L’ELIXIR
DE GARRUS : MEDICAMENT OU LIQUEUR DE TABLE ?
FORMULE ORIGINALE OU
IMITATION ?
Pierre LABRUDE
Pour beaucoup d’entre nous, le
mot élixir fait immédiatement penser à L’élixir du Révérend Père Gaucher des
Lettres de mon moulin. Et il est de fait que de nombreux élixirs
monastiques ont existé. La forme pharmaceutique élixir a joui d’une
grande vogue au cours des siècles, et il suffit pour s’en convaincre de
compter les formules d’élixirs et leurs indications dans un ouvrage
comme le Formulaire magistral de Cadet de Gassicourt
en 1833 qui en contient 33, ou le Dorvault
dont l’édition de 1948 en décrit 60...
L’élixir de Garrus, sa composition et sa préparation
Stimulant digestif, stomachique
et tonique, également utilisé comme aromatisant des potions, comme apéritif et
comme liqueur, l’élixir est obtenu à partir de l’alcoolat de Garrus, liquide limpide et incolore, préparé par
macération, filtration, dilution et distillation d’un mélange d’aloès soccotrin (originaire de l’île de Socotora ou Socotra, dans
l’océan Indien), de safran, de myrrhe, de clous de girofle, de cannelle de
Ceylan et de muscade. Il titre 80° d’alcool...
L’élixir comporte en plus de la
vanille, du capillaire du Canada - souvent remplacé par du capillaire de
Montpellier -, de l’eau distillée de fleur d’oranger et du sucre blanc. La
formule a subi diverses modifications : suppression de l’aloès dans l’alcoolat
pour rendre l’élixir plus agréable au goût, suppression du girofle,
augmentation de la quantité de sirop de capillaire, etc.
Il existe aussi beaucoup de
formules particulières. A la Pharmacopée suisse, au début du XXe siècle, l’élixir est obtenu par macération du safran,
de l’écorce de cannelle, des clous de girofle et de la graine de muscade dans
l’alcool, auxquels sont ajoutés, après filtration, du sirop simple, de l’eau de
fleur d’oranger et du cognac !
L’invention et l’histoire
de l’élixir : le docteur Garrus
Selon les ouvrages, Garrus est un épicier parisien, un apothicaire hollandais,
un empirique, voire un charlatan. En réalité, Joseph Garrus,
fils de Jacques Garrus, avocat, et de Catherine Fénis, né à Callas (près de Draguignan, en Provence) en mai
1648, est médecin. Sans doute docteur de la Faculté de Montpellier, il s’est
installé à Paris vers 1680. A cette époque, la Faculté parisienne lutte contre
les médecins issus des universités de province qui ne peuvent exercer que si
leurs noms figurent sur la liste de la Chambre royale des universités
provinciales. Garrus réussit à s’y faire inscrire
frauduleusement en 1684, mais en est rayé en 1686. Sa trace est alors perdue
jusqu’en 1719 où il “réapparaît” à l’occasion du mariage de sa fille Elisabeth
qui épouse Pierre Giron, docteur en médecine, le 3 juillet. Veuf, il a lui-même
épousé en secondes noces, Marie-Madeleine Barbey,
nièce d’un épicier, ce qui peut expliquer son orientation vers la préparation
d’une liqueur médicinale, marchandise que débitent alors les épiciers. Garrus meurt le 17 octobre 1722, à l’âge de 74 ans, et son
épouse le 26 juillet 1739.
L’élixir a reçu un accueil très
favorable et ce succès aura d’importantes conséquences pour Madame Garrus. L’existence de l’élixir est attestée en 1719 et il
joue un rôle lors de la mort, le 21 juillet 1719, de la duchesse de Berry, fille
aînée du Régent, et épouse de Charles, l’un des fils du Grand Dauphin. La
renommée de l’élixir étant connue de la Cour et la duchesse étant à la dernière
extrémité, on appela Garrus qui en fit absorber à la
malade et demanda que rien d’autre ne lui soit administré, si ce n’est par lui.
L’état de la duchesse s’améliora, mais un autre remède en vogue, le lilium, lui fut donné, et Chirac lui administra un
purgatif. Rien ne put alors sauver l’illustre
malade... En cette même année, Garrus soigne le
maréchal de Villars, dont la santé est très délabrée et que son élixir rétablit
rapidement. Il a aussi comme patients le maréchal de Villeroy
qui est “sauvé” par l’élixir, et Madame, Princesse Palatine, sur qui il n’a pas
le même succès et qui meurt le 8 décembre 1722.
Sur les conseils du maréchal de
Villars, Madame Garrus vend sa formule au Roi qui lui
accorde, le 21 mai 1723, un Brevet de permission (...) de vendre un élixir,
puis plusieurs pensions. Munie de son brevet, Mme Garrus,
puis l’une de ses petites-filles continue donc la vente du médicament. Preuve
de sa vogue, il est mentionné par Diderot dans Les bijoux indiscrets en
1748.
Une panacée du XVIIIe siècle
Dans la pratique des XVIIIe et XIXe siècles, les
nombreuses indications de l’élixir en font un remède universel, une panacée. Il
est réputé conserver la santé, la maintenir et la rétablir.
Les Propriétés de cet élixir et la manière de s’en servir, différente selon l’état de
la maladie, sont décrites dans des prospectus de l’époque. Il est préconisé
dans le traitement des fièvres malignes et de la dysenterie, des fièvres tierce
et quarte, de la petite vérole, de la rougeole, du bubon pestilentiel, des
vomissements, de la douleur des coliques, des indigestions, des maux et
faiblesses de l’estomac, de l’asthme, de l’apoplexie, de la paralysie, de la
léthargie, des mouvements irréguliers, de la gangrène, des ulcères, des
blessures et contusions, enfin pour les suppressions aux femmes en couches
et les suppressions du flux menstruel. Exempt de corruption, il ne
diminue jamais rien de sa vertu, c’est un remède universel, qui fortifie la
nature, purifie le sang, (...), rétablit la chaleur naturelle, (...), et
aide la nature et lui donne la force d’évacuer sans violence...
Garrus aurait-il été un imitateur ?
De pareilles propriétés et un
tel succès ne pouvaient qu’attirer la jalousie. Aussi Garrus
fut-il accusé de plagiat. Il se serait servi de l’élixir de propriété de
Paracelse ou teinture d’aloès et de myrrhe safranée, qui a donné
lieu à de nombreuses variantes : élixirs acide de Boerhaave, alcalin,
antiscorbutique, aromatique, etc. A ce propos, il serait intéressant de
connaître le sens du mot “propriété”. S’agit-il de la propriété de Paracelse
son inventeur ?, des propriétés du médicament, le mot
signifiant qualité, faculté, vertu ?, le mot a-t-il aussi un sens alchimique ? Garrus n’aurait donc fait qu’ajouter du sirop de capillaire
et quelques aromates à l’élixir de propriété.
Mais il y a plus, l’élixir de
Paracelse ne serait qu’une teinture (au sens de liqueur alcoolisée) des
pilules pestilentielles de Rufus ou pilules d’aloès,
de myrrhe et de safran (assemblés par du sirop d’absinthe ou du vin rouge),
utilisées comme tonique, stomachique et purgatif. De Rufus
d’Ephèse, dont elles sont éponymes, l’un des plus célèbres médecins de
l’Antiquité, qui vécut sans doute à Rome au début du second siècle de notre
ère, on sait peu de choses. On lui connaît une notice sur les remèdes purgatifs
et une célèbre description de la peste, constituant un des livres de l’Epitomé
de Paul d’Egine, qui justifient le nom donné - mais peut-être pas l’efficacité
attribuée - aux pilules qui portent son nom. L’élixir de propriété, pour sa
part, n’est pas éloigné de la teinture de myrrhe et d’aloès. Il semble
donc aujourd’hui difficile de savoir qui a copié qui...
Conclusion
Avec la composition que nous lui
connaissons, il n’est pas étonnant que l’élixir de Garrus
ait servi d’aromatisant de potions et de tisanes et de véhicule de principes
actifs, mais aussi de liqueur de table, surtout lorsque sa formule comporte du
cognac !... Dans cet esprit, on sait bien que les vins et les liqueurs ont fait
abondamment partie de la thérapeutique hospitalière et que leur coût a
représenté autrefois une part importante des dépenses des apothicaireries... Lemery n’a-t-il pas indiqué que l’élixir de Garrus est un ratafia extrêmement précieux, dont on fait
aujourd’hui plus d’usage pour flatter la sensualité des personnes en santé
que pour la guérison des malades ?
L’élixir étant aussi une
boisson, le mot garus est devenu un substantif, sans majuscule et
avec un seul r. Dans Madame Bovary, Flaubert écrit : (...)
Allons chez Bridoux prendre un verre de garus.
Et, un peu plus loin : (...) Homais leur donna des conseils; il embrassa Bridoux ; on prit le garus. Liqueur médicinale et
liqueur de table à la fois, le fameux élixir a survécu à la “révolution
thérapeutique” et il est encore possible de nos jours de s’en procurer en
droguerie pharmaceutique !