LA LECON D’ANATOMIE VUE PAR LES ARTISTES LORRAINS
Anne-Isabelle SAÏDOU
“Toi qui veux par des mots
révéler la figure de l’homme […] bannis cette idée, car plus ta description
sera minutieuse, plus tu jetteras de confusion dans l’esprit de ton lecteur, et
plus tu t’éloigneras de la connaissance de la chose décrite. Donc il est
nécessaire de figurer en même temps que de décrire”.
Dans un de ses manuscrits,
Léonard de Vinci crédité d’une trentaine de dissections, traduit ainsi une
certaine prise de conscience apparue dès le XVe
siècle selon laquelle il est nécessaire pour les scientifiques et les artistes
de s’associer, afin que les observations anatomiques soient le plus fidèlement
représentées et ne soient pas condamnées à l’oubli.
Les noms des plus grands anatomistes
restent ainsi associés à celui du peintre qui par ses pinceaux a permis la
reproduction, la conservation et la diffusion des nouveaux savoirs : Véronèse
et Colombo, Charles Lebrun et William Harvey, Gérard de Lairesse
et Bidloo, François Boucher et Disdier…
Parmi toutes les oeuvres ayant
pour sujet la médecine, le thème de la leçon d’anatomie tient une place
prédominante. De nombreux artistes ont ainsi rivalisé de talent pour
représenter un anatomiste célèbre entouré de ses élèves ou confrères au cours
d’une leçon de dissection et ont illuminé de leur art les frontispices des
traités médicaux, les toiles des musées privés des corporations médicales.
Que l’on évoque la leçon
d’anatomie, et d’emblée on pense à la prestigieuse collection de tableaux
signés par les plus grands peintres flamands du XVIIe
siècle, tel que Rembrandt.
Que l’on s’intéresse aux
frontispices des traités d’anatomie, et aussitôt on s’émerveille du maniérisme
et de la qualité exceptionnelle du frontispice du livre de Vésale dessiné par Calcar, élève du Titien.
En dehors de ces exemples
célèbres, plusieurs centaines d’oeuvres existent. Notre patrimoine régional
compte ainsi dans ses richesses quelques leçons d’anatomie. Le Musée historique
lorrain possède par exemple dans ses archives une gravure de l’ex-libris du
chirurgien Dominique La Flize réalisée par Dominique Collin. Ce graveur lorrain
né à Mirecourt en 1725 a marqué l’histoire de l’architecture de la ville de
Nancy dont il fit de nombreuses estampes : il exécuta entre autres les gravures
des grilles faites par Jean Lamour pour la place
royale, il grava également le mausolée du roi Stanislas en 1766 et celui du roi
Louis XV et hérita du noble titre de graveur du roi de Pologne. Quant à
Dominique la Flize, il fut maître en chirurgie de Nancy avant de devenir
professeur royal du collège de chirurgie de Nancy et chirurgien en chef des
hôpitaux de la Charité.
Cette leçon d’anatomie est une
réplique de la gravure de Gravelot et de Lemire que l’on peut retrouver dans
l’Almanach iconologique ou des arts pour l’année 1765. Il y est ainsi expliqué :
“Etant la base de cet art, on caractérise ici l’étude par le flambeau de
l’observation : quant à la partie pratique, d’où résulte son utilité, la
lancette, le plus nécessaire de ses instruments, qu’on voit dans l’autre main
de la figure qui le représente, en est l’expression naturelle. Près d’elle un
chien qui lèche sa plaie, désigne la douceur que cet Art doit apporter dans ses
traitements, d’ailleurs, accompagnés presque toujours d’opérations
douloureuses. Le fond du tableau laisse voir une école d’anatomie.”
Cette leçon d’anatomie visible à
l’arrière plan montre un homme barbu disséquant lui-même le corps étendu ; il
s’adresse aux nombreux disciples qui l’entourent. Dans un décor antique, cette
scène n’est pas sans rappeler les frontispices du XVIe
siècle, notamment celui de Vésale. Il s’agit sans doute d’une allusion au père
de l’anatomie moderne ou du moins aux premiers anatomistes qui s’opposèrent à
l’enseignement scolastique et dogmatique du moyen âge pour disséquer eux-mêmes
les cadavres. Ils réalisèrent ainsi la révolution de l’anatomie scientifique en
accordant une place majeure à l’esprit critique et à l’observation, comme le symbolise
et le rappelle Collin avec ce flambeau deux siècles plus tard.
En 1886, un autre artiste
lorrain, Edouard Moyse, grave cette seconde leçon. Il
s’agit d’une représentation allégorique de Michel-Ange au cours d’une
observation anatomique, qui étudie le bras d’un écorché à l’aide d’un nu
antique. Le sol est jonché de livres et d’instruments de dissection. La scène
se déroule sous l’oeil de Moïse, statue réalisée par Michel-Ange lui-même pour
le tombeau du pape Jules II.
Dans le même esprit que le
tableau de Bartolomeo Passaroti, Michel-Ange
enseignant l’anatomie à des artistes de son temps (1570, Rome, Galerie Borghese), cette gravure est un hommage rendu à l’activité
des “peintres anatomistes” qui disséquèrent de leur propre chef des corps
humains, tels Pollaïullo, Donatello, Léonard de
Vinci, Carrache, Raphaël.
Certains historiens considèrent
qu’il faut dissocier ces deux genres de leçons d’anatomie : médicale et
artistique. Or cette dernière exerça sur l’évolution de l’anatomie scientifique
une profonde influence qu’il serait discutable de sous-estimer. L’art permit de
traduire graphiquement les nouvelles données de la dissection en faisant entrer
dans les livres médicaux, des éléments essentiels comme la perspective, les
proportions, l’esthétisme, la précision et l’exactitude.
La gravure d’Edouard Moyse illustre ainsi les propos du Professeur André Delmas :
“la
contribution des artistes au progrès de l’anatomie au XVIe
siècle, n’est pas accessoire mais capitale, du même ordre que de nos jours, les
procédés audiovisuels dans l’enseignement et la recherche”.
Le Musée des beaux-arts de Nancy
abrite Charles le Téméraire retrouvé le lendemain de la bataille de Nancy,
tableau de 1865 peint par François Nicolas Augustin Feyen–Perrin
et qui se tient juste en face du célèbre tableau au thème identique de
Delacroix. Ce troisième artiste lorrain, né à Bey/Seille en 1826, débuta ses
études artistiques dans la région auprès de son frère le peintre Eugène Feyen malgré l’opposition paternelle, avant de les
poursuivre à Paris.
Vers 1850, il peint La leçon
d’anatomie du docteur Velpeau, huile sur toile de 1m70 sur 2m33 actuellement au
Musée des Beaux-arts de Tours. Les origines tourangelles du docteur Velpeau, personnage
central de la composition, ont vraisemblablement motivé le dépôt du tableau à Tours.
Modelé avec des ombres qui
accentuent la pâleur du corps, un cadavre intact, allongé sur une table, se
détache brutalement de la composition d’ensemble. Le personnage central, dans un
mouvement de démonstration, paraît nous regarder. La physionomie est réaliste,
l’oeuvre est sévère et solennelle. Un assistant à gauche dont la blouse évoque
une draperie antique se tient à la tête du corps tandis qu’un second assistant
de dos à droite tient quelques feuilles où l’on peut lire : “charité/…
L13Jui…”.
Dans la lignée du tableau de Rembrandt
qui échappe aux conventions du portrait en faisant du docteur Tulp le point de convergence de sa composition (1632, La
Hague, Mauritshuis), l’auteur met en scène des
internes de la Charité groupés autour du chirurgien. L’étonnante énergie qui se
dégage de ce dernier traduit son charisme. La renommée d’Alfred Armand Velpeau
né en 1795 en Indre-et-Loire a effectivement dépassé les frontières et
plusieurs de ses ouvrages ont été traduits aux Etats-Unis, même si aujourd’hui
ses écrits sont loin de faire l’unanimité.
Après avoir débuté ses études à
Tours et les avoir poursuivies à Paris, il fut nommé chirurgien à la Charité en
1734. Il occupa pendant trente-quatre ans la chaire de chirurgie et devint
membre de l’Institut de France en 1843. Il disparaît en 1867 à Paris après nous
avoir laissé de nombreux traités tel que le “Traité des maladies du sein et de
la région mammaire”.
Autour de Velpeau, l’assistance
se compose d’élèves : les frères Charnuy, Henri, Liouville
Desfosses, Lundy, Ronjat, mais aussi du critique d’art Armand Sylvestre et du
peintre lui-même. L’introduction de cet autoportrait garantit l’authenticité de
la scène en suggérant qu’il a lui-même assisté à la leçon. En effet, l’auteur a
réellement participé aux dissections du docteur Velpeau puisque un certain
nombre d’élèves de l’École des beaux-arts, située non loin de la Charité,
avaient pour habitude de suivre les cours du chirurgien pour se familiariser
avec l’anatomie.
Le rayonnement de sa
personnalité se propage donc bien au-delà de la sphère médicale.
La représentation d’Armand
Sylvestre, ami du peintre, pourrait être le symbole de l’art présent dans le
milieu médical. Le regard artistique qu’il pose sur la leçon anoblit en quelque
sorte l’anatomie qui unit les deux disciplines. C’est donc à la fois un cercle
amical, littéraire, scientifique et artistique.
Armand Sylvestre décrira plus
tard cette leçon comme : “La superbe académie […] devant laquelle le professeur
disserte sous le tablier blanc du prosecteur” et imposera Feyen
Perrin “comme un des plus solides peintres de nu de son temps.”
Par le choix d’un format que ne
lui imposait pourtant nul commanditaire et par le réalisme puissant, l’artiste
élève son portrait collectif de personnalités contemporaines au niveau de la peinture
historique qui lui est chère. On retrouve le thème du patron de médecine
enseignant.
L’allusion religieuse est flagrante
: le visage éclairé du chirurgien, le mouvement d’imposition des mains nues sur
le corps, la stature importante apportent au personnage une dimension divine.
Il est entouré de douze
condisciples tels les apôtres le jour de la Cène. Le cadavre évoque par sa disposition
des images anciennes du Christ au tombeau tandis que le chirurgien domine le
corps mais également la mort.
L’artiste lorrain a montré dans
cette oeuvre sa profonde admiration et même fascination pour le Dr Velpeau. Il
se rattache dans la construction, l’utilisation des couleurs et la mise en
exergue du professeur aux oeuvres des peintres flamands du XVIIe
et XVIIIe siècles qui, dans un réalisme pictural,
témoignaient de l’aspect cérémonial et social de la dissection. C’est là
peut-être une des dernières leçons d’anatomie valorisant un chirurgien au
milieu de ses confrères puisqu’au siècle suivant naîtront des scènes
authentiques et familières où la dissection démystifiée sera confiée aux
étudiants comme dans l’oeuvre de Camille Félix Bellanger
(1902, Paris).
Aujourd’hui la représentation de
la leçon d’anatomie a perdu de son intérêt puisque la connaissance de l’homme
ne passe plus systématiquement par la mort grâce aux moyens actuels d’imagerie
permettant de franchir la barrière de la peau sans effraction.
Il reste que l’anatomie telle
que nous la connaissons actuellement devait nécessairement passer par l’union
des artistes et des médecins pour pouvoir traverser les siècles et évoluer.
Peut-être en raison de cette
association, la médecine à bien y réfléchir est restée un domaine à part :
est-elle un art ou une science ? Elle est une science dans la mesure où elle
s’inspire de quelques lois, de constantes et de paramètres. Elle demeure un art
du fait qu’elle s’applique à des cas individuels et fait intervenir le savoir
et le jugement.
Alors art ou science ? Claude
Bernard a probablement trouvé la formule adéquate :
“La médecine n’est ni un art
ni une science, c’est une profession”.