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Le professeur Nicolas Blondlot,

médecin, chimiste, toxicologue et académicien

 

Pierre LABRUDE

 

La ville de Charmes, dans le département des Vosges, peut s'enorgueillir d'avoir vu naître deux médecins célèbres, Joseph François Malgaigne et Nicolas Blondlot, le premier étant nettement plus connu que le second. En effet, Malgaigne (1806-1865) poursuit une brillante carrière parisienne qui le conduit à l'Académie de médecine, qu'il préside, après un passage par le journalisme et quelques années de députation. Une rue de la ville porte son nom.

 

Nicolas Blondlot (1808-1877) est resté plus proche de nous puisque l'essentiel de sa carrière, dont il faut saluer l'importance, même si elle n'atteint pas celle de son compatriote, se déroule à Nancy, d'abord à l'Ecole de médecine, puis, à partir de 1872, à la Faculté, héritage de l'université de Strasbourg et conséquence de la défaite. Ayant bien honoré la Lorraine, Nicolas Blondlot me semble oublié dans sa ville natale qui n'a pas attribué son nom à une rue, contrairement à Nancy où, il est vrai, il a été longtemps professeur, membre de l'Académie de Stanislas et du Conseil central d'hygiène et de salubrité du département de la Meurthe.

 

Qui est-il, quelles ont été ses activités de professeur, de chercheur, d'académicien et de conseiller ? Telles sont les questions auxquelles cette communication tente de fournir une réponse, un peu plus de deux siècles après sa naissance. En effet, assez paradoxalement, les renseignements sur Nicolas Blondlot sont à la fois abondants et rares. Rares parce que ses biographes n'évoquent pas sa vie personnelle et familiale, se contentant, pour les plus récents, de citer son fils René, professeur à la Faculté des sciences de Nancy ; également parce qu'aucun éloge n'a été prononcé et aucune notice rédigée à la Faculté au moment de son décès alors qu'il y est en activité. Une simple mention en est faite dans les comptes rendus de l'université, et, dans son ouvrage consacré à ces documents, Bernard Legras ne peut écrire que quelques lignes. Toutefois, la Revue médicale de l'Est publie les discours prononcés lors de ses obsèques et, le 20 novembre 1877, dans son discours de rentrée universitaire, le recteur, M. Jacquinet, lui consacre de chaleureuses paroles.

 

Pour sa part, l'Académie de Stanislas fait paraître le discours de son collègue le professeur Poincaré, président en exercice, et l'éloge prononcé par le professeur Jacquemin, chimiste comme le professeur Blondlot. Malheureusement ces documents sont empreints du langage emphatique et ampoulé de l'époque et restent peu précis sur de nombreux points. Par contre, la Table alphabétique de l'Académie est un document très précieux par la liste des travaux et activités qu'elle présente. La notoriété de Nicolas Blondlot lui permet aussi de bénéficier d'une notice dans le Dictionnaire de biographie française et bien sûr dans les ouvrages locaux et régionaux. Le dictionnaire biographique illustré Les Vosgiens célèbres, relativement récent, lui consacre bien sûr une notice. Depuis celle-ci et à ma connaissance, rien n'est paru sur Nicolas Blondlot. De plus, toutes ces notices ne constituent que des résumés très succincts d'une vie bien remplie toute entière consacrée à la médecine et aux travaux scientifiques.

 

Cette biographie est l'occasion d'une nouvelle présentation de la vie et de l'oeuvre du professeur Blondlot, en même temps que l'opportunité de corriger quelques erreurs. Nous envisagerons successivement les origines familiales de Nicolas Blondlot et ses premières années, ses études secondaires puis médicales, sa carrière professorale à Nancy, sa famille et les souvenirs que Nancy en conserve, ses travaux scientifiques, son activité à l'Académie de Stanislas et au Conseil central d'hygiène publique et de salubrité, et enfin, avant de conclure, les récompenses que ces travaux et ses activités lui ont valu.

 

Les origines familiales et les premières années

 

Nicolas Blondlot naît à Charmes le 4 février 1808. Il est le fils de Jean Baptiste Blondlot, tanneur, et de son épouse Anne Louise Toussaint, qui se sont mariés dans la cité le 29 avril 1807. Jean Baptiste Blondlot, né le 24 juin 1781 à Lorquin (aujourd'hui dans le département de la Moselle) - où le nom existe encore -, est le fils de Martin Blondlot, et de Anne Elisabeth Jeannequin (ou Jannequin). Anne Louise Toussaint, née à Charmes le 19 août 1785, est la fille de Nicolas Toussaint et de Françoise Mosson. Nicolas Blondlot porte donc le prénom d'un de ses grands-pères, ce qui est classique. Il a une soeur, Françoise, née le 19 avril 1815. Des descendants de la famille Toussaint résident encore actuellement à Charmes.

 

Dans l'éloge qu'il prononce à l'Académie de Stanislas, son collègue Jacquemin nous apprend que Nicolas est élève du collège local où il est marqué par l'enseignement donné par l'abbé Matzuque, curé de la paroisse, puis qu'il fréquente le Collège royal de Nancy à partir de la classe de quatrième à l'âge de quinze ans. Il y obtient le prix de version grecque. A l'issue de cette formation classique, il commence ses études de médecine à Nancy qui est depuis 1822 le siège d'une Ecole secondaire de médecine. Pour y être admis, les postulants doivent avoir seize ans accomplis, disposer d'une autorisation parentale s'ils sont mineurs et de plusieurs certificats de bonne conduite, savoir lire et écrire correctement en français, expliquer "au moins les auteurs latins que l'on voit en troisième" et posséder les quatre règles de l'arithmétique. Le recteur leur fait passer un examen d'admission, et ils doivent être présentés à l'Ecole par un "répondant" résidant à Nancy.

 

Nicolas prend sa première inscription trimestrielle le 10 novembre 1825 et sa septième et dernière le 9 avril 1827. S'il était resté à Nancy, la huitième aurait dû être prise vers le 10 juillet. Il quitte donc Nancy pour la rentrée du semestre d'hiver 1827. En entrant à l'Ecole, il a pour répondant Charles Philibert Gilbert (sous réserve car ces mots sont mal écrits), chef de bataillon en retraite, chez qui il réside et qui demeure 15 rue Cours Bourbon (le Cours Léopold de nos jours). Un an plus tard, c'est le professeur François Bonfils qui occupe cette fonction. Nicolas ne réside pas chez lui, mais rue des Dominicains, à un numéro non précisé. Le 13 avril 1827, peu avant de quitter Nancy pour Paris, il est nommé aide d'opérations chirurgicales, ce qui montre sa vocation déjà dessinée pour la chirurgie.

   

Les écoles secondaires n'assurant pas la formation médicale complète sanctionnée par le doctorat en médecine, Blondlot poursuit ses études à la Faculté de médecine de Paris (l'autre choix possible ayant été Strasbourg) où il reçoit le premier second prix (médaille d'argent et livres) de l'Ecole pratique, créée en l'an III, où les enseignements durent trois années et où seuls les meilleurs étudiants sont admis. Il est aussi reçu major au prestigieux concours de l'Internat des Hôpitaux en 1828. Il fréquente le service du célèbre professeur Dupuytren à l'Hôtel-Dieu, où il est Premier interne et se destine à la chirurgie. A l'issue d'un bref séjour dans les Vosges pendant l'épidémie de choléra de 1832, il retourne à Paris où il soutient sa thèse de doctorat en médecine, consacrée à la "fistule lacrymale", le 6 juin 1833. Il revient alors en Lorraine et se fixe à Nancy. Au cours de son séjour parisien, Nicolas Blondlot suit les enseignements de l'illustre professeur Orfila, professeur de chimie médicale depuis 1823 après l'avoir été de médecine légale en 1819. Ce Maître et les disciplines qu'il enseigne l'ont certainement marqué puisqu'elles vont l'occuper pendant toute sa vie professionnelle.

 

Le retour en Lorraine et le professorat à l'Ecole de médecine de Nancy

 

De retour en Lorraine, Blondlot souhaite s'installer à Nancy en qualité de chirurgien, mais, constatant les difficultés qu'il va rencontrer dans cette spécialité, il se tourne vers autre chose. Il va cependant être pendant trente ans et à titre gracieux le chirurgien ordinaire de l'Hospice des orphelins. Il entre à l'Ecole secondaire de médecine en 1835 à l'occasion d'un concours de recrutement de professeurs suppléants, demandé par l'école en juillet et qui se déroule en octobre. Les candidats retenus prêtent serment le 18 novembre et leur nomination est signifiée à l'école par un courrier du recteur qui est lu au cours de la réunion des professeurs qui se tient le 1er décembre. Il y est indiqué que Blondlot fera le cours de chimie médicale et secondera le professeur de matière médicale. Il devient donc le suppléant du professeur Charles-Nicolas Alexandre de Haldat du Lys, titulaire de la chaire de physiologie, hygiène, chimie, matière médicale et histoire naturelle, et en même temps directeur de l'établissement. Né en 1770, M. de Haldat a donc soixante-cinq ans, et Blondlot va assurer divers enseignements, ce qui est le propre des professeurs suppléants, en particulier en chimie et sans doute en physiologie, ce à quoi son internat l'a préparé, et ce qui explique sans doute ses travaux ultérieurs de physiologie. Dès 1837, il publie dans la Revue de Lorraine une note historique intitulée "Considérations sur l'état ancien et actuel de l'enseignement médical en Lorraine", ce qui montre son intérêt pour cette question, intérêt que nous retrouverons quelques années plus tard.

 

Le 17 octobre 1843, une ordonnance transforme l'Ecole secondaire en Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie, avec six chaires au lieu de quatre. Nicolas Blondlot est nommé professeur adjoint de pathologie interne le 20 octobre. Mais, le professeur de Haldat se retire, ce qui fait que, le 1er novembre, il est nommé professeur titulaire de la chaire de chimie et pharmacie qui se trouve concernée par les enseignements destinés aux élèves en médecine, mais aussi à ceux de pharmacie. Au cours de cette année, il assure également l'enseignement de pathologie interne ou médicale. Son traitement annuel est alors de 1500 francs. En 1854, la chaire est dédoublée, et celle que conserve Blondlot, qui occupe le huitième rang, s'intitule "Pharmacie et notions de toxicologie". Cet intitulé reste inchangé jusqu'au 1er octobre 1872, jour où prend effet le transfèrement de la Faculté de médecine de Strasbourg à Nancy à la suite de la Guerre de 1870. Toutefois, on lit souvent qu'il est "professeur de chimie et pharmacie", ou encore "professeur de chimie et toxicologie".

 

Les statuts des écoles de médecine ne donnent pas satisfaction à leurs professeurs et, en 1847, Blondlot est chargé par le conseil de celle de Nancy d'établir un nouveau projet administratif et pédagogique qui paraît la même année sous le titre "Observations au sujet de la loi sur l'enseignement de la médecine - Mémoire au ministre de l'Instruction publique". Les écoles de médecine (et pharmacie) sont réorganisées en 1854, et, à partir de cette année, qui voit la création à Nancy de la Faculté des sciences, les élèves doivent y suivre plusieurs enseignements, dont celui de chimie. Blondlot se consacre donc aux disciplines de sa "nouvelle" chaire. L'année universitaire comporte deux semestres. A titre d'exemple, en 1864-1865, le semestre d'hiver s'étend du 14 novembre au premier avril, et le semestre d'été, de cette date jusqu'au 15 août. Au cours de cette année, le cours de toxicologie et pharmacie a lieu les lundis, mercredis, vendredis et samedis à deux heures et demie pendant le semestre d'hiver, et les lundis et vendredis aux mêmes heures pendant celui d'été. Il dispose d'un professeur suppléant, le pharmacien Delcominète, et d'un amphithéâtre spécialement dévolu aux enseignements de chimie. M. Blondlot enseigne aussi aux élèves pharmaciens.

 

La Guerre de 1870 a d'importantes conséquences pour Nancy et ses établissements d'enseignement supérieur. La ville est jusqu'alors le siège de l'Ecole préparatoire de médecine où Blondlot est professeur, et de trois Facultés : de lettres et de sciences créées en 1854, et de droit, créée en 1864. Après des tergiversations et des négociations délicates, il est finalement décidé de transférer à Nancy la Faculté de médecine et l'Ecole supérieure de pharmacie sises à Strasbourg. L'Ecole préparatoire disparaît et se pose donc la question du devenir de ses professeurs, ceux de Strasbourg conservant leur chaire et la plupart de ceux de Nancy ne pouvant accéder au rang magistral dans la nouvelle faculté.

 

Aux dires du professeur Parisot à ses obsèques, la notoriété acquise à ce moment par Nicolas Blondlot avait conduit un ministre de l'Instruction publique à lui promettre une chaire dans une faculté. C'est à Nancy que cette promesse se réalise en raison du transfèrement. Seuls trois anciens des professeurs de l'Ecole préparatoire sont nommés titulaires d'une chaire à la Faculté : Blondlot en "Chimie médicale et toxicologie", Victor Parisot en "Clinique externe" et Simonin en "Clinique interne", leurs collègues devant se contenter du rang de professeur adjoint à titre personnel. Il faut préciser qu'à ce moment en effet, Blondlot a publié tout un ensemble de notes et plusieurs livres, qu'il a été récompensé par les décorations accordées habituellement aux professeurs de talent, mais aussi par un prix de l'Académie des sciences, et par son élection à l'Académie de médecine et dans plusieurs académies étrangères. Enfin, il possède les titres requis : docteur en médecine et ancien interne des Hôpitaux de Paris, auquel s'est ajouté le grade de docteur ès sciences naturelles par une thèse de zoologie - on dirait aujourd'hui de physiologie - soutenue à la Faculté des sciences de Paris en février 1855. Le traitement annuel est de 7000 francs.

 

En sa qualité de professeur, Nicolas Blondlot est membre du jury médical du département qui a pour mission de faire passer les examens à ceux qui, pour devenir officiers de santé, n'ont pas suivi les enseignements de l'Ecole mais sont passés par l'apprentissage. Il a aussi la charge d'examiner les préparations qui lui sont soumises en vue de leur commercialisation, par exemple les cosmétiques, et aussi de visiter et de contrôler les pharmacies, les drogueries et les épiceries. C'est en cette même qualité qu'il appartient au Conseil central d'hygiène publique et de salubrité de la Meurthe, ultérieurement de la Meurthe-et-Moselle, auquel un alinéa est consacré plus loin.

 

Les conditions de création de la Faculté de médecine conduisent à la nomination d'un professeur adjoint de chimie et toxicologie, Eugène Ritter, qui était agrégé de chimie à Strasbourg et qui devient le collaborateur de Blondlot. Comme lui il travaille sur la bile et c'est lui qui lui succède à son décès. Par ailleurs, l'année suivante, 1873, le jeune docteur en médecine Rodolphe Engel, fils du professeur de botanique et histoire naturelle, devient préparateur, c'est-à-dire assistant, de la chaire. Engel fils se consacre à la recherche chimique et effectue des travaux sur des sujets très proches de ceux de Blondlot. Il soutient sa thèse de doctorat ès sciences en 1875 et, riche d'un très beau dossier en dépit de son jeune âge, il se présente l'année suivante au concours d'agrégation dans la section de sciences physiques. Ayant été reçu, il est nommé à Nancy et, comme Ritter, il supplée Blondlot. Mais il quitte Nancy dès 1877 pour la chaire de chimie médicale et pharmacie de la Faculté de Montpellier où il succède à l'illustre Béchamp. La chaire dont Blondlot est titulaire bénéficie donc dans ces années de la présence de deux importants collaborateurs.

 

Nicolas Blondlot meurt à Nancy le 7 janvier 1877 à l'issue d'une assez longue maladie dont les développements n'ont pas échappé à sa famille, à ses collègues et à ses élèves, mais au cours de laquelle il a fréquenté la faculté et l'amphithéâtre aussi longtemps que possible. Ses obsèques, officielles comme c'est alors l'usage et en raison de son appartenance à l'Ordre de la Légion d'honneur, ont lieu le 9 en présence des autorités et des professeurs de l'université, ses collègues Rameau, Liégeois, Grandeau et Benoît tenant les cordons du poêle.    

 

La famille, la descendance et les souvenirs

 

Nicolas Blondlot épouse Justine Michel à Nancy le 22 mai 1848. Née à Beaune le 22 janvier 1825, elle est la fille de Jacques Prosper Michel, professeur de mathématiques, et de Françoise Brelet. La postérité a retenu leur fils unique René Prosper, né à Nancy le 3 juillet 1849 et devenu professeur de physique à la Faculté des sciences. Sa carrière scientifique est d'abord brillante et couronnée par plusieurs prix, mais elle est ternie par la triste affaire des "Rayons N" qu'il a cru avoir découverts mais qui se sont révélés inexistants....

 

La famille possède quai Claude le Lorrain à Nancy, proche de la gare et le long de la voie ferrée, une belle propriété avec parc que Prosper René Blondlot a léguée à la ville de Nancy et qui constitue aujourd'hui le "Parc Blondlot", la maison d'habitation ayant été abattue. Par ailleurs, le souvenir du professeur Blondlot, puis des deux professeurs Blondlot est perpétué par la "Rue des Blondlot", ouverte en 1882 et nommée "Rue Blondlot" en 1889 en hommage à Nicolas, intitulé auquel "des" a été ajouté en 1940 afin d'honorer également Prosper René. Cette rue reste cependant assez malconnue en raison de sa situation derrière le lycée Henri-Poincaré, bien qu'étant pourtant située en pleine ville....  

 

L'oeuvre scientifique : physiologie, chimie et toxicologie

 

Nicolas Blondlot exerce son talent de chercheur dans trois domaines : la physiologie qu'on peut qualifier aussi de chimie physiologique, la chimie et la toxicologie. Ceux-ci forment un ensemble cohérent en raison de leurs implications réciproques. En décidant de consacrer une partie de son temps à la recherche scientifique et médicale, dès le moment où il devient professeur titulaire dans l'Ecole de médecine récemment promue au rang de "préparatoire", et ceci en dépit de l'extrême modicité des moyens dont il dispose, Blondlot se trouve bien préparé aux travaux qu'il va mener par ses études et son internat parisiens. Qu'en est-il pour les deux autres domaines ? Il fait aussi - au moins en partie - quelque peu figure d'exception car, à son époque, la recherche universitaire est peu importante, essentiellement pour des raisons matérielles et surtout dans les petites écoles de médecine de province...

 

Le premier thème de recherche de Nicolas Blondlot est l'étude des mécanismes de la digestion. Il se rapporte, comme déjà indiqué, à la physiologie et à la chimie, encore appelés chimie physiologique. Afin de pouvoir étudier le fonctionnement de l'estomac puis de l'intestin et de ses sécrétions (bile d'origine hépatique et suc pancréatique) et de pratiquer sur des animaux vivants, comme le chien, il met à profit ses connaissances chirurgicales pour inventer et mettre au point les fistules gastriques et biliaires artificielles. D'autres animaux : pigeons, poules, lapins, chèvres, font l'objet de ses observations. Les résultats accumulés au fil des années lui permettent en 1843 de publier un "Traité analytique de la digestion considérée particulièrement dans l'homme et dans les animaux vertébrés", qui paraît à Nancy chez Grimblot et Raybois et comporte 471 pages. C'est le plus important de ses nombreux travaux, et il lui vaut le titre de lauréat de l'Institut dès l'année suivante, mais aussi celui de lauréat de la Société royale des sciences, lettres et arts de Nancy, qui l'accueille aussitôt dans les rangs de ses membres titulaires.

 

Il porte un grand intérêt aux mécanismes chimiques de la digestion, et à leurs intermédiaires que l'on ne connaît encore pas et qui sont les enzymes de la salive et des sécrétions gastriques (l'acide et les autres composants), pancréatiques et intestinales. La digestion des graisses et le rôle de la bile attirent son attention et il en tire des conclusions justes, à savoir qu'en l'absence de bile, qu'il ne juge pas indispensable, beaucoup moins de matières grasses sont absorbées par l'intestin. Quelques titres de publications attestent de ces recherches : "Sur l'origine du sucre de lait" (1845), "Essai sur les fonctions du foie et de ses annexes" (Masson, 1846, 131 p.), "Nouvelles recherches chimiques sur la nature et l'origine du principe acide qui domine dans le suc gastrique" (1851), "Inutilité de la bile dans la digestion proprement dite" (1851), "Recherches sur la digestion des matières amylacées (Académie impériale des sciences, 1853), "Recherches sur la digestion des matières grasses... (doctorat ès sciences, Paris, 1855), "Sur la manière d'agir du suc gastrique" (1857), "Sur quelques perfectionnements à apporter dans l'établissement des fistules gastriques artificielles" (1858), "Recherche sur la fermentation alcoolique du sucre de lait" (1872). Tous ces titres correspondent aux sujets de ses recherches et aux questions auxquelles il tente de répondre par une théorie sur la division et l'absorption des matières alimentaires, avec des volets plus fondamentaux comme "l'antagonisme foie-poumons". Grâce à ses fistules, Blondlot détermine la durée de la digestion des différents aliments, observe l'indigestibilité du mucus, étudie l'acide gastrique, estime que la bile n'est pas indispensable pour la digestion "proprement dite", comme il l'indique très justement,  c'est-à-dire ce qui précède l'absorption, car cette absence induirait alors une grave maldigestion avec malabsorption et malnutrition...

 

A partir de 1855, il s'intéresse beaucoup à la chimie toxicologique, et il a été indiquéque cette nouvelle thématique est une conséquence de la mort de son collègue nancéien Braconnot qui travaillait sur ce thème et qui, en qualité de membre de l'Académie de Stanislas, y présentait ses nombreux travaux. Rappelons que sa chaire porte partiellement l'intitulé "toxicologie". Il publie souvent dans cette discipline à partir de 1857 : "Recherches médico-légales sur l'arsenic", "Problème de la destruction des matières organiques par l'acide sulfurique...", "Sur la recherche de l'arsenic par la méthode de Marsh" (Académie impériale de médecine, 1857), "Influence des corps gras sur la solubilité de l'acide arsénieux" (1859), "Sur la recherche toxicologique du phosphore par la coloration de la flamme" (1861), "Recherche toxicologique sur la transformation de l'arsenic en hydrure solide par l'hydrogène naissant..." (1863), "Sur le dosage de l'antimoine dans les analyses et dans les recherches toxicologiques" (1864), etc. Ce n'est toutefois pas une réorientation car il s'est déjà intéressé à la recherche de l'arsenic dès 1845 : "Nouveaux perfectionnements à la méthode de Marsh, pour la recherche chimico-légale de l'arsenic" (Société royale des sciences, lettres et arts et Académie des sciences). En effet, l'arsenic est un poison très classiquement employé. Rappelons-nous en 1840 la célèbre "affaire Lafarge" où c'est ce toxique qui était recherché et où l'avis d'Orfila, intervenant en qualité d'expert, avait été récusé par Raspail. Or l'arsenic se recherche à ce moment par la méthode de Marsh, qui nécessite de l'acide sulfurique, lequel est fréquemment souillé par des impuretés arsenicales. Il faut donc employer un acide très pur, et éventuellement le purifier préalablement. Ceci explique l'intérêt des chimistes et de Blondlot pour les méthodes de purification  ("Purification de l'acide sulfurique" ou "Appareil pour la distillation de l'acide sulfurique") et pour celles qui peuvent améliorer les performances de la méthode de Marsh et de l'appareil de ce nom.

 

Le phosphore est ensuite un thème important de la fin de sa vie. Elément chimiquement particulier, dangereux et toxique, il conduit à une série de publications entre 1865 et 1874 : "Recherches sur le phosphore noir, Remarques sur la pulvérisation du phosphore, (...), Sur la cristallisation du phosphore, Sur l'absorption du phosphore, Nouvelles recherches sur le phosphore noir". Le futur agrégé Rodolphe Engel travaille avec lui sur la cristallisation du phosphore et présente en leurs deux noms une communication portant ce titre ("Sur la cristallisation du phosphore") à la séance de la Société des sciences de Nancy du 18 janvier 1875. Son bulletin en publie ensuite un résumé. Engel poursuit également les recherches entreprises par Blondlot une décennie plus tôt puisqu'il présente une communication sur l'hydrure d'arsenic à l'Académie des sciences en décembre 1873.

 

Avec Nicolas Blondlot, la physiologie et la chimie sont des sciences auxiliaires de la justice. N'oubliant pas qu'il est médecin et toxicologue, il est de ceux qui savent quels usages il est possible de faire du microscope et il le préconise pour la recherche des taches de sang dans les expertises. Il ne perd pas de vue non plus qu'il appartient au Conseil central d'hygiène publique et de salubrité du département et c'est en relation avec les préoccupations de cette instance qu'il est possible de rattacher ses analyses d'eau, qui relèvent aussi de la chimie analytique : "Analyse de l'eau salée de Rosières" (sans doute une eau des salines) en 1852, et "Analyse de l'eau salée qui jaillit d'un puits foré à Jarville" en 1854.

 

Certains de ces travaux sont réalisés dans le cadre des questions posées au Conseil d'hygiène et de salubrité... comme nous le verrons plus loin. D'autres relèvent de la chimie analytique : "Note sur une modification à la pipette graduée de Mohr" (1861), ou de la chimie industrielle : "Note sur une particularité relative à la trempe de l'acier et de la fonte de fer" (1861). Il y a enfin des travaux de chimie pure, comme certains de ceux sur le phosphore, qui concernent aussi la toxicologie.

 

En dépit d'une apparence qui peut donner un sentiment de confusion ou d'incohérence, l'oeuvre scientifique de Nicolas Blondlot est d'une grande homogénéité puisqu'elle s'appuie sur quelques mots-clés qui restent valables pendant trois décennies : physiologie, chimie, toxicologie, hygiène. Nombre de ses publications concernent deux d'entre eux : physiologie et chimie, physiologie et toxicologie, chimie et toxicologie, et même trois : hydrologie, chimie et hygiène.   

 

Beaucoup de ces travaux sont présentés aux séances de la Société royale des sciences et belles-lettres, devenue Académie de Stanislas en 1850, et ils figurent dans ses Mémoires et dans sa Table alphabétique déjà citée. Au total, de 1844 à 1874, soit en trente années, j'y ai relevé vingt-neuf communications que j'ai pu classer sous quatre thèmes, avec tout l'arbitraire que cela représente et les nombreuses interactions entre ces thèmes, et en mettant à part le discours de réception en 1844 : la physiologie de la digestion : 7 ; la chimie : 14 ; la toxicologie : 5 ; l'hydrologie : 2. Ils font souvent l'objet de tirés à part, en particulier chez Grimblot et Raybois à Nancy, mais pas uniquement. Plusieurs sont présentés à Paris à l'Académie des sciences ou de médecine. Il y a également plusieurs livres. Le Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque nationale fournit la liste de ceux qui sont présents dans ses collections, ce qui est loin de représenter l'ensemble de son oeuvre.       

 

Un nombre significatif de ces travaux est également présenté au Journal de pharmacie et de chimie : vingt au total dont beaucoup sont une reprise comme cela est classique à ce moment. Neuf des dix derniers sont consacrés au phosphore, ce qui montre l'intérêt que Blondlot porte à ce produit. Deux ne sont pas publiés dans d'autres revues à ma connaissance : "Notes sur les propriétés de l'amidon de se colorer en bleu par l'iode" et "Sur la coloration des pains à cacheter".

 

Le membre de la Société royale des sciences, lettres et arts, devenue Académie de Stanislas

 

Blondlot est assez rapidement élu à l'Académie de Nancy, la Société royale des sciences, lettres et arts, qui deviendra l'Académie de Stanislas. A la fin de l'année 1843, il fait hommage à la société de son Traité analytique de la digestion et sollicite son admission en qualité de membre titulaire. Cette demande est enregistrée à la séance du 9 novembre et la commission d'examen est constituée avec MM. de Haldat, Simonin père et Godron, qui sont tous les trois médecins et professeurs à l'Ecole de médecine. La commission rend un avis positif le 7 décembre et Blondlot est élu membre titulaire le 4 janvier 1844. Il prononce son discours de réception, intitulé "Considérations sur les phénomènes vitaux", à la séance publique du 13 mars 1845. Il se révèle un académicien fidèle et présent puisqu'il présente en séance un grand nombre de communications, réservant souvent à la compagnie la primeur de ses résultats, et il offre et analyse des ouvrages, ainsi qu'en témoigne la Table alphabétique. J'ai rapporté ci-dessus les thèmes scientifiques qu'il aborde à l'Académie. Il faut y ajouter les nombreux ouvrages qu'il signale ou offre : plus de vingt en trois décennies, qui correspondent aux grands sujets scientifiques qui le préoccupent et aux ouvrages majeurs qu'il rédige, auxquels s'ajoute un rapport sur le prix Bonfils en 1873.

 

Une telle fidélité, qui signe aussi à coup sûr une présence soutenue aux séances, trouve son aboutissement dans son élection à la fonction présidentielle, traditionnellement précédée de la vice-présidence, respectivement pour les années 1852 et 1853. 

 

Le membre du Conseil central d'hygiène publique et de salubrité du département de la Meurthe (-et-Moselle)

 

La mission de cette institution est bien décrite par son intitulé. Le conseil se compose de dix  à quinze membres : médecins, pharmaciens, vétérinaires, professeurs, etc., qui sont nommés par arrêté préfectoral, prêtent serment et sont soumis à renouvellement partiel tous les deux ans sans limitation de durée de nomination. Blondlot en est nommé membre le 1er décembre 1849 en qualité de chimiste, en même temps que de nombreuses autres personnalités, et il est régulièrement renouvelé dans ses fonctions jusqu'à son décès. En 1864, il préside la commission de salubrité et, à sa mort, il est vice-président du conseil, c'est-à-dire le président effectif, le président réel étant le préfet ès qualité. D'après Poincaré, Blondlot a été élu à cette fonction en 1875. La formation de Blondlot, son enseignement et ses recherches rendent son expertise très pertinente.

 

Au cours de son exercice au Conseil, qui dure plus d'un quart de siècle, Blondlot est le rapporteur de la décision prise par ses membres à propos de nombreuses questions touchant à ses missions. Ses rapports figurent dans le dossier conservé aux Archives départementales et certains donnent lieu à publication comme : "Instruction médicale sur les précautions à prendre contre le choléra et sur les soins à donner, en l'absence de médecin, aux personnes qui en sont atteintes (1854, Bastian, Toul), et "Rapport au sujet de la pétition concernant l'établissement d'une fabrique de produits chimiques sur le territoire de Laneuveville-devant-Nancy" (1872). Quelques sujets de rapports présentés par Blondlot, indiqués ci-après, montrent la diversité des thèmes de travail dont cette assemblée est saisie : le canal Saint-Thiébaut à Nancy (1852), un four à chaux et à coke à Tomblaine (1852), une fabrique de sucre à Pont-à-Mousson (1852), l'inspection des brasseries avec des problèmes liés à la présence de cuivre et de plomb (1853), la falsification du café et de la chicorée (1853), la commercialisation d'acide sulfurique arsenical (1854), la fabrique de papier peint de Nabécor à Nancy avec problème d'infiltration et d'empoisonnement des eaux (1855), les eaux du sondage de l'usine à gaz de Nancy (1864), etc.

 

Pendant l'année 1876, Blondlot n'est pas toujours présent aux séances, sans doute en raison de soucis de santé, et c'est Edmond Simonin, qui lui succédera, qui le remplace alors. Après sa mort au début du mois de janvier 1877, le préfet vient en personne présider la séance du 7 mars. Il y rend hommage à son vice-président disparu et à son activité, il félicite le professeur Ritter qui lui succède en qualité de membre et fait procéder à l'élection d'un nouveau vice-président. Dans l'éloge qu'il prononce au nom de l'Académie de Stanislas, Jacquemin signale que le Conseil a attribué deux médailles d'argent au professeur Blondlot en récompense de la qualité des travaux qu'il y a effectués pendant ses mandats successifs.

 

Les distinctions et les prix reçus, la participation aux sociétés savantes

 

Officier de l'Instruction publique, Nicolas Blondlot est nommé chevalier de la Légion d'honneur le 13 août 1861. Déjà lauréat de l'Institut depuis 1844, il est en 1870 l'un des lauréats du Prix Montyon de l'Académie des sciences, qui est un prix de médecine et de chirurgie, "pour une série de mémoires concernant des questions litigieuses de médecine, de chimie toxicologique et de physiologie". Il est aussi élu membre associé national de l'Académie impériale de médecine, dans la section de physique et chimie médicales, le 18 avril 1865. Au cours de cette année, le président de cette académie est son compatriote Malgaigne, qui est victime d'un accident vasculaire cérébral au cours de la séance du 10 janvier 1865 et qui décède le 17 octobre. Ce dernier est-il l'artisan ou l'un des artisans de l'élection de Blondlot ? Nous ne le savons pas. Cette élection est, avec le prix ci-dessus, l'une des plus belles récompenses d'un long et consciencieux travail.

 

A Nancy, la Société de médecine est créée en 1842, mais la consultation de ses compte rendus montre que Nicolas Blondlot n'en est pas membre fondateur, qu'il n'en devient pas immédiatement membre et qu'il semble entretenir avec elle des rapports un peu compliqués. Admis en qualité de membre titulaire le 27 décembre 1847, il est secrétaire de correspondance du 8 octobre 1849 au 8 octobre 1850, puis vice-président du 24 octobre 1850 au 24 octobre 1851. Il ne figure plus sur la liste des membres à partir de 1855-1856, mais il redevient membre correspondant résident en 1864-1865 et il est réélu en qualité de membre titulaire le 27 novembre 1872 en même temps que la plupart des professeurs de la nouvelle faculté. Il ne participe alors que peu aux séances, en partie sans doute en raison de son état de santé. Cependant son décès est signalé à deux reprises dans les Mémoires (titre qui s'est substitué à Comptes rendus) de 1876-1877. En raison de ces périodes de "non-appartenance", Blondlot ne présente qu'un nombre assez restreint de travaux à la société, d'autant qu'il est surtout un homme de laboratoire. J'ai relevé, avec le risque d'en avoir oublié compte tenu de la présentation, la publication de : "Inutilité de la bile dans la digestion proprement dite" (1850-51), "Recherche chimique sur le suc gastrique" (1851-52), "Sur la constatation médico-légale des taches de sang par la formation de cristaux d'hémine" (1866-67), une note sur l'ozone avec Simonin père (1867-68), un rapport sur les travaux du pharmacien militaire Monsel et "Action de l'ammoniaque sur le phosphore (1869-70). Les sujets de ces mémoires correspondent à ses thèmes de recherche habituels : la chimie et la toxicologie prises au sens large.

 

Blondlot appartient par ailleurs à la Société centrale d'agriculture de Nancy fondée en 1820. Pour celle-ci, une recherche spécifique est nécessaire pour connaître sa participation à ses séances et à ses travaux. J'ai été surpris de ne pas trouver son nom parmi les membres de la Société des sciences, arrivée à Nancy en même temps que les universitaires strasbourgeois. Son bulletin me semble contenir une fois seulement son nom, associé à celui de son élève Engel à l'occasion de la communication relative à la cristallisation du phosphore, déjà signalée.

 

Comme tout professeur éminent de l'époque, Nicolas Blondlot s'enorgueillit aussi d'être admis dans de prestigieuses académies étrangères : Société impériale et royale de médecine de Vienne, Société de médecine et chirurgie de Turin, Société impériale de médecine de Moscou, peut-être Académie impériale des sciences de Saint-Petersbourg. Ses différentes publications les mentionnent ; il est ainsi possible de suivre l'évolution de ce cursus honorum.

 

Synthèse et conclusion

 

Pour conclure cette biographie et cette synthèse sur une vie bien remplie, je reprendrai quelques éléments des discours prononcés aux obsèques du professeur Nicolas Blondlot par ses collègues Parisot et Poincaré, tous les deux médecins et professeurs de la Faculté, qui connaissent bien et côtoient depuis longtemps le défunt.

 

Ayant été durablement professeur dans une modeste école de médecine, Blondlot, qui a été remarqué, est récompensé de son activité, de ses titres et de son ancienneté, par sa nomination à une chaire dans une faculté. "Clarté et chaleur dans l'exposé, éveil de sympathie, verve", tels sont les mots que ses collègues emploient pour qualifier son enseignement et ses discours. Poincaré nous indique qu'à la fin de sa vie, malade, il "revit quand il parle de chimie". En recherche, selon Parisot, Blondlot est un initiateur, et il a su se faire une renommée en dépit de son appartenance à une école de modeste importance.

 

Il est à coup sûr un membre distingué de l'Académie de Stanislas à qui il offre la primauté de beaucoup de résultats et où il occupe le fauteuil présidentiel. Sa présence continue au Conseil d'hygiène et de salubrité constitue une marque de la considération dans laquelle il est tenu. Sa participation active fait de lui, plus qu'un savant, un citoyen utile, et sa carrière peut sans doute être correctement résumée par ces quatre mots : travail, savoir, modestie et simplicité.

 

 

PS : Nous n’avons pas fait figurer ici de nombreuses notes de bas de page. Vous pouvez contacter le Pr. Labrude pour en prendre connaissance.