ZILGIEN Henry

 

1865-1914

` sommaire

ELOGE FUNEBRE

Notre pauvre Zilgien ne voulait point de discours officiel sur sa tombe : aussi n'est-ce pas le Recteur qui parle en ce moment, pour remplir une obligation professionnelle. Mais quelques paroles d'adieu, dans la bouche de son ancien maître, demeuré son ami, je suis sûr que le cher homme les eût acceptées. Je l'ai connu, en effet, voilà plus de trente ans, au Lycée de Nancy, petit élève dans ma classe de philosophie, dont il était un peu, avec certain autre, l'enfant terrible. On a toujours une prédilection secrète pour ceux qu'on désigne ainsi. Ils ne sont pas comme les autres : ils se distinguent par une pointe d'originalité déjà; ils n'en font qu'à leur tête, et ils disent hardiment ce qu'ils pensent. Zilgien avait très vif le sentiment d'être, non pas quelconque, mais quelqu'un. C'est pourquoi on lui passait bien des petites choses, attendant, espérant beaucoup de lui. Et il s'en va au moment où il réalisait de plus en plus toutes nos espérances.

Il s'en va trop tôt, pour les siens d'abord. Sans doute, quelque avancé qu'on soit en âge, la séparation vient toujours trop tôt pour ceux qui restent, pour la famille dont on est le chef. Mais quand on n'a pas même cinquante ans, et qu'on laisse derrière soi des enfants encore si jeunes avec leur mère, et que ce sont vos anciens et vos aînés qui vous disent le dernier adieu, en vérité, alors ces deux mots « trop tôt » ne prennent-ils pas un sens encore plus cruel ?

Ajouterai-je que le Dr. Zilgien s'en va trop tôt aussi pour cette autre famille que sont pour un médecin ses malades ? Quels éloges ai-je entendu faire par eux de son coup d'œil, de ses petites trouvailles pour soigner et pour guérir, et de son dévouement ! A Santifontaine, par exemple, dans des cas graves, il n'hésitait pas à revenir plusieurs fois le jour, la nuit, sans compter, avec sollicitude, avec tendresse même (car sous des airs caustiques c'était un tendre), au chevet d'enfants en danger. Et quelle joie de les sauver !

Zilgien s'en va trop tôt encore pour l'enseignement et pour la science, et à l'heure où nous avons besoin plus que jamais de sujets d'élite. Lui sachant les qualités d'un maître, laissées sans emploi bien qu'il fût agrégé, j'avais été heureux d'en faire profiter notre faculté. Les étudiants, qui sont les meilleurs juges, goûtèrent dès le premier jour ses leçons, claires, nettes, spirituelles. Ils y venaient nom­breux et empressés, d'eux-mêmes surtout, et non parce qu'ils auraient eu à redouter de lui des sanctions sévères aux examens. I1 n'était pas peu fier, il me l'avouait, de cette jeune clientèle, si enviable en effet pour un professeur. Homme d'enseignement, il voulut devenir aussi un homme de science, afin d'être à tous égards digne de ses collègues. Au prix d'un labeur acharné, dont fut témoin son entourage, il réussit à achever un livre, traduit aussitôt à l'étranger, chose rare pour nos ouvrages français de médecine. C'est un traité de thérapeutique, solide et sérieux quant au fond, certes, et bien présenté, à la française : Zilgien , par une sorte d'atavisme à demi-conscient, reprenait, dans un esprit pratique et méthodique et scientifique à la fois, bien des questions que tout jeune il avait entendu poser à l'officine de son père, pharmacien. Ce petit livre, et le souvenir de sa parole, voilà ce qui nous reste de lui ; mais cela suffit pour lui assurer une belle page dans nos annales. La Faculté, et je le regrette, ne l'aura pas compté parmi ses professeurs en titre, dans la chaire qu'il avait pourtant bien méritée ; mais notre Université le comptera toujours parmi les savants qui l'auraient de plus en plus honorée.

Notre ami enfin s'en va trop tôt pour lui-même comme pour nous tous. Il était déjà bien malade en juillet der­nier, lorsque la guerre nous fut déclarée. Son coeur battit d'espérance et de joie. Si seulement il vivait assez pour apprendre que nos troupes ont réoccupé l'Alsace et la Lorraine, et que Saint-Avold, sa ville natale, est redevenue française ! Alors, disait-il, je mourrais content. Hélas ! cette joie suprême a été refusée à Zilgien , comme tant d'autres joies. Mais il a eu les belles espérances du début, lorsque nous sommes rentrés dans notre vieux pays lorrain; elles ont été confirmées, ces espérances, par l'échec des attaques acharnées contre Nancy, qu'il suivait fiévreusement de son lit de douleur, l'oreille inquiète au grondement du canon, une nuit même au sifflement des obus, avec auprès de lui sa compagne doublement anxieuse, et dont l'anxiété n'avait d'égal que la vaillance et le dévouement : que n'a-t-elle pas fait pour lui adoucir ses dernières semaines et ses dernières journées! De plus en plus, pour Zilgien , l'espérance du succès final dans cette terrible lutte se changeait en certitude. Ses amis penseront à lui, le jour où ils iront là-bas, sans traverser de frontière, à Saint-Avold, à Forbach, dans ces petites villes familières à son enfance, et qui vont reprendre leur place au giron de la mère-patrie. Ils penseront toujours à lui comme à un noble cœur, qui ne demandait qu'à se dévouer tout entier à l'Université et à la Science, à notre Université lorraine, à notre Science française.

Professeur C. ADAM, recteur