LE PROCES DE LA “MAIN
COUPPEE”
Jacqueline CAROLUS
Les procès concernant les maîtres-chirurgiens, relatés dans les cahiers du Bailliage
de Nancy au XVIle siècle sont très nombreux. Leur
lecture édifiante nous renseigne parfaitement sur les moeurs chirurgicales de
l’époque. On est frappé de constater qu’à l’exception des procès pour
recouvrement d’honoraires dont les mutuelles nous préservent, ces affaires
judiciaires pourraient être transposées au XXe siècle
(accidents thérapeutiques, erreurs de diagnostic, diffamation, querelles entre
chirurgiens, ...). Certaines de ces plaintes sont déposées devant la toute
puissante Communauté, comme on le ferait aujourd’hui devant l’Ordre, et
consignées chez les tabellions.
Les moeurs chirurgicales
étudiées sont celles de la Communauté des maîtres-chirurgiens
de Nancy pendant la guerre de Trente ans et l’occupation française. L’Etat lorrain, dernier Etat incorporé à la France (1766),
possédait des archives comptant parmi les plus riches d’Europe, elles sont
devenues Archives de Meurthe-et-Moselle (A.D.M.M.).
C’est à elles que nous nous référons et dans les citations, nous respectons
l’orthographe du XVIle siècle.
C’est ainsi qu’on rencontre au fil
des ans des procès pour :
- Exercice illégal
Pour exercer honorablement la chirurgie,
il était obligatoire de subir avec succès, après un apprentissage et sans
études, les examens de la maîtrise. Après quoi on prêtait le serment, on acquittait
les droits et on pouvait “pendre les bassins”, c’est-à-dire qu’on “ouvrait
boutique“. Il arrivait que des tricheurs, barbiers non maîtres, aient l’audace
de “pendre les bassins“, attirant ainsi une clientèle imméritée. Ils étaient
jugés et punis par la Communauté.
- Honoraires impayés
Les nombreuses suppliques des maîtres-chirurgiens devant le Bailliage pour recouvrer leurs
honoraires sont de véritables comptes-rendus opératoires. Les lésions sont
toujours décrites avec un réalisme qui nous permet d’imaginer la dureté des
temps : “coup de hache à la
teste, coup d’espée au travers du
corps,...”, la technique, le nombre
d’aides et la durée de l’acte sont toujours précisés.
- Accident ou aléas
thérapeutique
On rencontre assez fréquemment
des chirurgiens condamnés à payer une rente à vie pour avoir “estropié” un
patient.
- Querelles entre chirurgiens
“Supplie humblement Nicolas Taconnet dit La Longée, chirurgien à Nancy, disant que
Charles Simonnet, Maître-Chirurgien
audit lieu a conçu depuis temps en ça une haine contre lui et lui a fait
quantité d’insultes, lui improfera des injures et se
mit en devoir de le battre et de le maltraiter. De quoi s’étant plaint par une
requête et une assignation pour en obtenir la réparation, le suppliant ne
poussa pas l’affaire plus avant sur la promesse que ledit Simonnet
fit de ne plus récidiver. Cependant, le jour d’hier du 27 courant, le suppliant
comme il était à table, survint ledit Charles qui dès qu’il fût entré dans la
chambre, se jeta à sa perruque, lui arracha de dessus la teste, lui baîlla plusieurs coups et dit plusieurs injures, menasses
de le tuer, ensuite de quoi étant sorti, il s’en alla l’attendre à un quart de
rue. Ce considéré Messieurs, il vous plaise d’assigner Charles Simonnet pour le voir condamné à réparation” ….
- Ou encore plainte
calomnieuse
Le procès de la “main coupée”
intenté à Pierre Poirot, maître-chirurgien
à Nancy est plus complexe : plainte diffamatoire devant la Communauté puis, à
la demande du chirurgien, transfert du dossier au Bailliage pour
réhabilitation. Il s’agit d’une affaire criminelle. Poirot
est accusé d’amputation abusive, et les termes de la plainte sont horriblement
calomnieux. Jeanne du Val l’accuse d’avoir, en son absence, amputé le bras de
sa fille, alors dit-elle, “qu’ayant le lendemain des Cendres, fait débauche
et plein de vin, (il a) couppé la main de laditte fille sans le consentement de la mère. Qu’après
qu’il eut couppé la main sans la montrer à personne,
l’aurait enveloppée dans un linge et envoyé porter secrettement
au cimetierre, abandonnant laditte
Marguerite sans lui avoir estanché son sang qui
ruisselait dessous son lit et non content de ce qu’au bout de trois semaines,
il avait apporté des ferrements et s’était mis en devoir de lui coupper encore le bras ...”.
C’est seulement en mai 1665, 2
ans plus tard, que Poirot obtient réparation devant
le Bailliage où il s’explique : la jeune fille, “atteinte de mal caduque”
(épilepsie), “pendant l’absence de ses parents, est tombée dans le feu, y
demeurant tout le temps de son accès et jusqu’au retour de ses parents qui la
trouvèrent à moitié corps rotye et brulée, toute une cuisse et la jambe brulée
depuis le haut jusqu’aux chevilles, toute une main et une partie de
l’avant-bras brulés presque jusqu’à calcination, des
os sans vie, mouvement ni sentiment quelconque”. Le chirurgien ayant fait
constater les lésions à un collègue, se résout à l’amputation, avec reprise ultérieure
du moignon, “ne faisant que ce qui était expédient de faire suivant son art,
tant pour la vie de laditte Marguerite, que pour la
guérison plus prompte de ce malheureux accident”.
L’expertise confirme
l’indication et Poirot demande réparation, il
souhaite “que les termes calomnieux soient rayés et biffés et laditte du Val condamnée pour le public à une amende telle
qu’il plaira à ces Messieurs”.
La veuve du Val, convoquée le 11
mai suivant, déclare “qu’elle a témérairement prononcé des termes injurieux
et calomnieux, qu’elle en est marrie, qu’elle ne sait que bien et honneur dudit
Poirot, qu’il n’a fait que ce qu’un bon expert aurait
pu faire en une telle rencontre”. Elle est condamnée aux dépens, sans
préjudice des salaires dudit Poirot.
Le malheureux chirurgien,
humilié depuis deux ans, prononce alors cette phrase d’une éternelle actualité
: “honneur étant une chose si délicate, particulièrement dans (notre)
profession, que, quand une fois elle est blessée, quoiqu’on puisse y faire, la
marque de la playe en est toujours marquée de sorte
qu’on n’y saura assez prendre de précautions”.
La permanence dans le changement
!
Bien que le statut et la
formation des chirurgiens, les techniques, les conditions opératoires aient
subi en 3 siècles des évolutions éblouissantes, il faut admettre que les
procédures et les hommes sont restés les mêmes et qu’on retrouve aujourd’hui
les mêmes affrontements qu’au XVIle siècle.
“Nil novi
sub sole” (Rien
de nouveau sous le soleil).