Le temps biologique et les autres
temps
Professeur A. BODART
Conférence à l’Académie de Stanislas - 1948
De tous les mystères suscitant la curiosité ou l'angoisse des hommes, celui du temps est sans doute le plus profond, celui qui les condense et les résume tous. Les choses ne sont, en effet, pour nous, si mystérieuses que dans la mesure où elles paraissent durer, que parce que, à tort ou à raison, elles nous semblent vivre une histoire analogue à la nôtre. Or, notre propre destinée, l'origine et la fin de notre chétive existence, constituent pour nous le seul vrai problème, la source perpétuellement renouvelée de notre inquiétude.
Le
problème de l'espace est, pour notre; esprit, beaucoup moins lancinant; nous ne
connaissons rien de la nature intrinsèque de cet espace et il nous est
loisible de le concevoir à notre convenance. Fini ou infini, il est pour nous
une construction purement imaginative, sans vie propre et qui ne nous touche
guère. Et toutes les choses nous sont en quelque sorte indifférentes dans la
mesure précisément où elles sont réductibles à l'espace pur. Les objets
familiers qui nous entourent et que nous découpons plus ou moins
artificiellement dans le continu de l'Univers, ne nous sont familiers et
dépourvus de mystère que si nous nous résignons à ne les connaître que du
dehors. Si nous essayons de pénétrer leur essence, par une connaissance aussi
intime que celle que nous avons de nous-mêmes, ces objets perdent immédiatement
leur familiarité rassurante et s'enfoncent dans un mystère aussi profond que
celui de notre propre moi.
La physique galiléenne, poursuivant en cela l'œuvre du sens commun, a négligé délibérément, dans les objets soumis à son étude, tout ce qui n'était pas susceptible de mesure et de traitement mathématique; elle n'a d'ailleurs pu se développer qu'à cette condition. Mais voici qu'une physique toute nouvelle nous invite à voir, dans les choses, plus que le purement spatial et à les réintégrer dans la durée.
Mais si les éléments ultimes de la matière, dans la physique moderne, semblent quitter ainsi le domaine de l'espace pur et acquérir quelque peu l'apparence de qualités psychologiques rudimentaires, il en est beaucoup plus clairement de même de l'être vivant. La biologie nous invite, plus impérieusement encore, à quitter les cadres trop étroits de la mécanique physico-chimique, à voir dans le développement embryonnaire le déroulement d'une histoire irréversible, à faire de la vie organique une transposition de la vie psychologique, cette dernière étant non pas même affaiblie, minimisée, mais simplement vue sous un autre angle que celui qui nous est accoutumé et modulée sur un autre rythme.
Cette intervention de facteurs psychologiques dans la biologie n'a rien qui doive choquer, ni même surprendre ; sans eux, la vie est même tout à fait incompréhensible. Sans doute, la conception qui semblait prévaloir il y a un demi-siècle, alors que florissait le mécanisme universel, pouvait paraître plus simple et, en quelque sorte, plus rassurante : d'un côté le temps psychologique, réservé aux états de conscience, de l'autre le temps uniforme, homogène, de la mathématique et de la physique, régissant tous les phénomènes matériels, y compris ceux des êtres vivants ; pas d'intermédiaire entre l'esprit pur et la matière. Ce dualisme radical satisfaisait pour le moins notre goût profond pour les distinctions tranchées et les oppositions symétriques. Et voici qu'aujourd'hui tout semble se confondre et s'embrouiller comme à plaisir ; les barrières tombent entre les divers ordres d'existence; un psychisme plus ou moins dégradé serait partout, jusqu'au fond des ultimes constituants de la matière; et le temps réel, le seul rendant possible une existence, quelle qu'elle soit, serait un temps évolutif, parent plus ou moins lointain de la durée pure.
Mais si ce panpsychisme un peu rajeuni a de quoi rebuter au premier abord l'homme de science, il s'en faut qu'il ne soit que l'expression désuète d'une métaphysique déjà bien défraîchie, remontant aux premiers âges de la pensée philosophique. Il est en réalité suggéré par la science elle-même, comme le mode d'explication le plus rationnel. Il faut en prendre son parti ; l'univers purement statique de l'ancienne physique n'existe pas ; il lui manque l'essentiel pour le rendre viable : le temps efficace. La réintégration de ce facteur temps est en effet un des caractères les plus frappants de la science actuelle ; mais il ne s'agit plus du temps considéré comme une simple variable, indépendante des événements et leur étant en quelque sorte indifférente, il s'agit d'un temps concret, qui est l'étoffe même de la substance des choses.
Nous allons donc partir du temps psychologique et nous rappellerons brièvement ses traits essentiels ; puis nous aborderons le temps biologique dont nous reconnaîtrons surtout les caractéristiques dans l'embryogenèse. Après avoir montré que, dans son essence, ce temps biologique s'apparente étroitement au temps de la conscience, nous verrons le temps de la physique et nous trouverons dans la microphysique nouvelle, sinon des certitudes, du moins quelques suggestions non négligeables, d'après lesquelles le temps de la matière ne serait nullement assimilable au temps homogène de la mécanique rationnelle ou de la mécanique céleste et se rapprocherait, lui aussi, dans une certaine mesure, du temps psychologique. Enfin nous verrons que tous ces temps, qui n'en sont en réalité qu'un, ne sont différenciables que par des inégalités de tension ou de rythme et que, derrière ces apparences si dissemblables, une même réalité évolue.
Temps de la conscience, temps de la vie, temps de la matière, telles sont donc les divisions naturelles de cet entretien.
L'étude du temps psychologique est à la base de la philosophie bergsonienne et tout le monde connaît les pénétrantes analyses des Données immédiates, développant le thème de la durée. C'est incontestablement dans ce livre qu'il faut chercher ce qu'il y a de meilleur dans la philosophie, au sujet du temps de la conscience. Je n'ignore pas la part d'engouement qui a présidé à l'accueil enthousiaste de cette nouvelle psychologie, ni les critiques sévères faites depuis à ces thèses célèbres. Le livre de lacombe, par exemple (Etude sur la psychologie bergsonienne), est un réquisitoire serré, très souvent pertinent, des thèses fondamentales des Données immédiates et de Matière et Mémoire. Je sais aussi que des conceptions autorisées ont pris le contre-pied de la philosophie de la durée et que se sont édifiées des philosophies de l'instant. C'est ainsi que bachelard a fait récemment, de la Siloé de roupnel, un panégyrique enthousiaste.
Il n'en est pas moins vrai que l'essentiel de la philosophie de la durée demeure et qu'on retrouve souvent dans les thèses des critiques des conceptions qui, par une voie détournée, reviennent à celles qu'elles voulaient contredire. « Nous croyons finalement, dit lacombe lui-même, qu'on peut beaucoup retenir de la conception bergsonienne de la durée ». Quels sont donc les caractères essentiels de la vie psychologique, d'après bergson ? Elle est continue, irréversible, enfin indépendante dans une certaine mesure de tout mécanisme cérébral. La continuité est ce caractère des états psychologiques qui, n'ayant pas de limites, se pénètrent, empiétant en quelque sorte les uns sur les autres ; les états passés non seulement influent sur le présent, mais impriment à ce dernier un aspect qualitatif tel qu'ils peuvent sembler contenus en lui; leur souvenir subsiste à l'intérieur de l'instant nouveau, comme les notes précédentes de la mélodie dans la note que nous entendons. La durée pure nous apparaît ainsi comme une suite de changements qualitatifs où l'on ne peut séparer que par abstraction l'état présent des états antérieurs, mais où ceux-ci pénètrent celui-là, s'organisent avec lui, se fondent en lui. Ce n'est qu'artificiellement, en projetant en quelque sorte la durée dans l'espace que nous nous la représentons comme un lieu indéfini et homogène et que nous la transformons en cette quatrième dimension de l'espace que nous nommons le temps. La durée est essentiellement mémoire, mais « non pas, dit bergson, mémoire personnelle, extérieure à ce qu'elle retient, distincte d'un passé dont elle assurerait la conservation ; c'est une mémoire intérieure au changement lui-même, mémoire qui prolonge l'avant dans l'après et les empêche d'être de purs instantanés apparaissant et disparaissant dans un présent qui renaîtrait sans cesse ».
Deuxième caractère : la durée est irréversible ; chacun de nos états d'âme, puisqu'il est le reflet de tant d'autres, est quelque chose de singulier, d'original, aussi bien par rapport aux états analogues d'autrui, que par rapport à nos propres états psychologiques ; aucun de nos états intérieurs ne saurait se répéter et c'est là justement ce qui constitue l'irréversibilité de notre durée. On pourrait supposer sans absurdité que soit renversé le cours des phénomènes physico-chimiques qui servent de substratum matériel à la mémoire ; le contenu subjectif du temps n'en serait pas altéré pour autant. bergson faisait déjà remarquer qu'un thème musical joué à l'envers était encore un thème, mais différent, chaque note ajoutée s'organisant avec les notes déjà entendues. « Il en est de même, dit ruyer, pour une invention, une efficience psychologique quelle qu'elle soit. La causalité psychologique est une causalité vraie, et on ne renverse pas une causalité réelle, on n'en renverse jamais que l'ombre ».
Troisième
caractère: Il y a, dans une certaine mesure, indépendance entre la pensée et
les mécanismes cérébraux. Matière et Mémoire est destiné essentiellement à
mettre en évidence ce que bergson appelle
l'écart psychophysique. Dans ce qu'on a appelé l'hypothèse paralléliste (aspect
particulier de la thèse mécaniciste appliquée au problème de la mémoire) les
souvenirs sont déposés dans le cerveau sous forme de traces matérielles que la
perception et l'habitude y laissent et qu'une autre perception viendra
réveiller, évoquant l'image correspondante. Pour bergson, le cerveau, comme la moelle et le bulbe, n'a pas
d'autre rôle que de transmettre des mouvements et non de produire des
représentations, il n'est pas le gardien des souvenirs, il ne fait que donner
à ceux qui cadrent avec le présent les moyens de se réaliser, inhibant et
limitant ainsi la réapparition du passé; il ne passe dans le champ de la
conscience que ce qui, sous forme de schèmes moteurs, est susceptible de se
traduire en action. Mais à côté de cette survivance du passé, sous forme de
dispositifs organiques, il existe une mémoire indépendante du corps, conservant
intégralement le passé comme tel. Cette mémoire, comment la concevoir et, par
là même, comment concevoir l'esprit, puisque l'esprit, par opposition à la
matière, est essentiellement mémoire ? Il faut bien admettre qu'à côté de la mémoire-habitude
inscrite dans l'organisme et qui déroule à vrai dire une action présente sans
nullement nous plonger dans le passé, il est une mémoire véritable qui
enregistre et retient tous nos états d'âme à mesure qu'ils se produisent, leur
laissant leur place et leur individualité; notre passé se conserverait donc en
tant que passé, attendant que nous l'utilisions. Mais puisque ces états
inactuels subsistent psychologiquement sans être perçus, c'est donc qu'ils
demeurent inconscients.
Cette distinction de deux mémoires, une organique et une mémoire pure, il ne semble pas que les critiques élevées contre la théorie bergsonienne l'aient sérieusement ébranlée. Sans doute, les objections sont venues de plusieurs directions. Des psychologues, comme lacombe, ont reproché à cette mémoire pure, sans substrat matériel et se jouant dans l'inconscient, son allure un peu trop mystérieuse ; ils seraient tout près d'admettre que la mémoire proprement dite peut très bien s'expliquer par le corps, mais qu'il y a une chose que ce dernier n'explique pas, c'est le travail intelligent de l'esprit, qui utilise les données de la mémoire et s'exerce sur elles.
D'autres psychologues, à tendance de physiologistes, comme piéron, (dans son livre: Le cerveau et la pensée) ont proposé des explications plus complexes que celles, assez simples, qui se trouvent dans Matière et Mémoire, mais elles ne contredisent pas réellement ces dernières. Il va sans dire, en effet, qu'en certains points les interprétations de bergson semblent inadéquates, en particulier en ce qui concerne les phénomènes pathologiques de la mémoire. Il est à noter, cependant, que certains auteurs récents, tel delay dans ses beaux travaux sur les maladies et les dissolutions de la mémoire, sont très bergsoniens. En réalité, l'immense terrain d'études de la psychopathologie est à peine exploré et il est certain qu'il nous réserve des surprises. Cependant, on peut estimer raisonnablement que, quelles que soient la complexité et la précision des mécanismes cérébraux que nous dévoileront les progrès de la neurologie, de la neuro-endocrinologie, de la neuro-chirurgie et de la psychiatrie, ceux également de la psychologie expérimentale, l'essentiel de la distinction bergsonienne subsistera.
Sans doute, quand ce travail de défrichement avancera, quand l'infinie diversité des mécanismes cérébraux et humoraux se manifestera d'une façon de plus en plus éclatante, la tendance à voir dans ces mécanismes l'explication suffisante et exclusive de la mémoire, ne pourra que s'en trouver raffermie. De même, et nous le verrons tout à l'heure, qu'en biologie la découverte de mécanismes physico-chimiques régulateurs du développement embryonnaire, en nombre de plus en plus grand, doués d'une précision d'action de plus en plus stricte, pourra fortifier l'impression qu'au-delà de ces mécanismes, déjà si subtils par eux-mêmes, il n'y a rien. C'est là le danger bien connu de cette accumulation de connaissances positives, qui risque, dans l'esprit de certains, de cacher le plan d'ensemble, l'idée directrice. Une intuition peut rester juste, même si les arguments invoqués pour la justifier se révèlent par la suite inopérants. C'est pourquoi, quelle que soit la richesse inouïe des futures découvertes de physiologie cérébrale, il est à présumer que l'intuition simple du souvenir pur, sans attache matérielle stricte, restera inattaquable et que le schéma bergsonien des relations corps-esprit restera vrai.
Ainsi donc, de cette incursion furtive dans le domaine de la psychologie, nous pouvons conclure: la vie psychologique se déroule sous le signe du temps; la durée continue, riche, profonde, constitue l'essence même de la substance spirituelle ; cette durée s'actualise et devient consciente par l'intermédiaire du cerveau, mais il n'y a aucun parallélisme obligé entre elle et ce dernier.
Or nous allons voir que le même temps préside à l'évolution de l'être vivant et que, sans cette notion, purement psychologique, d'efficience extra-matérielle, la vie en général, le développement embryonnaire, en particulier, sont proprement incompréhensibles.
Le temps de l'être vivant peut être envisagé à deux points de vue très différents ; on peut étudier la rapidité de déroulement des processus vitaux selon certains facteurs, comme l'âge de l'individu ou la température; c'est ce qu'on appelle plus spécialement le temps physiologique, celui auquel on pense généralement et que les médecins connaissent bien ; ce n'est pas lui qui nous retiendra longtemps. Nous voulons envisager surtout le temps biologique, c'est-à-dire le temps de la vie, vu d'un point de vue plus général, les caractéristiques évolutives de l'être vivant en tant qu'être vivant, distinct de la matière inanimée. Il s'agit en effet de savoir si l'histoire de la vie organique se confond avec celle d'un système matériel extrêmement complexe, ou si elle lui est absolument irréductible, et si elle n'est pas de même essence que celle de la vie psychologique. Il m'est difficile cependant de ne pas dire quelques mots du temps physiologique dont girard, ici même, nous a entretenus jadis dans une belle conférence. Ce temps physiologique est fait de la série de toutes les modifications organiques de l'être vivant depuis sa conception jusqu'à sa mort. Au fur et à mesure que l'organisme vieillit, il emmagasine une partie des déchets de son métabolisme, il s'encrasse ; des processus irréversibles s'installent et progressent, telle la perte d'élasticité des tissus, la sclérose diffuse, et cela à vitesse variable selon les individus, ce qui fait que l'âge réel, qui est un état organique et fonctionnel, ne coïncide pas forcément avec l'âge légal.
Pour déterminer cet âge réel, il fallait trouver des processus se développant pendant toute la durée de l'existence et susceptibles d'être mesurés. leconte de nouy s'est servi de la cicatrisation des plaies, qu'il a longuement étudiée et traduite en formules. Il trouve qu'il faut environ quatre fois plus de temps à 50 ans qu'à 10 ans pour accomplir l'unité de travail physiologique de cicatrisation, soit celle de un centimètre carré. carrel, de son côté, a étudié le vieillissement du plasma sanguin. Ce plasma, en effet, contient les sécrétions de tous les tissus, il est le meilleur miroir du vieillissement de l'ensemble de l'organisme. Ses changements de constitution sont décelables par l'analyse chimique, mais surtout par certaines épreuves physiologiques, en particulier son action retardatrice sur le développement de certaines colonies cellulaires, action qui grandit régulièrement au fur et à mesure du vieillissement. Ce procédé permet de diviser la vie en unités de temps physiologique et d'établir des courbes intéressantes, qui montrent que le vieillissement est beaucoup plus rapide au début de la vie qu'à la fin. « Quand on exprime, dit carrel, l'enfance et la vieillesse en années sidérales, l'enfance est très courte et la vieillesse très longue. Au contraire, mesurées en unités de temps physiologique, l'enfance est très longue et la vieillesse très courte ».
En somme, le corps est un ensemble de processus organiques qui se meuvent à un rythme très rapide pendant l'enfance, beaucoup moins rapide pendant la jeunesse et de plus en plus lent pendant l'âge mûr et la vieillesse. Tout ceci est assez facile à comprendre; on conçoit qu'au départ, quand l'organisme est proche de l'impulsion première qui l'a lancé dans la vie et que toutes les pièces de sa machine sont neuves, le processus d'enrichissement marche à une allure accélérée, puis la fatigue vient vite et l'usure rapide. Mais bien d'autres facteurs que l'âge ont été étudiés, pouvant modifier la marche régulière de l'organisme, en particulier la température. Chez les insectes, par exemple, forel accélère le rythme du temps et les animaux arrivent pour les repas en avance sur l'heure du dressage; françois obtient des effets similaires par la diathermie. Ici pourraient prendre place les expériences montrant l'influence de la température sur l'excitation nerveuse, la période réfractaire et la chronaxie. De nombreuses études, faites en particulier sur le rat et le singe, ont montré également l'action de certaines substances chimiques activant le métabolisme et agissant dans le même sens que l'élévation de température.
Là encore, on peut dire que tout cela n'a rien de bien étonnant et pourrait se deviner a priori. On peut dire également que toutes ces expériences ne suffisent pas pour justifier l'existence d'un temps physiologique propre, qui serait différent du temps mécanique; et si l'accélération d'un rythme métabolique, sous l'influence d'une élévation de température, obéit à une loi approchée de celle de van t'hoff, il n'y a rien là de bien spécifiquement vital; ce n'est certes pas là qu'il faut chercher l'originalité de la vie. Plus intéressante peut-être serait l'étude des variations du temps de la conscience sous l'influence des variations de ce soi-disant temps physiologique, ou plus justement sous l'influence des variations de vitesse des processus physico-chimiques de l'organisme. leconte de nouy a fait à ce sujet des suggestions bien connues et d'ailleurs discutables. « Le temps physiologique intérieur à nous, dit-il, ne semble pas s'écouler à vitesse constante dans le cadre du temps sidéral extérieur. Au point de vue physiologique, la valeur d'une journée n'est pas identique pour les animaux éphémères et pour ceux qui vivent 60 ans; et même chez un seul individu, cette valeur semble varier au cours de sa vie. Notre durée est donc, dans une certaine mesure, indépendante du temps sidéral. Chaque être humain constitue un univers en état de transformation continue; c'est l'allure de cette transformation qui peut être considérée comme caractéristique de cette brève durée spécifique, de notre temps physiologique, lui-même inséparable de notre conscience ». « Une année, dit carrel, est plus longue pendant l'enfance, beaucoup plus courte pendant la vieillesse. Elle a une autre valeur pour un enfant que pour ses parents, elle est beaucoup plus précieuse pour lui que pour eux, parce qu'elle contient davantage d'unités de son temps propre ».
Il est bien possible, en effet, que l'appréciation du temps par les tissus et les humeurs parvienne obscurément jusqu'au seuil de la conscience et nous fasse trouver le temps plus court à mesure que nous vieillissons. Bien avant leconte de nouy et carrel, beaucoup d'auteurs ont cherché un élément organique auquel serait attachée essentiellement la perception du temps. ravaut d’allones, par exemple, insiste sur le rôle des sensations viscérales ; comme le cours du soleil est le repère naturel du temps objectif, et presque ce temps lui-même, ainsi notre corps est le repère naturel du temps subjectif. La durée bergsonienne serait simplement la conscience confuse de nos sensations internes, qui peut se poursuivre pendant notre sommeil et nous avertir de l'heure ; que ces sensations disparaissent, le sentiment du devenir est aboli. mach également insistait beaucoup sur cette sensibilité viscérale. Pierre janet, qui a étudié en psychologue et en médecin la genèse de l'idée de temps, a critiqué cette conception trop purement physiologique et montré qu'on ne peut expliquer le sentiment de la durée par la physiologie, qu'il faut faire intervenir le contenu de la conscience.
En réalité, « le temps de la conscience, le sentiment de la durée, dit très justement sudre, comporte des conditions propres dont beaucoup échappent à nos prises. Ce serait une illusion de croire que seul compte l'état de notre corps, et, plus étroitement encore, la pureté de notre sérum ou la vigueur des cellules de notre épiderme. A-t-on pensé seulement que les cellules nerveuses ne suivent pas la loi du vieillissement et que l'esprit peut rester jeune dans un corps décrépit ? Même si l'on découvre un jour un temps cérébral particulier à la substance grise, pourra-t-il rendre compte de toutes les variations du temps vécu ? ».
Il ne faut pas oublier en effet que certains processus ne sont pas modifiés par l'âge, entre autres les processus nerveux, telle la chronaxie. leconte de nouy répond à cela que « l'excitabilité est un épiphénomène ; la chronaxie ne peut pas nous renseigner sur l'âge d'un organisme parce que ce n'est que la mesure d'une propriété de la matière vivante, non une mesure de l'activité vitale des cellules. Les cultures de tissus vivent et cicatrisent leurs plaies sans système nerveux ». Sans doute, mais il est tout de même étrange que le système nerveux, et plus spécialement le cérébral, qui sert en quelque sorte d'intermédiaire entre le corps et la conscience, soit précisément celui qui ne vieillit pas ou, tout au moins, ne suit pas les lois qui ressortent des phénomènes, peut-être plus fondamentaux, de cicatrisation. Cela montre qu'il faut être très circonspect dans ces considérations de variations du temps subjectif sous l'influence de variations d'un supposé temps physiologique.
Cela dit, il est bien évident, sans être le moins du monde épiphénoméniste, qu'on est forcé d'admettre une certaine solidarité de la conscience et du cerveau et que toutes les influences expérimentales, agissant sur l'organisme en général, le cerveau en particulier, retentissent sur le psychisme ; il y a là un champ d'études parfaitement justifié et du plus grand intérêt. En ce qui concerne le temps subjectif, il est certain qu'il suit dans une certaine mesure les variations des influences régulatrices du fonctionnement nerveux. C'est ce que disait déjà avec force en 1924 piéron dans l'Année psychologique: « C'est un postulat légitime de la psychologie scientifique, que bien des métaphysiques repoussent, mais qui est susceptible de vérification expérimentale, que d'intégrer le temps psychologique dans le temps physique lui-même, de ne pas voir dans l'unité mentale de durée un étalon absolu, mais une grandeur temporelle qui est fonction de la vitesse de certains processus physico-chimiques. Et si, sous l'influence de variations de température, par exemple, les processus organiques voient se modifier leur vitesse, le temps mental s'étalera ou se condensera dans les mêmes proportions ».
Toutes réserves étant faites sur l'expression: « intégrer le temps psychique dans le temps physique », on peut souscrire parfaitement à ce postulat de piéron. Mais encore une fois, le principe d'une certaine dépendance étant admis entre le sentiment de la durée et les phénomènes organiques, tout porte à penser que cette dépendance est discrète et ne joue que dans des limites très étroites.
Ce n'est que par une extrapolation audacieuse, qu'on a pu soulever l'hypothèse du voyageur qui, parti en boulet à la vitesse de la lumière, resterait dans une éternelle jeunesse ou, tout au moins, n'aurait vieilli que de quelques années lors de son retour sur terre, alors que pendant son absence, plusieurs siècles se seraient écoulés. Vous vous souvenez de ce paradoxe sensationnel qui, avec quelques autres (le raccourcissement des longueurs dans le sens du mouvement, le ralentissement des montres), a défrayé, il y a 25 ans, les chroniques les plus diverses, depuis les spéculations scientifiques et philosophiques les plus hautes, jusqu'aux vulgarisations simplistes des hebdomadaires illustrés. Contre cette interprétation philosophique de la théorie de la relativité, bergson a écrit : Durée et simultanéité et ses arguments ont été repris par ses disciples, entre autres leroy. Pour lui, les temps locaux d'einstein ne sont que des effets de perspective, « le ralentissement des horloges par leur déplacement est tout juste aussi réel que le rapetissement des objets par la distance ». Le seul observateur réel, le seul qui puisse éprouver la réalité de la durée, est celui qui reste sur terre ; pour lui, le voyageur du boulet n'est plus qu'une image, un symbole, un être fantasmatique comme dit bergson ; c'est cet être irréel, simplement conçu et non pas vivant, qui paraît vivre au ralenti. Si vraiment le voyageur du boulet devenait un être conscient, il ne s'apercevrait même pas que le boulet bouge et il vivrait la même durée que le spectateur resté sur terre ; c'est même ce dernier qui lui apparaîtrait à son tour fantasmatique et menant une vie ralentie. Il n'y aurait donc dans tout cela que des effets de perspective et non des différences réelles.
Ce livre de bergson a été jugé par certains le moins bon de ses livres, non qu'il ne renferme, comme tous les autres, des trésors de dialectique subtile, toujours exprimée dans la langue la plus pure, si inhabituelle aux écrits philosophiques, mais parce que ces trésors semblent dépensés en pure perte. Il semble bien en effet que les einsteiniens (et metz a écrit sur ce point un petit livre assez acerbe), aient raison quand ils disent que bergson n'a pas compris leur position, laquelle d'ailleurs, il faut l'avouer, n'est pas toujours très claire. De tous les physiciens, c'est certainement eddington qui a le mieux exposé la question. « La théorie et l'expérience nous enseignent que la masse ou l'inertie de la matière augmente quand la vitesse croît et l'accroissement d'inertie entraîne naturellement le retardement. Par suite, en ce qui concerne l'évolution corporelle, le voyageur à grande vitesse la réalise plus lentement. Son cycle de digestion et de fatigue, la vitesse de sa réplique musculaire à l'incitation, la transformation de son corps au fur et à mesure qu'il avance en âge, l'évolution matérielle de son cerveau, sur lequel se gravent plus ou moins les idées et les impressions, la montre qui fait son tic-tac dans sa poche, tout cela se trouve ralenti dans la même proportion. Si la vitesse du déplacement est extrêmement grande, nous trouverons que, tandis que l'homme immobile a vieilli de 70 ans, le voyageur a vieilli d'un an. Il n'a eu d'appétit que pour 365 repas, son intellect entraîné par un cerveau moins actif, n'a enregistré que le total d'idées qui correspond à une année de vie terrestre. Et sa montre qui donne un compte plus exact et plus scientifique, confirme le fait. En se basant sur le temps que notre entendement intime essaie de mesurer à sa façon fort grossière, les deux hommes n'ont pas vécu le même temps entre leurs deux rencontres ».
Voilà, n'est-il pas vrai, le plus magnifique exemple de variations de temps physiologique; malheureusement, il n'est qu'un fantôme, le produit d'une extrapolation injustifiée. Logiquement, les einsteiniens ont parfaitement raison et tous les arguments de bergson ne peuvent rien contre eux. Mais ce qui est fantasmatique, ce n'est plus le voyageur dans son boulet, c'est l'hypothèse elle-même de l'être vivant et conscient voyageant à la vitesse de la lumière. Dans le monde sensible de notre expérience, les processus physico-chimiques vitaux ne risquent pas d'être soumis à une variation de cette envergure et il est bien aventureux de dire ce que deviendrait le temps subjectif, le sentiment de la durée, si une variation brusque, dépassant de beaucoup les limites habituelles, se produisait.
Nous conclurons donc ces quelques considérations sur le temps physiologique en disant que s'il constitue un sujet d'études intéressant de psychologie expérimentale, il ne fait que préciser un point particulier du problème des relations de l'âme et du corps ; il n'ouvre pas de perspective particulière sur le temps réel de l'être vivant. C'est pourquoi, nous allons envisager la question sous un jour plus général, en essayant de montrer que l'être vivant, dans sa période la plus intéressante, son développement embryonnaire, déroule une histoire originale qui ne peut se comprendre que si l'on fait appel à des facteurs proches parents et même identiques dans leur essence aux facteurs purement psychologiques que nous avons vus tout à l'heure.
Que, depuis 40 ans, la biologie soit devenue plus accessible aux facteurs psychologiques et de moins en moins inféodée au dogme du pur mécanisme physico-chimique, c'est l'évidence même. Mais cette sorte de spiritualisation de la biologie peut se concevoir de plusieurs manières. C'est par l'intermédiaire des récents progrès de la physique que beaucoup ont cru possible de réintégrer dans l'étude de l'être vivant des facteurs qui en avaient été bannis soigneusement jusqu'ici. Au fur et à mesure que les notions de temps et d'espace subissaient en microphysique les bouleversements révolutionnaires que l'on sait, il devenait de plus en plus évident que la biologie, moins encore que les sciences physiques, ne devait plus mettre son idéal dans l'explication purement mécanique. Dans son étude sur le Sens du temps, ruyer fait, à propos de la psychologie, une réflexion valable pour la biologie: « Il serait absurde, dit-il, d'imposer à la psychologie un idéal emprunté à la physique au moment où la physique s'aperçoit que cet idéal n'a pas de sens ».
Beaucoup de biologistes ont insisté sur ce fait que les récentes découvertes de la chimie atomique rendaient plus acceptables les notions de contingence et de spontanéité; ils ont tenté en quelque sorte de donner une explication, par la nouvelle physico-chimie, de cette spontanéité et de la liberté. C'est ainsi que nous lisons dans l'Analyse physico-chimique des fonctions vitales de duclaux : « La chimie de laboratoire est une chimie moléculaire ou atomique; la chimie vivante est une chimie directement électronique qui ne connaît d'autre limitation que celle qui est imposée par la structure même de la matière. Il est bien facile de comprendre pourquoi une chimie électronique est plus riche qu'une chimie moléculaire. La première met en jeu tous les rouages du mécanisme de la matière et de l'énergie sans limiter leur liberté. La seconde, au contraire, étudie des systèmes clans lesquels la plupart des rouages sont bloqués comme par des freins qui ne se desserreraient qu'une fois par siècle. Elle leur impose donc, somme toute, avant toute chose, la condition des systèmes morts ». Le physicien Ch. guye, utilisant en particulier les ressources du calcul des probabilités et de l'étude de la dyssymétrie moléculaire, a, dans plusieurs ouvrages bien connus, développé longuement toutes les considérations favorables à la thèse de l'originalité foncière de l'être vivant. A la suite de Niels bohr, qui a jeté les bases d'une véritable biologie quantique, certains, dont Pascal jordan, ont vu dans l'indétermination des ultimes éléments de la matière, une raison d'amplifier cette indétermination et d'expliquer par elle les caractéristiques du vivant.
Nous avons vu, dans une précédente causerie, les dangers de cette aventureuse extrapolation et à quels excès elle peut mener dans les divers ordres de la connaissance. Vouloir aller chercher au plus profond de la matière un pâle reflet des forces psychiques, vouloir édifier, par une sorte d'accumulation de ces forces élémentaires, l'essentiel de l'âme de l'homme, c'est-à-dire sa liberté, est tout de même un étrange paradoxe. De même, ce n'est pas en additionnant des infiniment petits de spontanéité au niveau de l'électron qu'on créera la spontanéité essentielle et primitive de l'être vivant. Si sublimisée que devienne de plus en plus la physique quantique, si éloignée soit-elle, comme nous le reverrons plus loin, des anciennes conceptions trop rigides d'espace et de temps, elle ne saurait, cependant, se dégager de la matière et de l'étendue, elle reste toujours une physique dont l'idéal est et doit rester une réduction la plus intégrale possible à l'espace et au temps mécanisé. Qu'elle ne ferme pas la porte au rôle de l'esprit dans l'évolution de l'univers, c'est déjà une grande chose, mais ce n'est tout de même pas à son niveau que l'esprit est le plus manifeste. Si bien intentionnées que soient les tentatives des nouveaux biologistes physiciens, elles restent donc inadéquates.
En réalité, c'est par le biais de la psychologie que les difficultés de la vie trouvent leur explication la plus rationnelle ; c'est de l'esprit pur qu'il faut partir pour descendre en quelque sorte au niveau du vivant, au lieu de remonter à ce dernier en partant de l'inanimé. C'est qu'en effet la vie organique consiste essentiellement, non pas dans l'intrication dans l'espace et la simple succession automatique de mécanismes mesurables et calculables mathématiquement, mais dans le déroulement d'une histoire où l'avenir n'est pas totalement inclus dans le présent, ni ce dernier exprimable en termes d'espace pur. Le biologiste mécaniciste a trop tendance à expliquer la structure organique par un équilibre purement actuel; il oublie déjà qu'une forme vivante, malgré la signification en apparence purement statique du terme, n'est pas un simple état passif, mais un système dynamique, une lutte constante contre les lois de l'inertie. Une forme n'est réalisée que par l'activité incessante des éléments qui la composent et qui lui sont subordonnés : sans elle, ces éléments se disloquent et ne sont plus qu'une poussière de particules retournant à l'indifférence amorphe de l'inanimé.
Et si la forme actuelle, sorte de coupe instantanée pratiquée par l'anatomie dans le continu du vivant est déjà le témoignage de tout autre chose que du jeu physico-chimique pur, l'insuffisance de ce dernier devient aveuglante pour expliquer l'évolution, le déroulement dans la durée de l'histoire individuelle qu'est la vie d'un organisme. Cette histoire, comme celle d'une conscience, est irréversible. Je sais bien qu'on peut jouer sur les mots et invoquer la possibilité de phénomènes évolutifs réversibles, en particulier dans certaines cultures de tissus et, d'une façon plus frappante, chez certains métazoaires inférieurs. caullery, chez les Ascidies, étudiant la dégénérescence et la régression des tissus, a observé la formation, aux dépens d'éléments histolysés, de groupes cellulaires à aspect morula. schultz, en soumettant à un jeûne strict des Planaires et des Hydraires, constate qu'au bout de six mois ces animaux n'ont plus que le dixième de leur taille normale. Pendant ce temps, certains de leurs organes ont régressé, puis complètement disparu; par ces réductions, l'animal reprend un état qui rappelle celui de l'embryon; et le retour à l'état embryonnaire a lieu par le processus exactement contraire de son ontogenèse, l'animal passant par les mêmes étapes, mais dans l'ordre inverse, de son développement normal. dawidoff, étudiant une némerte, va plus loin ; il arrive à faire régresser l'animal jusqu'à son état embryonnaire total, complètement au stade morula et il estime que le jour n'est pas loin où l'on pourra même arriver jusqu'à l'œuf.
En réalité, cette évolution régressive, sous l'influence de conditions extérieures défavorables, n'est qu'une preuve de plus du pouvoir d'adaptation de l'organisme, qui essaie de se maintenir en se repliant en quelque sorte sur lui-même et en offrant le minimum de prise aux influences contraires ; elle n'enlève rien au fait général que l'évolution organique déroule une histoire dans un sens déterminé et voulu et non pas indifférent. Or ce déroulement ne peut se concevoir que s'il a pour fondement une réalité qui dure, au sens psychologique du terme. Et s'il en est ainsi, ce n'est pas parce que certaines propriétés, considérées par tous comme d'essence psychologique, appartiennent en fait à tous les êtres vivants. Bien des manifestations, que bleuler appelle psychoïdes, ébauches de celles qui s'épanouissent à l'étage psychologique proprement dit, existent en effet au degré le plus bas, chez l'amibe, qui, sans système nerveux, semble parfois se comporter comme si elle était consciente, témoignant ainsi, selon le mot de buttler, que les êtres vivants inférieurs ont des propriétés plus remarquables que ne le laissait prévoir leur structure.
Mais cette vie psychologique rudimentaire, pour indéniable qu'elle soit, n'est pas celle qui nous intéresse. Ce qu'il faut reconnaître, c'est que la vie, par le fait même qu'elle est vie, comporte une mémoire, qui a les traits essentiels de la durée psychologique. Dans son livre remarquable : Eléments de psychobiologie, ruyer est sans doute celui qui a le mieux fait ressortir cette nécessité d'invoquer le psychologique pour expliquer le vital. Il appelle : potentiel « la forme ou plutôt le thème formel qui commande non pas seulement une structure instantanée, mais la succession coordonnée des structures apparaissant dans le temps ». Ce potentiel est une réalité en dehors de l'espace. « Les cellules, contrairement aux apparences, ne sont pas des parties spatiales de l'organisme, mais des organes thématiquement subordonnés et surordonnés à d'autres organes; c'est la fonction, le thème qui est l'invariant, alors que la réalisation spatiale varie ». Réalité non matérielle, le potentiel explique la structure de l'organisme et n'est pas expliqué par lui; il ne se réduit pas à une propriété ou une fonction du protoplasma, il prend possession de l'œuf fécondé, sans être une propriété de cet œuf, « de même, dit ruyer, que le souvenir psychologique vient prendre possession de notre conscience et de notre corps actuel, mais n'est pas une reconstruction pure opérée par notre conscience ou notre cerveau ». « Si la mémoire organique, dit encore ruyer, nous apparaît comme liée à certaines apparences matérielles, ce n'est pas comme l'effet à sa cause, mais plutôt comme l'ouvrier ou mieux la science de l'ouvrier est liée à un certain outillage de fond. Parler des propriétés mnémiques du protoplasma, c'est comme si l'on parlait des propriétés menuisières d'une caisse d'outils. Loin d'être liée à des structures persistant à travers le temps et par conséquent à l'inertie matérielle, la mémoire organique est une réalité fondamentale, plus fondamentale même que le temps ».
C'est dans l'embryogenèse que cette mémoire se manifeste d'une façon éclatante. L'évolution des idées sur la formation de l'être est racontée entre autres par rostand et guyénot ; elle est fort intéressante, encore qu'assez embrouillée et difficile à suivre dans ses détails ; on a peine à imaginer la subtilité des raisonnements et des hypothèses des innombrables chercheurs, acharnés à percer le mystère de l'œuf et du spermatozoïde. La théorie de l'emboîtement des germes, dite encore de la prédétermination ou de la mosaïque, où le germe était conçu comme une miniature de l'adulte, est tombée dans un juste discrédit et rostand va jusqu'à parler de l'absurde concept de l'emboîtement. A vrai dire, les biologistes modernes ont bien du mal à l'abandonner, ils ne le font guère qu'en apparence, pour y revenir en réalité par une voie détournée, en particulier par la théorie des gênes, et c'est ce que fait précisément rostand. Si l'on suppose en effet la structure déterminée matériellement par ces gênes, par les substances chimiques qui y seraient contenues, on est acculé au dilemme suivant : « Ou bien, dit ruyer, les substances seront en petit nombre relativement au nombre des détails de la structure et l'on retrouve alors l'épigenèse, la non-continuité linéaire, les substances chimiques ne jouant qu'un rôle de déclenchement et de conditionnement ; ou bien elles seront en nombre égal et l'on retombera dans la théorie de l'emboîtement des germes, sous une forme particulièrement invraisemblable. Expliquer une structure par une substance, c'est, en fait, tomber dans la pensée confuse ou magique. La seule solution, c'est donc de renoncer à une interprétation spatiale. Il ne ferait pas plus difficile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à la cellule germinale du chameau de contenir matériellement sa structure en réduction ou sous forme de substances chimiques ». roupnel, dans Siloé, dit également : « Rien ne serait plus dangereux que de s'imaginer le germe comme un contenant dont un ensemble de propriétés serait le contenu. Cette association de l'abstrait et du concret est impossible et d'ailleurs elle n'explique rien ».
Les études d'embryologie expérimentale, si passionnantes qu'elles soient, sont génératrices de beaucoup d'illusions. La découverte des organisateurs, par exemple, a, dans l'esprit de beaucoup, donné le coup de grâce à la vieille entéléchie et à tous les fantômes métaphysiques qui ont toujours peuplé les zones désertes de notre savoir. L'embryologie chimique, dont le beau livre de Jean brachet fait prévoir les immenses développements, ne pourra que nous donner des précisions plus fines encore que l'histologie, elle dévoilera des mécanismes merveilleux, auprès desquels ceux que nous connaissons déjà, en neuro-endocrinologie, par exemple, ne sont que de grossières ébauches. Le biologiste risque ainsi de s'égarer dans les détails infinis du fonctionnement physico-chimique, comme l'histologiste dans ceux de la structure, en perdant de vue le sens général de l'évolution, qu'une connaissance plus fruste avait permis de pressentir.
Le rôle exact de l'organisateur est en réalité celui d'un déclencheur et non d'une cause vraie. La substance inductrice est un agent d'appel et l'ordre de complexité de ce qui est évoqué est sans aucun rapport avec celui de l'agent évocateur ; de même que les effets d'une explosion n'ont aucune commune mesure avec l'ordre de grandeur de l'étincelle provocatrice. Le biologiste expérimentateur, qui arrive à isoler une substance inductrice et à induire, par exemple, une plaque nerveuse sur de l'épiderme présumé, se figure peut-être qu'il tient là le secret essentiel de la vie alors qu'il n'en a isolé qu'un instrument. Il oublie le principal, à savoir que le rôle de l'organisateur n'est pas tant d'apporter telle ou telle substance chimique, dont la nature est sans doute plus ou moins contingente, mais de l'apporter là où il faut et quand il faut. Ce n'est pas dans la matérialité de tels ou tels mécanismes physico-chimiques que réside le secret de la vie, mais dans la hiérarchie coordonnée de ces mécanismes. Pour expliquer cette coordination, seule une puissance d'un autre ordre peut être invoquée ; tant qu'on restera sur le plan d'une organisation purement matérielle, fût-elle d'une complexité et d'une subtilité de plus en plus grandes, on ne peut aboutir, au point de vue d'une explication exhaustive, qu'à une impasse.
Il est impossible d'ailleurs de réfléchir à l'embryogenèse sans être frappé de la disproportion entre l'infinie petitesse des centres coordinateurs et tout le matériel mis à leur disposition. « L'acte d'organisation, dit bergson, a quelque chose d'explosif, il lui faut au départ le moins de place possible, un minimum de matière, comme si les forces organisatrices n'entraient dans l'espace qu'à regret ». Je sais bien que le monde physique offre de nombreux exemples de réactions explosives, provoquées par un déclencheur infime ; mais il n'y a rien là de comparable, car ces réactions en chaîne s'étalent en quelque sorte sur un même plan et ne s'ordonnent pas selon une schème organisateur.
Comment se représenter cette force organisatrice, à laquelle il est impossible de refuser les qualités psychologiques essentielles ? Ce n'est évidemment pas chose facile. Pour s'en faire une idée, il faut relire dans l'Evolution créatrice, les pages consacrées par bergson à la distinction entre l'instinct et l'intelligence. Ce qu'on peut estimer, en toute hypothèse, c'est que ce psychisme primaire organique est bien autre chose qu'une forme rudimentaire du psychologique tel que nous l'expérimentons en nous-mêmes ; ce serait s'abuser étrangement que d'en faire une sorte de connaissance crépusculaire, évoluant obscurément dans la brume d'une demi-conscience, échelon le plus bas de l'échelle aboutissant à l'intelligence. Il s'agit, en réalité, d'une connaissance parfaitement distincte, mais tournée vers le dedans, non conceptualisée, ni fragmentée en images rigides. C'est ce que ruyer exprime en cette formule assez audacieuse : « L'amibe ou le végétal pense sa structure organique avec autant de netteté que l'homme pense l'outil qu'il est en train de fabriquer ».
L'être vivant est donc caractérisé, non par un ensemble de mécanismes matériels, si subtils soient-ils, si éloignés soient-ils des mécanismes grossiers habituels à la chimie inorganique, mais par une durée, une mémoire de nature psychologique, qui porte en elle le souvenir de l'acte organisateur, édifie grâce à lui toute l'architecture de l'individu et surtout le transmet de génération en génération pour former l'espèce. Cette dernière en effet évolue elle-même comme un organisme individuel avec son élan initial accéléré, son utilisation optima du milieu plus ou moins hostile, sa maturité, sa vieillesse et sa mort. Que des facteurs matériels déterminés soient à l'origine de la mort des espèces, c'est trop évident et le livre de décugis sur le « Vieillissement du monde vivant » est plein de suggestions, trop systématiques sans doute, mais bien intéressantes, sur ce point. Mais ces facteurs ne sont pas tout; espèce et individu vieillissent et meurent, en partie par un processus d'usure et d'encrassement, sans doute, mais surtout parce qu'ils ont joué leur rôle, terminé leur course, épuisé l'impulsion initiale, elle-même de nature psychologique, qui les avait fait naître.
Je sais bien que ce langage a de quoi faire sourire ou ricaner un biologiste de stricte observance, mais cela n'a aucune importance. A vrai dire, certains savants, même notoires, semblent avoir une horreur des considérations philosophiques, basée plutôt sur leur ignorance totale de ce qui déborde le terrain strictement limité de leurs recherches, que sur des arguments rationnels ; ce qui ne les empêche pas d'ailleurs, dans certaines publications, de faire eux-mêmes de la philosophie, en prétendant s'en défendre, et alors, leurs conclusions sont souvent les plus aventureuses, leurs raisonnements truffés de toutes les variétés de sophismes qu'ils ont oubliées depuis leurs études classiques. D'autres, au contraire, les plus nombreux, restent dans une sage réserve, jugeant préférable de ne jamais dépasser les limites de leur science et de ne pas aller se fourvoyer clans les terrains vagues de la métaphysique. Mais cette position est bien difficile à tenir ; l'étude de la biologie, si elle ne porte pas sur un sujet très restreint, incite infailliblement à poser des problèmes qui la dépassent. Or il faut reconnaître que le plus grand nombre des biologistes actuels paraît favorable à l'introduction, dans l'étude de l'être vivant, de facteurs qui échappent à l'emprise du déterminisme purement physico-chimique, et c'est ce qui importe le plus. On conçoit très bien qu'ils n'aillent pas plus loin ; il est bien évident que les temps ne sont pas proches où les termes de potentiel mnémique, de constellation d'appel, de mémoire psychologique, d'élan vital, seront prononcés couramment dans un amphithéâtre de physiologie ou de biologie générale et il est très bien qu'il en soit ainsi. Avant de se lancer dans des considérations philosophiques, le savant doit avant tout cultiver son jardin qui est immense et plein de friches. L'étude de l'embryologie, par exemple, non plus seulement purement descriptive, mais vraiment explicative et scientifique, n'est qu'à ses humbles débuts et le naturaliste se verra de plus en plus obligé de céder la place au chimiste et au physicien, puisque, de toute évidence, c'est dans la physico-chimie pure que se trouve l'explication dernière des mécanismes matériels de la vie.
Quant au philosophe, son rôle n'est pas de divaguer dans le vide, comme c'est le cas si souvent, mais de réfléchir à toutes les données que la science lui fournit et tout d'abord, par conséquent, de les bien connaître. Le livre de ruyer est à ce point de vue le type du livre utile, car il se tient toujours au contact intime des faits ; il est un de ces livres philosophiques que tout médecin peut et devrait lire.
Cela dit, il est un point sur lequel je me permets de n'être pas tout à fait d'accord avec ruyer. Pour lui, ce qu'il appelle le potentiel est une réalité transcendante au temps. « Si l'on met, dit-il, l'embryon uniquement dans le temps, la différenciation n'a plus de raison suffisante. Il n'y a plus qu'à admettre le bergsonisme sous son aspect le plus brutalement irrationnaliste : il faut alors attribuer au temps lui-même, comme à un dieu, la vertu créatrice. Ce n'est pas le temps qui peut être créateur, mais seulement une source en dehors du temps ». De fait, si l'on s'attache au sens littéral de beaucoup d'expressions rencontrées dans les écrits de bergson, on pourrait penser qu'effectivement ce dernier a fait du temps lui-même le dieu créateur. Mais je suis persuadé qu'en procédant ainsi, on arriverait à déformer le sens général de toutes les philosophies. Si l'on pousse à bout les diverses tendances qui se manifestent dans une doctrine complexe, on en fait une cible facile pour la critique. Je crois que de berthelot à lacombe, on a singulièrement exagéré l'anti-intellectualisme de bergson. Malgré l'expression fréquente de durée créatrice, ce dernier n'a jamais prétendu faire du temps le principe premier créateur de toute choses, une sorte de Chronos, non plus immobile et impassible comme le dieu antique, mais en perpétuelle gésine de lui-même et de tout. Je ne vois pas en quoi l'adoption des thèses bergsoniennes, dans ce qu'elles ont d'essentiel, puisse être incompatible avec la croyance en un principe transcendant, en dehors du temps, créateur de ce qui dure, c'est-à-dire de tout, puisque rien n'existe qui n'ait sa durée propre. La durée créatrice des choses, pourquoi ne serait-elle pas l'acte de Dieu, sans lequel tout rentrerait, non dans le néant, mais dans l'immobile éternité.
Loin d'être le naufrageur de l'intelligence que certains voudraient nous faire croire, bergson a été l'essentiel promoteur de cette magnifique révolution spirituelle qui nous a éloignés du mécanicisme matérialiste, lequel sévissait il y a un demi-siècle; et si beaucoup de savants sont devenus plus compréhensifs quant au rôle de l'esprit dans le monde, c'est à lui qu'ils le doivent. En particulier, l'originalité foncière de l'être vivant, son inexplication par les seuls processus physico-chimiques, qui les a plus magnifiquement démontrées que lui ? Cette assimilation de la vie organique à la vie psychologique, cette identification même, dans ce que toutes deux ont d'essentiel, n'est-elle pas une des thèses fondamentales de l'Evolution créatrice ? Et bien des données de la physique nouvelle, que nous allons voir à propos du temps de la matière, sont également en puissance dans son oeuvre et même parfois exprimées explicitement d'une façon prophétique.
La physique actuelle a réintégré en effet dans son domaine le temps réel, le temps efficace, qui semblait jusqu'ici l'apanage de la conscience et de la vie. Dans la mécanique théorique, le temps des choses existantes n'intervient pas réellement, il n'est représenté dans les calculs que par une simple variable. Ce temps uniforme de l'univers mathématique est divisible à l'infini ; à l'atome spatial correspond l'atome temporel, signifié par la différentielle dt. Ce temps est réversible : c'est ainsi qu'en mécanique céleste, en renversant le signe de toutes les vitesses, le mouvement des planètes autour du soleil dessinerait une trajectoire en sens inverse, repassant par toutes les anciennes positions. Enfin, tous les mouvements de cet univers pourraient s'accélérer tout à coup et même devenir infinis, rien ne serait changé dans les calculs. Mais un tel univers, non polarisé temporellement, n'est qu'un univers fictif, purement conceptuel.
Cette assimilation, par le calcul mathématique, du temps à l'espace, n'est déjà plus tout à fait valable dans la physique macroscopique. Même dans la théorie de la relativité, où toutes les caractéristiques de la physique classique sont poussées à l'extrême, l'assimilation n'est plus que métaphorique. Malgré le symbolisme évocateur du continuum à quatre dimensions de l'espace-temps, il faut, avec pichon, remarquer que dans les formules d'EINSTEIN, le temps ne forme pas un terme réellement interchangeable avec les trois autres termes qui représentent les dimensions de l'espace.
Ainsi donc, la physique théorique ne saurait réussir à nier le temps. Les principes auxquels elle conduit sont si abstraits qu'on n'en peut déduire les phénomènes réels ; pour retrouver ceux-ci, il faut faire appel à l'expérience qui est temporelle. Au principe de pure conservation, la science doit ajouter des principes de changement, tel celui de dégradation de l'énergie, réintroduisant la notion, scandaleuse pour l'esprit mathématique, de l'irréversibilité d'un temps, qui n'apparaît plus comme une forme pure mais qui, s'imposant aux choses, les transforme de façon orientée et définitive.
Et ce temps physique, malgré les apparences, rien ne nous permet de dire qu'il s'écoule uniformément dans tout l'univers. Cet écoulement uniforme et homogène ressemblait encore à de l'espace. Or il faut l'abandonner, car il n'y a rien dans la sphère de la perception humaine dont l'écoulement uniforme soit pour nous certain. La mesure du temps repose, en toute rigueur, sur un cercle vicieux. poincaré a fait à ce sujet des remarques définitives ; il a montré que cette mesure a été choisie de telle manière que les équations de la mécanique soient vérifiées ; elle se fait selon des règles qui ne sont pas les plus vraies, mais les plus commodes, qui ne sont, dit-il, que « le fait d'un opportunisme inconscient ». La loi d'isochronisme des petites oscillations d'un pendule, sur laquelle repose cette mesure du temps est, en réalité, invérifiable. Il ne faut pas oublier que le battement de ce pendule dépend du champ de la pesanteur, qui dépend lui-même de la position des corps célestes voisins. Un poids de un kilog perd deux dixièmes de milligramme quand la lune est au zénith, il en gagne un quand elle est à l'horizon. De même, la lune et le soleil agissent sur l'écorce terrestre et y provoquent de véritables marées qui entraînent des déviations passagères de la verticale et affectent le battement du pendule. Et si le physicien s'avise, par exemple, de prendre pour étalon la distance parcourue par la lumière en une seconde, est-il bien sûr que dans quelques millions d'années, le système planétaire ayant atteint des régions de l'espace où la courbure est peut-être différente, la lumière voyagera à la même vitesse ? On voit combien l'unité de mesure temporelle est incertaine.
Ainsi donc, la physique classique montrait déjà que les phénomènes de notre expérience grossière ne rentrent pas facilement dans les cadres trop schématiques de l'univers fictif décrit par la mécanique théorique; et qu'en particulier le temps homogène, s'écoulant d'une manière uniforme, la même pour tout l'univers, n'est qu'un mythe commode, n'ayant rien de commun avec le temps réel des choses se déroulant dans la durée. Mais la microphysique est venue, qui a bouleversé bien plus profondément encore nos vieilles conceptions d'espace et de temps uniforme et nous a montré combien elles étaient inadéquates dans ce monde qui n'est plus à notre échelle.
La théorie de la
relativité qui, en son temps, avait paru si révolutionnaire, était pourtant,
nous le voyons après coup, bien anodine dans ses conséquences philosophiques ;
elle sauvegardait l'essentiel de nos habitudes de pensée et si elle disloquait
le temps uniforme en donnant à chaque observateur le droit de se forger un
temps propre, elle n'en continuait pas moins à admettre, comme allant de soi,
la possibilité, pour cet observateur, de représenter l'existence d'un
corpuscule par une suite bien définie de points dans l'espace, occupés
successivement au cours du temps, cette évolution étant régie par un jeu
inexorable d'équations différentielles, déterminant tout l'avenir. L'essentiel
du déterminisme était conservé; autrement dit, le temps était toujours, pour la
matière, sans efficace, comme s'il n'existait pas.
Dans la physique nouvelle, notre conception familière d'espace et de temps, valable pour les grossiers phénomènes statistiques de notre expérience, se révèle tout à fait inadéquate. L'atome ne peut plus être imaginé sous la forme d'un objet suivant sa trajectoire propre, il cesse d'être intuitif, à vrai dire il s'évanouit; il ne trouve plus d'expression qu'en des relations abstraites et se confond avec des êtres purement mathématiques, telles que certaines fonctions ; il n'est plus qu'un être de raison, une façon commode de se représenter les faits. « Certains physiciens, dit matisse, jurent, il est vrai, que les atomes existent. Ils fondent leur certitude sur ce qu'ils trouvent pour le nombre des atomes contenus dans une molécule-gramme de matière quelconque, des valeurs concordantes 70,5 x 1022. Cela prouve qu'ils ont exprimé toutes leurs connaissances dans la langue particulière de l'atomisme. Cela prouve aussi qu'il y a quelque chose qui a pour mesure 70,5 x 1022, mais quoi ? ».
Dans ce monde nouveau, la mécanique rationnelle n'a plus que faire ; elle doit être remplacée par une mécanique d'une structure nouvelle, l'énergétique infinitésimale, qui est en train de s'élaborer. La théorie quantique pose comme contradictoires les deux notions de localisation dans l'espace et le temps d'une part, d'évolution dynamique d'autre part; on ne peut dorénavant décrire le monde physique qu'en se servant de l'une ou de l'autre, mais non des deux simultanément. C'est ce que montrent les relations d'HEISENBERG : « Le cadre de l'espace et du temps, dit de broglie, est essentiellement statique ; un corps, une entité physique, qui a une localisation exacte dans l'espace et dans le temps est, par le fait même, privé de toute propriété évolutive; au contraire, un corps qui évolue, qui est doué de propriétés dynamiques, ne peut être véritablement rattaché à aucun point de l'espace et du temps ».
Au niveau de l'atome, cette notion de temps a-t-elle d'ailleurs encore un sens ? Nous n'avons plus alors aucun corps de référence pour repérer les positions, aucun mouvement périodique observable pour mesurer les durées. « Nous ne savons rien, dit Jean thibaud, de l'évolution d'un temps qui serait lié à des phénomènes matériels échappant à la perception directe de notre conscience humaine. Ainsi ignorons-nous quelle pourrait être la notion de durée pour les actes individuels de la vie atomique. Nous nous contentons d'extrapoler à l'infiniment petit la notion que nous croyons établie à notre échelle humaine, de continuité du courant du temps, sans nous préoccuper de savoir s'il peut lui convenir. C'est là une attitude insoutenable et il ne serait pas autrement surprenant que le temps lié à l'évolution de l'univers matériel, soit différent du nôtre, de même que la structure spatiale de la matière qui se révèle aujourd'hui comme étant discontinue, est à l'opposé de la notion d'espace continu, tel que l'envisageait le sens commun ».
C'est mach qui le premier avait considéré le problème du temps sous l'aspect du discontinu quantique. poincaré, dans ses Dernières pensées, parle également de l'atome de temps et, depuis, cette expression a fait fortune. A l'Académie des Sciences, levy, coppel, fournier et yovanovitch, proca, ont insisté sur cette fragmentation indéfinie du temps. Mais ce temps granulaire n'est-il pas une illusion ? De même le paradoxe du temps réversible, pour l'atome, est-il acceptable ? L'atome est-il réellement, comme l'appelle eddington, une petite horloge dont le temps n'a plus de flèche ? Sans doute, d'après le principe de carnot, le sens de l'écoulement du temps, c'est le sens dans lequel les températures tendent à s'égaliser et il est évidemment absurde, à propos d'un seul atome, de parler de température, puisque la chaleur n'est qu'un échange d'énergie entre de nombreux atomes et ne se conçoit que sous forme statistique. « Si vous supposez, dit rousseau (dans son beau livre de vulgarisation : La conquête de la science), un atome peuplé de créatures intelligentes, quel sens celles-ci fixeront à la fuite du temps ? Pour ces créatures, il existera bien un temps s'égrenant par gouttelettes successives, mais ce temps n'aura ni passé, ni futur, ou plutôt le futur ne pourra pas être discerné du passé ».
Mais il y a plus grave encore. Une des conséquences philosophiques possibles des théories quantiques est la négation de la causalité. Que, dans le domaine macroscopique, cette causalité paraisse évidente, voilà qui ne veut rien dire ; elle ne résulte que des effets de masse et n'a pas d'autre origine que la loi des grands nombres. La seule causalité réelle serait celle qui serait observable au niveau des processus élémentaires de la matière, qui sont les seuls véritables processus physiques, les autres n'étant, à tout bien considérer, que des illusions d'optique jouant sur des ensembles. Or, précisément, là où elle serait démonstrative, la causalité se dérobe : au niveau des particules, la théorie quantique la récuse. von neumann, entre autres, a insisté avec force sur ce point. Comme d'autre part l'ordre causal est obligatoirement sous-jacent à l'ordre temporel, on arrive à cette conclusion que là où il n'y a pas de causalité vraie, là où règne l'indétermination, il n'y a pas de sens du temps, il n'y a plus, à proprement parler, de temps.
Tout cela est certes bien étrange. Devant cette cascade de paradoxes, on est d'abord désarçonné et il faut un certain effort pour se reprendre. A la réflexion cependant, il semble bien que les théories quantiques n'ont pas altéré la notion du temps vrai, aussi profondément qu'il paraît à première vue, et qu'au contraire, elles l'ont même renforcée. Il convient, en effet, de se méfier extrêmement de ces considérations philosophiques révolutionnaires que certains savants exposent avec une sorte de joie malicieuse et parfois sadique. La théorie de la relativité avait déjà donné naissance à quelques monstres et l'abbé sesmat, auteur d'un très consciencieux et volumineux ouvrage sur la physique relativiste, concluait que toutes les considérations alimentant ce qu'on pourrait appeler la mystique relativiste, pouvaient allègrement être jetées par dessus bord. Mais la mystique quantique est beaucoup plus étrange encore et c'est à son sujet que santayana a écrit des propos très amers.
Nous avons vu, dans une précédente causerie, que les relations d'incertitude d'HEISENBERG avaient ouvert la porte à bien des interprétations abusives et qu'en particulier l'impossibilité de déterminer la position exacte d'un corpuscule sans négliger son état de mouvement, n'entraînait pas ipso facto une indétermination véritable, un hasard fondamental et, à plus forte raison, ce qu'on a appelé d'une façon vraiment excessive le libre arbitre de l'électron. Or, il semble bien que le temps réversible et sans flèche ne soit, lui aussi, qu'une illusion due à la méconnaissance de ce qu'il y a d'indivisible dans l'acte matériel élémentaire. Disséquer la matière jusqu'à l'extrême limite, y décrire des corpuscules autonomes, individualisés, et jucher, en imagination, sur ces corpuscules des êtres intelligents pour essayer de se rendre compte de ce qu'ils éprouveraient, paraît une entreprise aussi vaine que dangereuse. Elle témoigne d'un anthropomorphisme naïf et tenace, que la microphysique s'efforce précisément de bannir à tout prix. Dire qu'au niveau d'un corpuscule isolé, le temps n'a plus de flèche, est absurde puisqu'un corpuscule isolé n'existe pas ; on ne peut le décrire ainsi que par abstraction. Pour que ce corpuscule devienne réel, il faut le réintégrer dans son interaction incessante avec les autres corpuscules voisins dont il n'est qu'arbitrairement dissociable ; autrement dit, il faut le réintégrer dans le temps vrai. Le corpuscule n'est pas une chose, il est un acte. Il ne faut pas, en effet, se représenter la matière comme un réceptacle inerte, un cadre indifférent et immuable, auquel s'ajouteraient, par un mécanisme d'ailleurs incompréhensible, des propriétés dynamiques constituant l'énergie. Comme le dit bachelard, la matière n'a pas de l'énergie, elle est l'énergie ; et cette substitution du verbe être au verbe avoir a des conséquences incalculables.
Tout cela d'ailleurs est loin d'être vaine littérature. La chimie, science exacte par excellence, s'oriente de plus en plus vers une conception temporelle de la substance ; cette dernière ne paraît plus comme douée d'une existence permanente et s'étalant exclusivement dans l'espace ; le rayonnement qui lui est associé, ou plutôt qui n'est qu'un aspect d'elle-même, se pose comme une existence essentiellement temporelle, comme une fréquence, comme un rythme. C'est ainsi qu'aucun procédé chimique connu ne peut séparer les deux isotopes du chlore 35 et 37 ; mais si l'on fait tomber sur le phosgène un faisceau de rayons ultra-violets dont la fréquence coïncide avec la bande de l'isotope 35, on provoque la dissociation du phosgène, avec libération de l'unique isotope 35 ; le chlore 37 reste en combinaison, insensible à une sollicitation mal rythmée.
Il y aurait beaucoup de choses à dire, du point de vue de la biologie et de la thérapeutique, sur cette nécessité d'un accord rythmique pour qu'un corps agisse sur un autre corps. En physiologie, nous savons, grâce à lapicque, que les centres nerveux sont semblables à des récepteurs qui ne peuvent accepter d'autres ondes que celles dont la période est accordée avec la leur ; mais, d'une manière plus générale, une substance introduite dans l'organisme ne peut agir vraiment que si, après sa destruction, elle s'est temporalisée sous une forme vibratoire. Tant qu'elle reste à l'état de masse, elle absorbe en quelque sorte ses propres rythmes, elle entre en résonance avec elle-même, sans remplir son rôle d'excitation extérieure à elle. On sait, en effet, dans la physique du rayonnement, que les corps agissent surtout par leurs éléments superficiels et que les rayonnements des parties profondes sont absorbés par la matière rayonnante elle-même. C'est ce qui explique peut-être le succès incontestable de certaines thérapeutiques homéopathiques : la dilution extrême de la matière étant une condition favorable à son action vibratoire. « L'infiniment petit bien structuré, dit bachelard, se perd moins facilement que la matière grossière et inerte ». « Si, dit encore bachelard, nous ne comprenons pas dans tous leurs détails, ces réactions rythmées, c'est parce que nos intuitions temporelles sont encore bien pauvres, résumées clans nos intuitions de commencement absolu et de durée continue. Ce temps sans structure paraît à première vue apte à recevoir librement tous les rythmes, mais cette facilité est illusoire, elle met la réalité du temps au compte du continu, au compte du simple, tandis que toutes les actions merveilleuses du temps dans ce nouveau domaine de la microphysique, relèvent évidemment du discontinu. Ici le temps opère plus par la répétition que par la durée ».
Ainsi s'explique peut-être la causalité vraie, celle qu'une certaine philosophie quantique se refuse à reconnaître; le mystère de la transmission de la cause dans le domaine de la matière s'expliquerait par un accord de rythmes. Et c'est, comme le remarque Jean guitton, l'occasion de noter que « sans le vouloir et contre ses désirs, la science est obligée d'avoir recours à des concepts apparentés à ce que nous remarquons dans le domaine des consciences, où l'idée et l'amour ne peuvent se transmettre sans accord ».
Ainsi donc, la matière n'est peut-être pas, aux regards de la nouvelle physique, si éloignée de l'esprit qu'une philosophie trop catégoriquement dualiste le faisait croire, puisqu'en elles se retrouvent les notions d'efficience temporelle, d'inadéquation foncière à l'espace pur, de tension indivisible, qui caractérisent l'activité spirituelle. Evidemment, il n'est pas question, par un anthropomorphisme invétéré, d'imaginer, je ne sais quelle activité obscurément consciente au fond de la matière, une sorte de vie spirituelle à l'image de la nôtre, mais infiniment affaiblie et dégradée. Nous avons déjà vu que, l'activité formatrice du vivant était orientée d'une façon tout à fait autre que l'activité de la conscience, sans lui être d'ailleurs, quant à la connaissance de ses buts, inférieure en précision. Le vital n'est pas du psychologique rudimentaire, mais tous deux sont des activités divergentes issues d'une source commune. Ce qui caractérise essentiellement cette dernière, c'est la mémoire, c'est-à-dire l'enregistrement continu du passé, l'évolution vers un avenir incomplètement prévisible, en un mot le déroulement d'une histoire irréversible. Or la matière ne participe-t-elle pas elle aussi quelque peu à ces qualités fondamentales ? Il faut bien l'admettre, du moment qu'elle n'est pas réductible à l'espace pur ; elle dure, elle aussi, mais à un rythme infiniment plus lent que celui de la vie organique et celui de la vie de la conscience. « Entre les qualités sensibles envisagées dans notre représentation, dit bergson, et ces mêmes qualités traitées comme des changements calculables, il n'y a donc qu'une différence de rythme, de durée, une différence de tension intérieure ».
Il est vrai que bergson, dans ses premiers écrits, avec le souci de mettre en relief l'originalité de la vie psychologique, avait tendance à ne voir dans la matière qu'un semblant de durée, qui lui serait en quelque sorte insufflée par notre conscience ; il ne faisait ainsi que développer un thème connu de royer collard. Mais plus tard il insiste à bien des reprises sur le fait que l'univers lui aussi dure. La matière est alors caractérisée pour lui par son interaction universelle, par sa durée ; elle est mouvement intérieur, scansion de rythmes et de vibrations, ébranlements élémentaires, infiniment rapides, d'une durée très faible mais non pas nulle.
Somme toute, nous pouvons souscrire à ce passage du gros livre : Le processus de l'être, d’Oscar philippe, docteur en philosophie de notre Université, livre très intéressant, encore que légèrement délirant par endroits : « Chaque synthèse, depuis l'atome jusqu'à l'homme, possède à sa base une force spirituelle. On la nommera Ame, principe vital, force végétative, principe d'organisation, centre de structure, selon qu'il s'agit de l'homme, de l'animal, de la plante, du cristal ou de l'atome : toujours est-il que c'est une force spirituelle s'insérant dans la matière et sans laquelle celle-ci resterait toujours à l'état de chaos. Rien ne se crée dans la nature, sans l'intervention spontanée d'un principe spirituel d'organisation ».
Mais si l'atome ne peut se concevoir qu'intégré dans le temps et déroulant à sa manière une histoire, ne peut-on en dire autant de l'ensemble de l'Univers ? Le principe de carnot-clausus ou de la dégradation, de l'énergie, assigne à cet univers une mort dans l'isothermie. Cette marche à la mort, elle a servi de thème parfois émouvant à quelques développements littéraires, tel un magnifique passage d'Anatole france dans : Sur la pierre blanche. A vrai dire, ce principe de carnot a subi bien des restrictions. Déjà poincaré estimait que si on veut l'énoncer dans toute sa généralité, en l'appliquant à l'Univers, on le voit pour ainsi dire s'évanouir. En toute rigueur, l'hypothèse de la dégradation finale de toute énergie est une extrapolation illégitime. Comme l'ont montré, entre autres, gibbs et boltzmann, ce principe n'est qu'un principe statistique qui, valable pour les systèmes macroscopiques, ne l'est plus à l'échelle des molécules. picard également met en garde les physiciens contre cette généralisation hasardeuse et les engage à n'appliquer le principe qu'avec prudence. Mais l'imagination, du moins, a du mal de s'arrêter à temps.
Il est certain que les nouvelles découvertes de la radio-activité et de l'astrophysique permettent de voir dans l'Univers des réserves immenses et insoupçonnées d'énergie. Mais on peut estimer que l'éventualité d'une mort énergétique, même extraordinairement lointaine, n'en subsiste pas moins. Il est curieux de constater qu'avec ces nouvelles conceptions astrophysiques de rénovation et de perpétuel rajeunissement, l'antique rêve d'un retour éternel, cher à blanqui et à nietsche, vient à nouveau hanter quelques esprits ; et les démonstrations mathématiques, tendant à prouver son absurdité, telles celles de lecornu à l'Académie des Sciences en 1935, n'y peuvent rien changer. Le Père sertillange, dans son remarquable livre : L'idée de création, l'envisage avec une certaine complaisance ; pour lui, l'idée d'un commencement temporel du monde n'a aucun sens. Dieu a donné à l'univers une durée infinie afin que sa propre durée s'y reflétât, afin que, selon le mot de platon, on y voit l'image mobile de son immobile éternité ; croire à une mort de l'Univers serait d'une philosophie puérile. Comme pour le balancer d'un pendule, « qui sait, dit-il, s'il n'y a pas ainsi une descente et une remontée, une systole et une diastole du monde, en dépendance d'une loi supérieure que nous ne connaissons pas ? Ces retours cycliques, à l'image des saisons, ont toujours hanté et hanteront toujours la pensée des hommes. Contre eux, à ce niveau de généralité, la science ne peut rien ». Effectivement, mais il est sans doute préférable de ne pas insister davantage sur ces considérations, beaucoup plus propres à nourrir de beaux développements littéraires, que vraiment scientifiques, du moins pour l'instant et sans doute pour longtemps encore.
Au surplus, il est inutile d'extrapoler à l'infini, il suffit de s'en tenir à ce que nous savons déjà de l'astrophysique, pour voir que le temps joue, pour l'Univers dans son ensemble, tout autant que pour l'atome et l'être vivant, un rôle fondamental. L'univers statique des anciens, si rassurant dans sa perfection formelle immuable, a fait place à la conception plus grandiose, mais combien plus inquiétante, d'un univers en perpétuelle gestation, évoluant rythmiquement vers son obscur destin. Cette pulsation rythmique qui règle la vie de l'atome, et sert en quelque sorte de schème organisateur au développement embryonnaire et au fonctionnement de l'être vivant, nous la retrouvons en effet au niveau de l'étoile.
La gravitation fait qu'un astre a toujours tendance à
se contracter, donc à s'échauffer : quand la température centrale atteint la
valeur-seuil de 15 millions de degrés, les protons commencent à entrer en
réaction avec les noyaux de carbone, puis, vers 18 millions de degrés, avec
ceux de l'azote. Ceux-ci dégagent alors leur énergie nucléaire et le
rayonnement de l'étoile vers l'espace s'accroît. Ce rayonnement centrifuge va
contrebalancer la force centripète de gravitation; la contraction de l'étoile
s'arrête et la température va rester stable tant qu'il restera de l'azote à
transformer. « On aperçoit ici, dit Jean thibaud, l'amorce d'un gigantesque processus de
régulation, avec oscillations autour d'une valeur d'équilibre. Telle est
l'évolution, d'une durée moyenne de milliards de siècles, d'une étoile naine... Mais observons
que plus encore qu'à la notion d'espace, cela nous ramène à l'idée de durée.
L'univers a donc un passé, il aura un avenir ; nous venons ainsi au concept
temporal lié non plus à l'humain, mais au cosmique ».
Je sais bien qu'il faut se garder des illusions et ne pas se laisser aller à des assimilations faciles mais purement verbales. Ces rythmes, que nous venons de voir dans le comportement de l'étoile, sont-ils réellement assimilables et même simplement comparables à ceux de l'être vivant ? Ce qui caractérise en effet la vie, ce n'est pas le rythme en lui-même, mais la mémoire, c'est-à-dire ce déroulement qui est en même temps souvenir et enrichissement perpétuel. Or peut-on raisonnablement assimiler l'ensemble de l'Univers à un être vivant ? Peut-être, mais il faut avouer que nous sommes alors dans le domaine de la pure imagination ; nos connaissances cosmogoniques sont évidemment trop ridiculement faibles pour qu'il en soit autrement. Et cependant, il faut le reconnaître, le peu de données positives que nous ayons sur cet univers nous invite à le situer dans le temps vrai, qui n'est plus celui de la mécanique céleste théorique, c'est-à-dire, somme toute, à lui attribuer, à lui, aussi, une durée intérieure, qui le fait en partie imprévisible et surtout irréversible.
On peut donc, sans rêverie excessive, estimer que rien de réel ne peut se concevoir sans cette durée, qui est l'essence même des choses existantes. « La durée, dit chevalier, n'est pas un en soi, elle n'est que la respiration propre à tout ce qui est ». Mais si toute existence déroule une histoire irréversible, elle le fait à un rythme qui lui est propre. Il n'y a pas, en effet, un rythme unique de la durée. L'atome vibre à un rythme extrêmement rapide et chaque vibration répète la précédente d'une façon à peu près identique ; je dis à peu près, car il est évident que s'il y avait toujours identité absolue, il y aurait réversibilité parfaite et absence totale de déroulement; toutes les propriétés de la matière seraient réductibles à celles de l'espace pur, ce qui n'est pas. Mais cette originalité de l'acte matériel, déjà si humble et rudimentaire par elle-même, est infiniment diluée, en quelque sorte répartie sur un nombre prodigieux de vibrations qui, prises une à une, paraissent se répéter indéfiniment.
L'être vivant, du moins à notre échelle, condense cet étalement de rythmes en une sorte de raccourci panoramique qui le place à un niveau supérieur de réalité. « Percevoir la lumière rouge, dit guitton, c'est être capable de ramasser en un instant indivisible, vraie figure d'éternité, ces quatre cents trillions de vibrations distinctes qui, si elles s'offraient l'une après l'autre à la sensation, nous occuperaient pendant 250 siècles. Et comment pourrions-nous les unir et les percevoir sans un acte de l'esprit qui est contemporain de chaque vibration, comme l'éternité divine est contemporaine de tous les moments de l'histoire ».
Cet être vivant, qui ramasse ainsi en une durée plus dense la durée infiniment diluée de la matière, considéré en lui-même, se développe lui aussi à un rythme variable, selon l'ordre de complexité de l'organisme, selon sa phase évolutive (l'embryogenèse et l'enfance étant menées certainement à un rythme plus accéléré que la phase d'entretien et d'usure), enfin selon les périodes d'activité ou de repos de l'espèce. Il existe en effet une véritable durée de l'espèce, avec ses phases de mutation créatrice, puis celles d'enlisement et de mort. On peut même imaginer une conscience supérieure à la nôtre, pour laquelle cette espèce ne serait plus une abstraction, mais une réalité tangible. Pour cette conscience, capable par exemple d'embrasser d'un seul regard la race humaine dans toute sa durée, la succession incessante de la naissance et de la mort des individus ne se manifesterait que comme une vibration continue ; il ne lui viendrait pas à l'idée de voir dans chacune de ces vibrations le déroulement d'une histoire originale ; seule l'espèce se déroulerait et évoluerait à ses yeux. Sans avoir recours à cette superconscience, il suffit d'ailleurs de méditer quelque peu sur la séparation, peut-être légèrement abusive, du soma et du germen dans la théorie weissmanienne, pour comprendre que cette durée de l'espèce, loin d'être une fiction commode, est la seule réalité du monde vivant. L'individu isolé n'a pas plus de réalité que n'en a un état psychologique, détaché par abstraction du reste de la conscience.
Nous retrouvons, enfin, dans la vie de l'esprit, la même différence de niveaux, les mêmes variations de rythmes et de tension. Du déroulement presque automatique des états de conscience, évoqués machinalement dans le rêve, à l'extrême concentration, tous les intermédiaires existent. Ce rythme de notre durée psychologique, à l'intérieur évidemment des limites assignées à notre espèce, varie sans cesse et il est permis de penser que certains états exceptionnels, comme ceux de l'ascèse et de la mystique, peuvent, dans une certaine mesure, transcender notre temps propre et nous faire pressentir la richesse d'un temps plus dense, promis peut-être à une future humanité, et plus proche de celui de Dieu.
Ainsi donc, le temps réel est bien la trame de toutes choses ; un peu de la spontanéité et de l'originalité de la conscience se retrouve à la base de toute évolution imprévisible. « Omnia animata, quamvis diversis gradibus », lit-on dans l'Ethique.
Pour conclure, nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette conception du temps est pour nous favorable ; nous laisse-t-elle entrevoir un progrès indéfini dans le domaine de la connaissance, ou au contraire une désolante limitation ? Nos cadres rigides d'espace et de temps ne sont certes pas rigoureusement applicables pour la connaissance intime de la conscience, de la vie et même de la matière ; la réalité véritable leur échappe. Les conclusions pessimistes de poirier paraissent donc justifiées ; ce dernier a écrit un volumineux ouvrage : Essai sur quelques caractères des notions d'espace et de temps, d'une lecture sévère mais rendue facile par quelques passages admirables qui réconfortent le lecteur, à l'encontre de certains livres philosophiques actuels, qui sont de très rocailleux calvaires sans le moindre reposoir.
« Il fut un temps, dit poirier, où l'homme se sentait en repos dans un univers fini, sphérique, équilibré, où il dénombrait les étoiles, les ayant clouées sur une sphère obscure, dont il croyait connaître la nature. Il fut un temps où l'esprit inquiet se penchait sur le prolongement infini de la création et s'en voyait accablé. Ainsi pascal se tourmente du double fait non équivoque, l'enrichissement toujours renouvelé des demeures du temps et de l'espace. Pourtant, il ne s'agit là que d'un accident, d'une disposition fortuite de l'univers. Mais qui ne trouvera un motif plus grave d'inquiétude dans ce qu'il y a d'insaisissable au sein même de l'expérience, dans ce que notre emprise sur elle a de superficiel, dans notre impuissance à définir, hors du domaine des choses tangibles, l'idée même de réalité ».
Et plus loin : « Nous nous inquiétons parfois en songeant que la lumière d'une étoile est celle d'un temps déjà révolu ; n'avons-nous pas sujet de le faire plus encore, si nous songeons que son lieu même et sa distance n'ont pas de sens absolu, que cette grande demeure des corps célestes est au fond une invention humaine, jetée sur une nature indistincte. Nous ne sommes pas moins égarés dans cette brume à demi-lumineuse de la connaissance que nous ne le serions dans les ténèbres ; nous ne sommes plus en face de l'Abîme de pascal, mais nous ne sommes pas réaccueillis dans l'univers fini des anciens, comme dans une maison natale et familière ».
Et enfin: « Pourquoi
l'homme, cloué à sa nature d'homme, prétendrait-il être adéquat à l'univers
réel ? La tâche est trop lourde pour l'intelligence et les plus simples, les
plus robustes de nos cadres intellectuels, ceux d'espace et de temps, se brisent ou s'évanouissent quand
nous prétendons les étendre à ces régions inconnues ».
Pouvons-nous en
appeler d'un aussi noir pessimisme ? Si notre grossière intelligence essaye
maladroitement d'imposer aux choses des cadres trop rigides, pouvons-nous
espérer connaître par une autre voie, l'intuition nous permet-elle d'atteindre
réellement, et non métaphoriquement, ce que l'intelligence ne peut saisir ?
Dans une faible mesure, peut-être, en particulier dans le domaine de la
conscience. Mais pour la connaissance intime de l'être vivant et de la matière,
rien ne nous donne l'espoir que nous puissions sortir de nous-mêmes, de notre
rythme de durée propre, pour nous intégrer dans celui de tout ce qui n'est pas
nous. Le poète se lamentait sur la séparation des âmes qui « brûlent en
silence dans la nuit », et il enviait les corps qui peuvent se toucher. Il
n'en est rien, les corps eux-mêmes ne se connaissent pas et nous ne les
connaissons pas ; l'univers matériel qui semblait l'immense champ promis à
notre avide connaissance, se refuse lui aussi et paraît vivre une vie propre
dans laquelle nous ne pénétrerons jamais. Nous ne pourrions connaître une
chose sans adopter le rythme de durée qui est le sien, sans nous identifier en
quelque sorte avec elle; or c'est ce qui nous est impossible.
Nous ne pouvons donc espérer connaître que nous-même, que notre moi, qui reste d'ailleurs pour nous une indéchiffrable énigme. Mais que cette impuissance, en nous faisant cruellement sentir notre misère, nous donne en compensation l'apaisante humilité. Si elle nous interdit de tout comprendre, elle nous incite tout au moins à nous pénétrer du mystère des choses, à sympathiser avec toutes les existences puisque, parallèlement à nous, tout près de nous, elles déroulent une histoire analogue et tout aussi mystérieuse que la nôtre. Ainsi, ce que nous perdrons dans le domaine de la connaissance, nous sera rendu dans celui, combien plus essentiel, de l'amour.