LE PLOMB EN DERMATOLOGIE
ET EN COSMETOLOGIE, AU FIL DU TEMPS
Michel DUC et Xavier BAUER
Les sels de plomb en application
externe nous paraissent appartenir à un lointain passé ou à des contrées
exotiques. Mais, même si ce sont des faits qui relèvent de l’anecdote, leur
usage peut être observé ici et maintenant : en dermatologie avec la Toile
Souveraine, en cosmétologie avec les migrants.
La dermatologie ancienne, comme l’ensemble de la médecine d’antan, reposait
sur des bases empiriques et sur des constructions abstraites dont l’origine
pouvait remonter jusqu’aux alchimistes. Un métal placé sous le signe de
Saturne, se devait d’avoir une efficacité quelque peu mystérieuse que l’on
retrouve dans la médecine populaire traditionnelle jusqu’à aujourd’hui.
Empiriquement étaient attribuées
aux sels de plomb des propriétés adhésives, anti-infectieuses, siccatives,
résolutives et astringentes.
Parmi les sels de plomb les plus
utilisés, on retrouve les oxydes, (litharge, minium accessoirement), le
carbonate ou céruse, l’acétate ou sel de Saturne, le chromate ou crocoïte ou plomb
rouge de Sibérie, le chlorure ou cotonite ou plomb corné, l’iodure. Le plomb
métallique sous forme laminée a été préconisé par Lister qui en a fait le
précurseur de l’asepsie au milieu du XIXème siècle.
Ces divers sels de plomb ont été
employés dans d’innombrables préparations aux époques où la formulation
médicale tenait à la fois de la science et de la poésie : baumes, cérats, eau de
Saturne, liniments, lotions, emplâtres, onguents, pommades, sparadraps et
topiques. Il est impossible de reproduire les formules de ces préparations : un
formulaire de 1955 (La Nouvelle Officine de Dorvault) nous en a fourni 45. Nous
ne résistons pas au plaisir d’en donner une ou deux, dont celle de l’eau de
Goulard ou aqua plombi ou eau de Saturne. Elle était l’une des préparations les
plus utilisées au Codex de 1884.
• sous-acétate
de plomb liquide ..................................................... 20
• eau
de rivière .............................................................................900
• alcool-atulnéraire
........................................................................ 80
Une autre formule très utilisée
était l’onguent de la Mère Thècle ou emplâtre brun ou
brûlé ou unguentum fuscum
• huile
d’olive
................................................................................
1000
• axonge
.........................................................................................
500
• beurre
..........................................................................................
500
• suif
...............................................................................................
500
• cire
jaune
.....................................................................................
500
• litharge
pulvérisée
....................................................................... 500
• poix
noire purifiée
....................................................................... 100
Il fallait que l’intérêt
thérapeutique soit puissant car la préparation en était dangereuse, la matrice
pouvant prendre feu lors du chauffage indispensable à sa bonne réalisation.
Les indications étaient
multiples, allant des ulcères (avec des indications spécifiques selon que
ceux-ci étaient superficiels, rongeants, sordides, sanieux, indolents,
douloureux, d’origine néoplasique ou de décubitus), aux furoncles et plaies
infectées, aux brûlures, en passant par les éphélides, les calvities, les
engelures, les fistules anales, …
Toutes ces préparations sont
actuellement tombées dans une désuétude totale et cela pour deux raisons :
- la première tient au risque
que font encourir toutes les préparations à base de sels de plomb. Le plomb est
peu absorbé à travers une peau saine mais l’absorption n’est pas négligeable au
travers d’une peau lésée, au niveau d’un ulcère ou d’une muqueuse.
L’application sur les seins gercés au cours de l’allaitement a eu des
conséquences dramatiques pour le nourrisson.
- la seconde raison est une efficacité
insuffisante quand les sels de plomb ont été soumis à une évaluation moderne.
Ils ont été avantageusement remplacés dans la pharmacopée dermatologique
moderne par des composés plus efficaces et plus anodins (oxydes de zinc et de titane).
La Toile Souveraine est une survivance régionale de ces emplâtres plombés (elle
dérive de l’emplâtre de Nuremberg naguère classique), appliquée sous forme de
sparadrap. Elle était encore utilisée officiellement jusqu’en 1975 où sa
fabrication a été interdite suite à la mort d’un nourrisson dont la mère appliquait
sur ses seins la Toile Souveraine. Malgré cette interdiction, elle garde des
adeptes dans la région de Neufchâteau dans les Vosges, là où habitait son promoteur,
le curé de Certilleux. Son succès persistant témoigne d’un traditionalisme
populaire et de la difficulté à imposer une pensée rationnelle face à une
pensée magique.
En cosmétologie, le plomb donne le noir et le blanc : le noir avec la
galène et le blanc avec la céruse.
Le blanc n’a été employé que
pendant une période limitée, celle où les canons de la beauté féminine
voulaient que la peau d’une femme soit blanche comme le lys et ses joues roses comme
une rose. L’usage de la céruse se limite à la société occidentale et cela du
début de la
Renaissance jusqu’à la fin de la
royauté. Le seul précédent connu remonte à la décadence de l’empire romain.
Ailleurs, la céruse servait de masque dans le théâtre chinois.
Comparativement, le noir est
éternel car son emploi remonte au moins jusqu’à l’ancienne Egypte et s’étend
jusqu’à l’époque actuelle. Plusieurs substances noires ont pu servir de fards tels
que le charbon végétal ou le noir de fumée ou encore la stibine qui est un
sulfure d’antimoine.
La galène, sulfure naturel de
plomb, a sur ses concurrents un avantage majeur : c’est un cristal dont le broyage
plus ou moins ténu permet d’obtenir au choix des reflets brillants ou un noir mat.
Elle a donc, de tout temps, été la plus utilisée.
Les fards égyptiens nous sont
bien connus par l’intermédiaire d’études anciennes et surtout à partir d’un
travail conjoint mené en 1996 par le Laboratoire de Recherche des Musées de
France et L’Oréal, sur la large collection de petits pots à fards du musée du
Louvre. Pendant toute l’époque pharaonique, les Egyptiennes se sont maquillées
en vert, en noir ou en gris. Le noir était de la galène et le gris un mélange
de galène et de composés blanc du plomb, cérusite naturelle, laurionite ou
phosgénite obtenus par opérations chimiques.
Comme il était d’usage pour tous
les objets de la vie quotidienne, la palette de maquillage et tous les éléments
nécessaires à la fabrication des fards accompagnaient les défunts et surtout les
défuntes dans leurs tombes, ce qui nous permet d’être fort bien renseignés sur
la cosmétologie de l’époque.
De l’Egypte à nos jours, de
l’Inde à l’Afrique Occidentale, l’art du maquillage continue à faire appel aux
pigments plombifères. Ce sont surtout les fards à paupières qui sont constitués
d’onguents noirs. Khôl ou kohol, surma ou surmeh, réputés à base d’antimoine,
sont en fait des composés variés : sulfure d’antimoine, parfois différentes
substances charbonneuses, oxydes de fer ou de manganèse, mais surtout galène
qui est retrouvée dans la plupart des khôls qui ont été analysés. C’est
pourquoi de nombreux accidents de saturnisme ont été décrits dans ces populations,
tout particulièrement chez l’enfant. Ceci résulte de l’ingestion des composés plombés
par un mécanisme doigt-bouche.
Plus curieuse est la synthèse de
sulfure de plomb “ex vivo” : on a pu colorer des cheveux en noir avec
des peignes trempés dans une solution d’acétate de plomb transformée en sulfure
au contact du soufre des cheveux.
En raison des accidents qui ont
été décrits, l’usage de fards à base de plomb est actuellement interdit dans la
Communauté Européenne depuis 1976, à l’exception de la solution d’acétate de plomb
à usage capillaire si sa concentration est inférieure à 0,6% ; mais celle-ci
est complètement désuète.
Dans nos pays, l’utilisation du
plomb en usage externe n’a plus qu’un intérêt historique à une exception : son
utilisation cosmétologique reste répandue dans les pays arabes, tradition qui
peut être maintenue lors de l’immigration. Il n’est donc pas exclu que l’on
puisse suspecter un saturnisme, surtout chez un enfant, dans une population de
migrants.