HENRI DE LECLUZE DU
TILLOY
CURIEUX “DENTISTE DU ROY
DE POLOGNE” (de 1739 à 1752) “PENSIONNAIRE” DE LA VILLE DE NANCY
Jacqueline CAROLUS
Complètement oublié en Lorraine,
Henri De Lecluze, né en 1711, est d’abord connu en France
comme acteur puis auteur dans la troupe de Favart, dans les Théâtres de foires
de Paris ; il joue à l’Opéra Comique, en 1737. Il apprend simultanément à
arracher les dents et fréquente les vendeurs d’orviétan.
Pourquoi arrive t-il à Lunéville
en 1739 ? Est-ce à la suite “d’avatars” qu’il doit quitter Paris ? N’est-il pas
Lorrain? (un arrêt de Lunéville de 1687 confirme la
noblesse du Sieur Claude de L’Ecluze et de ses
descendants qu’on trouve à Maxey-sur-Vaise). Toujours
est-il qu’il est dentiste en Lorraine, puisqu’il est appelé à constater que
Mademoiselle de La Galaizière – née au Château de
Lunéville le 2 Juin 1739 - présente à la naissance, 2 incisives centrales,
comme dit-il – “feu Notre Roi”.
En 1742, il part comme dentiste
et acteur dans l’armée du Maréchal de Saxe lors de la guerre de Succession
d’Autriche. Il devient directeur de la troupe théâtrale en 1744, soigne les dents
du Maréchal, et s’intitule alors “Chirurgien-dentiste de Monseigneur le Comte
de Saxe, Maréchal général des Camps et Armées du Roy”.
Il se vante d’avoir soigné “plus
de 80000 bouches” et d’avoir fait 300 transplants.
De 1742 à 1747, il participe à 5
campagnes. Il est à la bataille de Lawfeld en juillet 1747, avec Philibert de
La Galaizière, fils cadet du Chancelier, Aide de Camp
du Maréchal de Saxe avec qui il revient à Lunéville avant le Traité d’Aix la
Chapelle (17 octobre 1748).
C’est l’époque où dans les
villes, les premiers dentistes se sédentarisent. Lecluze
n’est pas diplômé, mais devient “Chirurgien dentiste du Roy de Pologne”, au
moment où, se plait-il à souligner, “le Roy de Pologne vient de perdre sa
dernière dent”.
Il s’installe donc à Lunéville,
sur la paroisse Saint-Jacques, et exerce ses talents dès le début de l’année
1748.
Son premier traité qu’il avait
rédigé en campagne et dédié à Monsieur de la Martinière,
Premier chirurgien du Roi Louis XV, Chirurgien-Major
général des Camps et des Armées, sera imprimé en 1750 chez Henri Thomas, rue de
la Boucherie avec l’approbation de Hanus, subdélégué
de l’Intendant. Dans ce petit ouvrage de 30 pages, l’auteur fait vraiment
oeuvre de précurseur puisqu’il y traite de transplants, d’orthodontie, mais
surtout d’hygiène dentaire. Ce qui est absolument novateur à cette époque où la
pyorrhée alvéolo-dentaire, - faussement appelée scorbut
-, était monnaie courante, où on était édenté à 40 ans et où même les femmes
les plus cultivées, ignorant les soins dentaires, avaient les dents “gâtées” et
une haleine épouvantable (comme Emilie du Chatelet
selon Mme du Deffant, ou, avant elle, Mme de Sévigné et ses bonbons d’épices,
ou encore Madame de Graffigny qui, bien que se faisant “plomber”, souffrait de
terribles rages de dents).
On attendait, dit Lecluze, que “les dents fassent ressentir de cruelles
douleurs et leur perte soit
inévitable pour se déterminer à appeler un dentiste, alors qu’on
devrait le consulter 3 à 4 fois par an”.
Notre homme préconise des
visites de dépistage, une surveillance pluri-annuelle
dans les pensions d’enfants qu’il facturait 18 livres par an, l’usage d’un gratte-langue, d’éponges, mais surtout l’emploi quotidien
de son élixir dit “antiscorbutique” (VIII gouttes dans un verre d’eau, en
rinçage de bouche), dont malheureusement la composition nous est inconnue (vraisemblablement
clou de girofle et extrait de plantes vulnéraires).
Pendant 5 ans, de 1748 à 1752, Lecluze est dentiste à Lunéville. Il vend à son domicile
“son traité, son Elixir antiscorbutique, des éponges propres à frotter les
dents, non pas horizontalement, mais verticalement, des racines bien préparées,
et des opiats propres à l’entretien de la bouche”. Il soigne les notables et
continue “de donner gratuitement les secours de son art aux troupes et aux
pauvres comme il l’a fait ci-devant”.
Il n’abandonne pas le théâtre,
fréquente autant qu’il le peut les représentations à la Comédie ou au théâtre
de verdure, la cour du Roy de Pologne en étant familière, comme les cours
allemandes- et les jardins ouverts aux Lunévillois.
C’est vraisemblablement en 1748 qu’il aura l’occasion de se faire apprécier par Voltaire.
A Lunéville, il compte parmi les
notables. On voit sa femme Louise de Maupas être marraine le 21 septembre 1751
de Louise-Thérèse Reynauld
dont le père est conseiller de ville à Lunéville, et dont le frère sera
propriétaire des verreries de Sainte-Anne, puis de Baccarat. Le co-parrain est
Nicolas Bonneval, avocat à la Cour. Louise signe le registre d’une main
assurée. Elle sait écrire, contrairement à la plupart des marraines de l’époque
qui signent d’une croix.
Mais en 1751 Lecluze
est inquiet. Le Roy, qui vient de fonder la Société Royale des Sciences et
Belles Lettres, prépare personnellement le règlement du Collège de Médecine “pour
établir la concorde et l’union entre la médecine, la chirurgie et la
pharmacie”. Pour les chirurgiens et les dentistes, on est en train d’abandonner
le vieux principe de l’apprentissage pour entrer dans celui des études avec
contrôles des connaissances.
Lecluze qui n’est pas diplômé, essaye d’établir sa situation en se
faisant nommer “Pensionnaire de la ville de Nancy”, mais surtout Paris lui
manque.
Il quitte Lunéville à la fin de
1752 pour se présenter à Paris devant le jury de Saint-Côme.
Il est reçu expert “en l’art et science de dentiste au Collège de chirurgie”.
Il pourra alors exercer, encadrer des élèves et leur apprendre des techniques
nouvelles. Son élève le plus connu sera Jourdain (qui fera paraître en 1757 un
traité général sur l’art du dentiste).
Muni d’un titre offi ciel, Lecluze exerce à Paris
dès janvier 1753, fait rééditer son premier traité, en écrit un second
“Nouveaux éléments d’odontologie. Delaguette, Paris
1754”, puis un troisième “Eclaircissements essentiels” pour parvenir à
préserver les dents de la carie et à les conserver jusqu’à l’extrême vieillesse
- chez Duchesne - Paris - 1755 -. Il met au point des instruments et en particulier
un “levier, la langue de carpe” qu’on trouverait encore dans certains cabinets
dentaires. Ce doit être à cette époque qu’il achète la petite seigneurie du Tilloy en Gatinais (actuellement
sur la commune de Corbeilles).
En 1760, Voltaire l’appelle à Ferney. Lecluze doit monter sur
les planches, présenter ses dernières oeuvres, mais également soigner les dents
branlantes de Mme Denis, laquelle est gênée par sa denture dans sa déclamation.
Voltaire l’appelle Delecluze et le trouve génial,
surtout dans ses chansons grivoises. En mai 1760, Marmontel et son ami Gaulard arrivent à Ferney, à
point - dit Voltaire – “pour rencontrer un homme extraordinaire : le dentiste
du Roy de Pologne, Acteur à l’Opéra Comique”.
En décembre 1760, on le signale
toujours à Ferney. Il semble que De Lecluze Du Tilloy ait quitté
Paris à cette époque et ait repris la vie aventureuse des comédiens.
En 1772, il est nommé inspecteur
pour la vente d’orviétan et autorisé à le débiter pour son compte. Il parcourt
alors le royaume comme vendeur d’orviétan et comédien, écrit des comédies,
publie le “Déjeuné de la rapée”, compose avec Vadé
des romances à succès. En 1777, il monte un théâtre qui deviendra le Théâtre de
la République, puis après faillite, la Nouvelle Comédie Française par fusion
avec les Comédiens Français.
A la Révolution française, Lecluze se retire sur ses terres du Tilloy.
Alors que ses voisins propriétaires terriens sont inquiétés ou internés, “Le
vieux Lecluze est bien vu du comité révolutionnaire
local”.
Il meurt en 1792 sans être
jamais revenu en Lorraine.
Il fallait sortir de l’oubli cet
homme au parcours étonnant qui a laissé à la postérité quatre traités
d’odontologie, des instruments : un gratte-langue
qu’il déclare “devoir être d’or ou d’argent”, des leviers ou “trivelins” dont la langue de carpe appelée encore de nos
jours élévateur de Lécluse, des attitudes et techniques novatrices pour son
temps : hygiène dentaire avec utilisation de ses éponges et élixirs, prévention
proposant des examens pluri-annuels chez les enfants
et les adultes.
Il a en outre réalisé des
“transplants” (“on extrait la dent de son alvéole, où on la remet après en
avoir nettoyé et plombé la cavité”), travaillé sur l’anatomie du facial et de
la bouche, mais aussi laissé une oeuvre littéraire, qui, de l’avis des
spécialistes, ne manque pas d’intérêt.