HERMES TRISMEGISTE ET
SCHROEDER
Anne-Isabelle SAÏDOU
Hermès Trismégiste et Schroeder
font partie de la collection des six tableaux octogonaux exposés dans la salle
du Conseil de la Faculté de médecine de Nancy. Ce sont deux personnages
étranges de par leurs vêtements et leur attribut, loin des costumes
traditionnels et des robes rouges professorales qui les entourent. Ces deux
portraits peu communs provenant de la salle des actes de l’ancienne Faculté de
Pont-à-Mousson suscitent souvent l’interrogation et l’étonnement. Voisinant
dans la salle Saint Côme et Saint Damien, Galien et Hippocrate, leur nom est
inscrit en lettres rouges comme pour tous les autres tableaux, ne laissant
aucun doute sur leur identité. Six noms sont donc associés en une seule et même
collection. La présence de Galien et d’Hippocrate s’explique aisément tout
comme celle des saints médecins Côme et
S’agit-il d’une collection
hétéroclite, dénuée de logique ? En conclusion de ce troisième article, nous
avancerons une hypothèse pour tenter d’expliquer cette étrange association
entre personnages historiques, religieux et légendaires.
Portrait d’Hermès
Trismégiste
Il s’agit sans doute du plus
curieux de tous les tableaux exposés au musée de la Faculté de médecine de
Nancy. Le personnage étonne d’emblée par ses vêtements hors du commun : il
porte un pilos, chapeau de feutre de forme oblique ainsi qu’une chlamyde,
manteau de lin court et épais agrafé sur l’épaule. Il s’agit de vêtements grecs
anciens. L’usage était de porter le pilos à la campagne ; quant au chlamyde, il
était traditionnellement utilisé par les soldats ou
Cependant, ne figurent sur cette
représentation ni le caducée ni les ailettes propres au messager des dieux. Le
personnage représenté tient en effet entre ses mains une verrerie formée de
deux sphères reliées par une longue tige. Mais d’Hermès à Hermès Trismégiste il
n’y a qu’un pas ou plutôt trois vies. En effet, Trismégiste du grec tris,
trois fois, et megistos très grand, signifie Hermès le trois fois grand.
Identifié au dieu égyptien Thot,
Hermès passe pour être le créateur de l’alchimie. Selon la légende rapportée
par Hermias d’Alexandrie, il a, en Egypte, vécu trois vies : la première, avant
le Déluge, comme inventeur de l’astronomie ; la deuxième comme grand
constructeur de Babel, médecin et philosophe ; la troisième récapitulant les
deux premières en tant qu’expert en alchimie, d’où son triple savoir et sa
triple sagesse. On peut lire dans un de ses écrits : “…Je suis appelé Hermès
Trismégiste, car je possède les trois parties de la sagesse du monde entier…”.
Les doctrines ésotériques
répandues sous son nom sont réunies dans une compilation établie du VIe au Xe
siècles sous le titre de Corpus Hermeticum. La découverte, vers l’an mille,
de la Table d’émeraude, un des textes fondateurs de l’alchimie,
bouleverse les pensées.
Sa version la plus ancienne en
langue arabe date du VIe siècle. La copie latine beaucoup plus tardive permet
sa diffusion. Des légendes inépuisables apparaissent autour de ce texte. La
plus fameuse raconte qu’Hermès l’a inscrit sur l’émeraude tombée du front de
Lucifer, le jour de la défaite de l’ange rebelle.
Ainsi commence la Table
d’émeraude :
“En vérité, certainement et
sans aucun doute
Tout ce qui est en bas est
comme ce qui est en haut
Et ce qui est en haut est
comme ce qui est en bas
Pour accomplir les miracles
d’une seule chose”.
La lecture complète du texte
donne assurément un sens à l’hermétisme ! Cependant ces quatre premières lignes
fort célèbres auraient pu inspirer l’auteur du tableau. L’instrument d’alchimie
qu’Hermès tient entre ses mains ne pourrait-il pas illustrer la relativité qui
existe entre le haut et le bas et donc les premières lignes de la Table
d’émeraude ? Outre le symbolisme de l’instrument, une autre énigme plus
importante demeure : comment un personnage légendaire comme Hermès Trismégiste
peut-il figurer dans une salle des actes de la Faculté de Médecine aux côtés de
Galien et d’Hippocrate ? Bien sûr, Hermès est le dieu des médecins. Mais ici
c’est bien Hermès l’alchimiste qui est représenté.
Loin des considérations
mythologiques, les oeuvres attribuées à Hermès se sont répandues en France avec
un impact manifeste. Si elles développent l’idée d’une connaissance sacrée
révélée aux Anciens aux premiers jours de l’humanité, elles dictent également
des principes alchimiques où se côtoient rites magiques et formules
d’oxydoréductions authentiques.
L’histoire de la chimie et de la
pharmacie repose sur cette dualité. Les remèdes et les recettes de santé du
Moyen Âge puisent leur source dans un mélange de connaissances et de croyances
de l’Antiquité, d’expériences de moines et de travaux des érudits arabes.
De nos jours, l’image classique
de l’alchimie est d’être une fausse science, hermétique, incompréhensible,
voire grotesque. Quelques citations lapidaires des textes les moins abordables et
souvent les moins représentatifs, justifient cette idée. Ce jugement trop
rapide laisse dans l’ombre tout un domaine passionnant de l’histoire des idées.
L’alchimie, arabisation du mot chimie, a accumulé un trésor de pratiques dont a
bénéficié la chimie expérimentale. Jean-Baptiste Dumas, chimiste français du
XIXe siècle à qui l’on doit la détermination de la masse atomique d’un grand
nombre d’éléments, écrit : “La chimie pratique a pris naissance dans les
ateliers du forgeron, du potier, du verrier, et dans la boutique du parfumeur”.
Si la médecine trouve aisément sa filiation à travers l’histoire, l’art de
la pharmacie évolue très lentement dans un contexte flou où alchimistes et
proto-chimistes se côtoient, s’opposent et s’interchangent.
Aujourd’hui, la chimie apparaît
organisée, clarifiée, rendue perméable et intelligible.
Mais il reste encore dans son
utilisation en médecine des zones de pénombre. Témoin de cette évolution
confuse entre magie et science, Hermès Trismégiste dit père de l’alchimie,
trouve donc bien sa place dans cette collection pour représenter l’origine de
la pharmacie.
Portrait de Johann
Schröder
Personnage plus classique, à
côté d’Hermès, se tient un médecin des armées. Le costume date du début du
XVIIe siècle. L’homme tient dans ses mains une cornue : un vase étroit et courbé
servant à la distillation en chimie. Les lettres rouges révèlent de nouveau
l’identité du personnage : Scroderus ou plutôt Schröder Johann.
Pour offrir un aperçu de
l’histoire de la littérature pharmaceutique, le musée allemand de Munich a
réuni trois travaux centraux : celui de Dioskurides pour l’antiquité, le
Manuel pratique pharmaceutique d’Hermann Hager pour les XIXe et XXe
siècles et le livre de Johann Schröder pour représenter la période
intermédiaire.
Johann Schroeder est né en 1600
à Salzuflen, en Allemagne, et il disparaît en 1664 à Francfort. Sa vie est peu
connue, par contre son travail, basé sur ceux de Joseph du Chesne (1564-1609),
a eu un impact majeur. Il publie en 1641 pour la première fois son Pharmacopoeia
medico-chymica. Ce travail connaît à l’intérieur du pays et à l’étranger
un énorme succès.
Durant plus de cent ans, une
vingtaine d’éditions latines, allemandes, anglaises et françaises apparaissent.
La révision complète par le médecin Friedrich Hoffmann (1626-1675) en assure l’actualité
scientifique. Schroeder est un acteur de la lente transformation de la
profession pharmaceutique qui s’opère dès le XVIe siècle. Des cours de
pharmacie sont dispensés désormais à la Faculté de Médecine, même si ce n’est
qu’au XVIIIe siècle que la pharmacie est rationalisée et strictement codifiée.
Héritière de nombreuses intuitions alchimiques, la chimie prend, elle aussi,
son essor au XVIIe siècle et devient un enseignement prépondérant dans la formation
des apothicaires puis des pharmaciens. Avec des ouvrages comme ceux de
Schröder, mais aussi Charras et Lémery, la pharmacie conquit sa respectabilité
scientifique.
Voici donc six noms réunis :
Hippocrate et Galien, saint Côme et saint Damien, Hermès Trismégiste et
Schröder. En tenant compte des costumes, cette collection de 6 tableaux
sembles’associer deux par deux. Si à première vue, l’association entre
personnages historiques, religieux et légendaires peut paraître curieuse, elle
a une explication rationnelle pour Marie-Louise David Danel. Galien et
Hippocrate représenteraient la médecine, Saint Côme et Saint Damien, la
chirurgie, Hermès Trismégiste et Schröder, la pharmacie. En effet, la Faculté
de Pont-à-Mousson est érigée en 1572 où la médecine est enseignée. En 1602, une
nouvelle chaire apparaît : celle d’Anatomie et de Chirurgie faisant entrer ses
disciples dans l’enseignement médical. En 1628, la pharmacie et la botanique
sont à leur tour introduites. Trois enseignements évoluent donc côte à côte :
la médecine, la chirurgie et la pharmacologie. Cette explication, bien
qu’hypothétique, donne un sens à l’association des six personnages. La salle
des actes de la Faculté de Pont-à-Mousson, lieu de soutenance des thèses,
abritait donc ces six représentants privilégiés des trois disciplines
enseignées, liés par une même histoire, celle de la Médecine.