` sommaire

Dom Robert Desgabets, bénédictin lorrain

« inventeur » de la transfusion sanguine en 1650

 

Par le Professeur F. STREIFF

 

Le Pays lorrain

 

Le 29 avril 1960, à l'initiative du docteur Théodore Wilhelm, directeur du Centre départemental de transfusion de la Moselle, avec à l'appui une note documentaire rédigée par H. Tribout de Morembert, le conseil municipal de Metz décidait de donner à une rue de la ville la dénomination suivante : Rue Robert-Desgabets, Bénédictin (1610-1678). Inventeur de la Transfusion sanguine réalisée pour la première fois à Metz en 1650.

S'il n'est pas douteux que Dom Robert Desgabets fut l'un des pionniers de la transfusion au milieu du XVIIème siècle, qu'il enseigna à Metz, à Saint-Arnould en 1650, où il exposa l'opération « communication du sang », pour autant, peut-on affirmer qu'il en fut « l'inventeur » et qu'il en réalisa les premières expériences à Metz en 1650 ? Ces points méritent en fait une étude critique.

 

DOM ROBERT DESGABETS

 

La biographie de Dom Robert Desgabets n'est pas aisée à reconstituer ; pourtant, de nombreuses sources existent, établies par des auteurs réputés très sérieux : mais des contradictions, voire des erreurs ont été écrites dès les premières publications et recopiées par les biographes ultérieurs, souvent en les aggravant. Dom Calmet est le principal responsable de certaines de ces erreurs qu'il s'avère très difficile de corriger. La première note sur Desgabets, inspirée par Dom Calmet lui-même, se trouve dans le Grand dictionnaire historique de Moreri (éditions de 1716-1725-1759). Elle recense une liste de ses principaux ouvrages, conservés à l'abbaye de Saint-Mihiel et à celle de Senones, sous forme de deux volumes in-folio. La notice consacrée à Desgabets, par Dom Calmet, dans son tome IV contenant la « Bibliothèque lorraine » de son Histoire de Lorraine (1751), constitue la base documentaire qui sera reprise par tous les biographes ultérieurs, sans vérification des sources, parfois erronées.

Ainsi, Dom Jean François dans la Bibliothèque générale des écrivains de l'ordre de saint Benoît en 1777 reprend, parfois à la lettre près, ce qu'a écrit Dom Calmet. Il en est de même pour la Biographie universelle de Michaud (1854). Certains biographes, admirateurs trop zélés de Desgabets, n'hésitent pas à déformer les sources. Ainsi en est-il de la Nouvelle Biographie générale publiée par Firmin Didot, sous la direction du docteur Heefer, en 1855 qui, citant Dom Calmet, affirme que Desgabets essaya la transfusion du sang sur un de ses amis à Paris, alors que Dom Calmet se contente d'écrire qu'il l'inventa... en fit expérience (ce qui est déjà contestable) et le communiqua à quelques-uns de ses amis de Paris. Ainsi passe-t-on insensiblement de l'histoire... à la légende.

Paul Lemaire, dans sa remarquable thèse (1902), retraçant la vie de Desgabets, n'échappe pas totalement à ce piège : il en est de même du Dictionnaire de Théologie catholique de 1924 et de l'excellente Bibliothèque des Bénédictins de la congrégation de Saint-Vanne de Jean Godefroy en 1925. Les patientes recherches menées par le docteur Cherest, fondateur et secrétaire de l'Association des Amis de Saint-Vanne, ont permis de corriger certaines erreurs historiques et de combler certaines lacunes biographiques. Enfin, une équipe de recherche du CNRS consacrait la journée du 30 mai 1973 à Dom Robert Desgabets. Joseph Bande tentait alors une rigoureuse biographie de l'illustre bénédictin. Le même jour, Geneviève Rodis-Lewis présentait une étude critique très sérieuse (la meilleure sans aucun doute) sur la place de Desgabets parmi les promoteurs de la transfusion sanguine au XVIIème siècle, s'appuyant sur les « quelques écrits » de Desgabets sur ce sujet, trop souvent méconnus des biographes classiques. Ainsi peut-on aujourd'hui entreprendre une étude sérieuse de la vie de Desgabets et une appréciation plus exacte de son œuvre et de sa contribution à la transfusion.

 

Biographie

 

Les origines de Dom Robert Desgabets ont fait l'objet d'allégations erronées. Dans sa « Bibliothèque lorraine », Dom Calmet le fait naître à Dugny, près de Verdun. Le premier. Durival corrige cette erreur, suivi par Dom Calmet qui, dans sa « Notice de Lorraine », écrit « nous avons dit que le célèbre Dom Robert Desgabets était natif de Dugny, nous étions mal informés. Il était d'Ancemont ou Ancimont, où l'on a montré fort longtemps la chambre où il était né. Dom Robert de Bardelet était natif du même lieu ». La date de sa naissance est elle-même incertaine : prudent, Dom Calmet n'en parle pas. D'autres, tel Hoefer, écrivent « vers 1620 ». A la vérité, l'étude des « Matricules », rassemblés et vérifiés par Cherest, permet de fixer sa date de naissance à 1610.

Il était de famille noble, selon Dom Calmet. Cette affirmation est exacte. Raymond de Souhesmes dans une « notice sur Souhesmes » en apporte les preuves. C'est le 19 janvier 1583 et le 29 octobre 1588 que Simon des Gibets et Nicolas des Gabez, escuyers, prennent le titre de seigneurs de la Petite Souhesmes. Le 2 mai 1603, le duc Charles III admet les seigneurs de Souliesnies à lui prêter foi et hommage pour leur fief, présentés par Robert des Gabetz. Jacques des Gibets etc. La maison des Gibets portait « d'azur au lion d'or, dressé Contre un chêne de même ».

On ne sait rien de sa jeunesse, ni de son adolescence. Il entre assez tôt dans la Congrégation de Saint-Vanne et fait sa profession le 2 juin 1636 dans l'abbaye d'Hautvillers (diocèse de Remis), qui regroupait en un seul noviciat les trois provinces de Champagne, Lorraine et Bourgogne (selon Dom Catelinot). « Il enseigna un cours de Théologie dans l'abbaye de Saint-Evre de Toul, depuis le 25 juillet 1635 jusqu'au 21 avril 1655 », selon Dom Calmet. Dom Catelinot, dans une lettre adressée à Dom Calmet le 8 juillet 1754, conteste la date de 1635 et propose 1645, estimant également qu'il avait enseigné la Philosophie avant la Théologie. Toujours est-il que Desgabets fut très vite remarqué par ses supérieurs comme subtil philosophe et profond théologien » et il va alors occuper des emplois importants dans l'ordre : compagnon d'ordre, visiteur, définiteur, sous-prieur, prieur et même procureur général de la Congrégation à Paris. Mais la chronologie de ces diverses fonctions est difficile à établir, de nombreuses erreurs ayant été écrites par Dom Calmet lui-même, d'ailleurs.

Par décision de la diète de Saint-Mihiel du 9-10 juillet 1648, il est nommé procureur général à Paris pour les années 1648-1649. Ensuite, il revient à Tout enseigner la Théologie et la Philosophie. En 1650, il enseigne la Philosophie à Saint-Arnould de Metz. Il occupe alors toute une série de responsabilités dans diverses abbayes, mais contrairement à ce qu'écrit Dom Calmet lui-même et qui fut reproduit par la plupart des biographes, il ne fut jamais prieur de Saint-Arnould de Metz. La liste des prieurs des diverses abbayes lorraines, champenoises établie par Cherest, ainsi que d'autres documents, en témoigne. De nombreux biographes le situent à Paris en qualité de procureur général en 1657-1658, date à laquelle il aurait fréquenté un cercle cartésien avec Clerselier. Rohault, le père Poisson... Dom Calmet le laisse entendre. A la vérité, si Desgabets a bien séjourné à Paris en 1658 pendant huit mois, ce n'était pas en qualité de procureur général, car selon des sources bénédictines irréfutables, de 1656 à 1659, Dom Martin This occupait cette fonction.

 

Les diverses affectations de Dom Robert Desgabets

 

1653-1654           Sous-prieur de Saint-Evre de Toul

1654-1655      Prieur de Saint-Léopold à Nancy

1655-1659      Prieur de Saint-Urbain (province de Champagne)

1657-1655      A Paris durant huit mois (sans fonction précise)

1660-1661      Compagnon d'ordre à Cluny - lecteur de philosophie

1662-1663      Sous-prieur de Saint-Evre de Toul

1663-1664      Prieur de Notre-Dame du Breuil (Commercy)

1665-1666      Prieur de Nome-Dame de Mouron (province de Champagne)

1666-16621         Prieur de Saint-Mansuy à Toul, nommé visiteur de la congrégation le 2 mai 1667

1668-1669      Sous-prieur de Saint-Mansuy à Toul

1670                Nommé prieur de Saint-Airy de Verdun, mais n'a pas occupé ce poste

1672-1673      Sous-prieur de Notre-Dame du Breuil

1674-1678      Prieur du Breuil

 

Il semble toutefois que la nomination à Verdun en août 1670 soit demeurée de pure forme et que Desgabets ne s'y rendit pas. La liste des prieurs de Saint-Aisy, établie par le docteur Cherest, signale pour l'année 1670-1671 Dom Bardis en qualité de prieur effectif, Quoi qu'il en soit, en décembre 1672, Dom Robert Desgabets est destitué de ses fonctions de prieur et rejoint, comme nous le verrons plus loin, Notre-Dame du Breuil.

Il décède au Breuil le 13 mars 1678, où il est enterré dans le cimetière jouxtant la chapelle détruite, tout comme sa sépulture, lors de la Révolution.

 

Son œuvre

 

L'œuvre de Dom Robert Desgabets, non imprimée à l'exception de deux ouvrages, a été remarquablement étudiée par Paul Lemaire, quant à ses aspects philosophiques principalement, et par René Taveneaux pour ses aspects théologiques.

Conquis par le Discours de la Méthode de Descartes, paru en 1637, Desgabets tente de faire de la philosophie de Descartes le portique de la théologie catholique. Il veut établir un lien entre la philosophie de Descartes qu'il admire et critique à la fois, qu'il veut compléter, et la théologie de saint Augustin. Séjournant à Paris en 1617-1658, il fréquente l'Académie de Monsieur Habert de Montmort : Henry Louis Habert, seigneur de Montmort et de la Brosse (1600-1679), membre de l'Académie française, premier maître de requêtes, conseiller du roi, tenait réunion tous les mardis, quai des Grands Augustins. Cette « académie » avait pris le relais des réunions qui se tenaient au couvent des Minimes, près de la Place royale, dès 1625 jusqu'en 1648, se retrouvaient, sous l'autorité du père Mersenne, des savants et des cartésiens. Ces cercles privés, assez nombreux à cette époque, furent les germes qui donnèrent naissance, après l'Académie française en 1635, à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres en 1663, à l'Académie des Sciences en 1666 (fondée par Colbert), à l'Académie de Peinture en 1667.

C'est par Clerselier, avocat au Parlement de Paris, ami de Descartes, que Desgabets fut introduit chez Monsieur de Montmort. Il y rencontra des cartésiens convaincus tels Male­branche, Jacques Rohault, physicien célèbre, gendre de Clerselier, mais aussi probablement Jean-Baptiste Denis, professeur de Philosophie et de Mathématiques, docteur en Médecine de Montpellier, conseiller et médecin ordinaire de Louis XIV, qui, aidé du chirurgien Paul Emmeretz, réalisa les premières transfusions humaines.

Dom Robert Desgabets manifeste un très vif intérêt pour les sciences physiques et rédige un « traité de mécanique » (manuscrit conservé à Epinal). Il s'intéresse également à la « communication du sang » et présente en juillet 1658 à l'hôtel de Montmort une conférence demeurée célèbre sur ce sujet, sur laquelle nous reviendrons. Mais c'est surtout la Philosophie et la Théologie qui retiennent son attention : il conçoit une nouvelle philosophie de l'Eucharistie, qui lui vaut la réprobation des jésuites (qui étaient hostiles à Descartes), des jansénistes et même des pères de l’Oratoire.

Dénoncé par l'un de ses collègues et par l'archevêque de Paris, François de Harlay, il est traduit devant une diète qui se tient à Saint-Vincent de Metz le 15 décembre 1672. Il est censuré et destitué de sa fonction de prieur de Saint-Airy, en raison de ses opinions théologiques jugées dangereuses. Il lui est proposé soit de se faire trappiste, soit de retourner au Breuil en qualité de sous-prieur ce qui tut choisi. Il retrouve là un autre proscrit, le cardinal de Retz, qu'il avait déjà rencontré en 1664, alors qu'il était prieur du Breuil, et dont la bienveillance et la protection manifestées à son égard lui sont bien utiles.

Dom Robert Desgabets va participer régulièrement aux « Conférences de Commercy », où il « distille Descartes à l'alambic ». Il se lance dans un traité de l'indéfectibilité des substances, soutient Malebranche, adhère aux conceptions de Galilée.

Sans aucun doute, Dom Robert Desgabets fut, selon le jugement de V. Cousin « un homme d'un esprit peu ordinaire, disciple et à la fois adversaire de Descartes, novateur en théologie, hasardeux en philosophie, habile dans les sciences positives ». Mais comme le jugeait pertinemment le cardinal de Retz, « il doit se défendre avec application de la pente, qu'il a un peu naturelle, de s'imaginer que ce qui est le plus outré est le plus vrai ». Certains ont cru voir en lui un autre Mabillon, la comparaison étant jugée toutefois le plus souvent comme excessive.

 

LA TRANSFUSION SANGUINE AU XVII° SIECLE

 

Jusqu'au XVIIème siècle, la transfusion sanguine, évoquée depuis les temps les plus anciens, notamment par les médecins arabes, relevait en fait davantage de la mythologie que de la technique médicale et scientifique : ainsi en est-il de la magicienne Médée jusqu'à la transfusion du pape Innocent VIII en 1492. Mais en 1628, William Harvey publie ses travaux sur la « grande circulation du sang », complétant les travaux de Michel Servet dit « Servetius », mort brûlé à Genève en 1553 par les Calvinistes, qui avait décrit la petite circulation.

Des bases objectives pour réaliser la transfusion étaient établies, du moins concernant « le contenant », c'est-à-dire le système vasculaire. L'injection intraveineuse de substances, dont la transfusion du sang n'est qu'une application particulière, connaît alors un engouement considérable dans toute l'Europe, notamment en Italie, Allemagne, Angleterre et France.

L’histoire « officielle » de la transfusion à cette époque retient surtout le nom de Richard Lower à Londres qui, après les travaux de Potter (1630) et Wren (1655) sur les injections intraveineuses de substances diverses, réalise en février 1666 les premières transfusions expérimentales sur des animaux. C'est à Jean-Baptiste Denis, aidé du chirurgien Emmeretz, que l'on attribue la première transfusion humaine réalisée à Paris, le 15 juin 1667 avec du sang d'agneau. Chaque école revendique la priorité de cette découverte, méconnaissant délibérément des travaux antérieurs indiscutables. Ces querelles paraissent aujourd'hui bien puériles, d'autant que l'engouement transfusionnel de cette époque reposait sur des bases scientifiques très insuffisantes : si le « contenant » avait été élucidé par les travaux de William Harvey, le « contenu », c'est-à-dire le sang, avec ses spécificités et ses problèmes de compatibilité et de coagulation notamment avaient été totalement méconnus. Les résultats ne se firent pas attendre et, sauf quelques cas pour lesquels on se demande par quel miracle ils purent être bien tolérés, voire bénéfiques, le bilan s'avéra très vite catastrophique.

Les premières transfusions humaines sont parfaitement connues. Le 15 juin 1667, Denis réalise la première opération sur un jeune homme souffrant depuis deux mois d'une fièvre très élevée ; il avait été saigné vingt fois ! la transfusion de 9 onces de sang d'agneau fut suivie d'une amélioration indiscutable. Quelques jours plus tard, Denis réalisait la deuxième transfusion humaine sur un porteur robuste, âgé de 45 ans, rémunéré pour cette expérience, qui reçut 10 onces de sang d'agneau, très bien supportées.

Le 24 juillet 1667, Denis opérait sur le baron Bond, fils du premier ministre du roi de Suède, atteint d'une diarrhée bilieuse, fébrile, très grave. Malgré deux transfusions de sang de veau, le décès survint, mais fut attribué à la gravité de la maladie digestive.

Le 29 novembre 1667, R. Lower et King réalisent à Londres une première transfusion sur un malade dénommé Arthur Coga avec du sang de mouton, puis une seconde le 12 décembre, avec un résultat favorable semble-t-il.

Le 19 décembre 1667, Denis, sur les instances de M. de Montmort et de l'épouse du malade. Antoine Mauroy, atteint de démence grave, lui transfuse du sang de veau une première fois, puis quelques jours plus tard, une deuxième fois (10 onces) avec un résultat remarquable. Mais le malade rechute en janvier et Denis, à la demande pressante de la femme Mauroy, accepte de faire une troisième transfusion début février 1668. Au moment d'opérer, le malade est pris de tremblement, l'opération est interrompue (avait-elle débuté ? Denis affirme que non), le malade meurt. La veuve Mauroy, incitée par les opposants de la transfusion, s'apprête à porter plainte. Devant la campagne de dénigrement et de diffamation dont il est l'objet, J.-B. Denis prend les devants et porte plainte lui-même. La sentence du Chatelet du 17 avril 1668 soumet toute transfusion à l'avis de la Faculté de Médecine de Paris qui, avec son doyen Guy Patin, y était fondamentalement hostile.

Il semble que quelque temps plus tard, en janvier 1670, le Parlement ait promulgué un arrêt interdisant « à tous médecins ou chirurgiens d'exercer la transfusion de sang sous peine de punition corporelle ». Si le Parlement fut bien saisi, il n'est pas certain toutefois que l'arrêt fut promulgué (nous n'en possédons que des preuves indirectes). Quant à la cour de Rome, malgré des affirmations couramment écrites, elle ne se prononça pas sur cette question. Toujours est-il que l'élan, inconsidéré, de la transfusion était stoppé pour une période de près de deux siècles. Il fallut attendre les travaux de James Blundell en 1849 pour voir s'ouvrir une nouvelle période expérimentale et surtout la découverte des groupes sanguins en 1900 par Landsteiner pour permettre à la transfusion les développements qu'elle a connus depuis lors, sans oublier le risque résiduel, immunologique ou infectieux auquel cette thérapeutique, biologique, ne peut et ne pourra jamais échapper totalement.

 

DOM ROBERT DESGABETS  ET LA TRANSFUSION SANGUINE AU XVII° SIECLE

 

C'est dans ce contexte que se situe la contribution de Dom Robert Desgabets, qui lui a valu d'être proclamé « inventeur de la transfusion du sang ». Les preuves de cette affirmation sont indirectes, parfois ambiguës, et ont fait l'objet de rapprochements plus empreints de chauvinisme régional que de rigueur scientifique, Desgabets n'ayant jamais relaté par écrit aucun protocole expérimental, ni affirmé avoir lui-même expérimenté. Seul Dom Calmet, en 1752, affirme, sans plus de précision, que Desgabets avait fait de telles expériences, ainsi que Dom Hyacinthe Alliot à Bar-le-Duc.

Le rôle joué par Robert Desgabets repose sur quatre documents qui méritent discussion. Dans une lettre de décembre 1667 adressée à Clerselier pour répondre à une lettre du père Poisson de l'Oratoire, Desgabets, informé des expériences de transfusion récemment réalisées à Paris par J.-B. Denis, signale « la joie de plusieurs personnes de mérite, qui me firent de grands compliments là-dessus, se souvenant que cette découverte qui s'était faite au milieu d'eux lorsque j'enseignais la Philosophie à la jeunesse de cette ville (Metz) dans la maison de Saint­Arnould en 1650... ». C'est en s'appuyant sur une copie de ce document (conservée à la Bibliothèque municipale de Saint-Dié.) que fut affirmée la priorité de Dom Robert Desgabets. Mais il existe d'autres documents, indirects eux aussi ; transcrits et adressés par J.-B. Denis à M. Sorbière le 2 mars 1668, ils méritent d'être attentivement examinés.

Dans une lettre à J.-B. Denis, datée du 28 juillet 1667, Dom Robert Desgabets lui rappelle qu'au cours de son séjour à Paris, dix ans auparavant, il imaginait que « c'était une occasion favorable pour pousser la pensée de la transfusion plus loin que je n'avais pu le faire dans notre province... ». Il rappelle la communication qu'il en fit chez M. de Montmort en juillet 1658, dont il joint un exemplaire de la minute. Il signale enfin avoir fait réaliser à Macon, par l'intermédiaire de Dom Eloy Pichot, « les tuyaux » pour exécuter la transfusion, il y a sept ans, c'est-à-dire en 1660 (et non en 1650), alors qu'il séjournait effectivement à Cluny. Le texte de la conférence prononcée en juillet 1658, joint à cette lettre, décrit la « pensée », le concept » de la transfusion appelé « communication du sang ». Desgabets décrit la machine qu'il a imaginée, il affirme que la chose est possible et qu'elle peut se pratiquer sans péril et avec grand fruit. A aucun moment, il ne fait état d’une quelconque expérimentation animale (ou humaine), ce qu'il n'eut pas manqué de faire s'il en avait réalisée.

J.-B. Denis, dans sa lettre à Sorbière du 2 mars 1668, revendique pour la France la « pensée de la transfusion » par Dom Robert Desgabets et prétend même que les Anglais, présents à l'hôtel de Montmort en juillet 1658 s'en étaient inspirés pour leurs premières expériences, ce qui souleva des protestations indignées des Anglais. J.-B. Denis considère lui aussi que si Desgabets a eu le mérite d'imaginer la communication du sang, il ne l'a pour sa part jamais expérimentée.

Enfin, dans une lettre écrite à Breuil le 5 septembre 1671 et adressée à Bossuet, Dom Robert Desgabets rappelle à l'évêque de Condom le souvenir de celui « dont le nom a fait quelque bruit à l'occasion de la transfusion du sang ». Tels sont les faits, objectivement relatés par Desgabets lui-même et J.-B. Denis, principaux acteurs de cette époque.

Par contre, Dom Calmet, dans sa Bibliothèque lorraine, rédigée près d'un siècle plus tard (1752) donne une version fort différente des travaux de Desgabets : « il inventa la transfusion de sang, qui consiste a tirer du sang des artères d'un homme ou de quelque animal vivant et à le faire passer dans les veines d'un autre, à qui on a tiré une partie de son sang, à peu près égale à celle qu'on doit lui infuser. Dom Desgabets en fit expérience et la communiqua à quelques-uns de ses amis à Paris, mais la chose avant été négligée pour lors, les Anglais la publièrent quelques années après, comme une découverte de leur invention. Dom Desgabets était alors prieur de Saint-Arnould à Metz et visiteur de la Congrégation. Au retour de ses visites, il apprit ce qu'on avait publié d'Angleterre sur la transfusion du sang ; il écrivit à ses amis a Paris et leur montra que cette invention n'était pas due aux Anglais, mais à lui, qui en avait fait l'expérience quelque temps auparavant. Nous avons encore vu les tuyaux dont on se servait pour faire passer le sang d'un animal vivant, dans les veines d'un autre ; et feu Dom Hyacinthe Alliot, abbé de Moyenmoutier, qui vivait de ce temps-là, m'a souvent raconté les expériences qu'il en avait faites, étant à Bar-le-Duc ». Dom Calmet cite en outre la lettre de Desgabets de 1667-1668, analysée ci-dessus où « il dit que dès l'an 1650, il avait montré la transfusion de sang, enseignant la Philosophie à Saint-Arnould de Metz ».

Par ailleurs, dans sa Notice sur Dom Hyacinthe Alliot, fils de Pierre, Dom Calmet écrit « Dom Robert Desgabets, son confrère, ayant inventé de son temps la transfusion du sang d'un animal vivant dans un autre aussi vivant, Dom Alliot fit sur cela plusieurs expériences à Bar-le-Duc et ailleurs ; et nous avons encore vu à Moyenmoutier les petits canaux d'argent, dont il se servait pour cette opération ». Les biographies ultérieures, de Dom J. François notamment en 1777, puis celle de J. Godefroy reproduisent les affirmations de Dom Calmet ou s'en inspirent.

 

Priorité de Desgabets

 

La priorité éventuelle de Desgabets a donc été établie sur ces bases contradictoires et s'est surtout appuyée sur les affirmations de Dom Calmet qui, notons le, ne précise pas à quelle date furent réalisées ces expériences éventuelles. Les faits relatés par les auteurs eux-mêmes (J.-B. Denis et Desgabets) paraissent historiquement plus crédibles qu'une relation faite près d'un siècle plus tard par Dom Calmet, quelle que fut la qualité et la rigueur générale de ses travaux.

- Il ne semble pas douteux que Dom Robert Desgabets exposa à Metz, à Saint-Arnould, alors qu'il enseignait la Philosophie en 1650, « la pensée de la communication du sang ».

- Il est établi que Dom Robert Desgabets exposa en juillet 1658, à l'hôtel de Montmort à Paris, le concept de la communication du sang, qu'il avait imaginé, ainsi que celui d'un appareil qui permettrait de réaliser cette opération. Mais cet exposé ne fait allusion à aucune expérimentation personnelle.

- Il semble établi que Dom Robert Desgabets fit réaliser en 1660 (et non en 1650) à Mâcon, par l'intermédiaire d'un collègue, Dom Eloi Pichot, les tuyaux qu'il avait imaginés : il séjournait alors à Cluny.

- Il est certain qu'au cours de l'année 1667, avant eu connaissance des expériences réalisées en 1666 par les Anglais, en mars, puis juin 1667 par 7.-B. Denis à Paris. Dom Robert Desgabets écrivit à J.-B. Denis et à Clersclier pour rappeler qu'il avait en 1650, puis 1658 conçu « la pensée de la transfusion et imaginé un appareil à cet effet, revendiquant ainsi sa priorité. Mais à aucun moment, Dom Robert Desgabets ne fait allusion à la moindre expérience personnelle, ce qu'il n'eut manqué de faire, étant donné l'enjeu de sa revendication de découvreur, si souvent affirmée.

Nous considérons donc, pour notre part, que Dom Calmet a poussé la contribution de Desgabets au-delà de la stricte réalité. Il est possible, toutefois, qu'à la suite des travaux de Lower et de J.-B. Denis cri 1667, Desgabets et surtout Dom H. Alliot, dans l'engouement général que connaissait la transfusion aient alors et seulement expérimenté eux-mêmes sur l'animal, niais ils n'étaient plus les premiers. Ceci n'est qu'une hypothèse, qui permettrait de justifier la relation de Dom Calmet qui a télescopé par ailleurs les chronologies : rien ne permet cependant de conforter une telle hypothèse.

Quoi qu`il en soit, le mérite de Dom Robert Desgabets reste très grand : il semble que, en France, il fut le premier à avoir exposé le concept, sinon imaginé la « communication » du sang : ce seul fait, irréfutable, est déjà en soi fort important.

 

Les Précurseurs

 

Mais une autre question se pose dans cette recherche de la priorité de l'invention de la transfusion qui agita si fortement les esprits au milieu du XVIIème siècle. L'histoire officielle a retenu R. Lower comme premier expérimentateur chez l'animal (1666), J.-B. Denis chez l'homme (juin 1667), en ajoutant la priorité du concept dès 1650 pour Desgabets. Cette vision de l'histoire a satisfait l'orgueil des promoteurs anglais et français, mais elle ne semble pas conforme à la vérité historique.

L'idée de la transfusion et même sa réalisation avaient été relatées dans plusieurs ouvrages bien auparavant. En 1615 Libavius, médecin chimiste allemand, né à Halle, publie un ouvrage intitulé Defènsio stintagmatis arcanorium chymicorum, dont « l'appendix » dans son chapitre IV décrit parfaitement la transfusion (artério-artérielle en l'occurrence) et condamne ce procédé. La priorité de Libavius est, en outre, affirmée dans l'ouvrage de Georg Abraham Mercklinus paru en 1679, imprimé à Nuremberg, intitulé Tractatio Médica Curiosa de Ortu et occcasu transfusionis sanguinis. Dans le chapitre II de ce traité, l'auteur étudie notamment les précurseurs de la transfusion sanguine : il cite surtout Libavius et Jean Colle.

Manfredi, professeur de Médecine à Rome, dans un ouvrage paru dès 1665, décrivant l'histoire de l'origine de la transfusion reconnaît la primauté de Libavius. Mercier de Saint-Léger, lui-même, en 1778, dans « ses remarques critiques sur la Bibliothèque générale des écrivains de l'Ordre de Saint-Benoît », rédigée par Dom Jean-François et parue en 1777, conteste à Dom Robert Desgabets l'invention de la transfusion et cite les écrits bien antérieurs de Libavius. Grand méconnu également, Giovanni Colle (1558-1631), de Belluno, professeur de Médecine à l'Université de Padoue, médecin du duc de Florence Cosme II, publie en 1628 un ouvrage intitulé Méthodus facile procurandi tuta et nova medicamenta, paru a Venise, et dont le chapitre VII décrit l'opération transfusion du sang ; Colle est considéré comme l'un des premiers à l'avoir expérimentée. N'oublions pas qu'il avait été formé et professait à l'Université de Padoue, où il avait eu connaissance des recherches de William Harvey qui avait fait ses études à Padoue, et bénéficié des enseignements de Fabrice d'Acquapendente (successeur de Vésale).

Plus tard et parallèlement dans les années 1654-1667, des expériences étaient tentées dans plusieurs pays d'Europe : dès 1654, Francesco Folli, médecin des Médicis, réalise ses premières transfusions : d'autres, tels Riva d'Asti ou Manfredi, s'intéressent à cette opération et l'expérimentent. En Allemagne, outre Libavius, citons également Jean Daniel Mayor, chirurgien de Hambourg, Kauffmann et son élève Purmann qui transfusèrent du sang animal à l'homme en 1667­-1668. En Angleterre, bien sûr, les travaux de Richard Lower avec King en 1666, faisant suite aux recherches de Potter en 1630 et de Wren en 1655 sur l'injection intraveineuse, paraissent des plus sérieux.

A la vérité, le développement de la transfusion du sang au XVIIème siècle correspond à un foisonnement d'idées et d'expériences qui se firent simultanément dans plusieurs pays d'Europe, où les informations et les écrits circulaient très rapidement : de 1666, date la parution en France du Journal des Sçavants (organe quasi officiel de la jeune Académie des Sciences), ainsi que les Philosophical Transactions of the Royal Society, de Londres. Dans ces deux journaux sont relatés, mois par mois en 1667-68, les travaux franco-­anglais sur la transfusion. Sans aucun doute, les travaux de William Harvey, connus dès 1616 bien que publiés en 1628 seulement, expliquent l'engouement transfusionnel qui s'est alors manifesté. Il paraît bien hasardeux, dans ce grand mouvement d'idées qui s'étendit de 1615 à 1668, d'affirmer avec certitude et objectivité qui, le premier, conçut, expérimenta et réalisa chez l'homme ensuite la transfusion de sang. Il apparaît que J.-B. Denis en France et Richard Lower en Angleterre furent ceux qui apportèrent l'une des plus importantes contributions à la transfusion, mais ils ne furent pas les seuls.

En France même, l'Académie des Sciences, fondée en décembre 1666, fit toute une série d'expériences très méthodiques de la transfusion animale de janvier au 21 mars 1667 : le procès verbal manuscrit du 22 janvier 1667 en atteste, ainsi que le livre publié beaucoup plus tard par Perrault (1688). Au total, sept expériences de transfusion ont été réalisées. Fait notable, les travaux de l'Académie furent anonymes, l'œuvre d'un groupe, et empreints d'un grand souci de recherche scientifique. On pense que Perrault et Gavant en furent les principaux acteurs, mais saluons la discrétion, l'absence de toute « médiatisation » dirions-nous aujourd'hui, qui fait honneur à cette compagnie et contraste singulièrement avec la recherche de notoriété indiscutable de J.-B. Denis, qui ne cite même pas ces travaux antérieurs de quelques mois cependant à ses premières expériences et qu'il ne pouvait ignorer. L'Académie des Sciences décida d'ailleurs de ne pas poursuivre ces recherches et surtout de ne pas passer à l'homme manifestant ainsi une grande sagesse. Dionis, le célèbre chirurgien, stigmatisait peu après la témérité et l'inconscience des premières expérimentations humaines, soulignant la nécessité préalable de nombreuses expérimentations animales.

 

Ainsi, au terme de cette étude, il nous apparaît bien téméraire d'affirmer que Dom Robert Desgabets fut l'inventeur de la transfusion sanguine et qu'il la réalisa pour la première fois à Metz en 1650.

A cette date, il exposa sans aucun doute, alors qu'il enseignait la Philosophie â Saint-Arnould de Metz la « pensée » de la transfusion, qui lui apparaissait concevable à la lumière des travaux de Harvey : mais peut-on affirmer qu'il n'avait pas connaissance des travaux de Libavius ou de Colle ?

Il est peu vraisemblable qu'il ait réalisé pour la première fois à Metz une transfusion en 1650 : les tuyaux d'argent qu'il avait imaginés n'ont d'ailleurs été réalisés à Mâcon que dix ans plus tard, ainsi qu'il le dit lui-même dans sa lettre de juillet 1667.

Pour autant, le mérite de Dom Robert Desgabets est grand : il fut de ceux qui virent dans les travaux de Harvey une base logique, susceptible de légitimer la transfusion pratiquée bien auparavant sans substrat objectif : il exposa ses idées à Metz en 1650, à Paris en 1658, fit réaliser un appareil qu'il avait imaginé en 1660. Expérimenta-t-il lui-même ? Jamais il n'en fit état.

Cependant, il est sans conteste l'un de ceux qui ont participé à l'essor de la transfusion au milieu du XVII` siècle. Il mérite plutôt d'être proclamé l'un des pionniers ou des promoteurs » de la transfusion sanguine à cette époque et ceci est déjà tout à fait remarquable. Dans sa notice, le Grand Larousse Illustré écrit avec beaucoup de sagesse : « il fut mêlé aux premières expériences sur la Transfusion du Sang ».

La Lorraine peut être très fière de Dom Robert Desgabets, l'un de ses bénédictins les plus illustres de la congrégation de Saint-Vanne et Saint-Hydulphe.

 

NB : On trouvera dans l’article de la revue une importante bibliographie et les compléments (iconographie, discours, extraits de lettres..)