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Une thèse de Doctorat en médecine sur le champ de bataille durant la Grande Guerre

 

Jean FLOQUET  et Jean-Claude L’HUILLIER

 (Cercle d’Histoire du Foyer rural de Laneuvelotte)

 

 

Un étudiant en médecine de la Faculté de Bordeaux est mobilisé dès août 1914 avant la fin de son cursus. Il prépare et soutient publiquement sa thèse « sur le champ de bataille » le samedi 24 avril 1915. Elle est imprimée en 1915 à l’Imprimerie lorraine Rigot et Cie (Bibliothèque Municipale de Nancy cote 800003-B 3,3).

Parmi les remerciements d’usage, le futur docteur, Lucien Cornet (12/10/1885- ?), témoigne sa gratitude à tous les siens. Suivent ceux adressés au jury composé des Professeurs Meyer, Macé, Michel & Gross, de Nancy, au Docteur Duffau (médecin-major de 1ère classe au 58e régiment d'artillerie à Bordeaux), à certains de ses maîtres de Bordeaux : Professeurs Verger, Venot, Cavalié, Lauga. Une ultime dédicace s’adresse à Monsieur l’Abbé Charles Burbaud, Aumônier des Armées en campagne : « Le temps est loin, Monsieur l’Abbé, où vous me dirigiez à travers les hexamètres virgiliens, les périodes cicéroniennes et le peu séduisant Jardin des racines grecques. D’heureuses conjonctures nous ont réunis dans la même formation : hoc tibi parvulum gratitudinis exegi monumentum ».

Or c’est par les « notes de guerre » de l’Abbé Charles Burbaud (1856-1926), aumônier du 68ème GBD (Groupe de Brancardiers Divisionnaire) relatant ses 11 mois passés à Agincourt au centre des combats de la « Bataille oubliée » du Grand Couronné que nous avons eu connaissance de l’anecdote, sujet de cet article.

Cet infatigable Bordelais de 58 ans, agréé en 1903 par décision du ministère de la Guerre pour être aumônier militaire, se porte volontaire en 1914 pour vivre le quotidien des poilus de l’armée française où il est affecté au Service de Santé de Bordeaux.

Parmi les descriptions de l’activité intense que vivaient les brancardiers, les prêtres soldats et les aumôniers titulaires, il y a entre autres le récit de la soutenance du Docteur Cornet.

 

« Comment ! Une soutenance de thèse de doctorat peut-elle intéresser la guerre ? Si elle n'intéresse pas directement la guerre, nos lecteurs catholiques y trouveront tout de même une réponse catégorique aux tracasseries dont nous fûmes fatigués, il y a quelque quarante ou cinquante ans, avec la question des cimetières transportés, sous prétexte d'hygiène publique, loin des habitations.

Or, ai-je dit plus haut, au départ de la guerre, nous avions avec nous, en qualité de médecins auxiliaires, plusieurs internes des hôpitaux de Bordeaux ou étudiants médaillés, à qui ne manquait que le titre de docteur.

Un d'entre eux, sur le point de s'établir, fut surpris par la guerre, et partit à la mobilisation, comme les autres, pensant que ce serait affaire de trois ou quatre mois. Mais la guerre durait, et la situation d'un médecin auxiliaire était peu intéressante. Sur nos instances et sur les conseils de personnes autorisées, le médecin auxiliaire Cornet, consentit à passer sa thèse de fin d'études, devant la Faculté de Nancy.

La chose n'était pas banale en elle-même, la curiosité du fait, la solennité, le lieu, notre sympathie pour le récipiendaire, la notoriété de la docte Faculté, tout nous attirait à cette séance de réception.

Le futur docteur avait fait sa thèse sur « L'hygiène du champ de bataille ». Or, parmi les professeurs de la Faculté de Nancy, se trouvait le célèbre docteur hygiéniste Macé. Intéressante, oui, elle le fut la soutenance de thèse, tant par l'éminent professeur qui attaquait la thèse parfois d'une manière paradoxale, que par les réponses fines et parfois malicieuses du candidat.

La discussion porta surtout sur la crémation des cadavres. Je dois, à la vérité, dire que le jeune docteur, resté chrétien dans l’exposé de sa thèse, n'envisageait la crémation que pour des cas exceptionnels. Ce que, même dans cette occasion, contestait le docteur Macé, qui donna pour conclusion le conseil de l'enfouissement ordinaire, 1a vieille méthode d'inhumation de nos pères, ajoutant que « toute matière organique placée dans une fosse à deux mètres de profondeur ne pouvait être, pour qui que ce soit, un danger ».

N'était l'insolite coutume, j'aurais applaudi le docteur Macé. Cet aveu tombant de la bouche d'un homme si autorisé manifestait l'évidente mauvaise foi de ceux qui, sous prétexte d'hygiène, nous ont fait transporter loin des églises nos cimetières. Il serait d'ailleurs ridicule de croire que nos aïeux étaient de fieffés imbéciles et ne comprenaient rien à l'hygiène. Quelques progrès étaient peut-être à réaliser. Mais on n'avait pas besoin pour cela, de bouleverser des habitudes séculaires correspondant à la piété de nos aïeux.

Les amertumes du récipiendaire furent bientôt adoucies par les paroles bienveillantes des deux autres assesseurs. L'un, le docteur Michel, lance même une légère pointe à son collègue qui n'a pas vu un champ de bataille et ne connaît pas les difficultés pour inhumer les cadavres si nombreux dans la guerre moderne. Il félicite le postulant fort gracieusement du reste, et le prie de le rappeler aux bons souvenirs d'un de ses émules, son collègue aujourd'hui, le docteur Verger, professeur à la faculté de médecine de Bordeaux. L'autre assesseur, le docteur Georges Gross, fait compliment au candidat, et rappelle avec humour le temps où il préparait l'agrégation avec le docteur Venot, de Bordeaux, qu'il avait le plaisir de rencontrer souvent au délicieux jardin du Luxembourg.

Enfin, le docteur Meyer, président de thèse, fait l'éloge du candidat dont se glorifie la Faculté de Bordeaux, et se borne à rappeler les tristes et mémorables circonstances de cet examen. Le jury se retire et revient bientôt pour donner au jeune docteur Cornet une mention fort honorable dont il sera justement fier ».

 

Les médecins et chirurgiens ont toujours tenu un rôle essentiel au cours des opérations militaires. Ils se trouvent parfois dans une situation que leurs études médicales n’ont peu, voire pas du tout évoquée. La thèse du Docteur Cornet en est un exemple. Le « nettoiement » du champ de bataille « parsemé non seulement de cadavres mais d’objets de toutes sortes (détritus alimentaires, immondices, lambeaux d’étoffes, débris d’équipements, d’habillement, d’harnachement… » en est un exemple. Cornet se limite au problème « le plus important du point de vue de l’hygiène, la disparition des cadavres ». Reposant sur son expérience de brancardier, il traite successivement des différents moyens de débarrasser le terrain pour ensuite le rendre apte à la remise en culture après les hostilités.

Il étudie dans un premier chapitre de généralités les conditions de décomposition cadavérique. L’autolyse, tout d’abord, « inhérente au cadavre lui-même », se passe en dehors de toute intervention microbienne. La putréfaction fait par contre intervenir des micro-organismes divers, internes ou externes. Ces derniers, bien connus des médecins légistes car ils permettent une datation de la mort, sont des insectes dits nécrophages. L’auteur le fait naturellement à la lumière des connaissances de cette période, mais ces mécanismes sont également influencés par des conditions d’environnement : richesse en oxygène, température ambiante, nature du sol, humidité…

Les différents moyens de traiter les cadavres du champ de bataille constituent une étape importante. Dans des conditions souvent difficiles, il faut s’assurer du décès, tâche délicate, les états de mort apparente n’étant pas rare. Il faut ensuite identifier le sujet, surtout en cas d’inhumation immédiate, L’incinération est la méthode que préconise Cornet car elle résout la plupart des problèmes de contamination des sols. Pratiquée dans certains peuples de manière habituelle, elle se heurte à cette époque, à de nombreuses objections, sociétales, religieuses… Nous avons vu que le Professeur Macé ne la considère pas comme nécessaire. Elle peut cependant s’imposer dans le cas d’épidémies, d’hécatombe importante ou encore par manque de temps pour réaliser une inhumation correcte. Les procédés décrits par l’auteur sont loin d’être faciles à mettre en œuvre : bûchers, fosses avec comme comburant le goudron. Des fours crématoires ambulants -wagons de Kuborn et Jacques- ont pu être utilisés, mais, à titre d’exemple, 150 wagons ont été nécessaires aux Allemands pour éliminer les corps des combattants des 14-16 et 18 août 1870 devant Metz, soit près de quatre trains. L’inhumation, recommandée à cette époque par le Service de Santé français, est loin d’être aisée dans ces circonstances et compte-tenu des moyens de l’époque. Elle demande théoriquement une rigueur extrême pour remplir les différents « desiderata scientifiques, médico-légaux religieux et sociaux ». Elle s’oppose à l’autolyse aseptique que favorise l’habillement conservé, ou certains terrains argileux imperméables à l’eau et à l’air. Inversement, un terrain trop perméable favorise la diffusion des substances ou corps néfastes. Elle essaye de favoriser l’intervention des nécrophages par l’apport d’oxygène, l’élimination des gaz et de l’eau souillée par un drainage adéquat. La qualité des fosses communes est déjà connue à cette époque par les travaux de Le Goïc et Coupry que l’auteur rapporte en détail. Leur mise en œuvre paraît là-aussi difficile dans l’urgence et faute de moyens matériels de creusement motorisé à cette époque. La contamination des eaux voisines reste encore un souci dont il faut essayer de tenir compte ou encore la destruction des germes pathogènes de cadavres préalablement infectés lors d’épidémies survenant parmi la troupe.

A l’époque, il faut encore tenir compte des carcasses d’animaux participant aux combats. Toujours en 1870 sous les murs de Metz « dans la sanglante lutte des 16-18 août, les Allemands ont enterré 30.000 individus … et laissèrent sur le champ de bataille environ 3.000 chevaux… et plusieurs milliers de têtes de bétail enlevées par la peste bovine » (Kelsh). Le choix du lieu d’inhumation est donc capital mais cela peut imposer un transfert des corps parfois difficile voire impossible.

Le dernier chapitre est consacré aux moyens de rendre propre le lieu des combats pour le remettre à disposition de la vie. La récupération des corps inhumés de façon isolée et souvent superficielle, la réfection des tombes avec mise en place d’un repérage, d’une isolation par clôture souvent précaire, ont été effectuées dans l’expérience de Cornet par des brancardiers dirigés par les médecins militaires présents. Il en donne un certain nombre d’exemples concrets liés à sa propre expérience.

 

Cette thèse se trouve à la Bibliothèque Municipale de Nancy [cote 800003 (B 3,3)].

 

La bataille du « Grand Couronné » : le « Grand Couronné » désigne des collines qui cerclent la ville de Nancy à l’Est, de Pont-à-Mousson jusqu’à Lunéville en passant par la butte Sainte-Geneviève, Champenoux et Dombasle. Au début de la guerre de 1914-1918, après quelques avancées limitées vers Lunéville et Pont, les troupes allemandes auraient souhaité occuper la ville de Nancy. A partir du 4 septembre et jusqu’au 12, elles seront maintenues avant d’être rejetées sur la vallée de la Seille qu’elles ne dépasseront plus jusqu’en 1918. Lunéville et Pont-à-Mousson sont repris le 12. Nancy ne sera jamais occupée. Les troupes françaises étaient commandées par Castelnau.

Notre étudiant était incorporé à « l’ambulance » d’Agincourt

 

Brancardiers ramenant un blessé sous le feu de l’ennemi