POINCARE Emile

1828-1892

` sommaire

ELOGE FUNEBRE

En l'absence de notre doyen, j'ai le triste honneur, au nom de la Faculté de Médecine, d'adresser à notre collègue un adieu suprême. C'est le quatrième deuil qui, depuis quelques mois, nous afflige : c'est le plus douloureux, le plus cruel. Dans toute sa vigueur physique et intellectuelle, promettant encore une longue carrière utile à l'humanité et à la science, Poincaré est enlevé brutalement à l'affection de sa famille, de ses amis, de ses collègues. Il meurt sur la brèche, victime de son infatigable activité, brisé avant le terme par une vie de sacrifice et d'abnégation.

Emile-Léon Poincaré est né à Nancy, le 16 août 1828. Toute sa carrière s'est écoulée dans sa ville natale. Il y fit ses études classiques et y commença son éducation médicale. Il songea pendant quelque temps à embrasser la carrière militaire; nous le trouvons de 1848 à 1850 chirurgien élève à l'hôpital militaire d'instruction de Metz, toujours à la tête de sa promotion. Il  termine ses études à Paris, et y soutient en 1872 sa thèse de doctorat sur l'ophtalmie purulente des nouveaux-nés. De retour à Nancy, il fut attaché à l'Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie où il remplit successivement les fonctions de chef de clinique et de chef des travaux, anatomiques. En 1858, il fut nommé professeur adjoint d'anatomie et de physiologie à la même école. Lorsqu'en 1872, à la suite de nos désastres, la Faculté de médecine de Strasbourg fut transférée à Nancy, Poincaré lui fut attaché comme professeur adjoint de physiologie. En 1874, il fut chargé par la Faculté du cours d'hygiène. En 1879, la création d'une chaire d'hygiène dont il est resté depuis le titulaire fut la juste récompense de services éminents rendus depuis de longues années à la science et à l'enseignement.

Car, bien que son temps fût absorbé par une nombreuse clientèle que lui valurent de bonne heure ses rares qualités d'homme et de médecin, Poincaré ne négligea jamais les devoirs du professeur pour ceux de la profession. Travailleur infatigable, il sut, par je ne sais quel miracle, résoudre le difficile problème de mener les deux de front et affirma par de nombreuses publications la singulière fécondité de son esprit.

Ses premières publications ont trait à l'anatomie normale et pathologique et à la physiologie. Je citerai, au hasard, ses recherches sur l'anatomie pathologique et la nature de la paralysie générale, en collaboration avec le Dr Bonnel, la glycogénie justifiée par 1'examen des excrétions chez les diabétiques, ses recherches sur l'anatomie et la physiologie de la glande thyroïde et sur l'innervation de cette glande.

Sa principale oeuvre publiée de 1874 à 1876, consiste en trois volumes intitulés : Leçons sur la physiologie normale et pathologique du système nerveux, et le système nerveux périphérique. Grâce aux travaux de Longet, de Claude Bernard, de Brown-Séquard, de Schiff, de Vulpian, les fonctions mystérieuses du cerveau, de la moelle, des nerfs étaient élucidées. Poincaré suit avec prédilection, avec passion, les travaux de sa génération, il s'y associe et cherche à appliquer les données acquises à l'interprétation des maladies nerveuses, à édifier la pathologie sur les données de la physiologie expérimentale : oeuvre précoce, mais hardie, ingénieuse, et dans laquelle ses successeurs trouveront à glaner toujours des idées utiles et fécondes.

La seconde partie de sa carrière scientifique est consacrée à l'hygiène. Nul n'était plus apte que notre collègue à cet enseignement, qui embrassant toutes les conditions de l'existence humaine et toutes les influences qui peuvent agir sur l'organisme, fait appel à toutes les sciences, physique, chimie, bactériologie, clinique, architecture, mécanique, hydrologie, etc. Doué d'une grande puissance  d'assimilation, d'une merveilleuse faculté de conception,  d'une mémoire vigoureuse qui conservait tout ce qu'il avait lu, tout ce qu'il avait vu, Poincaré avait acquis dans la vie toutes les notions diverses, encyclopédiques, que réclame cet enseignement : ses cours originaux, pleins de faits, d'idées et de verve attirèrent avec prédilection les élèves et valurent au professeur une grande popularité. Ses deux livres « Prophylaxie et géographie médicale des principales maladies tributaires de l'hygiène »,  et le « Traité d'hygiène industrielle à l'usage dos médecins et des membres du conseil d'hygiène », avec de nombreux mémoires émanés de sa   plume intarissable,  dénotent une activité d'esprit qui ne s'est jamais ralentie.

Ses rapports sur l'assistance publique, sur la vaccination, sur l'hygiène publique, son historique de la fièvre typhoïde dans les départements de l'Est sont des études aussi remarquables par l'originalité élégante du style que par la solidité du fonds ; elles montrent avec quelle conscience le Directeur de l'assistance médicale et du service d'hygiène départementale, le Médecin en chef des épidémies, remplissait ces délicates fonctions. La Société de médecine de Nancy, l'Académie de Stanislas le comptent parmi leurs membres; l'Académie de médecine l'élit comme membre correspondant.

Aucune carrière ne fut mieux remplie. Ce que fut le médecin, tous le savent ! Avec quelle sollicitude il se sacrifia pour ceux qui avaient recours à ses lumières, cela est écrit dans le coeur de notre population ! Jour et nuit, il était prêt, serviteur de l'humanité souffrante! Doué d'une impressionnabilité très vive, un peu inquiète, qui perçait à travers ses efforts pour la cacher, d'un coeur bon et généreux qui trahissait son émotivité à travers une apparence de scepticisme bienveillant, il se dépensait sans compter, il était tout a tous.

Depuis plusieurs aimées ce surmenage incessant avait entamé sa vigoureuse constitution; il se savait atteint et ne faillit pas un jour à ses devoirs de médecin et de professeur. Il y a quelques semaines, une chute malheureuse occasionna une grave blessure à la tête. Affaibli par une hémorragie considérable, il ne voulut pas prendre le repos moral nécessaire. Le pouvait-il d'ailleurs avec sa nature ardente, sollicitée par l'activité perpétuelle d'un esprit toujours en mouvement ? Son ancienne maladie qui semblait conjurée, se réveilla grave et menaçante. Il lutta de toute son énergie pour se tenir debout, pour soutenir sa pensée un peu flottante, pour maintenir sa vigueur cérébrale chancelante sous le coup du mal inexorable. Il y réussit pendant quelques jours. Mais le ressort se brisa brusquement ! Et cette grande intelligence est éteinte ! Cet esprit sagace et pénétrant n'est plus! Ce coeur généreux a cessé de battre !

Dors en paix, dans ta dernière demeure terrestre, toi qui n'a jamais connu le repos sur la terre ! Tu as connu, du moins, le bonheur, le plus grand qu'un homme comme toi ait pu goûter dans son existence : celui de la famille. Une compagne dévouée et digne de loi, un fils, gloire scientifique de notre pays, qui continue à illustrer ton nom, une fille qui porte avec honneur un autre nom, également cher à l'Université ! Chère famille éplorée,  puisse la sympathie universelle adoucir l'amertume de vos regrets ! Cher collègue! ton nom sera inscrit avec honneur parmi les plus glorieux de notre Faculté ! Ton souvenir restera impérissable au coeur de tes collègues ! Au nom de la Faculté de médecine, je te dis un éternel adieu !

Professeur H. BERNHEIM