LA PARTICIPATION DE LA
COMMUNAUTE DES APOTHICAIRES
DE NANCY A LA
CONSULTATION DES PAUVRES ORGANISEE PAR
LE COLLEGE ROYAL DE
MEDECINE, DE 1764 A LA REVOLUTION
Pierre LABRUDE
La création du Collège Royal de
Médecine de Nancy par Stanislas en 1752 a déjà été rapportée dans les colonnes
de cette Lettre. Les activités qui lui étaient dévolues font partie de l’oeuvre
accomplie par le Duc-Roi en matière sanitaire et sociale. Le Collège devait en
effet, entre autres, s’occuper de l’état sanitaire et de la police de la
médecine, prise au sens large, dans l’ensemble de la Lorraine ducale, donner
des consultations gratuites aux pauvres une fois par semaine, visiter les
hôpitaux de la ville, etc.. Dans le domaine de la pharmacie, si les six
apothicaires nancéiens dépendaient déjà auparavant des médecins pour certaines
de leurs activités, il est certain que la création du Collège, et la
personnalité de son premier président, Charles Bagard, n’allaient pas manquer
d’augmenter la “pression” exercée sur la communauté des apothicaires, comme on
dit de nos jours, d’où, bien sûr, un certain nombre de frictions...
Mais il ne faut pas ne voir que
les inévitables difficultés. Il y eut aussi des points d’entente et des
collaborations. La participation de la communauté des apothicaires aux soins
donnés aux pauvres des campagnes de Lorraine en est un exemple.
Lors de la création des
consultations destinées aux pauvres et données chaque samedi dans les locaux du
Collège, dès juillet 1752, l’idée avait été émise d’y établir un apothicaire qui
aurait fourni les remèdes prescrits. Il ne fallait cependant pas porter
atteinte à l’activité des maîtres apothicaires établis en ville, ni à leur
nombre. Par analogie avec le système des apothicaires gagnant-maîtrise avec
privilège des hôpitaux, le Collège avait pensé qu’après trois années
d’activité, le compagnon apothicaire qui s’y serait dévoué, subirait les
examens et effectuerait les chefs-d’oeuvre prescrits pour l’accession à la
maîtrise, et qu’il occuperait ensuite la première place vacante en ville. Mais
les communautés d’apothicaires n’appréciaient pas ce système, et celle de Nancy
n’a pas dû y être favorable, d’autant que le temps passé au service des pauvres
était court, trois années, alors qu’il en fallait généralement au moins six
pour se présenter aux épreuves de la maîtrise, et que le candidat devait passer
ses examens, ce dont d’habitude il était dispensé. De plus, il aurait fallu
disposer pour l’apothicairerie d’une pièce au rez-de-chaussée des locaux du
Collège de médecine.
Le Collège se rangea finalement
à la proposition faite par le corps des apothicaires au cours d’une
délibération en date du 8 mai 1764, dont le texte (mis en français moderne) établissait
ce qui suit : Les maîtres apothicaires de Nancy, assemblés, voulant donner des
preuves de leurs sentiments d’humanité, du désir qu’ils ont à contribuer,
autant qu’il est en eux, au bien public et au soulagement des pauvres,
(…) ont délibéré et sont convenus, (…) de fournir et composer
gratuitement taux pauvres de la campagne seulement, reconnus pour tels
par attestation de leurs curés, et ce à commencer dès le samedi deux juin
prochain, tous les remèdes et drogues qui leur auraient été prescrits
par les ordonnances ou formules (…) de Messieurs du Collège royal de
médecine, dans les consultations qu’ils tiennent tous les samedis matins
pour les pauvres, (…) : (Suit la liste des apothicaires et les deux mois qui
sont
“attribués”à
chacun) pour continuer de même à l’avenir pendant chaque année. Bien entendu
que lesdites fournitures et compositions gratuites des
remèdes, en faveur des pauvres, n’auront point lieu pour ceux de la ville de
Nancy, (…). Signés, J. Pierson, doyen, A. Humbert, premier juré, Beaulieu,
second juré, Willemet et Devillers.
Ils ne sont que cinq, car Virion
est décédé, sa veuve continuant toutefois l’exercice à l’aide d’un compagnon
compétent, et participant à cette oeuvre charitable comme ses “confrères”, car Vockel
est apothicaire de Stanislas à Lunéville. Curieusement, le registre des
délibérations du Collège ne fait nulle mention de cette décision. Par contre,
son texte est collé en troisième page de couverture du registre des
consultations pour les années 1760 à 1774.
Ces registres, conservés aux
Archives départementales à Nancy, pour les années 1753 à 1793, sauf 1755 à
1760, sont d’une remarquable précision. Pour chaque samedi avec sa date, on
trouve successivement pour chaque patient : son nom et sa situation sociale
(femme X, fille Y, enfant Z, veuve T, le nommé …), son origine géographique, sa
maladie ou son état, et la prescription : on lui a conseillé de … Le nombre de
consultations est très variable selon les samedis : de zéro à plus d’une
quinzaine, toujours numérotés. Il ne se présente, certains samedis, aucun
malade, ou bien ce sont uniquement des consultants chirurgicaux, qui sont alors
envoyés aux chirurgiens. Il est étonnant de constater que le nombre des malades
est assez faible, et en particulier l’hiver, peut-être à cause des intempéries.
Les registres comptabilisent en effet en moyenne 120 consultations d’octobre à
mars contre 80 pour le reste de l’année selon Madame Eber-Roos, dans sa thèse,
soit en moyenne 200 dans l’année, ce que confirme le faible nombre de malades
venant consulter chaque samedi. L’année la moins “chargée” a été 1763 avec 150
consultants, la plus imploration étant la suivante, 1764, avec 254 malades.
En dehors des cas chirurgicaux
qui ne sont pas traités surplace, de la saignée, de l’envoi “aux eaux”à
Plombières en particulier, la prescription est constante et met en oeuvre un
assez grand nombre de médicaments sous des formes qui nous sont encore
familières, au moins de nom : les tisanes et les pilules, les poudres et les
purgatifs... Le parasitisme par les vers intestinaux est très commun, d’où sans
doute la demande d’autorisation de délivrer “une ptisane contre vers” faite au
Collège par l’apothicaire Pierson en 1759. Certaines prescriptions devaient
toutefois certainement échapper aux apothicaires, en particulier les tisanes et
les vins médicinaux mettant en oeuvre des plantes communes de nos régions. On
sait aussi que le jardinier botaniste du jardin du Collège, rue
Sainte-Catherine, devait fournir les plantes usuelles séchées pour les
distribuer aux malades qui venaient à la consultation, cependant qu’il en
vendait à ceux qui pouvaient payer. Les préparations auxquelles elles servaient
devaient aussi être réalisées à la maison.
A l’origine, en 1764, la
répartition des mois pour chacun des apothicaires, était la suivante : Joseph
Pierson, rue Saint-Nicolas, en juin et décembre ; Alexandre Humbert, rue des Cordeliers
(de nos jours rue Jacquot), en janvier et juillet ; Jean-Jacques Beaulieu,
également apothicaire de la Ville depuis 1754, dont l’officine était “à la
Carrière”, en février et août ; Remy Willemet, ultérieurement démonstrateur au
Collège, dont la pharmacie était rue des Dominicains, en mars et septembre ;
Joseph Sigisbert Devillers, installé rue Saint-Dizier, en avril et octobre ; et
Monique Harmant, la veuve de Jean-Claude Virion, dont la pharmacie était également
située rue Saint-Dizier, en mai et novembre.
Les successeurs de ces maîtres
continuèrent cette oeuvre charitable, avec bien sûr des modifications de
personnes liées aux successions, mais aussi avec des changements dans la répartition
des mois attribués à chacun, comme en témoigne l’Almanach de Lorraine et
Barrois qui parut jusqu’en 1790. Cette répartition mensuelle faisait peut-être
l’objet d’un accord, négocié à l’occasion d’une réunion de la maîtrise, dont
nous n’avons pas trouvé de trace jusqu’à présent.
Il avait pu en effet apparaître
nécessaire de ne pas toujours attribuer les mêmes mois au même maître, afin que
chacun supporte à son tour la dépense des mois d’hiver, plus importante que celle
des mois d’été, nonobstant la remarque faite sur le faible nombre de
consultations certains samedis d’hiver.
Cette coopération demeura
effective et semble-t-il satisfaisante, puisqu’en 1783, le Collège de médecine
accéda à la requête de la communauté de lui prêter la salle où se tenait la consultation
des pauvres, pour y tenir ses assemblées, “aux conditions qu’ils ne gêneront en
rien les assemblées du Collège...” La consultation des pauvres a perduré
jusqu’à la fin de l’année 1793, et peut-être jusqu’à début janvier 1794. En
effet, la dernière consultation datée présente dans le registre eut lieu le
samedi 28 décembre 1793, avec 6 consultants, et la prescription, entre autres,
de pilules mercurielles, d’infusion de boule d’acier, d’infusion de germandrée.
Un peu plus loin est mentionnée une autre consultation, non datée, avec encore
six patients, dont cinq reçurent le conseil de se purger... A ce moment, et
depuis longtemps déjà, chacun de ces pauvres malades recevait une petite somme
à l’issue de la consultation : 15 sous d’abord, puis 10 en 1793. Le registre le
mentionne sous le nom de “Charités de Mme de la Mure”.
La mention de la prescription
n’a pas varié au cours des années sur les registres, et les apothicaires
nancéiens participaient encore à cette oeuvre charitable en 1790 comme ils
l’ont rappelé le 26 octobre dans leur réponse à une enquête diligentée par le
comité de salubrité. Par ailleurs, la mention des obligations du jardinier
botaniste figure encore dans un courrier d’août 1794. Enfin, depuis 1784, les
praticiens disposaient de l’ouvrage de Nicolas Jadelot, professeur à la Faculté
de médecine et petit-fils d’apothicaire, destiné à les aider dans leurs
prescriptions : la Pharmacopée des pauvres ou formules des médicaments les plus
usuels dans le traitement des maladies du peuple... C’est une preuve
supplémentaire de l’intérêt constant qu’ont manifesté Stanislas
et le corps médical nancéien pour les pauvres et les malades tout au long de
cette fin du siècle des Lumières.