CHARLES BAGARD ET LA
VARIOLISATION
Georges GRIGNON
Charles Bagard,
le très autoritaire président du Collège Royal de Médecine créé en 1752 par
Stanislas Leszczynski, s’est engagé sans réserve parmi les partisans de la
variolisation en Lorraine. Sa détermination, pourtant, s’est heurtée aux
influences non médicales exercées sur le duc de Lorraine.
La variolisation consiste en
l’inoculation d’un peu de pus de varioleux à un sujet sain dans le but de le
protéger contre la variole maladie. Cette méthode de prévention est fort ancienne
; elle aurait été utilisée en Chine avant le VIe
siècle et “de temps immémorial” écrit Charles Bagard
lui-même, “en Circassie, en Georgie, au Sénégal & dans les pays voisins
de la mer Caspienne”.
On attribue à Lady Mary Wortley Montagu, épouse de
l’ambassadeur d’Angleterre à Istambul, un rôle
décisif dans l’introduction de la variolisation (on dit aussi l’inoculation) en
Europe occidentale. Très sensibilisée à la gravité de la variole qu’elle avait
elle-même contractée, Lady Montagu fut convaincue de
l’efficacité de la variolisation couramment pratiquée dans l’empire ottoman par
inoculation intradermique de pus variolique desséché. Elle fit inoculer son
propre fils en 1715 en Turquie, puis sa fille en 1721 à Londres en présence de médecins
de la Cour. Même s’il existait çà et là une pratique que l’on peut dire
“sauvage” de la variolisation en Europe, Lady Montagu,
par son charisme, eut une influence considérable sur l’opinion et sur les
médecins au moins outre-Manche.
En France, toutefois, la
variolisation est accueillie avec circonspection et interdite, au moins
provisoirement, ce que confirme en 1763 le Parlement de Paris “en attendant
que le dossier soit clairement jugé par les Facultés de Médecine”.
En Lorraine, Charles Bagard se déclare favorable à la pratique de l’inoculation.
Il publie en 1755 son Discours sur l’inoculation de la petite vérole où il
relate ses démarches auprès de Stanislas : “L’Inoculation
de la petite vérole - écrit-il - est une découverte aussi importante
qu’elle est précieuse à l’humanité …”. Il ajoute : “Le Roi de Pologne
rempli de l’objet de l’Inoculation, me dit obligeamment qu’il vouloit que je lui donnasse par écrit mes réflexions
[…] Sa Majesté ayant pris la résolution de favoriser de son
autorité Royale l’Inoculation dans ses Etats, me fit écrire d’assembler
le Collège Royal des Médecins de sa Capitale, pour délibérer sur ce
sujet”, puis à propos de cette consultation : “il fut arrêté et décidé
d’une voix unanime que le Roi serait supplié de donner au Collège son
consentement & son autorisation Royale, pour mettre en pratique
la méthode d’inoculer la petite vérole, lorsque les Citoyens le requéreront ou que les pères et mères des enfants le
désireront”.
Malheureusement, ce bel élan
tourne court, Charles Bagard n’aura pas gain de
cause. Le roi Stanislas subit d’autres influences politiques et religieuses. Il
doit tenir compte de l’avis du Procureur Général du Parlement de Paris
sollicité par son homologue lorrain : “Ainsi comme le Roi n’a jamais
cru devoir l’autoriser, & que d’ailleurs cette méthode paroit
également contraire aux principes de la Religion & aux sentimens même de l’humanité, il est certain, Monsieur,
que mon ministère me mettroit dans l’obligation
indispensable de poursuivre sévèrement tous ceux qui oseroient
mettre en pratique une semblable méthode …”. Toutefois, Stanislas passe outre
: “les choses allèrent en avant. Sa Majesté voulut que j’inoculasse vingt
quatre enfans de l’Hôpital Saint-Julien… J’en étois à la préparation des enfans
lorsqu’un Prélat constitué en dignité ecclésiastique, principal
Administrateur de cet Hôpital arrêta de son autorité, l’effet des
batteries que j’avois arrangées: on mit en oeuvre la
Religion & ses dignes Ministres vis à vis de S.M.,
on fit un monstre de l’inoculation ; on ébranla le Roi sans l’avoir persuadé,
on me menaça, tout fut encore une fois suspendu” et Charles Bagard de conclure : “je me mis à couvert, bien
loin de mes lauriers, je gardai un silence politique, après avoir secrètement
inoculé, avec le plus heureux succès, deux jeunes personnes”.
L’épisode est clos mais Charles Bagard y revient quatre années plus tard. Dans son discours
sur “L’épidémie de la petite vérole qui règne en Lorraine en 1759 et 1760”, il
expose ses idées sur “les causes naturelles de l’épidémie de la Petite
Vérole qui viennent de l’air”, donne de sages conseils de frugalité et
d’hygiène corporelle et prescrit “des feux, des parfums, des
fumigations aromatiques dans les villes, dans les rues, dans les maisons, dans
les chambres”.
Par ailleurs, il exprime ses
regrets mêlés à un reproche à peine voilé : “On peut dire avec autant d’assurance
que de vérité que si l’inoculation de la Petite Vérole n’eut pas été contredite
en Lorraine, l’épidémie qui régne encore auroit épargné le plus grand nombre de ceux qui ont été attaqués
; on auroit ménagé nos regrets touchant les autres
qui ont succombé sous les coups”.
Revenant encore sur le passé, il
rend hommage à la sagesse de Stanislas qui “ayant compris par sa pénétration,
l’importance et l’utilité de cette pratique, n’a pas balancé de lui
accorder sa faveur & sa protection”. Mais il ajoute, in cauda
venenum : “il étoit réservé à la
bienfaisance de notre Auguste Fondateur, de pénétrer jusques dans les
détails des besoins & des secours les plus utiles, par des
libéralités destinées au soulagement des maladies épidémiques, dont
l’administration a été confiée à la sagesse d’illustres magistrats qui
secondent les intentions du Roi, & dont il seroit
à désirer que l’exécution fut supérieurement départie & dirigée par
les lumières & l’expérience des personnes destinées par état à la
conduite de ces maladies qui exigent les plus profondes connoissances”. On ne saurait être plus clair.
Tourné vers l’avenir, Charles Bagard propose, enfin, la création de médecins chargés des
mesures à prendre vis-à-vis des épidémies et de veiller à l’éducation sanitaire
du public. Ceci n’est pas sans évoquer les médecins hygiénistes que réclamera
deux siècles plus tard le doyen Jacques Parisot.