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Le foyer Saint Stanislas (1774-1974)

Deux siècles au service de l’enfance déshéritée

 

par Christian VUILLEMIN

Assistant de Direction en 1974 et devenu plus tard Directeur Général Adjoint

 

image en grand

 

Voici deux cents ans était créé à Nancy l'actuel Foyer des Pupilles Saint-Stanilas. C'est en effet au mois de juillet 1774, l'année même de son avènement, que le roi Louis XVI en ordonna la fondation, sous le nom d'Hôpital des Enfants Trouvés.

Cette institution est l'une des plus anciennes qui aient été consacrées, en France, à l'enfance abandonnée, avec naturellement celle très célèbre, créée à Paris dès le XVIIe siècle par le charitable saint Vincent de Paul.

Son histoire déjà longue fut jalonnée par les révolutions et les guerres, mais surtout marquée par de nombreuses transformations en raison de l'évolution des conceptions et de la législation en matière sociale.

Depuis deux siècles, que de progrès et d'améliorations furent réalisés en faveur de cette fraction défavorisée et à laquelle on ne pense pas souvent : celle des enfants dépourvus du soutien, pourtant si nécessaire, d'une famille, qu'ils soient trouvés, abandonnés, orphelins, retirés à leurs parents ou temporairement confiés par ces derniers à l'établissement.

Avant de se pencher sur cette histoire, il n'est peut-être pas inutile de rappeler quel était, à l'origine, le sort réservé aux enfants abandonnés. Chez les peuples primitifs comme dans les civilisations antiques, on ne respectait pas la vie des enfants. Dans la Grèce antique comme plus tard à Rome, les abandons et même les infanticides étaient courants et, loin d'être punis, étaient considérés comme naturels.

C'est le christianisme qui, peu à peu, introduisit dans les mentalités la notion du respect de la vie et celle de charité. Ce qui explique en partie que, contrairement à ce qui se passe de nos jours, toutes les formes de ce qu'on appelle actuellement l'aide sociale, et qu'on appelait alors la bienfaisance, étaient d'essence privée. Sous l'Ancien Régime, ce n'était pas l'Etat mais les particuliers (seigneurs hauts-justiciers, riches bourgeois et surtout communautés religieuses) qui secouraient les pauvres, les infirmes et les orphelins. D'où des résultats inégaux et surtout très limités par rapport aux besoins.

Les souverains eux-mêmes contribuaient souvent à des oeuvres charitables en fondant des établissements ou en les dotant généreusement. Mais il s'agissait toujours de bienfaits isolés accomplis à titre personnel, même encore au XVIIIe siècle où pourtant déjà une nouvelle notion s'affirmait : celle des obligations de l'Etat envers ses sujets les plus défavorisés.

Parmi les princes les plus généreux de l'Ancien Régime, le roi Stanislas figure en bonne place, Son œuvre fut particulièrement importante puisqu'il subventionna de nombreuses institutions en faveur des pauvres de ses duchés. Il fit même élaborer le projet d'un établissement destiné à recevoir 600 à 1200 enfants trouvés. Mais cette idée ne fut même pas suivie d'un début de réalisation parce que la mort vint interrompre le prince dans sa tâche.

En revanche, il avait eu le temps de faire quelque chose pour les orphelins. Et à ce propos, il faut rappeler qu'avant la Révolution, les orphelins avaient un statut particulier et privilégié par rapport aux enfants trouvés et abandonnés. Il existait pour eux des fondations : à Nancy par exemple, le duc de Lorraine Charles IV avait créé en leur faveur, en 1626, une centaine de lits. Regroupés à Saint-Julien, leur nombre s'accrut en 1747 de 24 autres lits dus à la générosité de l'ancien roi de Pologne. Mais rien n'avait été prévu pour les enfants abandonnés en Lorraine avant 1774. Aussi la plupart d'entre eux mouraient, même s'ils étaient portés à l'hospice, faute de soins appropriés et surtout de nourrice. Parfois, on les envoyait à Paris où existait l'Hôpital des Enfants Abandonnés, mais le voyage leur était souvent fatal. Ceux qui avaient eu le privilège d'être recueillis par les villes ou les seigneurs, et de survivre, n'étaient entretenus que jusqu'à l'âge de 7 ans. Ensuite, livrés à eux-mêmes, ils étaient réduits à la mendicité et au vagabondage.

L'initiative de Louis XVI, qui sur le conseil de sa tante la pieuse princesse Adélaïde, reprit le projet de son arrière-grand-père et ordonna, par lettres patentes du 28 juillet 1774, la fondation de l'Hôpital des Enfants Trouvés, répondait à de véritables besoins.

Pourtant diverses raisons l'avaient motivée. Mis à part sa vocation charitable, elle répondait à des préoccupations réalistes : la multiplication des abandons vers la fin du XVIIIe siècle, en raison du développement démographique et des difficultés économiques, était susceptible de troubler l'ordre. Recueillir les enfants constituait donc aussi une mesure de police. D'autre part, selon les conceptions de beaucoup d'économistes de l'époque, la richesse d'un royaume se mesurait au nombre de ses sujets. Le roi avait par conséquent intérêt à sauver de la mort ceux qui, plus tard, contribueraient à la richesse du pays, ou serviraient dans son armée.

 

Première époque

L'Hôpital des Enfants Trouvés

ou une illustration de la bienfaisance des princes de l'Ancien Régime

(1774-1789)

 

I. - L'ORGANISATION ADMINISTRATIVE ET FINANCIÈRE INSTITUÉE PAR LES LETTRES PATENTES DU 28 JUILLET 1774

 

Les lettres de fondation fournirent à l'établissement les grandes lignes de son organisation et en particulier lui octroyèrent une totale autonomie avec les moyens financiers qu'elle supposait.

En ce qui concerne le financement, Louis XVI affecta à l'institution les 220000 livres provenant de la liquidation des magasins d'abondance établis par Stanislas en 1750 et 1754 et y ajouta personnellement la somme de 42392 livres. Cet important capital, confié au trésorier-receveur de l'Hôpital des Enfants, devait être placé et rapporter, au début, environ 10000 livres d'intérêt par an qui serviraient à couvrir la plus grande partie des dépenses.

Comme les autres établissements de la ville, cet hôpital bénéficia de mesures particulières : les lettres patentes l'exemptèrent de la gabelle (impôt prélevé sur le sel) et des droits d'entrée dans la ville de Nancy, qui pesaient sur les denrées nécessaires à la consommation. Pour son chauffage, le roi lui accorda de faire une coupe annuelle de 12 arpents sur son domaine.

D'autre part, les villes des duchés de Lorraine et de Bar étaient tenues à une contribution proportionnelle à leur importance. Nancy devait verser 1 500 livres par an, Lunéville 400, Bar 200, etc... L'hôpital, en échange, était obligé de recueillir les enfants abandonnés sur leur territoire, mais il pouvait aussi se charger des enfants trouvés sur les domaines de seigneurs voisins, à condition que ces derniers lui paient une pension de 60 livres par an et par enfant.

Enfin, pour accroître un peu les revenus de l'institution, les lettres patentes autorisaient les directeurs à « établir des troncs dans toutes les églises et autres lieux pour exciter le zèle et la charité », à recevoir des donations et legs, à « faire fabriquer toute espèce d'ouvrage en fils de coton et laine auquel les enfants pourront être appliqués » et destiné à être vendu.

En ce qui concerne l'organisation administrative, les lettres de fondation instituèrent, à la tête de l'Hôpital, un bureau formé de 10 membres de droit (l'évêque, les procureurs généraux, le maire, le lieutenant de police, etc.) et de 5 membres élus chaque année et choisis dans les principales classes de la société (un dans la noblesse, un dans le clergé, un parmi les avocats, deux dans la bourgeoisie).

Ce bureau d'administration se réunissait tous les quinze jours pour prendre les décisions nécessaires et chaque mois, le trésorier-receveur de l'Hôpital devait lui présenter un état sommaire des recettes et des dépenses.

La personnalité la plus importante en était l'évêque, ce qui n'est pas surprenant puisque les œuvres sociales étaient, sous l'Ancien Régime, un quasi-monopole de l'Eglise. Ceci explique aussi que l'on fit appel aux Sœurs hospitalières de Saint-Charles pour régir l'établissement.

L'origine de leur ordre remontait à 1652, date à laquelle un avocat, Emmanuel Chauvenel, fonda l'œuvre laïque des « Filles de la Charité Marie, Jésus, Joseph ». Cette œuvre obtint de l’évêque de Toul, en 1679, un statut religieux sous le nom de «Sœurs de Saint Charles Borromée ». Dès lors, leur histoire fut étroitement liée à celle des hospices nancéiens dans lesquels elles œuvrèrent avec un dévouement remarquable.

Un traité fut donc passé par l'Hôpital des Enfants Trouvés avec leur congrégation le 18 août 1774, par lequel il fut décidé que les sœurs proposées par la Supérieure au soin des enfants seraient, en échange de leurs services, nourries, logées, soignées et même inhumées. Elles jouiraient en outre d'un appartement convenable avec chambre particulière et recevraient chacune 72 livres payables tous les six mois pour leur entretien.

Tout avait été donc prévu et bien organisé, mais un problème ne tarda pas à se poser à propos des lieux choisis pour l'établissement de cet Hôpital. Il s'agissait des bâtiments de l'ancienne Vénerie ducale, situé à l'emplacement de l'actuelle université, entre la rue Lepois et la place Carnot. Cédés gratuitement par le roi Stanislas à la ville de Nancy, ils avaient été loués à des particuliers. Or le bail, consenti pour une durée de vingt-sept ans, ne devait prendre fin qu'en 1787. Après des tractations infructueuses, le locataire se montrant trop exigeant au point de vue du dédommagement, les administrateurs, sur le conseil de l'intendant de la Galaizière, louèrent une maison particulière rue Saint-Dizier (correspondant à l'actuel n° 114) pour loger les enfants et les religieuses, en attendant l'expiration du bail. Toutefois, dès 1778, ils purent emménager dans les bâtiments nouvellement restaurés à cet effet de l'ancienne Vénerie, pour y rester jusqu'en 1805. Ce sont ces enfants qu'il nous faut maintenant considérer.

 

II. - LES « ENFANTS TROUVES

 

Comme son nom l'indiquait, l'Hôpital n'était astreint de recueillir que les enfants trouvés, c'est-à-dire ceux exposés à l'extérieur de l'Hôpital et abandonnés, c'est-à-dire ceux que l'on portait à l'Hôpital, et ceci jusqu'à l'âge de 14 ans, parce qu'on estimait alors qu'ils étaient suffisamment grands pour vivre de leur travail.

 

Leurs origines

De nombreux documents concernant ces malheureux sont parvenus jusqu'à nous, malgré les siècles et les destructions, et fournissent des renseignements précieux sur l'origine des malheureux comme sur les raisons de leur abandon.

Trois documents reviennent souvent  :

- le billet de grossesse de la mère, puisque un édit datant du règne d'Henri II sur le « recel de grossesse » contraignait toute femme enceinte à faire une déclaration aux autorités, sous peine de mort ! Cette mesure avait pour but de prévenir tout éventuel infanticide ;

- un extrait d'acte de baptême afin que l'enfant ne soit pas rebaptisé par l'aumônier de   l'hôpital ;

- le procès verbal  prescrit aux officiers de police, par les lettres patentes lors de chaque admission.

Il existait divers modes d'abandon : certains parents quittaient brusquement la ville pour une destination inconnue en y laissant leur progéniture. Plus fréquemment, il arrivait que des enfants soient exposés clandestinement en pleine rue, généralement à la porte d'une église ou d'une maison particulière. Cette pratique, qui mettait en danger la vie et la santé surtout des nourrissons, était sévèrement sanctionnée par la loi ; pourtant elle se perpétua toujours et ce, malgré l'institution, dès 1774, d'un tour à la porte principale de l'Hôpital. Il s'agissait d'une armoire cylindrique tournant sur pivot et dans laquelle on pouvait mettre l'enfant tout en préservant son anonymat puisque la religieuse qui était chargée, à l'intérieur de l'établissement, de le recueillir, ne pouvait pas voir ce qui se passait dehors. Le tour, qui est un système fort ancien puisque on peut faire remonter son origine à la fin du XIIe siècle, avait l'inconvénient de ne pouvoir servir que pour les bébés, sinon des accidents pouvaient se produire quand on le faisait pivoter.

C'est peut-être pour cette raison que les expositions n'ont jamais disparu. Quoi qu'il en soit, tout passant qui découvrait un enfant devait avertir le commissaire de police. Celui-ci était tenu de se rendre sur les lieux pour dresser un procès-verbal et procéder à la levée en présence de deux témoins et d'une sage-femme à qui incombait la tâche de déterminer le sexe de l'enfant.

Cependant, dans la majorité des cas, sous l'Ancien Régime, les enfants étaient déposés à l'Hôpital même et on connaît leur identité et celle de leurs mères sans doute parce que ces dernières songeaient à la possibilité de les retirer plus tard quand elles en auraient les moyens. C'est dans cette perspective qu'elles accrochaient à leurs vêtements médailles, rubans et billets, sur lesquels étaient écrits d'une main mal assurée le prénom et l'âge. Ces signes de reconnaissance (médailles brisées en deux, liasses de lettres déchirées) ont été précieusement conservés ainsi que des morceaux de vêtements, pour le cas où les parents désireraient reprendre leurs enfants, à tel point qu'on peut encore les voir de nos jours aux Archives départementales.

Plus souvent que la mère, c'était la sage-femme qui se rendait avec le nourrisson à l'Hôpital après avoir pris soin de le faire baptiser. En effet, beaucoup de jeunes femmes venaient accoucher à Nancy dans des maisons spécialisées. Aussi, de plus en plus souvent, ce fut commissaire de police qui allait directement dans ces maisons procéder à la levée et dressait procès-verbal.

L'âge des enfants abandonnés ou trouvés était généralement très bas. Plus des trois quarts avaient moins d'un an ; certains avaient une semaine, c'était souvent le cas des enfants nés aux environs de Nancy. Et parmi ceux qui étaient à Nancy, beaucoup n'avaient que quelques heures !

On distinguait deux catégories : les enfants légitimes et les enfants naturels. Les premiers avaient été abandonnés à la suite de la maladie ou du décès de l'un ou des deux parents, chômage du père, ou du départ de ce dernier pour une destination plus ou moins connu. Leur nombre était restreint, surtout après 1779, où le Parlement leur interdit l'accès à l'Hôpital par mesure d'économie, tandis que les enfants naturels constituaient la majorité des effectifs. D’après les renseignements qui nous en restent, ces derniers étaient issus d un peu tous milieux sociaux et pas forcément des plus misérables. On trouve parmi leurs mères autant de filles de laboureurs, de fermiers, de marchands et d'officiers que de filles de manœuvres ou de brassiers.

Certaines d'entre  elles avaient quitté  la  maison  paternelle  pour aller travailler à la ville comme  domestiques ou servantes et là,  privées des cadres traditionnels de leur famille et de leur village, elles s'étaient laissées « séduire » par quelque jeune homme. C'est du moins ce qu'elles déclaraient souvent au commissaire. Beaucoup prétendaient ne pas connaître nom du père de leur enfant. Est-ce réellement par ignorance ou par peur ? En effet, elles auraient pu bénéficier des mesures prévues par la loi, qui autorisait une procédure en sédition et en recherche de paternité.  Nous savons donc fort peu de choses sur les pères,! ce n'est qu'on trouvait parmi eux beaucoup de militaires : Lunéville, où étaient cantonnés millier de gendarmes rouges remplacés ensuite par « les carabiniers de Monsieur », était un terrain de choix pour les naissances illégitimes.

Mis à part les femmes légères ou débauchées, ce n'est pas de gaieté de cœur que les mères abandonnaient leur nouveau-né, mais beaucoup y étaient contraintes sous la pression des interdits moraux et sociaux. Au XVIIIe siècle comme encore au XIXe siècle, la mère célibataire et l'enfant naturel étaient des objets de mépris en raison des tabous institués par l'Eglise. La misère aussi était un facteur important et souvent invoqué : la jeune mère, en raison de sa « faute », était rejetée par sa famille et la société. Il fallait qu'elle gagne sa vie, or, comment le pouvait-elle avec un bébé qui avait besoin de tous ses soins. La solution la plus facile qui s'offrait alors, dans ces moments de désarroi, était l'abandon. A l'Hôpital, pensaient-elles, leur enfant serait préservé de la misère. Or que devenait-il ?

 

Le sort des enfants recueillis par l'Hôpital

Au XVIIIe siècle, la mortalité infantile était effroyable en raison de l'ignorance des plus élémentaires règles d'hygiène, de la pauvreté en moyens et en connaissances de la médecine comme de la pharmacie. A l'Hôpital, la situation ne pouvait être que plus catastrophique. Effectivement, la moitié des enfants mouraient après leur admission parce que déjà leurs mères avaient vécu dans de mauvaises conditions d'hygiène, s'étaient mal alimentées ou même souffraient de maladies vénériennes. D'autre part, à l'Hôpital, ils étaient souvent sous-alimentés. Les biberons existaient déjà depuis longtemps, mais on ignorait la stérilisation et les laits de synthèse, aussi les risques d'intoxication étaient-ils grands. L'allaitement était le moyen le plus sûr, mais les nourrices qui acceptaient de rester à l'Hôpital étaient rares et, de ce fait, on leur confiait plusieurs enfants. Cependant la mortalité infantile de l'Hôpital nancéien était très inférieure à celle qu'on notait à la même époque à l'Hôpital des Enfants Abandonnés de Paris, où les deux tiers des bébés mouraient avant le premier mois de leur séjour, peut-être parce qu'à Nancy la plupart des enfants ne restaient pas sur place, mais étaient confiés à des nourrices vivant le plus souvent à la campagne.

Pourtant, à l'origine, les lettres patentes envisageaient l'établissement comme un dépôt où tous les enfants «trouvés» seraient reçus, nourris et élevés sur place. C'est du moins la conception qui prévalait sous l'Ancien Régime bien que déjà saint Vincent de Paul ait inauguré les placements familiaux et que certaines mesures aient été prévues par les lettres de 1774 pour encourager les particuliers à se charger gratuitement d'un enfant. Elles prescrivaient, par exemple, que tout particulier dont la femme servirait gratuitement de nourrice jusqu'au sevrage serait exempté de corvée et que tout chef de famille qui élèverait dans sa maison, depuis l'âge de trois ans un enfant trouvé, à la décharge de l'Hôpital, pourrait voir un de ses fils dispensé du service dans les régiments provinciaux. Mais bien peu de personnes acceptèrent cette charge, de même que rares devaient être les enfants retirés par leurs parents. L'Hôpital fut contraint, de ce fait, de recourir aux bons offices de nourrices qui, moyennant une petite pension, élevaient les enfants. En 1778, 622 enfants, sur un total de 646, étaient ainsi disséminés dans les environs de Nancy. Pour inciter les nourrices à bien les soigner, le prix de la pension était augmenté chaque mois jusqu'à concurrence du double le dernier mois dans lequel l'enfant était sevré. Pour être payées, il fallait qu'elles aillent chaque mois à Nancy et qu'elles fassent la preuve que l'enfant était toujours en vie en le présentant à l'Hôpital ou plus simplement en fournissant un certificat de vie signé du curé de leur paroisse. Au-delà du sevrage, elles pouvaient conserver l'enfant auprès d'elles moyennant une pension un peu moins élevée au fur et à mesure qu'il grandissait, parce qu'on estimait qu'il nécessitait de moins en moins de soin, tout en étant capable de rendre de plus en plus de services à la maison comme aux champs.

C'étaient les religieuses qui étaient chargées de recruter les nourrices et d'aller, à l'occasion, les visiter afin de veiller à ce que les enfants soient bien traités, mais ces inspections étaient rares en raison de la faiblesse des moyens de transport de l'époque. Les religieuses, déjà peu nombreuses, avaient trop à faire à l'Hôpital pour perdre leur temps à parcourir les routes. Nous ne savons donc pas quel était le sort de ces enfants. Toutefois, selon un rapport de l'aumônier de l'Hôpital, fait en novembre 1788 et fondé sur les témoignages de curés de campagne, leur éducation ne semble pas avoir été très soignée : beaucoup, accuse-t-il, n allaient pas à l'école, ni même au catéchisme, vivaient dans la plus grande promiscuité alors qu'ils étaient déjà grands, et certaines nourrices les envoyaient mendier ou voler !

Le petit nombre de ceux qui restaient à l'Hôpital ne connaissait pas une telle situation, mais leur sort n'en était pas toujours plus enviable. Beaucoup étaient débiles, infirmes ou malades. Toutefois, les incurables étaient dirigés sur Paris. Leur vie, réglée par une stricte discipline, se déroulait dans un cadre triste et dépourvu de tout confort. Leur formation intellectuelle se réduisait à quelques rudiments d'instruction religieuse, de lecture, d'écriture et de calcul. L'accent était surtout mis sur la formation professionnelle : dès l'âge le plus tendre, on les employait à des travaux manuels pour qu'ils soient capables de gagner leur vie. Un atelier fut même créé à l'Hôpital sous la direction des religieuses : les enfants, dès 7 ans, apprenaient à filer, à tricoter, à coudre, etc., et cette production était vendue au profit de l'établissement. Mais les directeurs préféraient les envoyer dans des ateliers de charité, comme ceux de Bar et de Froville, où ils étaient mieux encadrés. A 14 ans, les enfants étaient jugés aptes à voler de leurs propres ailes et devaient aller travailler dans les manufactures pour ceux qui avaient reçu une formation adéquate ou dans les fermes pour ceux qui étaient restés à la campagne, l'Hôpital estimant sa mission remplie. D'ailleurs, il n'aurait pas eu les moyens de subvenir plus longtemps à leurs besoins, si l'on considère les difficultés financières qu'il connaissait sans cela.

 

III. - LES DIFFICULTES FINANCIERES

 

Effectivement, le principal problème de l'Hôpital, dès les premières années qui suivirent sa fondation, s'avéra être un problème d'argent et très vite les administrateurs furent assaillis par les difficultés. Certes, le roi avait au départ généreusement pourvu l'établissement pour qu'il puisse faire face aux dépenses d'entretien et d'éducation des enfants, mais les intérêts que rapportaient annuellement le capital originel et les menues contributions des villes ou de particuliers charitables se révélèrent insuffisants face à des dépenses croissantes.

En mai 1778, les directeurs de l'Hôpital envoyèrent à Versailles un mémoire pour exposer la situation : les revenus, signalaient-ils, étaient de 17708 livres ; or, les dépenses annuelles, occasionnées par les 646 enfants qui étaient alors à leur charge, atteignaient la somme de 43726 livres. Leur seul recours était d'entamer le capital, mais cela signifiait, à brève échéance, la fermeture de l'institution. Aussi en appelaient-ils à la générosité royale, qui se manifesta quelques mois plus tard par l'allocation d'un revenu supplémentaire de 6000 livres par an, prélevé sur le montant de la perception d'un nouvel impôt.

Entre-temps, le Parlement de Lorraine, alerté par les directeurs, s'émut et imagina quelques mesures pour freiner la progression du nombre des enfants assistés : il interdit formellement l'accès de l'Hôpital aux enfants légitimes et à ceux venus des territoires limitrophes. Et en attendant que « le roi dote suffisamment le dit hôpital », il ordonna aux officiers de police des villes, aux maires et aux autres autorités de surveiller le mouvement des enfants, de « s'enquérir de l'éloignement clandestin des enfants légitimes de l'âge de 4 ans et au-dessous, du sein de leur famille », d'en exiger la réintégration et d'ordonner aux pères d'enfants naturels, à même de le faire, de les élever. En effet, certains parents avaient trouvé en l'Hôpital un moyen de se décharger de leurs bouches à nourrir, la conscience relativement tranquille puisqu'ils savaient qu'on les y traiterait bien et même souvent mieux que chez eux. Certains allaient jusqu'à solliciter des recommandations auprès de personnes bien placées pour que les enfants soient pris !

Une surveillance fut désormais exercée sur la provenance des enfants et la situation de leurs parents. Et c'est sans doute vers cette époque que le tour fut supprimé, ce qui accrut le nombre des expositions. Pourtant, le nombre des admissions connut un net fléchissement, sans doute grâce aux mesures prises par le Parlement. En 1779-1780, le chiffre était de 288 seulement, alors que les années précédentes la moyenne dépassait 350. Mais au bout de quelques années, une remontée très sensible s'amorça pour se poursuivre au-delà de 1789. Avec une moyenne de 397 enfants abandonnés chaque année, pour la période 1774-1793, l'Hôpital, malgré une sévère mortalité, avait en permanence à sa charge 600 à 800 enfants, ce qui obérait lourdement son budget et contraignait ses directeurs à quémander sans cesse de nouveaux subsides. Après les 6000 livres annuelles, d'autres sommes leur furent accordées, qui se révélèrent tout aussi insuffisantes.

L'institution, qui à cette époque dut uniquement de survivre au trésor royal, puisque les donations et legs des particuliers, en raison sans doute de l'atmosphère de légèreté, d'égoïsme et d'irréligiosité qui régnait alors, furent insignifiants, apparut un peu comme un gouffre sans fond. Ce caractère devait se confirmer durant la deuxième époque de son histoire.

 

Deuxième époque (1789-1820)

De l'Hospice des Enfants de la Patrie

à l'Hospice des Orphelins ou l'affirmation de la notion de justice sociale

 

Alors que les administrateurs de l'Hôpital se débattaient dans des difficultés interminables, la Révolution éclata. Loin de régler leurs problèmes, elle devait les aggraver en raison de l'anarchie qu'elle engendra et de la législation quelque peu incohérente qu'elle institua. Pourtant son œuvre ne fut pas totalement négative.

La Révolution française se caractérisa en effet par un souffle d'enthousiasme et de jeunesse, un désir de renouveau et des élans de générosité du moins à ses débuts. La nuit du 4 août reste l'exemple le plus frappant de cet « esprit de 89 ». Bien que les rêves et les aspirations qu'elle ait suscités se soient rapidement brisés sur les écueils de la réalité, il en reste quelque chose d'attachant et qui se révéla utile. Certes, beaucoup de ses généreuses initiatives furent inappliquées car encore inapplicables pour l'époque, mais le grain en avait été semé et plus tard elles donnèrent lieu à des réalisations.

Ce que le Révolution a surtout apporté, ce sont de nouvelles conceptions sur l'assistance, un nouvel esprit : c'est en effet elle qui a définitivement substitué à la notion trop restreinte de charité chrétienne, la notion moderne et laïque de justice. Ce revirement avait été préparé tout au long du XVIIIe siècle par ceux qu'on a appelé les philosophes et qui les premiers ont affirmé les devoirs de l'Etat et non plus seulement ses droits. Avec Montesquieu, ils pensaient que « quelques aumônes distribuées dans la rue ne remplissent pas les obligations de l'Etat» et que « celui-ci doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé ».

En créant un Comité pour l'Extinction de la Mendicité dès 1790, l'Assemblée Constituante fit de l'assistance un service public. Elle exempta officiellement les seigneurs du soin d'élever les enfants trouvés et confia cette charge aux communes et départements nouvellement créés, tandis que la création d'asiles pour les filles enceintes et l'adoption étaient préconisées.

Mais au même moment, à Nancy, l'Hôpital des Enfants Trouvés connaissait les plus graves difficultés de son histoire.

 

I. - DÉSORGANISATION ET RÉORGANISATION

 

Sur le plan administratif, la Révolution marqua la fin de l'autonomie pour l'hospice nancéien.

Après la démission du bureau d'administration en 1791, il y eut une réorganisation très importante : à la tête de l'établissement, les représentants du pouvoir nommèrent quatre administrateurs extérieurs dont le directeur, un commis aux écritures chargé de le seconder, un officier de santé et un économe. L'administration intérieure se composait de douze personnes : cinq filles hospitalières qui avaient pris la place des religieuses, quatre filles de peine, un tailleur, un boulanger et un jardinier. Il fut exigé du directeur qu'il résidât dans l'enceinte de l'hospice afin d'être en mesure de réceptionner les enfants à toute heure du jour et de la nuit et de recevoir les nourrices désireuses de s'en charger.

Dès octobre 1796, l'Etat se déchargeait de l'administration directe de l'établissement sur la municipalité de Nancy, qui devait l'exercer sous la tutelle des autorités départementales. Ce fut désormais à la Ville de choisir le personnel.

Cette organisation suscita des récriminations de la part du directeur lui-même qui la jugeait trop coûteuse. Cependant, les problèmes les plus graves relevaient d'un autre domaine.

Sur la plan financier, l'écroulement de la monarchie fut une catastrophe pour l'Hôpital qui vit brusquement se tarir la plupart de ses sources habituelles de revenus ; il cessa de toucher les intérêts que lui rapportaient les capitaux qu'il avait placés, le trésor royal ne lui versa plus le secours extraordinaire de 32000 livres annuel, beaucoup de villes refusèrent de continuer à lui payer leur contribution ; enfin, comme les autres établissements, il fut spolié, d'une partie de ses biens. C'est pour ces raisons que le bureau des administrateurs remit sa démission et ses pouvoirs au directoire du département.

La situation sembla s'éclaircir en 1793, lorsque l'Assemblée législative et la Convention, pénétrées du sentiment que de telles institutions étaient d'intérêt national et ne pouvaient être laissées uniquement à la charge des départements, en firent supporter le poids à la nation toute entière. Elles ordonnèrent en outre que les enfants porteraient désormais le nom d'orphelins «toute autre qualification étant absolument prohibée». A Nancy, toutefois, l'Hôpital des Enfants Trouvés troqua son nom pour celui, plus au goût du jour, d'Hospice des Enfants de la Patrie, qu'il porta jusqu'en 1805.

Pour financer ces décisions et subvenir aux dépenses des orphelins qui étaient à la charge de ce qu'on appelait alors les « Hospices d'Humanité de la République », on mit 4600000 mille livres à la disposition du Ministre de l'Intérieur, qui fut invité à les ventiler à travers la France. Cette somme, qui grevait un trésor public déjà pauvre, s'avéra insuffisante.

A Nancy, l'Hospice réduit « aux seuls secours de la Nation » fut plus d'une fois au bord de la disette. Malgré les véritables appels de détresse que lui adressait le directeur, l'Etat, assailli » de toutes parts, ne pouvait souvent lui consentir que de maigres avances qui étaient bien vite englouties. Aussi il lui fallait sans cesse renouveler ses demandes. Voilà ce qu'écrivait le directeur, le 6 brumaire de l'an IV, et qui illustre bien le climat de misère qui régnait alors :

«J'avais  demandé l'avance  nécessaire  d'une  somme de 50000 francs.  Vous  ne   m'avez accordé que la somme insuffisante de 30000. » Or, explique-t-il, cet argent lui a, à peine, permis de  payer une partie des denrées nécessaires (viande, pain, céréales). « Nous voilà endettés, poursuit-il, ayant à la vérité quatre réseaux de blé et douze d'orge, mais manquant de légumes, de viande, de beurre, etc... »

Les subsides, qu'on lui accordait avec plus ou moins de parcimonie, lui étaient versés en assignats. Or, les paysans et les commerçants refusaient souvent d'échanger leurs marchandises contre une monnaie en laquelle ils n'avaient aucune confiance. C'est pourquoi le malheureux directeur devait au préalable se procurer de l'or. Outre la nourriture, il fallait fournir habits et sabots aux enfants. En l'an IV, une mesure autorisa les directeurs des hospices ainsi que ceux des prisons à puiser dans les magasins où étaient entreposés de nombreux vêtements, tissus, etc. confisqués, pour vêtir leurs «pensionnaires». Mais la charge la plus lourde restait le paiement des 900 nourrices et plus auxquelles on avait confié des enfants et qui menaçaient de les rapporter.

L'établissement continua à fonctionner tant bien que mal, jusqu'au jour où les Assemblées Révolutionnaires, par une loi, déchargèrent en grande partie l'Etat de l'entretien des enfants abandonnés et orphelins sur les hospices. Il s'agit de la loi du 27 frimaire an V, qui supprima les dépôts généraux financés depuis 1793 par le trésor public, en même temps qu'elle ordonnait de porter désormais les enfants dans l'hospice le plus proche du lieu d'exposition. Elle plaça aussi les enfants assistés sous la tutelle du président de l'administration municipale, dans l'arrondissement duquel était situé l'hospice. En pratique pourtant, la tutelle (qui concernait le placement en nourrice et en apprentissage, l'éducation, la surveillance...) était exercée par les commissions administratives des hospices. Ces organismes venaient d'être créés et étaient composés du maire et de six membres renouvelables dont deux élus par le conseil municipal et quatre nommés par les autorités départementales.

A la suite de cette loi, l'Hospice des Enfants de la Patrie n'eut plus d'existence légale et le sort des enfants fut confié à la commission administrative des hospices de Nancy, grâce à laquelle l'œuvre subsista.

Cependant, des plaintes ne tardèrent pas à s'élever contre les dispositions de la loi du 27 frimaire. Celles-ci comportaient en effet de graves inconvénients : pour les enfants d'abord puisque les contacts auxquels ils étaient exposés avec les malades et les vieillards, dans les hospices, menaçaient leur santé ; pour les hospices aussi et surtout, parce que la loi non seulement fit supporter à leur budget la charge des enfants, mais encore favorisa l'accroissement du nombre des abandons en multipliant les lieux de dépôt. Les hospices de la Meurthe, comme ceux des autres départements, souhaitaient le rétablissement des dépôts généraux.

De son côté, la Commission administrative des Hospices de Nancy, à laquelle échut en 1798 la charge des orphelins de l'Hospice de Boudonville, songeait à réunir tous les enfants dont elle avait la tutelle dans un même établissement en vue d'améliorer leurs conditions de séjour et de simplifier sa propre tâche. Or, en 1801, le Consulat octroya aux Hospice civils, en compensation de la confiscation de certains de leurs biens, un ancien noviciat ou collège ; de Jésuites, qui était situé au bout de la rue Saint-Dizier. Les bâtiments avaient été, depuis l'expulsion de l'ordre, en 1768, utilisés comme magasins militaires et corps de garde, fallut donc procéder à des travaux de remise en état, dont la direction fut confiée à l'architecte Merlin. Des ateliers furent également construits pour les futurs apprentis, tandis que l'abbé Chariot aménageait bénévolement, et à ses frais, une chapelle dans l'ancien réfectoire des Jésuites.

En 1805, le nouvel établissement, sur le frontispice duquel on inscrivit seulement « Hospice des Orphelins », sans doute parce que l'ancienne dénomination rappelait des souvenirs que l'Empire s'efforçait déjà de chasser, était jugé, par les médecins et chirurgiens, en mesure d'accueillir les enfants. Après les petites filles du premier âge, les garçons du premier âge, jusque-là à l'Hôpital de la Bienfaisance (actuel Saint-Julien), furent transférés rue Saint-Dizier. Ils ne furent pas suivis tout de suite par les grands parce que entre-temps l'Hospice des Orphelines de Sainte-Elisabeth avait été supprimé (17 messidor an XIII) et réuni aux Hospices civils. Les 50 jeunes filles furent installées dans le nouvel hospice où elles occupèrent les places primitivement destinées aux enfants du second âge. Ce n'est qu'en 1809 que ces derniers (40 garçons et 40 filles) vinrent à leur tour de Saint-Julien. A cette date, tous les enfants trouvés, abandonnés ou orphelins, étaient regroupés pour la première fois sous un même toit. Pourtant leurs dépenses n'étaient pas confondues, et chaque groupe conservait son budget propre et ses règles particulières en matière de gestion ou d'admission, ce qui n'était pas fait pour simplifier les choses. Quant aux anciens bâtiments de la Vénerie, ils auraient nécessité de très importantes réparations ; aussi les Hospices préférèrent les vendre. Leur emplacement devait servir plus tard à ériger le Palais des Facultés.

L'emménagement dans  les  nouveaux locaux s'accompagna  d'un  nouveau  règlement qui donna aux religieuses la haute main sur l'établissement. Celles-ci, après avoir été chassée ainsi que l'aumônier en  1794, avaient été autorisées par les administrateurs de l'an V reprendre leur mission dans les hôpitaux,  mais sous leur nom patronymique précédé du titre de citoyenne. Il fallut qu'elles attendent encore huit ans pour se voir permettre par l'évêque de porter à nouveau leur habit religieux.

Le nouveau règlement confia la gestion de l'hospice à une sœur économe qui était chargée de toute la comptabilité intérieure et recevait, pour les dépenses de nourriture et d'entretien un prix de journée fixé par la Commission administrative. Au point de vue de l'organisâtion intérieure, les enfants furent divisés en quatre offices : un pour les garçons du premier âge, un pour les filles du premier âge auxquelles on rajouta les enfants exposés et destinés à être placés en nourrice, un pour les garçons du second 'âge et un pour les filles du second âge. A chacun étaient affectées une sœur hospitalière et une domestique à gages, mais on recourait aussi aux services des grandes filles notamment pour les deux premiers offices car ils regroupaient les enfants qui demandaient le plus de soins.

Le personnel se complétait d'une sœur lingère, d'une sœur cuisinière, d'une sœur portier, d'un boulanger, d'un jardinier, d'un domestique chargé du soin des animaux qu'on éleva dans l'établissement, d'un instituteur qui, outre sa tâche d'enseignement, devait seconder l'économe et la sœur préposée à l'office des grands garçons dans la surveillance de la police intérieure, et d'un aumônier. En tout, dix-huit personnes dont huit religieuses.

Il ne manquait plus à l'établissement qu'un statut légal pour consacrer son existence : c'est ce que devait lui donner le décret-loi du 19 janvier 1811.

Sous l'Empire, Napoléon eut le mérite de mettre de l'ordre et de compléter l'héritage intéressant mais confus de la Révolution et de doter ainsi la France d'une organisation solide durable. En ce qui concerne notre sujet, le décret de 1811  constitua la première charte des enfants assistés et fut, durant tout le XIXe siècle, la pierre angulaire de la législation qu'ils suscitèrent.

Tout d'abord, le décret mit fin aux excès provoqués par la loi de l'an V, en restreignant le nombre des hospices dépositaires. Dans la Meurthe, le Préfet, comme l'y autorisaient les textes, fit de l'Hospice des Orphelins de Nancy l'unique établissement chargé de recueillir les enfants pour tout le département.

D'autre part, le décret unifia le statut des trois catégories d'enfants assistés qu'on distingua alors : les enfants trouvés, qui sont « ceux nés de pères et de mères inconnus et ont été trouvés exposés dans un lieu quelconque », les enfants abandonnés, c'est-à-dire « ceux qui, nés  de  père  ou   de   mère   connu...   en  sont  délaissés »,   enfin   les orphelins  ou « ceux q n'ayant ni père, ni mère, n'ont aucun moyen d'existence ». Leur tutelle fut confiée à la commission administrative des hospices dépositaires ; en fait,  elle l'exerçait déjà.  Les frais de séjour à l'hospice, ou dépenses intérieures, restèrent du ressort des hospices tandis que dépenses extérieures, ou pensions qu'il fallait verser pour les enfants confiés à des nourrices incombaient à l'Etat mais aussi aux communes.

L'abandon  d'un  enfant,  sans s'assurer au  préalable qu'il  sera  recueilli, était un délit visé par le code pénal sous le terme « d'exposition » ou de « délaissement ». Pourtant ce qui était sanctionné, ce n'était pas le rejet de l'obligation parentale, mais le danger que faisait courir à l'enfant un tel mode d'abandon. Dès lors, on organisa ce dernier pour sauvegarder l'anonymat  des parents tout en protégeant  la santé de  l'enfant.  C'est dans cette perspective que le décret reconnut officiellement l'ancien système du tour qui, selon Lamartine, permettait « d'abandonner un enfant sans que l'on puisse distinguer le visage de la mère pécheresse » et était « une ingénieuse invention de la charité chrétienne, ayant des mains pour recevoir mais pas d'yeux pour voir, ni de bouche pour parler ». Le 14 août 1811, un tour, muni d'une sonnette, fut à nouveau établi à la porte principale pour recevoir les enfants dont nous allons voir maintenant qu'elle était la vie entre 1789 et 1820.

 

II - LA VIE DES ENFANTS ASSISTÉS DE LA RÉVOLUTION A LA RESTAURATION

 

Alors que sous l'Ancien Régime, la majorité des effectifs de l'Hospice nancéien était constituée par des enfants abandonnés, c'est l'inverse que l'on observe après 1793. Le pourcentage des enfants trouvés après 1796 et au-delà de 1820 fut rarement inférieur à 90 et atteignit même le maximum en 1799 et en 1800. Pourtant les formalités d'abandon avaient été réduites au minimum sous la Révolution : l'admission avait lieu à bureau ouvert et un extrait d'acte de naissance était la seule pièce exigée.

Quant au nombre annuel d'abandons, il était moins fort que durant l'époque précédente : la moyenne des admissions était rarement supérieure à 200 entre 1793 et 1810 ; ensuite l'accroissement fut rapide et elle s'éleva au-dessus de 300. Ce n'était pas excessif par rapport à autrefois, mais il faut rappeler que Nancy n'était plus l'unique dépositaire des deux duchés et que son rayonnement, même après le décret de 1811, ne dépassait pas le cadre du ait département. Les abandons restaient nombreux et étaient favorisés par les désordres de l'époque : la Révolution qui ébranla l'ordre établi et la position de l'Eglise et de la religion,  puis les guerres napoléoniennes accélérèrent la décadence des mœurs tout en plongeant certaines familles dans le malheur. Si certaines femmes exposaient sans scrupules leur nouveau-né pour rester libres, d'autres y furent poussées parce que leur mari avait trouvé la mort sur l'échafaud ou au champ de bataille.

 

Les enfants placés à l'extérieur

Ces enfants, l'Hospice de Nancy continua à les confier, dans la mesure du possible, à l’extérieur. Un arrêté du 30 ventôse de l'an V (20 mars 1797) proclamait d'ailleurs « la supériorité du placement nourricier dans les familles habitant la campagne, sur l'internement dans les établissements désignés sous le nom d'orphelinats » et conseillait vivement de ne jamais ramener les enfants à l'Hospice, à moins qu'ils ne soient estropiés ou inaptes à aider leurs parents nourriciers. Pour encourager les particuliers à prendre des enfants chez eux, trois indemnités étaient en outre prévues. Les contrats passés par l'Hospice avec les nourrices comportaient à peu près les mêmes modalités que ceux passés à la fin de la monarchie, à cette différence que les nourrices n'étaient plus payées tous les mois mais tous les trimestres. D'autre part, ce n'était plus à l'Hospice mais à l'Etat puis aux collectivités locales qu'incombaient les frais de pension. Une layette et des « vêtures » devaient toutefois être fournies avec l'enfant par l'Hospice qui était aussi chargé de recruter les nourrices selon certains critères. Les textes spécifiaient par exemple que « les personnes qui se présenteront pour recevoir les enfants abandonnés devront être munies d’attestations de bonnes vie et mœurs décernées par les agents municipaux ». Enfin, les contrats précisaient que les nourrices s'engageaient à « élever (l'enfant) dans les principes républicains » et à l'envoyer à l'école.

Si les nourrices refusaient de conserver les enfants dont on leur avait donné la charge après qu'ils aient atteint l'âge de 12 ans, l'Hospice essayait de placer ces derniers chez des cultivateurs, des artisans ou des manufacturiers où les enfants devaient rester jusqu'à leur majorité pour y apprendre « un métier de profession conforme à leur goût et faculté ». Le principal rôle de l'Hospice était de veiller sur les enfants jusqu'à ce qu'ils soient en mesure tait de se débrouiller seuls et par conséquent de leur faire donner une formation professionnelle. Des contrats d'apprentissage étaient passés entre la Commission administrative des Hospices de Nancy et des fabricants. Ces derniers devaient « s'engager à conserver les jeunes gens chez eux, à les loger, à les nourrir d'une manière suffisante et saine », à les faire soigner en cas de maladie, et ce durant tout le temps de l'apprentissage, c'est-à-dire cinq ans.

Sur le plan moral, ils devaient veiller à leurs mœurs et à leur éducation civile et religieuse et remplir ces diverses obligations en bon père de famille. Les apprentis, une fois leur formation terminée, devaient rembourser à leurs patrons les frais occasionnés par leur entretien.

Par ces contrats, l'Hospice se déchargeait totalement des enfants de plus de 12 ans, en se contentant de leur fournir quelques vêtements (un habit-veste, un gilet, un pantalon pour l'hiver et les mêmes habits pour l'été, ainsi qu'un chapeau, deux paires de chaussures, trois chemises, trois paires de bas, deux mouchoirs de col et quatre de poche). De leur côté, les patrons faisaient une bonne affaire puisque les apprentis constituaient une main-d'œuvre gratuite. Enfin, les enfants eux-mêmes en tiraient l'avantage d'apprendre un métier et de ; s'adapter à la vie dans un milieu plus naturel que ne l'était celui de l'orphelinat. D'autant ; plus qu'au début du XIXe siècle, la vie était très dure pour qui n'avait pas de famille. Pour l’individu livré à lui-même et ne pouvant encore pas bénéficier du secours d'une bonne législation : sociale qu'était l'enfance assistée, la meilleure solution était d'être placé très jeune afin d'apprendre à lutter, dans un monde rendu impitoyable par la montée du machinisme, la concentration du capital et les excès du libéralisme.

Plus de 60 à 70% des enfants étaient ainsi dispersés à l'extérieur de l'établissement, placés soit en nourrice, soit chez des cultivateurs, soit en apprentissage chez des artisans et manufacturiers. Seule une centaine d'enfants au maximum restait dans les murs de l'Hospice.

 

Les enfants qui restaient à l'Hospice

C'étaient des orphelins, qui théoriquement ne devaient pas être placés à l'extérieur, des enfants abandonnés susceptibles d'être retirés à plus ou moins brève échéance et souvent aussi des malades, des infirmes et des débiles. Ces derniers, en raison de leur état, étaient gardés au-delà de 14 ans et on essayait de les employer comme domestiques aux cuisines ou à la basse-cour.

La concentration des enfants était en principe déconseillée par les autorités compétentes, parce que, aggravée par de mauvaises conditions d'hygiène, elle avait de graves conséquences pour leur santé. Bien souvent des épidémies éclataient : la seule vaccination connue à l'époque était celle découverte contre la petite vérole par le médecin anglais Jenner dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Bien qu'elle ait été rendue obligatoire en 1793, une épidémie parvint à décimer, en 1800, un sixième des enfants abrités par l'Hospice. La mortalité, moins élevée que durant la période précédente, restait toujours très importante, surtout parmi les nourrissons de moins d'une semaine ou d'un mois. Certaines années, elle fut même favorisée par l'état de sous-alimentation auquel la faiblesse des ressources réduisait l'établissement.

Les activités et la vie à l'intérieur de l'Hospice restèrent assez semblables à celles de l'Ancien Régime, surtout après le retour des religieuses. En 1805, après l'emménagement dans l'ancien collège des Jésuites, le nouveau règlement donnait à la sœur économe la responsabilité de la discipline comme il lui confiait la gestion financière de l'institution : il précisait qu' « elle entretiendra les enfants dans la soumission, le choix du mode et de la distribution des peines et récompenses lui appartiendront ; ces peines doivent se borner à quelques privations de récréation ou en mettant les enfants aux arrêts ou en leur faisant subir quelque mortification, enfin en ne leur donnant que de la soupe et du pain ».

Les journées se déroulaient de la manière suivante : les enfants, qui étaient répartis en quatre dortoirs (un par office), devaient se lever à 6 heures en hiver, c'est-à-dire du 1er octobre au 1er avril, et à 5 heures le reste de l'année. Leur emploi du temps était marqué par les heures des prières et des repas, qui se déroulaient dans deux réfectoires séparant les garçons des filles, et égayé par les récréations (une heure après le déjeuner, une demi-heure après dîner). En dehors de ces moments, les enfants étaient occupés par deux types d'activités : deux heures d'instruction au minimum chaque jour et consistant en lecture, écriture et arithmétique, pour les garçons comme pour les filles, et d'autre part des travaux manuels, de jardinage, de cordonnerie, de tissage et de filature. Les filles étaient progressivement initiées à des travaux de filature, de tricotage, de couture, de raccommodage, puis au repassage au soin et à la propreté des enfants, à la cuisine, etc... La journée, enfin, se terminait par le coucher à 8 heures en été et à 7 heures en hiver. Désormais, un tiers du produit des ouvrages qu'ils confectionnaient revenait aux enfants qui ainsi se constituaient un pécule en vue de leur sortie. Et deux fois par an, pour les encourager, les membres de !a Commission administrative procédaient à une distribution des prix « aux enfants qui par leur sagesse, leur conduite et leur travail les auront mérités ».

Les dimanches, jeudis et jours de fêtes, les enfants qui avaient encore leur père ou leur mère, un tuteur ou un ami de leur famille, étaient autorisés à sortir. Les autres étaient conduits en promenade après le déjeuner.

Telle était la vie calme et régulière que menaient les enfants dans le monde clos de l'orphelinat, tandis qu'à l'extérieur se produisaient des bouleversements qui changèrent le cours de l'histoire de notre pays. Indirectement, pour l'Hospice aussi, l'effondrement de l'Empire et la Restauration de la monarchie ouvrirent une nouvelle époque.

 

Troisième époque (1820-1904)

L'Hospice Saint-Stanislas ou les débuts de l'ère des progrès

 

C'est sous la Restauration que la Commission administrative, pour effacer toute trace laissée par la Révolution et se conformer au nouvel esprit, procéda à une rebaptisation des établissements de la ville : tandis que les hôpitaux de la Bienfaisance et de la Commune reprenaient leurs noms respectifs de Saint-Julien et de Saint-Charles, l'Hospice des Orphelins conserva sa dénomination, à laquelle on ajouta « sous l'invocation de saint Stanislas ». Pourquoi saint Stanislas ? Peut-être en souvenir du saint patron de l'ancien roi de Pologne et duc de Lorraine, mais surtout pour plaire au roi régnant alors sur la France, Louis XVIII, qui portait ce prénom.

L'Hospice Saint-Stanislas, comme on finit par l'appeler, continua à être préoccupé par deux problèmes, du moins jusqu'en 1869 : celui de l'augmentation constante du nombre des enfants, à sa charge et, par conséquent, celui aussi du financement.

 

I. - LE PROBLÈMES DES ABANDONS ABUSIFS ET LES DIFFICULTÉS FINANCIÈRES DE L'HOSPICE

 

Expositions et abandons étaient très nombreux en cette première moitié du XIXe siècle et ce, malgré la fermeture du tour dès 1818 à Nancy (officiellement, il devait être supprimé en 1860 en raison des accidents qui survenaient lorsqu'on faisait tourner l'enfant) et en dépit des mesures restrictives apportées par l'instruction ministérielle du 8 février 1823 à l'application du décret de 1811. Celle-ci interdisait l'accès à l'Hospice des enfants ayant plus de douze ans et prétendait même, en totale contradiction avec les mesures instituées en 1811, que « l'indigence et la mort naturelle des pères et mères ne sont pas des circonstances qui puissent faire admettre leurs enfants au rang des enfants abandonnés ». En pratique, on se montra heureusement un peu moins sévère. La moyenne annuelle, entre 1810 et 1834, tournait autour de 350 entrées tandis que l'Hospice devait veiller en permanence sur plus de 1800 enfants (1843 en 1821, 1882 en 1823). Il existait en effet des moyens peu honnêtes pour faire introduire les enfants, sans y avoir droit. Le maire de Saint-Nicolas, en 1821, signala par exemple qu'il suffisait aux mères de sa commune de verser 12 francs à une sage-femme pour que cette dernière accepte de faire admettre le bébé à Saint-Stanislas. On découvrit aussi que, bien que le placement soit secret, la plupart des mères parvenaient à connaître le lieu où leur enfant était en nourrice grâce à une marchande de fruits qui, établie près de l'Hospice, trouvait plus lucratif de faire commerce de renseignements que de marchandises. Une surveillance étroite dut dorénavant être exercée sur tout le personnel de l'établissement.

Le Conseil général de la Meurthe, ayant eu vent de ces affaires, s'émut et exigea du Préfet qu'il prenne des mesures énergiques. C'est pourquoi ce dernier nomma, en 1823, un commissaire spécial chargé de vérifier deux fois par an les registres d'admissions. En 1834, il fut même astreint à se rendre chaque jour à l'Hospice pour se faire présenter les enfants nouvellement arrivés et les procès-verbaux les concernant. Son action ne fut pas inutile puisqu'en 1825, lors d'un contrôle, il découvrit que 200 enfants avaient été introduits frauduleusement dans l'établissement. Aussitôt, il donna ordre de les en retirer. Parmi eux, on trouvait beaucoup d'enfants des départements limitrophes qui, malgré les interdictions, continuaient à être portés à Nancy. Le plus souvent, la mère, moyennant une certaine somme, obtenait d'un colporteur ou d'un commissionnaire qu'il prenne l'enfant. Arrivé en ville, il le déposait, à la faveur de la nuit, à la porte de Saint-Stanislas. Malgré cette surveillance, les abus se perpétuèrent, en raison aussi d'une certaine négligence de la part de l'établissement qui, bien souvent, se contentait d'un simple certificat d'indigence délivré par le maire de la commune d'origine des parents.

On imagina alors un moyen pour inciter les parents à reprendre leur progéniture : celui de déplacer leur enfant mis en nourrice d'une localité à une autre. En effet, il n'était pas rare qu'ils sachent où était leur enfant et nouent des relations avec les nourrices à l'insu de l'institution. Le transfert à l'autre bout du département les laissait souvent désemparés, au point que certains venaient à l'Hospice reprendre leur bien. Selon le rapport d'un inspecteur, « sur 90 enfants trouvés, changés de nourrice, il y en a toujours 19 à 20 qui sont réclamés par les parents ». Mais ces déplacements compliquaient la tâche de l'établissement tout en perturbant les enfants pour qui un placement continu était davantage bénéfique en raison des liens affectifs qu'il favorisait avec les parents nourriciers. Il s'avérait donc plutôt difficile de limiter l'accroissement du nombre des enfants assistés, d'autant plus qu'en se montrant trop sévère, on risquait de pousser les gens à l'infanticide.

Mais comment s'expliquait cette vague d'abandon ? Vers 1831, le Préfet, qui s'interrogeait aussi, évoquait la présence de garnisons plus nombreuses et désœuvrées, la rigueur des hivers et sa conséquence, le prix élevé des denrées. En 1832, l'épidémie de choléra qui s'abattit sur la France obligea l'Hospice à recueillir beaucoup d'orphelins. Cependant, mis à part cette cause accidentelle, il faut chercher l'origine des abandons dans les conditions socio-économiques du pays. Le développement de l'industrie française s'accompagna, comme partout ailleurs, d'une prolétarisation. Beaucoup de paysans, dans l'espoir de gagner mieux leur vie, affluèrent vers les villes qui n'étaient pas prêtes pour les recevoir. Entassés dans des taudis, perdus dans un cadre inconnu, sans instruction et sans défense, ils avaient bien des difficultés à survivre avec un salaire de misère pour des journées de travail harassantes et interminables. Quand ils tombaient malades ou perdaient leur emploi, comment étaient-ils capables de nourrir les nombreux enfants, nés le plus souvent de leurs unions illégitimes ? M. de Gasperin écrivait bien dans un rapport de 1831 :

« La débauche peuple sans doute les hospices des enfants trouvés, mais la misère est aussi une des causes les plus fréquentes des abandons. Si la mère pouvait nourrir son enfant, si au moment de la naissance elle n'était pas dépourvue du strict nécessaire, elle se déterminerait difficilement à l'abandonner. »

La misère était donc la grande coupable : une enquête générale, effectuée en 1860 et qui arrivait à la même conclusion, fut à l'origine d'un règlement paru le 2 décembre 1861. Reprenant l'idée du secours à domicile préconisée en 1793 par certains révolutionnaires, il instituait des allocations, prélevées sur le budget départemental, pour les enfants de moins de douze ans : « Ces secours ne seront concédés, précisaient les textes, que pour trois années sauf renouvellement s'il y a lieu. Ils sont applicables aux enfants qui ont perdu leur père et mère, à ceux qui sont orphelins de père seulement, à ceux dont la mère est abandonnée de son mari et enfin aux enfants naturels régulièrement reconnus. »

Cependant, bien avant que soient prises ces mesures, il y eut une résorption des effectifs. En 1834, on compte à peine 94 enfants admis ; c'est exceptionnellement bas, mais par la suite, dans la seconde moitié du siècle, les chiffres se maintinrent autour de 120, mis à part un maximum de 212 à la guerre de 1870. Ils traduisaient sans doute une meilleure conjoncture économique. Mais quelles qu'aient été les raisons et l'importance des abandons, l'entretien des enfants demandait souvent d'accomplir de véritables prouesses en matière de gestion vu la modicité des moyens dont disposaient la sœur économe et les administrateurs de la Commission administrative.

Le décret de 1811 avait confirmé le double système de financement des dépenses : les dépenses intérieures, c'est-à-dire celles occasionnées par les enfants qui restaient à l'Hospice, étaient à la charge de l'établissement, mais les dépenses extérieures, c'est-à-dire celles dues aux enfants placés à la campagne, restaient en partie couvertes par l'Etat, le reste devant être payé sur les fonds de communes. En 1817, la loi de finances fit également participer les départements aux frais.

L'Hospice avait tout intérêt à placer le maximum d'enfants à l'extérieur, puisque ce n'était pas sur son budget qu'il réglait leurs nourrices. Mais comme les tarifs étaient faibles, il n'était pas toujours facile de trouver des personnes voulant bien élever des enfants. Les autorités départementales, et en particulier le Préfet, jugeaient pourtant ces pensions encore trop élevées. Il lui arriva plus d'une fois de reprocher à la Commission administrative de pratiquer des prix supérieurs à ceux observés dans les départements limitrophes et de lui enjoindre de les baisser. Mais les administrateurs refusèrent parce qu'ils craignaient de voir les nourrices rapporter les enfants à l'Hospice, comme cela c'était déjà produit en 1821, et de faire ainsi courir un danger de mort aux nourrissons.

Il y avait donc un certain égoïsme de la part des notables, qui ne contribuaient aux charges d'assistance qu'avec beaucoup de réticence. Peu leur importait que la vie se soit renchérie et que les nourrices ne puissent élever correctement les enfants avec leur maigre salaire ; la seule chose qui les inquiétait, c'était le nombre des abandons. Au point qu'en 1841, le ministre de l'Intérieur s'inquiéta et ordonna aux préfets de revaloriser les pensions et de rétablir les indemnités instituées par l'arrêté du 30 ventôse de l'an V pour encourager les gens à bien soigner et à garder les enfants : 18 francs pour les nourrices qui justifiaient après neuf mois que l'enfant vivait toujours et avait été bien traité ; 50 francs aux personnes qui se chargeaient de l'enfant jusqu'à 12 ans et 50 francs aussi aux cultivateurs, fabricants, etc., qui conserveraient les enfants déjà placés chez eux pour les employer. Enfin, il était rappelé aux établissements l'obligation qui leur était faite de fournir layette et vêture aux enfants mis en nourrice pour qu'ils n'aillent plus en haillons.

A Nancy, les pensions restèrent inchangées puisque la Commission administrative, en dépit des protestations des Conseillers généraux, avait maintenu des prix convenables. Mais il fallut mettre fin à la pratique qui consistait à inclure les indemnités d'encouragement dans le prix de pension, pour les verser à part comme le prescrivait le Ministère dans un but psychologique. Malgré ces améliorations, le Préfet de la Meurthe déplorait, en 1843, que les enfants assistés placés à la campagne continuassent à être couverts de haillons parce qu'il était impossible de mieux payer les nourrices.

En ce qui concernait l'entretien des enfants gardés à Saint-Stanislas, la situation n'était pas meilleure. La Commission administrative, se retrouvant endettée, renonça à la régie directe en 1818 et fit appel aux religieuses de Saint-Charles. Un premier traité fut passé avec la congrégation pour l'année, qui fut suivi d'un second, puis d'autres. Il instaura le système de l'abonnement par lequel les Hospices civils consentaient le modique prix de journée de 30 centimes par enfant et donnaient à la sœur économe une totale indépendance de gestion.

Outre le prix de journée, la religieuse recevait, en vertu d'un traité du 26 novembre 1824, le produit des rétributions pour assistance aux convois funèbres des enfants. Une pratique ancienne voulait en effet qu'aux grands enterrements, des enfants pauvres tout de noir vêtus pour la circonstance et la tête recouverte d'un chapeau rond à larges bords suivent le corbillard. Ils portaient d'une main un cierge éteint et dans l'autre un lourd chandelier. Le droit d'aumônes et de quêtes, reconnu par les lettres de fondation en 1774 et confirmé sous la Révolution et l'Empire, fournissait aussi quelques ressources : aux heures des offices, deux jeunes filles de Saint-Stanislas se rendaient dans chaque église de la ville. La première quêteuse présentait la tirelire, la seconde acceptait les offrandes et, pour ce faire, elle ne tendait pas la main mais devait la tenir appuyée contre son cœur où les fidèles déposaient leur aumône. Enfin, l'Hospice acceptait des pensionnaires : fort rares, c'étaient le plus souvent de grands infirmes.

Dès l'application du régime de l'abonnement, une amélioration très sensible se produisit : grâce à leurs vertus d'économie, les religieuses diminuèrent le déficit. La municipalité en profita immédiatement pour réduire sa contribution. Mais en 1831, bien que le système ait fait ses preuves et donné toute satisfaction, une ordonnance prescrivit la révocation de tous les traités d'abonnement et imposa le retour à la régie directe. Les administrateurs, mécontents de ces nouvelles dispositions, passèrent outre et conclurent avec la Congrégation de Saint-Charles un nouveau traité pour neuf ans, que, peu après, ils étaient contraints de résilier.

Cependant, ce qui déplaisait le plus à la Commission administrative de Nancy, c'était le fait qu'elle soit obligée de subvenir seule aux dépenses intérieures pour les enfants assistés de tout le département. Par une pétition qu'elle adressa à la Chambre des Députés, elle protesta contre ce qui était une injustice. Pour l'apaiser, il fut décidé en 1859 que les autres hospices de la Meurthe verseraient à l'Hospice Saint-Stanislas une allocation pour contribuer aux frais d'entretien tant des enfants gardés à l'Hospice que de ceux confiés à l'extérieur. Il fallut attendre le 5 mars 1869 pour que l'Hospice soit déchargé de toutes les dépenses intérieures par une loi qui les imposa aux départements. Les orphelinats étaient toujours tenus de confectionner les layettes et vêtements pour tous les enfants, mais étaient remboursés de leurs frais sur le budget départemental. Cette loi constitue un grand progrès dans l'histoire de l'assistance publique. Les administrateurs des hospices, libérés du fardeau des difficultés matérielles, purent mieux se consacrer au sort des enfants et apporter des améliorations à leur condition de vie. C'est ce qui apparaît lorsque l'on se penche sur l'évolution du sort des enfants au cours du XIXe siècle.

 

II. -  L'ÉVOLUTION DES CONDITIONS DE VIE DES ENFANTS

 

Les enfants placés

Les autorités compétentes recommandaient toujours de placer les enfants à l'extérieur, tout en limitant ce placement au département de la Meurthe afin de faciliter le paiement et une surveillance des nourrices. Elles estimaient que maintenir un enfant dans un hospice était néfaste sur le plan physique et moral. « Leur séjour prolongé dans l'hospice, précisait une circulaire ministérielle de 1869, leur est nuisible à tous égards : nuisible au point de vue de la santé, nuisible au point de vue de l'éducation physique, nuisible au point de vue de leur avenir. » Elles pensaient qu'un tel séjour gâterait les enfants, en raison de la vie facile et peu laborieuse, selon les dires de certains, qu'on menait dans les orphelinats et que plus tard ils se trouveraient fort peu armés pour lutter contre les difficultés de la vie pratique extérieure. Aussi, en dehors de certains cas, la plupart des enfants étaient confiés à des parents nourriciers. Ceux-ci étaient choisis de préférence parmi les cultivateurs parce qu'on croyait que les enfants vivant à la campagne « sont généralement plus forts, plus intelligents et par conséquent plus en état de gagner leur vie lorsqu'ils atteignent leur douzième année que ceux élevés dans les villes». C'est du moins ce qu'écrivait un préfet de l'époque. Une autre raison a joué pour les placements à la campagne : c'est que le travail de la terre, contrairement aux activités artisanales et industrielles, ne nécessitait pas un long apprentissage et que l'enfant pouvait commencer très jeune à gagner sa vie. Enfin les pouvoirs publics, effrayés par l'exode rural qui vidait lentement mais inexorablement les campagnes, voyaient là un palliatif.

Mais quelles étaient les personnes qui acceptaient de s'occuper d'enfants assistés ? Malheureusement, il s'agissait des familles les plus indigentes, ce qui n'est pas surprenant vu la modicité des pensions qu'on leur versait en compensation. Aussi beaucoup d'enfants menaient une vie très misérable. Ils jouissaient du bon air de la campagne, d'une plus grande liberté de mouvement qu'à Saint-Stanislas, mais en revanche ils étaient souvent mal nourris, mal vêtus et ce, bien que l'Hospice fournisse layettes et vêtements. Leur instruction n'était pas meilleure puisque la Commission administrative révélait, en 1843, que tous les enfants ramenés à l'orphelinat à l’âge de 12 ans ne savaient ni lire, ni écrire, que peu avait fait leur première communion. Plus grave : « les garçons sont souvent entraînés vers le vol, poursuivait-elle, et les filles vers le libertinage ». Ce témoignage n'est pas unique : les maires, qui étaient aussi invités à veiller sur la façon dont étaient traités des pupilles vivant dans leurs communes, se plaignaient des mêmes faits. L'un d'eux, par exemple, écrivait : « Nous avons l'honneur de vous signaler que des enfants se trouvent le plus souvent affamés et dans le plus grand état de dénuement et d'abandon, aussi commettent-ils des délits ou ils parcourent en mendiant les communes voisines. »

D'autres plaintes s'élevèrent aussi contre certains parents nourriciers qui, tels les fameux Thénardier du roman de Victor Hugo, maltraitaient leurs pensionnaires. Le sort des enfants était souvent aggravé par le fait que leurs nourrices, non seulement étaient mal rétribuées mais encore l'étaient avec retard. En attendant que l'Hospice leur verse le montant de la pension, elles étaient parfois réduites, en raison de leur pauvreté, à remettre le billet de promesse de paiement à des usuriers qui, en échange, leur avançaient les deux tiers de la somme en espèces, gardant pour eux un tiers comme bénéfice. Les autorités, ayant eu connaissance de cet « agiotage », ordonnèrent que désormais les nourrices devraient être directement payées par le percepteur de leur commune. Et d'autres mesures furent prises tout au long du siècle pour améliorer leur situation et surtout celle des enfants : les nourrices reçurent plusieurs gratifications supplémentaires, tandis que leurs protégés purent obtenir gratuitement les fournitures scolaires dont ils avaient besoin, puis bénéficier à partir de 1861 du service médical gratuit créé dès 1855 dans le département de la Meurthe. Les frais pharmaceutiques non plus ne furent plus à la charge des parents nourriciers, mais à celle du département. En 1865, l'Hospice accrut ses dépenses en layette et vêtures pour accroître la garde-robe des enfants.

Parallèlement à ces améliorations d'ordre matériel, une plus grande surveillance fut exercée. A l'origine, les contrôles étaient rares : théoriquement, les maires et les curés étaient tenus de signaler au Préfet les situations anormales. Quelques tournées d'inspection semblent aussi avoir été effectuées par des fonctionnaires en vue de vérifier si les instructions étaient appliquées. On peut citer à cette occasion l'exemple du collier.

Dès 1818, on aurait envisagé de mettre un collier aux enfants pour les reconnaître et empêcher toute substitution. Malgré des avis défavorables du corps médical qui le jugeait dangereux, le Ministère ordonna en 1826 le port d'un collier en soie fixé par une plaque d'étain sur laquelle devaient être inscrits l'année de l'abandon et le numéro d'ordre de l'enfant, ainsi que le nom de l'hospice dont il dépendait. Il subsiste le rapport d'une inspection effectuée dans la Meurthe qui dénonçait l'inutilité et les inconvénients de cette décision. « Les colliers, écrivait son auteur, sont pour la plupart rompus soit par l'effet de la pourriture ou par la gêne qu éprouvent les enfants... J'ai pu fréquemment m'assurer de l'inconvénient souvent grave qu'il est résulté sur une peau fine et délicate par les ulcérations qui en ont été la suite. »

Du point de vue moral, le collier constituait « une marque de réprobation » dont souffraient les enfants. Or, en tant que mesure de prévention, les colliers s'avéraient inefficaces puisqu’ils ne pouvaient grandir avec l'enfant et, de ce fait, l'hospice devait en donner un trop grand et facile à retirer ou un qui soit à la taille de l'enfant mais que l'on devait briser par la suite.

Malgré les témoignages hostiles, l'obligation du collier fut maintenue jusqu'en 1843, date à laquelle on le remplaça par des marques encore plus visibles puisqu'il s'agissait de boucles d'oreilles. En 1861, le règlement du 2 décembre, plus sage, institua une simple médaille d'argent pour les enfants de moins de 4-5 ans, tandis que tous les enfants placés à la campagne devaient être pourvus, depuis 1859, d'un livret d'identité.

Mais ce n'est qu'en 1843 qu'une fonction d'inspecteur de l'Assistance était officiellement créée. En raison d un manque de crédit, elle fut provisoirement exercée par des inspecteurs d'écoles primaires. Par l'intermédiaire des instituteurs, ces derniers parvenaient à glaner beaucoup d'informations sur les enfants et les familles nourricières. C'est peut-être grâce à un contrôle plus suivi que des progrès apparurent. Un inspecteur pouvait noter avec satisfaction : « Les enfants, depuis l'âge de 6 ans, fréquentent régulièrement les écoles au moins pendant la saison de l'hiver, aussi savent-ils lire et écrire passablement à l'âge de 10 ans. » En 1872, un autre inspecteur signalait que, bien que l'intérêt soit le principal motif qui poussait les gens à élever un enfant de l'hospice, la situation était généralement satisfaisante. Son seul souci restait le problème du coucher : «Je ne parviens pas toujours, se plaignait-il, à obtenir que nos élèves aient un lit particulier. Fréquemment ils partagent celui des enfants de la maison. »

L'opinion des enfants eux-mêmes, nous ne la connaissons malheureusement pas. Pourtant il reste le témoignage d'une jeune fille qui, prouvant que tous les enfants ne connaissaient pas le triste sort de Cosette avant sa rencontre avec Valjean, écrivait à la Sœur Supérieure :

« J'ai l'honneur de vous prier de me permettre de continuer de rester chez les personnes qui ont pris soin de m'élever. Je me croirais ingrate si je ne cherchais à rendre service à de si bons parents qui m'ont toujours montré tant d'attachement. »

Certains enfants parvenaient ainsi, aux hasards des placements, à trouver le cadre familial et l'affection propices à leur épanouissement. Pourtant tous les enfants ne pouvaient être mis en nourrice en raison de leur statut (orphelins, abandonnés temporaires), ou de leur état de santé (infirmes ou débiles).

 

Les enfants à l'Hospice

Ils restaient peu nombreux par rapport aux enfants placés : au XIXe siècle, la capacité de l'Hospice n'était que de 125 lits et le plus souvent ils n'étaient qu'une cinquantaine d'«orphelins » âgés d'un à dix-huit ans.

Au cours de cette troisième période de l'histoire de l'établissement, le fait le plus marquant est sans conteste la diminution de la mortalité, grave problème aux époques précédentes. Le pourcentage des décès, qui atteignait facilement 40 à 50% sous l'Ancien Régime ou la Révolution, chuta de façon spectaculaire à moins de 10% dès 1819. Les raisons de ces progrès sont multiples : en premier lieu, on obligea les mères, quand c'était possible, à fournir un certificat médical. On refusa aussi d'admettre les enfants malades ou suspects qui étaient alors mis en observation à l'hôpital. On surveilla l'état de santé des nourrices, qui désormais ne purent nourrir qu'un seul enfant à la fois. La vaccination antivariolique fut rendue obligatoire dans les trois mois, dès 1793, puis à l'âge de 10 ans et de 21 ans.

Détail assez cocasse, le règlement général de  1861   prescrivait dans un même article :

« A leur arrivée à l'hospice, les enfants sont baptisés si rien ne constate qu'ils l'aient déjà été. Ils sont, en outre, vaccinés dès que leur âge ou leur état de santé le permet.»

Bien sûr, la médecine restait encore très ignorante et contre certaines épidémies (par exemple celle d'ophtalmie purulente en 1872) elle restait totalement désarmée.

Le régime alimentaire, qui peut paraître de nos jours plutôt strict, était en grands progrès et très convenable pour l'époque. Vers 1860, les enfants avaient au petit déjeuner de la soupe et du pain, au déjeuner de la soupe et de la viande, des légumes ou du lard. A dîner, ils recevaient de la soupe et le plus souvent un mets froid : groseilles, poires ou pommes selon la saison ou du fromage blanc. La Commission administrative proposa d'ajouter un légume pour le repas du soir, mais la sœur économe, qui avait déjà bien du mal à joindre les deux bouts, se récria en faisant observer que cela reviendrait aussi cher que de leur servir de la viande. En 1882, le menu fut pourtant amélioré : l'inspecteur général et le médecin de l'établissement estimèrent même « indispensable à l'intérêt de leur santé » de distribuer 15 centilitres de vin par jour à tous les enfants de 6 à 12 ans.

On procéda aussi à des améliorations du cadre de la vie, en dépit des dépenses provoquées par plusieurs incendies. Dès 1853, on installa partiellement le gaz. Peu après, le bâtiment principal fut relevé d'un étage, mais c'est surtout après 1880 que les travaux les plus importants furent accomplis. On construisit de nouveaux dortoirs, on cimenta la cour de récréation des petits et la cour d'entrée fut pavée. La Ville ayant concédé gratuitement à l'Hospice les eaux de la Moselle, des travaux d'amenée furent entrepris, tandis qu'un canal était creusé pour mettre fin à l'inondation continuelle des caves. L'établissement fut doté d'un meilleur système de lieux d'aisances et de salles de bains en 1882. Vers la même époque, le gymnase fut équipé d'un trapèze et d'anneaux, tandis que la bibliothèque s'enrichissait de nouveaux ouvrages.

Outre les loisirs, les activités se diversifièrent grâce à l'acquisition de nouveaux métiers à tisser et outils. Les enfants purent dorénavant fabriquer non seulement de simple toile de coton ou de laine, mais aussi des toiles rayées de coton, de percale et de chanvre et un maître tailleur enseignait l'art de la coupe et de la couture aux plus habiles d'entre eux. Les enfants les plus zélés recevaient chaque année une récompense de 50 francs et des distributions annuelles de prix en argent, à la suite d'un bienfait de particuliers, étaient organisées. Ces sommes allaient grossir le pécule des enfants qui était placé à la Caisse d'Epargne jusqu'à leur sortie. Il faut noter que les bienfaiteurs furent plus nombreux au XIXe siècle qu'auparavant. On leur doit des legs et des fondations de lits, parfois très importants (exemple : Charles-Edouard Collinet de la Salle). Les enfants préféraient, semble-t-il, les activités manuelles aux heures de classe. Selon le rapport d'un inspecteur, l'école des orphelins connaissait une situation peu brillante par rapport aux autres écoles de Nancy : le niveau de l'intelligence et les forces physiques des enfants étaient nettement inférieurs qu'ailleurs. Comme les orphelins avaient besoin de beaucoup plus d'exercice que les autres écoliers et qu'ils étaient capables d'une moindre attention, les instituteurs avaient dû réduire leur programme au strict minimum : un peu de lecture, d'écriture, de calcul, de catéchisme et d'histoire sainte, une heure le matin et une à deux heures et demie l'après-midi selon l'âge des enfants dont l'emploi du matin était souvent occupé par les interminables séances d'enterrement. Heureusement, le Conseil municipal mit fin à ces cérémonies macabres en 1872.

Dans l'ensemble, durant cette troisième époque, la vie à l'Hospice Saint-Stanislas connut d'importants progrès. Mais ces améliorations matérielles ne parvenaient pas à rendre les enfants heureux. Malgré tout le dévouement du personnel et spécialement des religieuses qui y consacraient leur vie et leurs efforts, l'univers de l'orphelinat ne favorisait pas l’épanouissement des enfants, à qui il manquait toujours une bonne famille adoptive, « ce bienfait que l'hospice ne pourra jamais lui accorder» comme le notait avec justesse une instruction ministérielle. C'est pour cette raison, sans doute, que des rebellions éclatèrent parmi les adolescents, révoltés devant l'injustice de leur sort et lassés d'une discipline astreignante. En 1873, un mouvement se déclencha parmi les grandes filles ; en 1906, ce fut au tour des garçons. Pourtant leur sort était moins intolérable que celui d'autres enfants. Deux célèbres enquêtes du XIXe siècle, celle du Docteur Villermé et celle de Buret, en témoignent. Villerme après avoir visité les usines et les mines des principales régions industrielles de la France écrivait en 1840 :

« Les enfants sont partout pâles, énervés, lents dans leurs mouvements. Ils offrent un extérieur  de   misère,   de  souffrance,   d'abattement.   Ils   restent  seize  à  dix-sept   heures debout chaque jour sans changer de place, ni d'attitude. On inflige ce travail à des enfants de 6 à 8 ans, mal nourris, mal vêtus, obligés de parcourir de longues distances pour aller travailler ».

Ce sont ces situations scandaleuses qui suscitèrent la naissance et favorisèrent le développement de l'idéologie socialiste aussi bien que des mouvements chrétien et littéraire. L'Etat réagit par une législation sociale appropriée, mais comme toujours avec un certain retard parce que, comme le remarquait M. Tudesq, « quand les pouvoirs publics s'intéressent à la condition humaine des ouvriers, c'est d'abord en fonction des dépenses provoquées par l’indigence et ses effets (enfants trouvés, hospices, etc.) ». Ce n'est que progressivement qu'ils s'attaquèrent aux racines du mal, en réglementant tout d'abord le travail des enfants puis en rendant gratuite et obligatoire la scolarisation de 6 à 13 ans.

Mais ce furent les lois de 1889 et de 1904 qui, en France, transfigurèrent le service d'assistance aux enfants. En effet, les lois du 27 et 28 juin 1904 sont considérées comme la seconde charte des enfants assistés après celle de 1811. Outre quelques mesures nouvelles, ces textes reprennent le contenu de lois antérieures et codifient, sur le plan national, de multiples mesures qui avaient vu le jour sur le plan local durant le XIXe siècle. L'une de leurs innovations fut l'obligation pour les services de l'Assistance Publique de recevoir les enfants abandonnés à bureau ouvert, c'est-à-dire sans aucune formalité ; la présentation de l'enfant pouvait désormais avoir lieu dans un local ouvert le jour et la nuit, sans autre témoin que la personne préposée au bureau d'admission, généralement une femme. Celle-ci devait informer la personne qui présentait l'enfant de l'existence de secours pour aider les mères à élever leurs bébés et signaler les conséquences de l'abandon : secret du lieu de placement, obtention de renseignements sur l'existence ou la mort de l'enfant uniquement à certaines époques fixes. Enfin, la préposée devait insister sur le fait que la mère n'était pas assurée que son enfant lui serait rendu si elle le réclamait par la suite et en appeler à ses sentiments maternels. L'admission à bureau ouvert présentait les mêmes avantages d'anonymat que l'ancien système du tour sans en avoir les inconvénients pour l'enfant. Les lois de 1904, qui enlevèrent la tutelle des enfants aux hospices dépositaires pour la donner au Préfet, distinguaient deux catégories d'enfants assistés :

celle, traditionnelle malgré une dénomination nouvelle, des « pupilles de l'Assistance », qui regroupait les enfants trouvés, les enfants abandonnés, les orphelins pauvres ainsi qu'une nouvelle catégorie reconnue par la loi du 24 juillet 1889 : celle des enfants délaissés, maltraités ou moralement abandonnés ;

celle, plus récente, des enfants placés sous la protection de l'autorité publique, qui englobait les enfants secourus, les enfants en garde et les enfants en dépôt.

Les enfants secourus étaient ceux dont les familles percevaient des secours temporaires destinés à prévenir un éventuel abandon. Les enfants en garde étaient ceux que le juge d'instruction confiait à l'Assistance Publique dans les cas de délits ou de crimes commis par les enfants ou sur les enfants. Enfin, les enfants mis en dépôt étaient ceux laissés sans protection ni moyens d'existence par suite de la détention ou de l'hospitalisation de leurs parents ou ascendants.

Par rapport au décret de 1811, la notion d'assistance à l'enfance s'était donc considérablement élargie. Le service de l'Assistance Publique ne se contentait plus de recueillir, comme à l'origine, les enfants physiquement délaissés, mais se voyait aussi confier par l'autorité judiciaire les mineurs en danger physique puis moral dans leur famille légitime. La protection judiciaire de l'enfance était née et son rôle fut de restreindre ou de supprimer l'exercice abusif de la puissance paternelle. Ces principes ont été consacrés par la législation postérieure.

 

Quatrième époque

Les bouleversements des guerres

 

Pendant les premières années du XXe siècle, l'Hospice Saint-Stanislas continua à accueillir les orphelins et ceux qu'on appelait désormais les pupilles de l'Assistance Publique. Les travaux d'aménagement se poursuivirent également : l'utilisation du gaz fut généralisée, un nouveau gymnase fut installé pour les garçons ainsi qu'un ouvroir pour les jeunes filles dans l'attente d'une place. On améliora les conditions d'hygiène en supprimant la porcherie et en équipant l'Hospice d'un service de bains et douches, et même d'une salle d'hydrothérapie. Le fait le plus marquant de ce début de siècle concerne toutefois l'instruction des enfants : à partir de 1900, l'école de l'Hospice fut assimilée aux autres écoles publiques et soumise à l'inspection des autorités académiques, puis elle fut finalement supprimée en 1909. En effet, en dépit de l'avis défavorable de la Commission administrative, l'Inspecteur d'Académie jugea qu'il serait préférable que les élèves soient répartis dans différentes divisions selon leur âge, au lieu d'être confondus dans une seule où les progrès étaient forcément plus lents. Il fit aussi remarquer que les enfants tireraient le plus grand profit des contacts qu'ils pourraient dès lors avoir avec les autres enfants. Et c'est ainsi que les garçons de l'Hospice prirent dorénavant le chemin de l'école Saint-Pierre, rue de Strasbourg, tandis que les filles fréquentèrent l'école Saint-Nicolas.

C'est sur ces entrefaites que le premier conflit mondial se déclencha. Durant les premiers temps, l'Hospice fonctionna normalement, abritant toujours les enfants qu'on employait à la confection de la charpie destinée aux pansements pour les blessés. En 1916, les locaux étaient même encombrés; on comptait 125 enfants au lieu d'une cinquantaine en temps normal. L'Administration redoutait que ce surpeuplement, dû aux mobilisations des pères, ne favorise les maladies et surtout les épidémies comme cela avait déjà été le cas en 1870 pendant la guerre franco-prussienne. Plus grave : en 1916, Nancy essuya plusieurs bombardements. Heureusement, les caves de l'établissement étaient un abri sûr, au point qu'en 1917, les autorités (Préfet, Maire et Recteur) demandèrent à la Commission administrative des Hospices de transférer les pupilles ailleurs pour mettre les bâtiments de Saint-Stanislas à la disposition des enfants des écoles de la ville.

Trouver de nouveaux locaux n'était pas tâche facile, surtout en temps de guerre où la plupart étaient réquisitionnés par l'Armée. D'autre part, il fallait que les nouveaux bâtiments soient situés à l'arrière, à l'abri des bombardements, sans être trop éloignés de Nancy pour permettre à la Commission administrative de les gérer sans trop de difficulté. Après plusieurs recherches infructueuses, on découvrit à 35 kilomètres de la ville un ancien couvent des Pères Oblats, situé sur la colline de Sion, que l'Evêché accepta de mettre à la disposition des Hospices.

Le transfert du mobilier nécessaire et des enfants fut entrepris en mars 1917, grâce à des voitures automobiles prêtées par l'Armée. Le ravitaillement put être quotidiennement assuré de Nancy au moyen d'une automobile dont avait généreusement fait don un administrateur (J. Levy). Mais en mauvaise saison, quand il y avait de la neige, ce transport posait des problèmes. Plus d'une fois, les orphelins furent chargés d'aller chercher le ravitaillement au bas de la colline, que la voiture ne parvenait pas à grimper, en raison du verglas.

A Sion, d'autres problèmes se posèrent : par exemple celui d'assurer l'enseignement puisque les enfants ne pouvaient plus se rendre dans les écoles nancéiennes. On confia finalement cette mission à trois religieuses de l'établissement. D'autre part, il était impossible de trouver un médecin civil ou militaire pendant ces années de guerre. On résolut le problème en confiant le service médical des pupilles à une interne des Hospices de Nancy.

L'installation et l'adaptation turent difficiles, mais grâce à la gentillesse des Pères et à la bonne volonté de chacun, le personnel et les enfants purent mener une vie presque normale. Si les petits ne supportèrent pas toujours le changement et durent être renvoyés au service de la Pouponnière à Nancy, les grands s'accommodèrent très bien du grand air de la campagne. Le séjour fut marqué par la célébration du jubilé de la Sœur Supérieure. Le Préfet en personne vint lui décerner la médaille d'argent de l'Assistance au cours de la fête organisée en cet honneur le 20 juin 1917. Pourtant la situation ne devait être que temporaire et la fin de la guerre marqua aussi celle de l'exil : dès novembre 1918, peu après la signature de l'armistice, c'est avec satisfaction que tout le monde regagna Nancy.

En raison des bombardements, les locaux avaient été endommagés et il fallut procéder à des travaux pour les remettre en état. Cependant, la conséquence la plus grave de la guerre fut pour l'Hospice Saint-Stanislas la mise en cause des lits de fondations. L'effondrement du franc obligea les administrateurs à procéder à une révision de leurs charges. Sur les cent lits fondés par Charles IV, seule la moitié put être conservée. Les ressources d'une dizaine de lits provenant de fondations du XIXe siècle (exemple : celle du général Drouot, de l'abbé Lesoiny, etc.) étant devenues insuffisantes, furent affectées à de petits orphelins dont les familles pouvaient payer une partie de leur pension. Mais les quinze lits subventionnés par la fondation Collinet de la Salle purent être maintenus parce que les coupes de bois des Vosges provenant de ce legs permettaient toujours de couvrir leur fonctionnement.

En outre, pendant l’entre-deux-guerres, le service des tout-petits subit une importante réorganisation. Les autorités compétentes (Commission administrative, Préfet et Médecins) inquiets de voir la forte mortalité qui sévissait parmi les nourrissons (77 % de décès en 1919), imaginèrent de nouvelles solutions. A la pouponnière, installée depuis la guerre à l'Hôpital Marin, fut annexé en 1919 un Asile pour mères-nourrices qui avait un double but : préserver si ce n'est sauver la vie de l'enfant grâce à l'allaitement et attacher les mères à lui par ce moyen. Les mères nourrices avaient même droit à une prime spéciale si, tout en nourrissant leur propre bébé, elles pouvaient allaiter un nourrisson sans mère. Cependant, comme l'installation matérielle à l'Hôpital Marin était mauvaise, et le personnel subalterne insuffisant, en mars 1924, les deux services furent confiés à la surveillance d un professeur d'obstétrique et transférés à Saint-Stanislas jusqu'en avril 1929, date à laquelle l'Asile maternel fut définitivement aménagé dans la Maternité nouvellement créée par le Département. Les conséquences de ces efforts furent une nette amélioration de l'état sanitaire des bébés. En 1925, la mortalité tomba à 25 % et ne fit que décroître, exception faite en 1928 où une épidémie éclata parmi les nourrissons. Après 1930, avec l'installation de l'électricité et du chauffage central, la diminution du nombre des décès se confirma (6,6% en 1931).

Depuis 1914, les autorités envisageaient de transférer totalement et définitivement l'Hospice Saint-Stanislas dans de nouveaux bâtiments, car la Municipalité souhaitait dégager les approches de la porte Saint-Nicolas et élargir la rue des Fabriques. Ce projet se précisa lorsqu'on 1930 la ville de Nancy remit aux administrateurs des Hospices civils une immense propriété située dans un des plus beaux quartiers de la ville et composée d'une maison de maître, de dépendances, d'un grand parc et de vastes jardins potagers. Cette belle propriété du parc de Saurupt, à laquelle il faut ajouter un capital de trois millions et demi de francs provenait d'un legs fait par Mme Veuve Villard née L'Huillier qui, en échange, avait demandé que soit érigé un nouvel orphelinat pour les enfants pauvres de Nancy et de sa région. Comme les bâtiments existants n'étaient pas habitables dans l'immédiat par les enfants et que leur restauration s'avérait peu rentable, la Commission administrative prit la décision de faire construire à leur place des locaux neufs. Après plusieurs années, grâce à la participation de l'Etat, le projet du nouvel établissement auquel on avait donné la dénomination de Fondation G. Hinzelin-L'Huillier, reçut un commencement d'exécution sous la direction de l'architecte des Hospices, M. A. Thomas. Le gros œuvre de mise hors eau était effectué quand survint la seconde guerre mondiale, qui interrompit à jamais les travaux et bouleversa totalement la vie de l'Hospice Saint-Stanislas pendant près de sept ans.

Dès la déclaration de guerre, en août 1939, les enfants des deux services existants alors à Saint-Stanislas (pouponnière et foyer des pupilles de 1 à 21 ans) furent dirigés sur Rosières-aux-Salines dans la Fondation Victor-Poirel. Il s'agissait d'un établissement affecté aux malades convalescents et qui appartenait à la ville de Nancy. Le séjour à Rosières fut bref pour les orphelins puisque dès le mois d'octobre, ils furent envoyés en Gironde, mais les autres enfants restèrent en Lorraine. L'affluence fut très grande surtout par la suite ; en raison de la débâcle en 1940, beaucoup de parents préférèrent mettre leurs enfants en dépôt que de les traîner sur les routes de l'exode. Le séjour fut difficile en raison de l'éloignement de Nancy et surtout du manque de place. Heureusement, le ravitaillement put être régulièrement assuré par l'administration des Hospices civils de Nancy et les attentions que multiplièrent les autorités comme les particuliers à l'égard de la petite colonie en exil atténuèrent leurs désagréments. Une fois de plus, le personnel tant religieux que laïque se montra à la hauteur de la situation par un dévouement exemplaire tandis que la Sœur Supérieure, Sœur Marie-Aimée Noël, qui était alors à la tête de l'Institution, déploya tous ses talents d'organisatrice pour le bien-être de chacun. Pendant ce temps, les locaux de Saint-Stanislas à Nancy étaient occupés par le grand Séminaire, chassé de sa propriété de l'Asnée par les troupes d'occupation allemandes. Il devait y rester jusqu'après la fin de la guerre en 1946, date à laquelle les enfants revinrent de Rosières. Quant aux orphelins qui avaient été transférés en Gironde, sept ans auparavant, les plus grands furent placés librement dans la région bordelaise et les plus jeunes recueillis par des familles. Ainsi s'éteint le service des orphelins.

Après cette longue parenthèse de la guerre, débuta pour l'Hospice, réintégré par ses pensionnaires traditionnels, une ère nouvelle.