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l'Elixir de longue vie :  

un mEdicament A la vie longue …

 

Pierre LABRUDE

  

Parmi les documents issus du Collège royal de médecine et conservés dans notre musée, figure un feuillet consacré à l’« élixir de longue vie ». La recherche de la longévité, voire de l’immortalité, a suscité le développement de nombreuses tentatives de mise au point de médicaments, et en particulier d’élixirs, au cours des âges et des civilisations. Plusieurs mythologies font aussi état de telles préparations, dont celle d’Hermès Trismégiste. En Occident, les alchimistes y ont consacré de nombreux efforts. Plus près de nous, Balzac a fait de cet élixir de longue vie le thème et le titre d’un conte fantastique inspiré du mythe de Don Juan, paru une première fois en 1830 et repris en 1846.

 

L’élixir de longue vie est très célèbre, et une formule accompagnée d’une méthode de préparation figure dans de nombreux dépôts d’archives. L’élixir n’est pas la seule forme pharmaceutique utilisée, et nous envisagerons plus loin les autres formes de prise. Par ailleurs, de nombreuses formules existent, mais elles sont voisines les unes des autres.

 

L’histoire mythique qui circule à son propos est que la recette a été trouvée dans les papiers du docteur Yernest, ou Xermet, ou Vornets, ou Surnette, ou encore Gervais, médecin suédois, mort à l’âge de 104 ans d’une chute de cheval, nous ignorons où. Le secret de la formule était dans la famille depuis plusieurs siècles. Une aïeule avait vécu 130 ans, sa mère 107 et son père 112 grâce à l’usage journalier du médicament. Ils en absorbaient quelques gouttes le matin et le soir dans un faible volume de vin rouge, de bouillon ou de thé. Compte tenu de son origine vraie ou supposée, la préparation est très souvent appelée « Elixir du Suédois », et ceci jusqu’à nos jours. La formule est connue depuis longtemps mais on ne sait pas la dater. C’est ainsi que Baumé la cite dans ses « Eléments de pharmacie » en 1752. Des pots de pharmacie en portent la mention et ont  dû servir à le conserver.

 

L’emploi du mot et de la forme élixir est important. En effet, le mot, qui vient de l’arabe signifiant « essence », est chargé de propriétés magiques. « Al-iksir » signifie à la fois médicament et pierre philosophale. Le mot français « essence », qui vient du latin « être », a pour sens « ce qui constitue la nature d’un être ou d’une chose » et, en philosophie, il se rapporte à « sa nature idéale ». C’était autrefois la substance la plus pure qui pouvait être retirée de certains corps, et sa quintessence, mot utilisé par les alchimistes et qui s’applique aux alcools, obtenus après des distillations répétées. Souvenons-nous aussi de « L’élixir du Révérend Père Gaucher » des « Lettres de mon moulin ». Ajoutons que les élixirs contiennent de l’alcool et souvent du sucre, ce qui en fait des breuvages appréciés, et qu’ils sont à la limite du médicament et de la boisson... Enfin, ils se conservent bien, ce qui, autrefois, constituait une propriété importante.

 

Le document que nous possédons au musée, figure dans le carton 169 sous le numéro 8165-10. Il se décompose en six parties : préparation, usages, posologie pour quelques pathologies, usages journaliers, autres usages (dont vétérinaires) et observations (il doit être utilisé en tenant compte du tempérament du patient). La formule de notre document, qui est classique, propose la composition et la préparation suivantes : « une once (environ 30g) et un gros (3,8g) d’aloès succotrin (soit donc 33,8g d’aloès), un gros de zédoaire, de gentiane, du meilleur safran, de rhubarbe fine, d’agaric blanc et de thériaque de Venise ». Les six premières drogues ayant été tamisées, sont introduites avec la thériaque dans une bouteille dans laquelle est ajoutée une pinte (un peu moins d’un litre, à Paris : 0,93 litre) de « bonne eau de vie ». Après neuf jours de contact, en remuant deux fois par jour, on recueille la liqueur tant qu’elle s’écoule claire, puis les drogues sont remises en suspension dans une nouvelle pinte d’eau de vie. A l’issue de neuf jours, on recueille la nouvelle liqueur limpide et on filtre à plusieurs reprises le résidu. Les liqueurs sont réunies, mélangées et mises dans des bouteilles bien bouchées. Le merveilleux médicament est prêt à être utilisé.

 

Les multiples documents disponibles, et celui que nous possédons en particulier, indiquent les nombreuses indications et les posologies du médicament grâce auquel, entre autres,   « on vit longtemps sain sans avoir besoin de saignées ni d’autres médicaments. Il restaure les forces, anime les esprits vitaux, aiguise les sens, (…), nettoie l’estomac de toutes les humeurs crasses et gluantes qui causent les indigestions, les aigreurs (…). Bref, c’est le restaurateur de l’humanité. (…). Il a cela d’admirable qu’on peut en prendre une trop forte dose impunément et qu’il est utile à tout ». À l’issue de cette description d’effets bénéfiques dont je n’ai donné ici que quelques exemples, suit une liste des « Dozes suivant les Accidents » qui précise la posologie dans quelques situations, par exemple « maux de cœur, rage de goutte, coliques d’entrailles et venteuses, vers, hydropisie, suppression des mois et fièvres intermittentes ».

 

L’élixir est présent dans de très nombreux formulaires avec éventuellement une composition modifiée. À Nancy, il figure (modifié) à la « Pharmacopée des pauvres » de Jadelot en 1785, dans la « Pharmacopée de Nancy » de l’apothicaire Mandel terminée dans les mêmes moments mais publiée beaucoup plus tard, et là aussi avec une formule modifiée qualitativement et quantitativement, une préparation simplifiée et le nom compliqué d’ « alcool résineux de gentiane composé ». Il est également présent dans les recettes de Sœur Hildegarde à la pharmacie de la maison du Refuge (maison de Secours) de la rue des Quatre Eglises au tout début du XIXe siècle.

 

Pour les pharmaciens, cette préparation est une teinture, c’est-à-dire un médicament liquide à base d’alcool où l’on a incorporé, par macération, digestion, infusion, etc…, une ou plusieurs substances médicamenteuses. Le mot teinture a une connotation alchimique (la teinture des métaux par exemple). Or les alchimistes cherchaient l’immortalité et la transformation des métaux en or. La « teinture d’or » ou « or potable » est une préparation à la fois alchimique et pharmaceutique. Selon Robert Bacon, la « liqueur d’or », rajeunissante, aurait permis à la comtesse Desmont de parvenir à l’âge de 140 ans…

 

Quels sont donc les constituants de la formule ci-dessus et leurs propriétés ? On utilise sous le nom d’aloès le suc des feuilles de plusieurs espèces de plantes de ce nom, le meilleur venant de l’île de Socotora en Arabie (aujourd’hui au Yémen), d’où son nom. C’est un purgatif, un emménagogue et un anthelminthique. La zédoaire est la racine d’une zingibéracée de l’Inde. C’est un excitant. La gentiane nous est bien connue. C’est un amer employé comme apéritif, un tonique, un stomachique et un fébrifuge. Le safran est également très réputé, très coûteux et s’utilise en cuisine où le mot élixir s’emploie aussi... En pharmacie, c’est un excitant, un stomachique et un emménagogue. La rhubarbe a été longtemps une importante drogue, laxative, purgative et tonique. Pour sa part, l’agaric blanc est un purgatif puissant et un hydragogue. Enfin, la thériaque, connue de tous car elle est la plus célèbre et la plus complexe des préparations pharmaceutiques issues de l’Antiquité, est un antidote précieux à l’époque, bien que son principe actif le plus valable soit l’opium qui n’est pas un antidote… N’oublions pas, pour terminer, les propriétés pharmacologiques, bien connues et abondamment utilisées, de l’alcool !    

 

Plus près de nous, dans les éditions successives du célèbre ouvrage de Dorvault, « L’Officine, ou Répertoire général de pharmacie pratique », et ceci jusqu’à son édition la plus récente, en 1987, il se trouve toujours une monographie consacrée à ce célèbre médicament. Sous les noms d’« élixir suédois », d’« alcoolé d’aloès et de thériaque composé », de   « teinture d’aloès composée » du Codex, il réunit aujourd’hui encore les drogues originelles, à l’exception de la thériaque qui n’existe plus, à raison de 50 parties d’aloès pour 5 de chacun des autres constituants, dans 2 litres d’alcool éthylique à 60%. Après dix jours de macération, la liqueur est recueillie, le résidu solide exprimé, et l’ensemble est mêlé et filtré. C’est en aloès que s’exprime la dose. L’élixir du Suédois est d’abord une préparation d’aloès !

 

De nombreuses variantes sont citées, tant sur le plan qualitatif que quantitatif : ajout de quinquina, de cascarille (ou quinquina aromatique, tonique, fébrifuge et anti-émétique), de sucre pour émousser la saveur alcoolique et conférer du « moelleux ». L’eau-de-vie peut être remplacée par du vin. L’« élixir amer » de Spielmann est une variante préconisée contre le ténia. On peut citer aussi « l’élixir polychreste de Lentilius » et les « Gouttes d’Iéna », renommées comme notre élixir et dont la formule n’est pas connue avec exactitude. Rappelons qu’en pharmacie, polychreste signifie « utile et efficace dans toutes les maladies ». L’élixir « antipestilentiel » ne diffère de l’élixir de longue vie que par une quantité deux fois plus importante d’aloès.

 

La composition du médicament n’est donc pas uniforme et il a de nombreux « parents ». Il est très célèbre dans la médecine populaire en tant qu’excitant et purgatif, cette seconde action ayant été considérée comme très importante jusqu’à une époque récente, dans le cadre de la théorie des humeurs, qui nécessitait de débarrasser périodiquement son organisme des mauvaises humeurs, en particulier digestives, et aussi des parasites qui, compte tenu des habitudes et nécessités alimentaires, avaient pu y élire domicile. C’est pourquoi existent encore d’autres préparations, de composition plus ou moins connue, et dont certaines sont des élixirs de longue vie concentrés.

 

Le médicament se présente aussi sous le nom de « baume de longue vie ». C’est en effet l’autre nom que lui donne Mandel dans sa « Pharmacopée de Nancy ». Mais il existe des « baumes de vie » dont il est difficile de préciser s’il s’agit des mêmes produits. Le mot baume s’adresse en effet aussi à nombre de médicaments liquides, alcooliques et odorants, et recouvre l’idée d’un remède excellent et stimulant, à laquelle s’ajoute celle d’une consolation avec le terme « mettre du baume au cœur ». Le « baume de vie de Le Lièvre », ou « élixir de Spinâ », diffère de notre élixir par la présence de myrrhe. Or la myrrhe est un des symboles de l’immortalité.

 

Il existe aussi différentes formules de « grains de vie » ou « pilules de longue vie » dont le principe actif essentiel est l’aloès et où l’alcool a été remplacé par du miel en vue d’obtenir une forme pharmaceutique solide, ainsi que du « sirop de longue vie », mais dont la composition me semble différente de celle de l’élixir.

 

Qu’en est-il aujourd’hui ? Le médicament se vend encore en pharmacie sous sa forme liquide préparée par l’industrie et disponible sous un très bref délai chez les grossistes, ou réalisée par le pharmacien lui-même sous forme de préparation magistrale comme je l’ai vu récemment dans les Vosges. J’ai eu l’occasion de voir aussi une préparation concentrée qu’il suffisait de diluer convenablement chez soi. Il se vend également en pharmacie et ailleurs des sachets des « Herbes du Suédois », permettant de réaliser soi-même l’élixir, mais aussi d’en faire un autre usage, par exemple une tisane, forme employée depuis longtemps. Il faut toutefois préciser que la composition du mélange de plantes n’est pas toujours celle de l’élixir et qu’il existe des mélanges plus compliqués.

 

L’élixir se vend également sur Internet, par exemple 36,5 euros les 350 mL titrant 17 degrés alcooliques ou 38,5 euros le même volume mais à 40 degrés d’alcool. Le mot proposé à un moteur de recherche sur Internet aboutit en quelques secondes à un très grand nombre d’occurrences, pas toutes valables… La préparation se vend aussi sur les marchés. Des recettes qui n’ont plus rien de commun avec la formule initiale se trouvent dans les ouvrages de médecine naturelle (« recettes santé » par exemple) destinés au grand public. Un livre lui a été consacré par Wirth en 1987 : « Guérir par l’aloès ». Il convient aussi de citer le célèbre livre de Mme Trében, « La santé à la pharmacie du Bon Dieu », qui date de la même année, où l’élixir figure en bonne place, bien que modifié, et qui a eu un succès considérable.  

 

L’aloès, plus exactement le suc de ses feuilles, fait partie aujourd’hui de ces « boissons venues d’ailleurs » dont les journaux, plutôt féminins, vantent les bienfaits, et qui s’achètent dans les commerces de diététique, les parapharmacies et diverses chaînes de magasins. Certains de ces produits sont apparus récemment, et le suc d’aloès en fait partie, bien qu’il soit sans doute utilisé depuis assez longtemps. Cependant l’aloès est une drogue très anciennement connue, au sens pharmaceutique du mot. Elle est sans doute l’une des plus anciennes de l’Humanité, et elle constitue encore aujourd’hui le principe actif majeur de nombreux médicaments. Les Egyptiens en connaissaient les propriétés digestives et purgatives, il y a plus de 3300 ans et, après eux, de nombreux peuples les ont appréciées et utilisées. Il n’est donc pas étonnant que l’aloès soit toujours présent dans la pharmacopée, ou plutôt dans ce que je me permets d’appeler la « parapharmacopée », puisqu’en effet il existe aujourd’hui des parapharmacies…

 

On se perd dans toutes ces formules de médicaments. Cependant une chose est sûre, c’est que l’Humanité est toujours à la recherche de l’immortalité, ou, tout au moins, de la longévité…