le collEge
royal de mEdecine et l’exercice illicite de la pharmacie
dans les
duchEs par les sOEurs de la charitE
Pierre LABRUDE
Tout au long de son règne sur la Lorraine, Stanislas est
très attentif à la santé de ses sujets. Cette préoccupation se retrouve dans le
préambule des lettres patentes créant le Collège royal de médecine de Nancy,
données à Lunéville le 15 mai 1752, préambule qui exprime sans ambiguïté les
souhaits de Stanislas à ce sujet.
L’établissement du Collège royal va permettre d’améliorer
la réputation de la médecine lorraine, qui n’est pas excellente, et il est
possible d’affirmer que, dans le domaine de la santé, sous l’autorité de son
président soutenu par le souverain, éventuellement par le chancelier, le
Collège autorise ou interdit, et réglemente tout ou presque…
Ce que précisent les statuts du Collège et des
apothicaires en matière d’exercice de la pharmacie par les membres du Clergé
D’une manière générale, il est interdit aux membres du
Clergé d’exercer la médecine et les activités qui s’y rattachent : chirurgie et
pharmacie, sauf cas particuliers, et les autorités ecclésiastiques veillent, en
général, à l’application de cet interdit. Mais ces autorités sont souvent bien
éloignées et ont d’autres préoccupations…
Les statuts du Collège n’indiquent rien en matière
d’activité médicale du Clergé, ce qui est logique compte tenu de l’interdiction
précitée et des missions de cette institution. Mais l’exercice de la pharmacie
n’y est pas absent, et leurs quatre derniers articles (L à LIII) y sont
consacrés. L’article L précise en particulier que le Collège organisera tous
les six mois une visite « des Hôpitaux et Maisons de Charité ».
Pendant la période d’existence du Collège, la communauté
des apothicaires de Nancy recevra en 1764 de nouveaux statuts, comportant 54
articles, parmi lesquels plusieurs (XVI à XX) traitent des « défenses
d’exercice » prononcées contre certains praticiens et commerçants. En effet,
l’exercice illicite de la pharmacie est patent chez certains chirurgiens, bien
sûr chez les charlatans, fréquemment chez les marchands droguistes, les
merciers et les épiciers, et aussi chez les vendeurs de boules d’acier,
autorisés ou non à pratiquer cette activité pharmaceutique et dont les
formulations peuvent être fantaisistes. Toutefois, en dépit des activités
illicites de ces différentes personnes, il apparaît que les plus graves
atteintes aux règlements sont le fait des Sœurs de la Charité et des Jésuites.
Les interdictions prononcées par ces textes de 1764 ne
citent pas explicitement le Clergé. Cependant l’article XVI précise : « Fait
défenses à toute personne, séculières et régulières, d’exercer la Pharmacie,
faire, tenir et vendre compositions, préparations chimiques, emplâtres ou
autres choses concernant ledit Art (…) ». On ne peut guère être plus clair… Ce
texte n’est que la reprise d’une phrase presque identique figurant dans les
statuts de 1665. Pour sa part, l’ordonnance de juin 1708 de Léopold, relative à
l’exercice de la médecine et de la pharmacie dans les duchés, consacre un long
paragraphe à ces interdictions et limitations qui sont renouvelées par un
décret de décembre 1726. La promulgation et le renouvellement de ces
interdictions sont sans aucun doute la preuve de leur existence avérée et
constante…
Pour leur part, les abus constamment perpétrés par les
Filles de la Charité sont au moins en partie la conséquence de l’article XXVII
de l’ordonnance de Léopold qui autorise « les Filles (…) et autres personnes
expérimentées, résidantes en Hôpitaux et Maisons Dieu (à) saigner et penser les
Pauvres Malades et Nécessiteux, même ceux des Paroisses dans leurs Maisons,
leur donner les Remèdes quelles jugent convenables (…) ». Elles ne se privent
pas de mettre en application cet article, même après 1764, et même si elles ne
sont pas expérimentées…
Les activités de ces religieuses
Elles administrent de nombreux hôpitaux et maisons de
charité où le service pharmaceutique est le plus souvent assuré par l’une
d’entre elles, la « sœur pharmacienne », assurément dévouée mais presque
toujours dépourvue d’une formation « théorique », remplacée par des
connaissances empiriques liées à sa pratique. Dans les villages, les sœurs
tiennent souvent « pharmacie ouverte » bien que leur hiérarchie leur interdise
l’exercice de la pharmacie et la vente des médicaments au public. Elles
conçoivent et préparent des remèdes dont la vente constitue pour elles une
source appréciable de revenus. Par ailleurs, les documents indiquent qu’elles
se livrent à « un trafic tout à fait commercial des remèdes qui, en principe,
devraient être distribués gratuitement aux pauvres », ce qui peut vouloir
signifier qu’elles « s’approprient » ces remèdes et qu’elles les mettent en
vente (thèse Tournier, Nancy, 1938). Dès lors, les conflits sont nombreux. Partout
les apothicaires protestent contre leur exercice et contre leurs empiètements
sur leurs attributions propres.
Quelques exemples d’exercice illicite
Quelques mois avant la création du Collège royal,
l’huissier Richard Moni, mandaté par les apothicaires
de Nancy, surveille les religieuses de la ville. Le 9 août 1751, à la porte de
la Maison des Dames Bénédictines du Saint-Sacrement, rue Saint-Dizier, il
demande à la veuve Favier ce qu’elle a été cherché dans leur établissement.
Elle venait d’y acheter de l’eau « de cochlearia
anglaise ». Moni se saisit du flacon et rédige un
certificat d’exercice illicite de la pharmacie. Le même jour, à la porte des
Dames de la Visitation, rue des Ponts, il saisit de la pâte de guimauve que
vient d’y acquérir Madeleine Desjardins (thèse Tournier, Nancy, 1938).
Les inspections apparaissent donc nécessaires… Le 29
janvier 1753, la pharmacie de la maison de charité de la paroisse Notre-Dame de
Nancy, tenue par les Sœurs de la Charité Saint-Charles, est trouvée « dans le
plus mauvais ordre, avec des compositions surannées et corrompues, dispensées
contre les règles de l’art ». Le 7 février, à l’Hôpital Saint-Julien, la
pharmacie est trouvée en bon état, mais les inspecteurs découvrent ensuite dans
une pièce voisine des remèdes « surannés et viciés » dont les sœurs déclarent
ne pas se servir…
Comme les statuts du Collège prévoient un contrôle de
l’exercice pharmaceutique, le chancelier de Lorraine appuie ses actions en
rendant des décisions qui lui sont favorables. C’est ainsi que le 4 mars 1753,
il prend un décret contre les Filles de la Charité Saint-Charles, que le
Collège considère comme des ignorantes, en leur imposant une visite une « et
même deux » fois par mois (Arch. 168-8126). Le texte indique : « (…) les abus
peuvent s’y commettre encore plus facilement par le peu de savoir, d’expérience
et d’assiduité des personnes qui en sont ordinairement chargées (de la
pharmacie) ».
Le 20 mars 1753 à Epinal, la commission visite l’hôpital
des Filles de la Charité Saint-Charles, déjà citées. L’apothicairerie apparaît
mal tenue et les plantes mal conservées. La « sœur pharmacienne » déclare «
qu’elle connaît peu le manuel et les règles de la pharmacie et qu’elle achète
les médicaments composés auprès des colporteurs et des droguistes et que
d’ailleurs elle n’a pas le temps de veiller et de travailler à la pharmacie par
l’occupation qu’elle a en ville où elle et quatre sœurs ses compagnes font
publiquement les fonctions de médecin, chirurgien et apothicaire principalement
chez les personnes riches ». Cette déclaration a au moins le mérite de la
clarté… Bien sûr la commission met les sœurs en demeure de respecter leurs
devoirs de religieuses et les règlements en vigueur. Elles ne devront plus
acheter de médicaments composés et elles sont priées de les réaliser
elles-mêmes sous la surveillance d’un médecin stipendié (Arch. 168-8134). Une
ordonnance du chancelier, en date du 22 mai (Arch. 168-8124), rappelle les
sœurs à l’ordre et charge le lieutenant général du bailliage de veiller à ce
qu’elles respectent les règlements, ce qui est dans les attributions normales
de cet officier.
La commission se rend à Mirecourt le 16 avril et procède
au contrôle de l’apothicairerie des Filles de la Charité. Elle est bien fournie
et les drogues bien conservées, mais il apparaît que les sœurs font commerce de
médicaments, qu’elles distribuent des médecines internes demandées par des
chirurgiens, alors même que cela leur est interdit et que seuls les médecins
peuvent prescrire des médicaments d’usage interne, et enfin qu’elles pratiquent
la chirurgie contre rétribution sans l’avis ni l’assistance d’une personne
compétente... La visite fait apparaître également que les chirurgiens Beaulieu
et Mangenot, établis en ville, pratiquent la médecine
et la pharmacie autant qu’ils le peuvent... (Arch. 168-8135). François Renaud,
maître apothicaire à Mirecourt, adresse au chancelier une plainte -
malheureusement non datée, mais sans doute postérieure au 16 avril - concernant
ces sœurs. Il y écrit ce que nous savons : qu’elles débitent des drogues et «
distribuent journellement et publiquement des médecines à la plus grande et
meilleure partie des maisons de la dite ville (…) ».
Il insiste sur leur ignorance en matière de pharmacie et mentionne les difficultés
qu’il rencontre pour approvisionner sa boutique et subvenir à ses charges et
besoins, sans omettre de préciser que la commission d’inspection du Collège
royal a déclaré sa pharmacie très bien tenue et approvisionnée. Il supplie le
chancelier d’interdire aux sœurs cette pratique illicite (Arch. 168-8132).
Les apothicaires d’Epinal font la même démarche contre
les sœurs de l’Hôpital Saint-Lazare, qui fournissent, comme nous l’avons vu,
les bourgeois de la ville en dépit des interdictions nombreuses qui leur ont
été faites, mais qu’elles ne respectent jamais que pendant un temps limité.
Ceci est d’autant plus grave aux yeux des plaignants que, selon leurs vœux de
pauvreté, elles ne devraient pas accepter d’être rémunérées… Ils précisent bien
sûr qu’elles ne sont pas du tout qualifiées pour soigner les malades et que
leurs prescriptions ne sont pas satisfaisantes, mais qu’elles ne craignent pas
les réprimandes et refusent de se conformer aux règlements (Arch. 167-8117).
Charles Renaud, qui exerce à Rambervillers, écrit la même chose au chancelier,
en s’appuyant sur la démarche de ses confrères spinaliens et sur la réponse
positive qu’y a apportée ce haut magistrat (Arch.
168-8131).
Le 10 mai 1753, la commission est à Vézelise où la
situation est la même qu’à Mirecourt : la pharmacie est bien tenue mais les
sœurs pratiquent ouvertement et extensivement la pharmacie contre rémunération
malgré les interdictions qui leur sont faites. Elles prétendent ne pas pouvoir
vivre sans ces rentrées d’argent et ne craignent pas les réprimandes ; les règlements et
les arrêts n’atténuant pas leurs intentions. Pour sa part, le lieutenant du
Premier chirurgien du roi déclare qu’il se « renfermerait dans les bornes de
son état et n’exercerait plus la médecine et la pharmacie aussitôt que
l’apothicaire et les sœurs de la Charité s’y renfermeraient également ». Les
médecins de la ville qui sont présents à cette inspection précisent que «
l’exercice des trois professions y (est) dans la plus grande confusion (…) ».
Il s’ajoute à cette triste situation la présence de charlatans qui exercent «
hautement la médecine et la pharmacie » et de chirurgiens « peu capables » dans
les villages voisins (Arch. 168-8120). A la suite de ces constatations, le
chancelier prend une ordonnance contre les sœurs le 1er juin suivant, en leur
rappelant les limites des soins qui justifient leur présence à Vézelise, à
savoir le soulagement des malades de l’hôpital, ainsi que les limites de leurs
attributions en matière de médecine, de chirurgie et de pharmacie, et il les
menace de renvoi (Arch. 167-8116).
Remarquons cependant que le Collège peut « mettre le
doigt dans l’engrenage » en accédant aux demandes des religieuses, et que dans
ce cas, il ne peut pas se plaindre de leurs activités ni s’étonner des plaintes
des apothicaires… C’est ainsi qu’en 1764, les sœurs de la Congrégation de
Notre-Dame de Nancy lui présentent une requête pour « composer, distiller,
vendre et débiter une eau merveilleuse très utile au soulagement du public dans
toutes sortes de maladies, ainsi qu’une autre eau pour guérir les plaies, les
fractures et soulager les rhumatismes ». L’avis du Collège ayant été demandé,
son président Bagard ayant « vu, examiné et goûté
cette eau » et donné son approbation, les sœurs reçoivent l’autorisation
sollicitée à condition de communiquer la formule de leur eau (thèse Eber-Roos, Nancy, 1971).
Les apothicaires ne sont bien sûr pas les seuls à
souffrir des actions des sœurs qui pratiquent aussi, comme nous avons pu
l’observer, la médecine et la chirurgie, comme l’écrit le sieur d’Amance, médecin à Briey, à ses confrères du Collège royal
le 26 octobre 1762 (Arch.144-8308).
Trois décennies après les premières inspections du
Collège royal, rien n’a changé… Le 20 septembre 1786, les apothicaires de
Neufchâteau sollicitent l’appui de leurs confrères nancéiens pour tenter de
faire cesser le charlatanisme qui règne dans leur ville et la délivrance de
remèdes composés par les chirurgiens et surtout, semble-t-il, par les sœurs
d’une maison de charité qui administrent les remèdes « tant à la ville qu’à la
campagne au vu et au su du public, ayant une pharmacie (…), y vendant même au
détail (…) » (Musée lorrain, Ms SAL
491).
Conclusion
Au total, il apparaît que depuis longtemps les ducs et
leur administration avaient pris soin de définir les limites des activités de
ceux que nous appelons aujourd’hui « professionnels de santé », et en
particulier la manipulation des drogues et des produits toxiques et la
dispensation des médicaments par les personnes autres que les apothicaires.
Dans les statuts successifs de la maîtrise des apothicaires de Nancy et dans
ceux du Collège royal de médecine, les autorisations et les défenses faites aux
différents membres du Clergé sont très clairement précisées. Toutefois les activités
charitables et de soins qui peuvent représenter une part importante de la vie
quotidienne officielle de certaines communautés, créent une place mal définie
et aux limites ambiguës pour un exercice médical, chirurgical et pharmaceutique
que les représentants de ces professions contestent vivement, surtout s’il est
important, constant et visible, en d’autres termes quasiment officiel. De plus, quand elles
existent, la protection du duc et les autorisations octroyées par le Collège
royal de médecine accroissent les possibilités des religieuses et gênent
beaucoup les praticiens dans les poursuites qu’ils engagent. Cet exercice
illicite est surtout le fait des Sœurs de la Charité qui œuvrent dans les
hôpitaux et maisons de charité et y disposent d’un droit d’exercice dans le
cadre de leurs missions et à l’intérieur de leurs établissements pour leurs
besoins. Mais ce droit est consciemment, constamment et largement dépassé. Pour les
apothicaires, les poursuites sont longues et difficiles, et leur résultat
jamais assuré ni définitif, même en cas de condamnation des contrevenants. Ce
type d’activités illicites a d’ailleurs longtemps perduré… Il faut reconnaître
cependant qu’il était très utile, et même indispensable, aux populations dans
les bourgades et les campagnes dépourvues de médecins, de chirurgiens et
d’apothicaires. Tolérer plus ou moins ces activités en dépit des règlements
constituait, de la part des ducs et de leur administration, une forme de
pragmatisme sanitaire et social.