeault ne devaient pas rouler sur l'or. Au prix de grands efforts financiers, il fit sa médecine à Strasbourg puisque la faculté de Nancy n'existait pas à l'époque. Dès 1848, alors qu'il venait d'être nommé interne des hôpitaux, il s'intéresse au magnétisme en tombant par hasard sur un livre décrivant la méthode. Il s'installe ensuite comme médecin de campagne à Pont-Saint-Vincent.
C'est un bon médecin praticien, qui a tout de suite un grand succès et qui, en 10 ans, acquiert une petite fortune. Il revient alors à ses amours de jeunesse et s'intéresse de plus en plus au magnétisme. Il décide de « magnétiser » ses patients pour les soigner d'à peu près toutes les affections dont ils se plaignaient, de l'ulcère gastrique à l'eczéma en passant par la bronchite et par les symptômes fonctionnels. « Lorsque ses clients se montraient récalcitrants, écrit H. Ellenberger, il leur proposait l'alternative suivante : soit les traiter gratuitement par le magnétisme, soit les traiter par la médecine officielle au tarif habituel de ses honoraires ».
On imagine facilement que le nombre des malades choisissant le magnétisme gratuit augmenta rapidement, et 4 ans plus tard, Liébeault avait une énorme clientèle qui ne lui rapportait à peu près rien. Il décide alors d'interrompre l'exercice de sa profession, se retire dans une maison qu'il avait achetée à Nancy et consacre tout son temps à écrire un ouvrage sur sa méthode. Ce livre, paru en 1866, avait un titre compliqué, comme on les aimait à l'époque : Du sommeil et des états analogues considérés surtout du point de vue de l'action du moral sur le physique. De ce livre, la rumeur rapporte qu'il ne vendra que 5 exemplaires en 5 ans. A y regarder de plus près cependant, Liébeault y définit, avec un siècle d'avance, le programme de la médecine psychosomatique, à savoir les rapports d'influence entre l'âme et le corps.
Comment se présentait Liébeault physiquement ? Van Renterghem a laissé également un portrait de lui : « C'était un homme menu, loquace et plein d'entrain, au visage ridé, au teint hâlé et à l'allure paysanne. Il recevait chaque matin de 25 à 40 malades dans un vieux hangar aux murs blanchis à la chaux et au sol pavé de grandes pierres plates. Il traitait ses malades en public, sans se soucier du bruit, et hypnotisait ses patients en leur disant tout simplement de le fixer dans les yeux et en leur répétant qu'ils avaient de plus en plus sommeil ». Ceci fait, Liébeault les assurait que leurs symptômes avaient disparu. On a peine à croire que, par cette méthode, il parvenait à guérir arthrite, ulcères, ictères et tuberculose pulmonaire, mais il devait certainement soulager les hypocondriaques et les innombrables malades fonctionnels qui encombrent les consultations médicales.
Les confrères de Liébeault, étonnés par ses méthodes, le considéraient comme un charlatan parce qu'il hypnotisait ses malades, et comme un fou parce qu'il ne réclamait pas d'honoraires. Ces opinions défavorables n'empêchaient pas Liébeault de poursuivre sa pratique et ses recherches théoriques. Il pensait obtenir un sommeil de même nature que le sommeil physiologique et, au début tout au moins, il rejetait catégoriquement la théorie du fluidisme héritée de Mesmer et celle de l'imagination, affirmant que les sujets sous hypnose ne sont doués d'aucun don extra-naturel. Liébeault fut un curieux mélange d'esprit positiviste et de spéculations philosophiques. Il resta avant tout un médecin désireux de soulager ses malades, d'où les innombrables patients qui venaient le consulter. Il acquit peu à peu une image de guérisseur marginal, de bienfaiteur patriarcal, soignant par amour de l'humanité. Tous ceux qui l'ont connu parlent de lui avec des expressions comme : « le bon père Liébeault », « le bonhomme Liébeault », ou encore « le vieux et touchant Liébeault », comme l'écrira Freud dans ses souvenirs, ajoutant qu'il avait « une gaieté enfantine à laquelle se mêlaient l'autorité du prêtre, une expression badine et pourtant sérieuse, douce et ferme à la fois ».
C'est en 1879 que se place la rencontre du médecin de campagne et du professeur de faculté. Un malade de Bernheim souffrait de sciatique. Une tradition veut que ce soit Bernheim lui-même qui ait eu cette sciatique. Toujours est-il que Liébeault « magnétise » le patient et, miracle, le guérit. Bernheim, très étonné du résultat, ose dépasser son scepticisme de scientifique, va trouver Liébeault et s'enquiert de sa méthode. La démarche vaut d'être citée car il n'est pas fréquent de voir ainsi un maître de la faculté aller puiser une connaissance nouvelle auprès d'un obscur praticien de campagne. Bernheim revient enthousiasmé de sa confrontation avec Liébeault et décide d'appliquer dans son service la méthode hypnotique. A partir de cette époque, il popularisera inlassablement ses théories tout en les infléchissant vers ses idées personnelles. A la fin de sa carrière, il finit par s'opposer aux vieux pionniers sur la nature de l'hypnose. Liébeault était devenu « fluidiste », Bernheim ne jurait que par la suggestion.
En 1884, paraît le premier de ses ouvrages, celui qui marque le début officiel de l'Ecole de Nancy : De la suggestion dans l'état hypnotique et dans l'état de veille. On voit que le terme de suggestion est déjà proposé dès cette époque. Il marque l'aboutissement d'un long cheminement expérimental et intellectuel qui avait débuté plus d'un siècle auparavant, avec les expériences de Mesmer à Paris. Aussi, pour comprendre la nature de l'enjeu et de l'évolution des idées, est-il nécessaire de faire un bref retour en arrière sur les origines de la technique hypnotique.
L'hypnose fin de siècle, sous-entendu fin du XIXe siècle, n'aurait certainement pas pu se développer si, un peu plus de cent ans auparavant, à la fin du XVIIIe siècle, Mesmer n'avait mis à la mode le « magnétisme animal ». De quoi s'agissait-il ?
Mesmer, d'origine autrichienne, avait écrit une thèse inaugurale en 1766 sur « l'influence des planètes sur le physico-médical ». On pouvait déjà constater, à ce titre, que c'était un savant marginal. Il résume sa philosophie dans la phrase suivante : « Mon propos est uniquement de démontrer que les corps célestes agissent sur notre terre et que toutes les choses qui s'y trouvent agissent sur ces corps. Nos corps humains sont soumis à la même action dynamique ». L'époque était à la gravitation universelle, au magnétisme par aimantation et, de façon plus obscure, aux premières manifestations de la fée électricité. De là à penser, ne fut-ce que par métaphore, que les hommes et les femmes, lorsqu'ils s'aiment, s'aimantent les uns les autres dans une attraction magnétique commandée par un fluide, il n'y avait qu'un pas que Mesmer franchit allègrement.
Il acquiert alors une grande renommée en rassemblant autour d'un célèbre baquet des hommes et des femmes qui se tiennent par la main, se fluidifient les uns les autres et finissent par tomber en pâmoison, c'est-à-dire, de façon plus prosaïque à présenter, des crises d'hystérie. Les témoins de l'époque racontent que « Mesmer, la baguette à la main, en pantoufles dorées et en robe de chambre lilas, communique une impulsion électrique aux bouteilles et aux tiges de fer dont était constitué le baquet, pour y créer un courant ». Mesmer n'oublie pas, chemin faisant, d'accentuer le fluide par des attouchements sur les participants et sans doute surtout sur les participantes. Sa renommée est immense pendant quelques années et il fait courir tout le Paris mondain de l'époque. Une illustration de sa célébrité : Mozart, qui avait joué de l'épinette à l'Hôtel de Bouillon lors de son passage à Paris, se souviendra du Mesmérisme dans une scène bouffonne de Cosi Fan Tutte, dans laquelle Despina, déguisée en médecin, ranime les deux faux suicidés, Ferrando et Gugielmo en chantant : « Dans quelques heures, vous le verrez, Par la vertu du magnétisme, Finira le paroxysme ».
Les scènes curieuses qui se déroulent dans l'Hôtel particulier de Mesmer finissent par alerter la faculté, qui envoie une commission d'enquête présidée par Jussieu en 1776, commission qui conclut à la non-scientificité de l'expérience ou, pour être plus clair, à son charlatanisme intégral. Cette condamnation signifiait l'expulsion de Mesmer qui finira misérablement sa vie en Allemagne.
Mesmer croyait au fluide, c'est-à-dire à une sorte de réalité tangible circulant entre magnétiseur et magnétisé. Certes, la théorie est fausse et Mesmer était un mégalomane. Mais on ne peut se débarrasser aussi simplement de ce qui s'est passé à l'Hôtel de Bouillon. Il aurait dû comprendre que l'aimantation n'était pas universelle et qu'elle venait en réalité de la seule puissance de sa personne, de son théâtralisme, de ses affirmations péremptoires, bref de son charisme personnel et de son pouvoir de suggestion. Mais le mot n'était pas encore inventé et il faudrait encore un siècle et bien des péripéties pour que Bernheim, et c'est là l'essentiel de sa gloire, puisse l'extraire du magnétisme et du fluidisme. Après la fuite de Mesmer, le magnétisme ne meurt pas mais il se transforme. Avant d'en arriver à l'Ecole de Nancy, il faut encore citer quelques noms célèbres.
Sur le chemin de l'hypnose, le Marquis de Puységur occupe une place importante. Il reprend la technique de Mesmer en la transformant profondément dans la lettre et dans l'esprit. Dans la lettre tout d'abord, en éliminant les « crises magnétiques », c'est-à-dire les crises d'hystérie. Il considère même que ce sont des artefacts indésirables qu'il faut chercher à éviter. En revanche, il privilégie ce qu'il appelle le somnambulisme, c'est-à-dire un état second de la conscience au cours duquel apparaissent des facultés dépassant les capacités du sujet. L'idée d'un état somnambulique sera repris plus tard par Freud sous le nom « d'état hypnoïde ».
Puységur traite ses malades de façon tout à fait originale : il a l'idée de magnétiser un arbre de sa propriété de Buzancy et organise autour de celui-ci des séances de guérison collective. Une corde va de l'arbre aux participants qui enlacent les parties souffrantes de leur corps avec elle et, grâce au charme et à l'autorité personnelle du Marquis, se sentent immédiatement soulagés. Le leitmotiv de Puységur, c'est : « Croyez et veuillez ». Sorte de laïcisation de la foi qui soulève les montagnes et surtout, thème précurseur de la seconde Ecole de Nancy, celle d'Emile Coué, célèbre dans les années 1920. La méthode Coué consiste à se répéter inlassablement « je vais de mieux en mieux, je suis de plus en plus heureux », « j'ai de moins en moins mal » etc...
Un dernier nom enfin est à citer, celui de l'abbé de Faria, personnage surtout connu comme un des héros du roman d'Alexandre Dumas : « Le Comte de Monte-Cristo » . Rejetant toute idée de fluidisme et de magnétisme, Faria insiste sur l'importance du pouvoir concentrateur de celui qu'on appelle désormais l'hypnotiseur : « Le somnambulisme, écrit-il, c'est un sommeil lucide car il confère une voyance supra-naturelle ». Pour Faria, les candidats au sommeil lucide sont des sujets impressionnables, c'est-à-dire surtout des femmes. La technique hypnotique qu'il utilise est très simple : il demande au sujet de fixer son regard sur un objet quelconque et induit, de façon autoritaire et répétitif le sentiment de sommeil. Il fut le premier à mettre en évidence le phénomène de la « suggestion post-hypnotique ». « Les hypnotisés, écrit Faria, gardent en mémoire tout ce qu'on désire, dès qu'on leur enjoint dans le sommeil de replier leur intention pour s'en rappeler au réveil ». Bernheim se souviendra de ce passage et utilisera largement les suggestions post-hypnotiques.
A partir de là, l'hypnose et le somnambulisme vont prendre des chemins divers et souvent hétéroclites avec la création des « sociétés d'harmonie ». Ce sont des sortes de clubs où on s'endort individuellement ou en groupe, cherchant avec l'aide d'un hypnotiseur une vue extra-lucide de l'avenir. Des femmes, endormies en public par leur hypnotiseur personnel, deviennent des célébrités dont les affiches de l'époque rappellent les exploits. A noter que c'est toujours l'homme qui endort la femme, comme le faisait par exemple le colonel de Rochas, mettant régulièrement en transe Lina, une artiste de music-hall. Lorsque celle-ci était en étal second, elle s'exhibait légèrement vêtue dans des tableaux vivants, figurant « Phryné devant le Tribunal, la France à qui l'on vient d'arracher l'Alsace et la Lorraine, Metz se rendant aux Allemands ou encore Nancy défendant la France », tableaux dont deux photographies ont été reproduites dans Le Pays Lorrain en 1988.
Heureusement cette hypnose de music-hall retrouve des lettres de noblesse scientifiques et ceci dans des lieux très différents : en Angleterre avec James Braid, à Paris avec Charcot, et à Pont-Saint-Vincent et Nancy avec Liébeault et Bernheim.
Quelle était la nature de l'hypnose pratiquée par Bernheim ? Un de ses élèves, Brullard, la définit de la façon suivante : « Un état physiologique qui se rencontre chez l'homme sain et qui est analogue au sommeil naturel dans ses états intermédiaires : rêveries, méditation, somnambulisme naturel ». La technique d'induction du sommeil hypnotique utilisée par Bernheim est très simple : il se contente de demander au sujet de fixer sa main ou ses yeux et de se concentrer sur l'idée de sommeil, puis il scande d'une voix à la fois autoritaire et monocorde : « Vos paupières sont lourdes, vos bras et vos jambes sont lourds, le sommeil vous envahit ». Notons que ces suggestions restent, à peu de choses près, celles qu'on utilise aujourd'hui dans le training autogène de Schultz.
Mais Bernheim, qui est un clinicien minutieux, décrit en détail les différents degrés d'hypnose : somnolence et engourdissement à un premier niveau, catalepsie suggestive, c'est-à-dire conservation d'une position imprimée à un membre par l'hypnotiseur à un second niveau, anesthésie cutanée au troisième degré, sommeil au quatrième degré, somnambulisme, c'est-à-dire hallucinations dans différents domaines sensoriels au cinquième degré, enfin somnambulisme profond au sixième et dernier degré. A ce stade ultime, le sujet est parfaitement docile aux suggestions de l'hypnotiseur, alors qu'au réveil, l'amnésie sera complète. C'est à ce stade que sont imposées les fameuses suggestions post-hypnotiques.
Ceci dit, Bernheim croyait-il que le sommeil hypnotique était un véritable sommeil ? Certainement pas, car il parle d'engourdissement, de perte d'initiative, de catalepsie, de méditation, mais jamais de sommeil véritable. Il avait raison puisque l'électroencéphalographie moderne devait démontrer, des décennies plus tard, que la détente hypnotique n'induit jamais de tracé de sommeil. Ces constatations amènent Bernheim à approfondir progressivement la notion de suggestion. « C'est la suggestion qui conditionne l'hypnose, écrit-il. Ce ne sont pas les manœuvres qui endorment, mais l'idée du sommeil, imprimée avec force dans l'esprit du sujet. Les manœuvres hypnotiques n'ont pour rôle que d'activer cette idée ». Il va sans dire que Bernheim n'a jamais cru au fluide de Mesmer, ce qui l'opposera, à la fin de sa vie, au vieux Liébeault devenu, on se demande pourquoi, partisan, lui, du fluidisme.
En revanche, il insiste de plus en plus sur la suggestion qu'on peut définir de façon raccourcie « comme l'influence qu'exercé un psychisme sur un autre ». Cette influence peut aller très loin, jusqu'à une véritable prise de possession d'une personnalité par une autre, à tel point que Bernheim recrée à volonté tous les symptômes de la conversion hystérique, c'est-à-dire les symptômes d'allure somatique sans lésion susceptible de les expliquer. Il fait ainsi apparaître sur des sujets normaux des paralysies, des zones d'anesthésie, des déficits sensoriels, des hallucinations visuelles ou auditives, mais surtout il leur fait accomplir des actes bizarres et indépendants de leur volonté.
Ces constatations cliniques incitent Bernheim à aller encore plus loin dans les pouvoirs de la suggestion. A cet effet, il crée le terme « d'idéo-dynamisme ». De quoi s'agit-il ? « Toute action, écrit-il, est précédée par l'idée de l'acte à accomplir ». Et il poursuit : « il y a chez les sujets hypnotisés, c'est-à-dire impressionnables par la suggestion, une aptitude particulière à transformer l'idée vécue en actes ». Ce passage réellement prémonitoire tend à expliquer à la fois des troubles du comportement et des symptômes somatiques. Il est certain que Bernheim est passé là tout près de la notion d'inconscient, et c'est bien dommage. Il écrit : « L'augmentation de l'excitabilité réflexe idéo-motrice provoque la transformation inconsciente, à l'insu de la volonté, de l'idée en mouvement, en sensation ou en image sensitive ». L'inconscient freudien et la psychosomatique sont là tout proches, à fleur de pensée pourrait-on dire, malheureusement Bernheim n'a pas été suffisamment au bout de ses réflexions.
Les conceptions de Bernheim, révolutionnaires à l'époque, ont été à l'origine d'une querelle mémorable entre École de Nancy contre École de la Salpêtrière. Cette bataille entre scientifiques, qui s'est poursuivie jusqu'à la fin du siècle, a été maintes fois racontée, en particulier par Léon Daudet, le célèbre polémiste fils d'Alphonse, aussi je me contenterai de la résumer brièvement. Le point de départ en est le suivant : Bernheim soutenait que la suggestion était un phénomène général et que par conséquent, tous les individus pouvaient en subir les effets par l'intermédiaire d'une relation de type hypnotique. De plus, il considérait que la suggestion jouait un rôle capital dans le pouvoir thérapeutique du médecin et qu'il fallait l'utiliser dans un but de guérison.
Charcot, le grand maître de la Salpêtrière, à qui nous sommes redevables de la neurologie moderne, s'était engagé dans une voie tout à fait différente. Fasciné par les hystériques dont son service était largement pourvu, il pensait que la faculté d'être hypnotisable faisait partie de leurs symptômes. En d'autres termes, il soutenait que l'hypnose était une caractéristique de la névrose hystérique, et que par conséquent elle n'avait d'une part, aucun pouvoir thérapeutique et que, d'autre part, elle ne concernait jamais les personnes normales.
Dans ses célèbres leçons du mardi, devant un parterre de médecins venus du monde entier, Charcot se transformait chaque semaine en metteur en scène du théâtre hystérique. Il provoquait des crises et d'effarantes exhibitions dont l'image est restée fixée dans le célèbre tableau de Brouillet, que l'on peut encore contempler à la Salpêtrière. Charcot n'a jamais hypnotisé une seule hystérique mais, selon l'expression qui a fait fortune ensuite, il les cultivait. L'hystérie de la Salpêtrière fut un phénomène microculturel, jamais retrouvé en d'autres lieux.
La polémique devint violente entre les deux chefs d'Ecole, attisée par les élèves de l'un et de l'autre. C'est ainsi que Babinski, élève de Charcot et père du fameux signe, dira un jour à bout d'argument qu'il ne voulait plus « polémiquer avec les médecins d'une faculté de village ». La faculté de village c'était celle de Nancy, qui pourtant a plus de raison aujourd'hui de s'enorgueillir des conceptions de Bernheim, que la Salpêtrière n'en a de se souvenir de celles de Charcot. L'hystérie n'est pas, comme il le croyait, une maladie d'origine organique puisque, malgré les recherches les plus pointues, on n'en a jamais trouvé les lésions cérébrales capables de l'expliquer. Par contre, elle reste un énorme problème d'ordre psychologique qui permet de toujours utiliser, pour la caractériser, une citation de Bernheim : « L'hystérie, écrivait-il, n'est pas une maladie neurologique, c'est un syndrome réactionnel d'origine émotive (entendons aujourd'hui psychologique) dont le traitement ne peut être que psychothérapique ».
Psychothérapie, voilà un autre mot qui a fait fortune et est encore largement utilisé aujourd'hui, on peut même dire de façon excessive. Bernheim a en effet donné, dès cette époque, une définition encore recevable de la psychothérapie puisqu'il s'agit « de faire intervenir, écrivait-il, l'esprit pour guérir le corps. C'est là le rôle de la suggestion appliquée à la thérapeutique, c'est là le but de la psychothérapie ».
Bernheim pense qu'en supprimant le contrôle des facultés supérieures, l'hypnose augmente la suggestibilité du patient et son aptitude à croire. Il fait alors une longue digression sur cette faculté de l'âme qu'il appelle « créditivité », c'est-à-dire aptitude à la croyance. Elle joue, dit-il, un rôle important dans la faculté que le sujet a d'accepter les idées qu'on veut lui imposer. L'aptitude à croire est à l'origine de la confiance que le malade accorde à son médecin, ce qui augmente, dans une large mesure, ses chances de guérison. Cette psychothérapie est suggestive, c'est-à-dire qu'elle s'appuie sur l'influence bénéfique que peut avoir un thérapeute sur les symptômes de son patient. Il est vrai qu'en affirmant cela, Bernheim faisait preuve d'optimisme car on peut imaginer, et on ne manquera pas de le faire plus tard, que l'influence d'un individu sur un autre peut être maléfique ou, comme on le dit aujourd'hui, iatrogène. Mais ceci est un autre problème qu'il ne convient pas d'aborder ici.
Avec le recul du temps, on voit que Bernheim a gagné sur toute la ligne face à Charcot et à l'École de la Salpêtrière. Si cette dernière a bien enclenché tout ce qui allait devenir la neurologie moderne, l'Ecole de Bernheim peut être considérée comme ayant en les premières intuitions de la médecine psychosomatique à partir de l’idéo-dynamisme et de la psychothérapie moderne à partir de la psychothérapie suggestive. Mais peut-être est-il possible d'aller plus loin et d'indiquer que l'influence de Bernheim s’est exercée également sur Freud et l'a partiellement guidé dans sa première approche de la psychanalyse.
Freud vint à Nancy en 1889 et le centenaire de cette visite a fait l'objet d'une commémoration en 1989. Il pratiquait à l'époque l'hypnose, mais ne par venait pas à hypnotiser tous ses patients. Une malade notamment était particulièrement résistante, « une hystérique fort distinguée, génialement douée », d'après lui. Vexé par son échec, Freud décida de l'amener avec lui par le train de Vienne à Nancy, pour demander à Bernheim de l'hypnotiser à sa place. Ce qui fut fait, mais Bernheim ne parvint pas non plus à endormir la belle Viennoise. L'histoire ne dit pas si Freud en fut secrètement satisfait, mais Bernheim lui avoua qu'il avait beaucoup plus de succès avec les gens simples, les malades issus du peuple, qu'avec les personnes cultivées et bien éduquées.
Mais l'essentiel du voyage de Freud à Nancy ne se situe pas là. Il rapporte dans Ma vie et la Psychanalyse, le principal bénéfice qu'il retira de son contact avec Bernheim : « C'est à Nancy, écrit-il, que je reçus les plus fortes impressions relatives à la possibilité de puissants processus psychiques demeurés cependant cachés à la conscience des hommes ». A quoi faisait-il allusion ? Essentiellement aux suggestions post-hypnotiques que Bernheim pratiquait quotidiennement : il suggérait au patient en étal d'hypnose d'accomplir une fois réveillé un acte absurde, comme par exemple de se promener trois fois autour de la salle en tenant à la main un parapluie ouvert. Scénario que ne manquait pas d'accomplir l'hypnotisé. Freud, ébahi devant un tel comportement, ne manqua pas de demander au sujet la raison de cet acte absurde. Celui-ci fut incapable de la lui donner. Ainsi, conclut Freud, « comme les hypnotisés, nous accomplissons des actions dont nous sommes incapables de donner consciemment ces raisons. C'est donc que ces raisons sont inconscientes ».
Freud revint à Vienne avec cette trouvaille et, à partir de là, commença à élaborer la psychanalyse, délaissant de plus en plus la technique hypnotique. On connaît la suite. L'hypnose tomba en désuétude alors que la psychanalyse connut la fortune que l'on sait. Mais l'épisode du voyage de Freud à Nancy a permis à certains de poser cette question provocante : « La psychanalyse est-elle née à Nancy ? ». Je pense qu’il serait présomptueux de répondre par l'affirmative, mais on peut admettre que Nancy fut un jalon important dans l'évolution de la pensée freudienne.
Bernheim eut quelques disciples médecins, mais qui n'ont pas laissé de grandes traces dans l'histoire. En revanche, deux noms sont à retenir de personnages qui n'appartenaient pas au sérail médical : ceux de Beaunis et Liégeois.
Le premier, Beaunis, était professeur de Physiologie et collègue de Bernheim à la faculté de Nancy. Très tôt il s'enthousiasme pour son œuvre et entreprend d'en explorer les conséquences physiologiques. Il pratique une première expérience hypnotique sur une malade prénommée Elisa, âgée de 39 ans à l'époque, et dont la personnalité était sans doute particulièrement apte à la suggestion. Elisa pouvait modifier son rythme cardiaque à volonté et présentait des phénomènes vasomoteurs impressionnants : plaçant un morceau de verre sur sa peau, Beaunis lui suggère qu'il s'agit d'un vésicatoire brûlant. Dès le lendemain, elle présente une rougeur et le surlendemain la cloque d'une brûlure qu'il fallut soigner par les moyens adéquats. Mais Elisa va plus loin encore. Un jour, elle se plaint de névralgies intercostales. Beaunis lui suggère qu'elles vont disparaître par l'application de pointes de feu. Pointes de feu fictives, bien sûr, mais à l'endroit où l'hypnotiseur suggère leur application, apparaissent des brûlures puis des escarres qui finissent par se surinfecter.
Une telle expérience évoque naturellement les stigmates de certaines mystiques. On y retrouve le phénomène généralisé de la croyance qui constitue le meilleur intermédiaire entre hypnotisé et hypnotiseur. Pour certains auteurs, les stigmates, comme ceux que l'on rencontre dans l'histoire des mystiques allant de Thérèse d'Avila à Marthe Robin, en passant par Thérèse Neumann, seraient le fruit de la conjonction de la suggestion avec la croyance. Certes l'explication est un peu courte, mais ne peut-on dire que l'École de Nancy a ouvert la voie à une telle explication, aussi matérialiste soit-elle.
Le deuxième disciple célèbre fut Liégeois, professeur à la faculté de Droit de Nancy. Il s'intéresse à l'hypnose du point de vue d'un juriste et reste dans l'histoire de l'École de Nancy pour deux expériences hypnotiques mémorables.
L'hypnose à distance : Convaincu du bien-fondé de la théorie de la suggestion, telle que Bernheim l'expose, Liégeois cherche à éliminer totalement l'hypothèse d'un fluide en hypnotisant à distance. Le 4 février 1895, il écrit une petite lettre à une correspondante, Mademoiselle H., qui se trouve à ce moment-là à une centaine de kilomètres de Nancy : « Mademoiselle, moins d'une minute après que vous aurez lu ces lignes, vous dormirez, que vous y consentiez ou non. Vous vous éveillerez au bout de 5 minutes. Vous ne pourrez plus ensuite lire ce billet sans dormir de nouveau pendant 5 minutes. Dormez « (Rapporté par D. Barrucand).
Il semble que Mademoiselle H. se soit conformée aux suggestions de Liégeois. L'histoire de cette lettre qui endort est une trouvaille. Non content de jongler avec l'espace, Liégeois jongle avec le temps. Il suggère à une autre correspondante, toujours une femme il faut le souligner, le scénario suivant : « Dans un an, vous irez chez le Docteur Liébeault et vous verrez entrer un singe et un chien savant. Ils feront leur numéro, le chien fera la quête ». Vérification faite, la jeune femme vint chez Liébeault, vit le singe mais pas le chien. De telles expériences semblaient manquer de sérieux et ont peu à peu contribué à discréditer l'École de Nancy qui, dit-on dans les milieux scientifiques, commençait à tomber dans le music-hall.
Deux dernières expériences de Liégeois achevèrent ce travail de destruction. Il s'agit des suggestions médico-légales. Ce professeur de droit suggère un jour à une jeune fille en état d'hypnose de tirer, lorsqu'elle serait réveillée, un coup de revolver sur sa mère. Liégeois lui confie le revolver, chargé à blanc naturellement, mais la jeune fille ne le sait pas, et au mépris de toute morale, tire sur sa mère. Autre histoire du même type : Liégeois suggère à un neveu, également en état d'hypnose, d'aller, une fois réveillé, empoisonner sa tante en versant de l'arsenic dans son café. Liégeois donne au neveu un faux arsenic mais, là encore, le neveu ne le sait pas et il va verser l'arsenic dans le café de la tante. Liégeois est sommé d'arrêter ses expériences quand il se met à se faire signer des reconnaissances de dettes de 100000 francs.
Tout ceci met l'École de Nancy en mauvaise posture, d'autant plus que Bernheim, vieillissant, commence à caricaturer ses premières conceptions en abandonnant complètement et ostensiblement l'hypnose, objet de ses premières amours. Il proclame de façon emphatique, lors d'un congrès à Moscou en 1897 : « Il n'y a pas d'hypnotisme, il n'y a que de la suggestion ». Cette affirmation, scandaleuse pour l'époque, lui vaut de nombreuses protestations et de violentes inimitiés, dont celle vraiment regrettable du vieux Liébeault, qui ne se résoud pas à voir disparaître ce qui avait été la raison de sa vie, et qui croyait de plus en plus au magnétisme Mesmérien voire au fluidisme.
Après ce coup d'éclat, Bernheim prend sa retraite en 1911 et enterre en quelque sorte l'hypnose avec son départ. Après le congrès de Moscou, le congrès suivant n'aura lieu que 60 ans plus tard à Paris. Les idées évoluent avec les générations. Bernheim, qui a eu le tort de ne pas creuser suffisamment les notions qu'il avait apportées, à savoir l'idéo-dynamisme et la psychothérapie suggestive, laissa la place à un Freud de plus en plus triomphant. Mais la psychanalyse, après sa gloire des années 1960, n'est-elle pas, elle aussi, en train de s'affadir progressivement ?
Reste à conclure brièvement. Maintenant que les passions sont apaisées, que reste-t-il de l'École de Nancy ?
- Dans la querelle historique avec l'École de la Salpêtrière, c'est incontestablement l'École de Nancy qui, de l'avis de tous, est sortie vainqueur. Bernheim a eu raison sur toute la ligne lorsqu'il a écrit que l'hystérie de la Salpêtrière n'était qu'une hystérie de culture, non reproductible ailleurs et par conséquent non scientifique. Les hypothèses de Charcot sur l'origine lésionnelle de la « Grande Névrose » n'ont jamais été confirmées et l'hystérie reste, pour longtemps encore semble-t-il, une des énigmes de la psychiatrie.
- En revanche, la psychothérapie suggestive, par-delà la psychanalyse, revient en force sous forme de nombreuses techniques actuelles. On avait cru pouvoir évacuer la suggestion avec le transfert et son analyse, en fait, elle n'a jamais disparu de la relation médecin-malade dans le domaine médical comme dans celui de la psychiatrie. Si on a pu dire que Bernheim avait été vaincu par Freud, on peut assurer aujourd'hui qu'il prend une revanche posthume contre lui et que ses idées reviennent progressivement à la surface de toutes les formes de psychothérapie actuelle.
- L'hypnose elle-même revient sur le devant de la scène, soit sous forme de l'auto-hypnose imaginée par Schultz dans le training autogène qui constitue un excellent moyen de prise en charge des malades souffrant d'angoisse et de troubles fonctionnels non accessibles par la parole, soit sous celle de la sophrologie de Caycédo, soit enfin sous forme des techniques en pleine extension héritées d'Erickson.
- Enfin dernier point, l'idéo-dynamisme a incontestablement été la première formulation de la moderne psychosomatique. Il est vraiment dommage, et c'est peut être le plus grand regret qu'on puisse éprouver à propos de l'École de Nancy, que cet idéo-dynamisme n'ait pas donné, dès le vivant de Bernheim, toutes les conséquences qui devaient en découler par la suite après les travaux d'Alexander à Chicago.
Avec quelques regrets et beaucoup d'admiration, on peut affirmer aujourd'hui que Bernheim et son école ont porté très haut le renom de Nancy et que son souvenir reste vivant et même encore très fécond dans les domaines de la recherche psychiatrique et de la psychothérapie. La suggestion qu'on croyait enterrée n'est certes pas morte. Elle est même toujours bien vivante.