LE DOCTEUR BENHIMA
Claude CHARDOT
Les
années nancéiennes
Le souvenir du Docteur Taïbi Benhima reste très vivant à l'esprit des plus anciens de
notre faculté. Son amabilité, son ouverture d'esprit, son humanisme, sa culture
aussi bien française que marocaine, frappaient tous ceux qui eurent le bonheur
de l'approcher pendant les dix années de sa formation à Nancy. Plus tard, au
Maroc, il fut le correspondant permanent des actions du Doyen Beau et de nos
collègues qui aidèrent à la création de la faculté de médecine puis celui du
directeur du Centre Alexis Vautrin pour la création de l'Institut National des
Cancers à Rabat. Il fut aussi le soutien permanent de ceux des nôtres qui
contribuèrent aux enseignements universitaires développés en faveur de la santé
publique marocaine. Notre faculté veut honorer la carrière politique de haut
niveau et très francophile qu'il a assumée pendant trente ans au Maroc. C'est
d'ailleurs pourquoi le Président Giscard d'Estaing avait honoré le Docteur
Benhima en lui remettant personnellement les insignes de Grand Officier de la
Légion d'honneur.
Sitôt après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en
1945, le Roi du Maroc Mohamed V voulut que de jeunes bacheliers entreprennent
en France des études supérieures. Les liens du Maroc et de la Lorraine étaient
privilégiés. Le Maréchal Lyautey avait été le premier Résident Général de
France au Maroc. On sait sa conception du protectorat français : « ce que nous
voulons, c'est associer sans absorber, guider sans administrer, aller vers le
progrès sans déformer ». Le Maréchal était mort en 1934 au village de Thorey en Lorraine, à 25 km de Nancy où il était né.
C'est son épouse, la Maréchale, qui intervint auprès du
Recteur Senn pour faciliter la venue à Nancy de bacheliers marocains désignés
pour leur mérite et leur patriotisme. Le Groupement des Etudiants Catholiques,
le «GEC», fut prié d'en recevoir plusieurs car le Maréchal avait été fondateur
et vigoureux supporter de cette institution. Le futur Docteur Benhima y fut
installé à son arrivée en novembre 1945 ; ce passage dans l'atmosphère du GEC
l'a renforcé dans l'humanisme et le dévouement que chacun doit à sa patrie.
Le
Recteur Senn chercha quelques familles susceptibles de contribuer à l'accueil
des jeunes Marocains. Le ciel gris des automnes lorrains, les hivers rigoureux
de l'époque jusqu'à -20°, les difficultés de chauffage et d'alimentation
n'adoucissaient pas la vie de jeunes gens venus d'un ciel plus bleu et d'une
température plus douce. Le Docteur Benhima fut présenté à mes parents ; il vint
chaque semaine durant plusieurs années à la maison et je fus lié à lui d'une profonde amitié, accompagnée
d'échanges culturels sur le thème de nos deux mondes, de leurs cultures
et de leurs religions respectives. Avec des amis, nous échangions dans un
esprit qui devançait le concile Vatican
II et les efforts de rapprochement ultérieurs développés entre les différents
fils d'Abraham.
Pendant ces dix années nancéiennes, le futur Docteur
Benhima noua de nombreuses relations et développa, outre ses études médicales,
des activités variées dans le milieu culturel et social nancéien.
Né le 25 juin 1924 à Safi, dans une famille de notables,
entouré de 6 frères et sœurs, il avait reçu une formation approfondie en langue
arabe classique et en culture coranique ; il parlait aussi un français
rigoureux assorti d'un riche vocabulaire acquis au Maroc à l'école
franco-marocaine. Il se souciait des règles grammaticales les plus délicates,
par exemple des accords de participe passé «les pommes avec lesquelles j'ai
fait la tarte …», «la tarte que j'ai faite …» et «la tarte que j'ai fait cuire
…» ; il en contestait quelque peu la logique. Nous pouvions difficilement
retourner le compliment sur sa langue maternelle que nous ignorions totalement.
Les conversations étaient précises, enrichies de belles images. La
personnalité, l'esprit civique, la courtoisie, le tact, étaient remarquables.
Le Docteur Benhima devait, longtemps après, maintenir, indéfectibles et
chaleureuses, ses amitiés nancéiennes malgré les charges écrasantes qu'il
allait assumer au service de sa patrie et de son roi.
Après l'année de PCB de rigueur à l'époque, il poursuivit
ses études avec brio sous le patronage du Professeur Beau, doyen de la Faculté,
qui l'avait bien vite distingué. Le curriculum de doctorat en médecine fut
complété par une formation en médecine scolaire et en gynécologie obstétrique.
Il présenta en 1953 une thèse sur les indications de
l'opération césarienne. Dans une cérémonie ultérieure, le Professeur Beau put
dire de lui « vous étiez un élève attentif et consciencieux et surtout vous
avez su conquérir la sympathie de tous vos camarades d'études. Votre caractère
enjoué, votre dynamisme juvénile qui ne vous ont pas quitté, ont eu le don de
vous rendre très populaire. Rapidement tout le monde a connu et apprécié les
qualités de l'étudiant marocain Taibi, puisque c'est
sous ce nom que nous vous connaissions tous à cette époque».
De son côté, le docteur Benhima décrivit ses études de
médecine en des termes que je dois rapporter textuellement «Nos professeurs
nous connaissaient un par un et nous suivaient de près. Faisant l'effort
nécessaire, nous écoulions nos années d'études sans difficulté. Il est vrai que
nos maîtres étaient d'éminents savants et d'excellents pédagogues. Pour la
plupart d'entre nous, assister au cours magistral d'un Rémi Collin
ou d'un Antoine Beau n'avait pas seulement pour but d'apprendre les fonctions
endocrines de l'hypophyse, de cerner les contours de l'arrière-cavité des
épiploons ou d'énumérer les nerfs crâniens et leurs ramifications, mais de se
régaler d'un festival d'éloquence où, l'image s'alliant à la pureté de
l'expression, allégeait la dureté du sujet, flattait les oreilles et nous
amenait souvent à nous poser la question fondamentale de Dieu, qui, créant
l'homme, en a fait cette merveilleuse symphonie à laquelle seuls les esprits
obtus des mécréants peuvent rester indifférents».
Le Docteur Benhima a épousé en 1952 Melle Marie-Thérèse Peduzzi, étudiante en histoire, fille d'une famille
vosgienne d'entrepreneurs. De leur union naquirent à Nancy, Maria et Driss ; au
Maroc devaient venir ensuite Najib et Leila. Madame
Benhima allait devenir l'épouse modèle, la mère attentive et la maîtresse de
maison exemplaire d'une personnalité nationale de premier ordre, soutenant de
cette manière son mari et le laissant disponible aux plus hauts services de la
patrie marocaine. Sa Majesté Hassan II put un jour, dans une période de
nationalisme intempestif, rendre un vibrant hommage au civisme exemplaire des
épouses françaises de quelques-uns de ses ministres.
Les années marocaines
Études terminées en 1954, le Docteur Benhima est
retourné au Maroc avec sa femme et ses deux enfants. Il a exercé d'abord en
médecine praticienne à Ben Slimane, puis à Had Kourt. Ce fut une expérience de deux ans sur le terrain en
proximité concrète de la population du bled, y compris les consultations aux
souks hebdomadaires. Remarqué pour ses qualités, il fut appelé au cabinet du
Docteur Abdelmalek Faraj qui était le premier
ministre de la Santé au gouvernement du Maroc indépendant. Le Docteur Benhima
assuma alors les fonctions de directeur de cabinet, puis de secrétaire général.
Il apprit les règles de l'administration et de la décision gouvernementale :
cette initiation se mariait à une personnalité exceptionnelle par sa
clairvoyance de jugement, son énergie indomptable, son dévouement au service
public. Elle était assortie d'une grande humanité et d'une belle abnégation de
soi-même.
Dans ces années, le Docteur Faraj
fut chargé par le roi d'ouvrir la première Faculté de Médecine du Maroc à
Rabat. Cette dernière naquit dès 1959 avec le soutien du Docteur Youssef Ben Abbès qui était un grand ami de la France. La Faculté de
Médecine de Nancy y fut étroitement associée dès l'origine sous l'égide du
Professeur Beau ; le Docteur Benhima n'y était évidemment pas étranger. De
multiples collègues participèrent activement à cette création et se succédèrent
pendant des années pour lancer l'enseignement des spécialités, former des
médecins marocains, les préparer et leur faire passer l'agrégation de façon à
assurer progressivement la relève marocaine des enseignants français.
Le Docteur Faraj dans
cette entreprise reçut également le concours de médecins militaires français
qui avaient exercé en Afrique. Faut-il rappeler que le Docteur Faraj devait connaître à l'occasion du drame de Skhirat, sous les yeux du Docteur Benhima, une mort
héroïque au chevet d'un grand blessé qu'il ne voulut pas quitter malgré la
menace d'une arme automatique qui allait l'abattre.
Le tremblement de terre d'Agadir était survenu en
février 1960 avec 15 à 20.000 morts et la destruction à peu près entière de la
ville. Le Docteur Benhima fut envoyé en urgence pour faire face aux risques
infectieux et aux carences de toutes natures qui accompagnaient le désastre.
Pour mener ces opérations, il allait révéler des qualités exceptionnelles de
gestionnaire de la santé et d'autorité pour le maintien de la discipline. Il
fit tout cela si bien qu'il reçut la responsabilité de Gouverneur de la
Province d'Agadir et Tarfaya.
Par la suite, il allait recevoir pendant plus de 20
ans la confiance renouvelée du roi Hassan II, avec de hautes responsabilités
ministérielles et de nombreuses missions délicates à l'extérieur comme à
l'intérieur du royaume :
-
Ministre des Travaux Publics plusieurs fois. Ce fut
d'abord à la suite immédiate du plan de reconstruction d'Agadir qu'il avait
initié,
-
Ministre du Commerce, de l'Industrie, des Mines et de
l'Artisanat,
-
Ministre de l'Education Nationale et des Beaux-Arts.
C'est à cette occasion (1966) qu'il publia un ouvrage intitulé « Une doctrine
de l'Education Nationale ». Ce livre souleva des controverses linguistiques très
âpres, passionnées car elle donnait une place importante à la langue française,
-
Premier Ministre de 1967 à 1969,
-
Puis se succèdent le Ministère d'Etat chargé de
l'Agriculture et de la Réforme Agraire puis brièvement le Ministère de
l'Intérieur en 1972, puis celui de la Formation des Cadres et de la
Coopération. C'est à ce moment qu'il me demanda que le Centre Alexis Vautrin
entreprenne une collaboration permanente pour concevoir l'Institut National du
Cancer à Rabat. Celui-ci sera réalisé en une dizaine d'années incluant
l'élaboration des plans, le suivi du chantier et la formation au Centre Alexis
Vautrin des cadres médicaux,
-
Il quitta définitivement et malheureusement le
gouvernement le 27 mars 1979 ; je dis malheureusement car c'est à partir de là
que commencèrent ce que l'on a appelé « les années de plomb » du règne d'Hassan
II menées pendant 20 ans jusqu'à 1999 par un Ministre de l'Intérieur de triste
mémoire,
Il va cependant, pendant une dizaine d'années
encore, assumer d'autres responsabilités telle la
présidence de l'Omnium Nord-Africain, celle de la SMOA, filiale d'Air Liquide
et d'autres missions nationales et internationales. Il mourut le 23 novembre
1992. Il est enterré à Rabat au cimetière des Chouadas
(dit des Martyrs). La dalle très sobre porte en langue arabe l'inscription « A
Dieu nous sommes et à lui nous retournons ».
Jamais au cours de ces 20 années de responsabilités
ministérielles, médicales, industrielles et internationales, le Docteur Benhima
ne perdit son humanisme, sa droiture, son intérêt pour la culture, la vie
universitaire et industrielle française dont il fit bénéficier le Maroc autant
que la France, quelquefois à l'encontre de cruels et vils courants contraires.
A côté de ses insignes de grand officier
de la Légion d'honneur, il reçut bien d'autres témoignages de reconnaissance et
d'estime : 8 grands cordons d'Etats Africains et 3 Européens (Belgique, Suède,
Italie). Il fut au Maroc Commandeur de l'Ordre du Trône et élevé au plus haut
grade du Ouissam
Alaouite. Une carrière si longue et si haut placée a chargé le Docteur Benhima
de lourdes responsabilités, de joies immenses et de peines parfois très
profondes, tant il allait parfois à contre-courant de désordres qu'il
n'acceptait pas.
Il a témoigné d'une fidélité indéfectible au Trône,
quelquefois au milieu de drames violents difficilement évitables dans un pays
en pleine élaboration de son indépendance. La droiture la plus parfaite, le
refus de tout esprit courtisan, l'humanisme, le seul sens de l'intérêt national
l'ont constamment guidé.
Parmi ses 4 enfants :
- Maria, fut responsable à la Faculté de Droit de Rabat,
- Driss, ancien élève de l'Ecole Polytechnique Française,
fut ingénieur à l'exploitation des phosphates, puis Ministre de l'Energie et
des Mines, puis Directeur Général de l'Office National d'Electricité, puis
Gouverneur de Casablanca, actuellement Président-Directeur Général du Groupe
Royal Air Maroc,
- Najib, diplômé en Médecine et
Chirurgie dans notre faculté à Nancy, est chirurgien à Rabat-Salé,
- Léïla, pharmacienne diplômée
de la Faculté de Nancy est Présidente de l'association caritative : « Heure
Joyeuse ». Elle est Chevalier de la Légion d'honneur. Elle est mariée à
Mourad Chérif, ancien élève de l'Ecole Polytechnique Française, lui aussi
ancien Ministre, actuellement Président de la filiale marocaine de BNP Paribas,
Tous ces enfants sont de dignes héritiers des qualités de
leurs parents.
La suggestion du groupe des professeurs honoraires
présidé par le Professeur Duprez et entérinée par la
décision du Doyen Coudane et de son conseil, de
donner le nom du Docteur Taïbi Benhima
à une salle de notre établissement, me semble légitime au regard de la haute
personnalité que je viens d'évoquer.
Le Docteur Benhima, premier étudiant marocain dans notre
faculté, a honoré l'Université, la ville de Nancy et la Lorraine. En servant si
généreusement sa patrie, il a rendu un brillant hommage posthume à ce très
grand Lorrain que fut le Maréchal Lyautey.