LUCIEN CUENOT
(1866-1951)
ZOOLOGISTE ET PHILOSOPHE
DES SCIENCES
Georges GRIGNON
Lucien Cuénot semble sinon
méconnu, du moins quelque peu oublié, même à Nancy.
Cependant, son oeuvre scientifique,
notamment dans le domaine de la génétique, a été considérable. Aussi est-il
apparu opportun de consacrer la présente note biographique à ce grand savant
qui enseigna à la Faculté des Sciences de Nancy pendant près d’un demi-siècle et
à qui nous devons, outre ses remarquables travaux, entre autres réalisations,
la richesse du Musée de Zoologie.
Lucien Cuénot, né à Paris le 22
octobre 1866, fait une carrière brillante et rapide. Docteur ès sciences à 21
ans après une thèse, à l’époque très remarquée, sur l’Astérie (étoile de mer) dont
on ne comprenait pas encore très bien l’organisation anatomique, il est nommé
en 1890 à l’Université de Nancy qu’il ne quittera plus, successivement chargé
d’un cours complémentaire (1890), professeur adjoint (1896) et professeur
titulaire de la chaire de zoologie (1898). Il est élu à l’Académie des sciences
en 1932.
Lucien Cuénot a d’abord fait
oeuvre de généticien à une époque où cette discipline, dont on se plaît à
souligner chaque jour les acquisitions spectaculaires, était mal connue et
encore relativement peu étudiée. L’immense mérite de Cuénot fut de démontrer
que les lois de Mendel, établies dans le règne végétal, un temps oubliées puis
“redécouvertes“ par de Vries, Tscharmak
et Correus, s’appliquent également au monde animal.
La conclusion de ses travaux tient en ces deux phrases d’une note de 1902 :
“Jusqu’ici les recherches sur les applications de la loi de Mendel ont toutes
porté sur le règne végétal et on ne sait si ce mode d’hérédité se rencontre aussi
chez les animaux. Depuis deux ans, j’expérimente sur un matériel très favorable
qui me permet de répondre par l’affirmative.”
En d’autres termes, la
répartition des caractères parentaux dans la descendance se fait chez les
animaux selon les mêmes règles générales que celles qui ont été mises en
évidence par Mendel chez les végétaux. Cuénot a ainsi contribué à jeter les
bases de la génétique formelle qui reste fondamentale.
Dans le même domaine, L. Cuénot
a découvert l’existence des gènes léthaux grâce à ses
célèbres études sur les souris jaunes. Il a pu ainsi démontrer que des sujets
homozygotes pour ces gènes sont incapables de se développer. Cette découverte
eut, en son temps, un grand retentissement et contribua grandement à la
notoriété de son auteur.
Dans un autre registre, L.
Cuénot, après avoir adhéré à la conception darwiniste de l’adaptation, s’en
éloigne peu à peu. Il formule la théorie des “caractères préadaptatifs
ou prophétiques” où il affirme que les “places vides” de la nature sont
“peuplées par des formes préalablement adaptées aux conditions spéciales de
celles-ci ; il n’y a donc pas de lien causal entre adaptation à un milieu et
conditions de ce milieu. L’adaptation nécessaire et suffisante est
nécessairement antérieure à l’installation dans une place vide, elle est
toujours une préadaptation”. Cette théorie, fondée notamment sur des
observations d’anatomie comparée, connaît un regain d’actualité et de solides
arguments dans les découvertes récentes de la génétique moléculaire. En effet,
on a identifié des complexes de gènes dits homéotiques
dont dépend la mise en place du plan d’organisation des êtres vivants chez des
organismes rudimentaires, voire unicellulaires, aussi bien que chez des
organismes complexes comme les Mammifères.
Des molécules nécessaires à
l’apparition de caractères phénotypiques spécifiques sont donc mises en place
dès le début de la phylogenèse, non utilisées ou utilisées à d’autres fins au
début de l’évolution, ces molécules pourront, à un moment donné de celle-ci,
être recrutées pour permettre précisément l’émergence d’un caractère nouveau
spécifique de la préadaptation et de l’adaptation. De manière un peu lapidaire,
on peut dire qu’il existe une pléthore de gènes dès le début de l’évolution,
que nombre d’entre eux ne sont pas utilisés mais qu’ils sont, en quelque sorte
en réserve puis “recrutés”, pour permettre une expression de plus en plus
complexe du génome, cette dernière subirait des inflexions propices au
développement de structures qui permettent l’adaptation de l’organisme au
milieu ambiant.
Nous devons à Cuénot le fameux
“arbre de Cuénot” qui représente l’évolution des êtres vivants, leur diversifi cation et la place des différentes espèces dans
la phylogenèse, chacune d’elle étant “un stade dans le processus évolutif, un
état d’équilibre momentané ; sa fixité apparente tient à ce que nous le
considérons à notre échelle du temps. A l’échelle géologique, nous savons
qu’après une vie plus ou moins longue, elle s’éteint ou se transforme”. L’arbre
de Cuénot a gardé sa valeur scientifique fondamentale, même si quelques
“retouches” ont pu lui être apportées, notamment par B. Condé, A. Dollander et Ch. Devillers.
L. Cuénot était aussi un homme
dynamique, soucieux d’obtenir des conditions de travail sans cesse mieux
adaptées aux besoins. Il obtint ainsi la construction, rue Sainte-Catherine,
d’un nouveau bâtiment qualifié, à l’époque, de gigantesque et révolutionnaire,
achevé en 1933 : l’Institut de Zoologie. Ce bâtiment abritait au
rez-de-chaussée, le laboratoire de Zoologie et au premier étage, dépourvu de
fenêtres, les locaux du musée dont les pièces exposées se trouvaient
ipso facto protégées de la lumière. C’est à L. Cuénot puis à son
successeur P.A. Remy que nous devons l’importante
richesse de ce Musée.
Depuis 1970, à la suite de la
construction de la nouvelle Faculté des Sciences sur le campus de Vandoeuvre, les locaux du rez-de-chaussée ont été utilisés
pour l’installation de l’Aquarium Tropical qui jouit d’une grande renommée.
L’oeuvre de L. Cuénot est, au
total, considérable. A côté de nombreuses publications, il a laissé des
ouvrages : “Introduction à la génétique (1935), L’espace (1936), Influence du
milieu sur les animaux (1894), l’Adaptation (1925), Transformisme (1927),
Hérédité et race (1931), Genèse des espèces animales (1911)”, etc. où s’allient
une éblouissante connaissance du monde animal et une quête d’explication servie
par une pensée profonde.