LA PHARMACIE DES JESUITES A PONT-A-MOUSSON
P. LABRUDE
Article paru en
2011 dans La nouvelle revue lorraine (No
7 – p. 18-21)
L’université de Pont-à-Mousson est créée
en 1572, sous le règne de Charles II, par le pape Grégoire XlII
qui en confie la direction à la Compagnie de Jésus. Il est convenu que cette
dernière établira aussi à Pont un collège aussi important que ce qu’elle a déjà
réalisé dans d’autres villes, et que le recteur de l’université appartiendra à
la Compagnie.
Les facultés des arts, de théologie et
de philosophie sont placées sous la responsabilité directe des jésuites, dont
le général montre peu d’empressement à créer des facultés séculières : droit et
médecine. Charles III ayant insisté, ces facultés sont finalement créées. L’enseignement
de médecine commence en 1592, et le premier professeur « officiel » et doyen,
Charles Le Pois, est nommé en 1598 par le duc.
Les facultés de droit et de médecine
s’installent dans le quartier de la rive gauche de la Moselle, qui se trouve
dans le diocèse de Toul, et les autres de l’autre côté, dans le diocèse de
Metz. Les jésuites établissent leur maison à cet endroit, au bord de la
rivière, dans les bâtiments de l’ancienne commanderie de Saint- Antoine[i],
créée au début du XIIIème siècle, à laquelle de nouvelles constructions sont
ajoutées en 1582 puis en 1608.
L’ensemble forme un quadrilatère limité,
en suivant le sens des aiguilles d’une montre, d’abord par la rivière et
d’étroits terrains, puis par les vignes des Prémontrés et l’église et le cimetière de l’ancienne paroisse
Saint-Martin, puis, sur le troisième côté, presque parallèlement à la rivière,
par un ensemble de maisons particulières au milieu desquelles se trouvent des
dépendances de l’université, une cour, un passage et une rue, l’ensemble
longeant ce qui est aujourd’hui la rue du Camp. Le quatrième côté du
quadrilatère, le long de la rue Gambetta actuelle, autrefois rue Saint-Antoine, est bordé par la
bibliothèque, l’église des jésuites, antérieurement chapelle des Antonistes et aujourd’hui église Saint-Martin, puis le mur
de clôture et la porterie, enfin des
maisons particulières. La rue se prolonge par un pont qui enjambe la
rivière. Le plan de 1768 est bien connu. Les bâtiments du lycée Marquette et
l’église nous donnent actuellement une idée de -ce que représentait tout cet
ensemble.
À l’emplacement de l’actuelle rue
Saint-Martin et en partant de l’église, se trouvaient successivement une
première cour, puis une seconde, plus
longue que large et dite « cour
devant la pharmacie », puis le
bâtiment de la pharmacie, à un étage, et de son laboratoire, immeuble puis qui
abrite aussi l’infirmerie des pères et
derrière lui un jardin botanique et enfin un musée. Au-delà de ce dernier bâtiment
se trouvait un vaste espace comportant des jardins et des arbres. Ces cours et
ces bâtiments ont disparu avec le percement de la rue Saint-Martin. Le plan d’Ory et les vues cavalières peintes par Charaux
et Florange montrent parfaitement tout cela.
La
grande cour de l’Université de Pont-à-Mousson décorée pour les fêtes de la
canonisation des saints Ignace de Loyola et François Xavier, 1623.
Gravure
attribuée à Appier Hanzelet
et extraite de l'exemplaire très rare de la relation de ces fêtes, conservé à
la Bibliothèque de Nancy.
Les jésuites donnent un grand
développement à l’art pharmaceutique. Le bâtiment de pharmacie est modifié en
1656 ct 1719. La pharmacie est dotée de boiseries qui doivent supporter des
pots et des chevrettes. Les murs sont ornés de six tableaux qui représentent
saint Côme ct saint Damien, les saints patrons de la médecine dans son
acception la plus large; Hippocrate et Galien, les « pères fondateurs » ;
Hermès Trismégiste (trois fois grand), la représentation grecque du dieu égyptien
Thot, qui passe pour être le créateur de l’alchimie ; et Schroeder, célèbre
médecin « allemand », auteur d’un ouvrage très réputé dont il sera question
plus loin. La faculté de médecine de Nancy expose actuellement, dans sa salle
du conseil d’administration, six tableaux octogonaux qui doivent être ceux-là.
Des animaux sont présentés, comme c’est alors l’habitude. Trois laboratoires
complètent l’ensemble. Le « grand laboratoire » est une vaste pièce dallée
comportant plusieurs fourneaux et tout le matériel nécessaire aux diverses opérations,
et en particulier de chimie, distillation par exemple, puisqu’il s’y trouve des
alambics. Les documents conservés dans les archives montrent que les réserves
sont très abondantes en récipients de toutes sortes, destinés à recevoir des
plantes, des médicaments comme la thériaque[ii],
les confections d’alkermès[iii]
et de hyacinthe[iv]
en particulier. La pharmacie comporte aussi une riche bibliothèque d’ouvrages
d’anatomie, de médecine et de chirurgie, de botanique, de chimie et de
pharmacie. Parmi ces derniers figurent des
pharmacopées et des formulaires, dont la célèbre Pharmacopeia medicochymica sive
thesaurus pharmacologicus de Johann Schroeder (1600-1664),
éditée à Ulm en 1641, qui connut un nombre important d’éditions latines et des
traductions en allemand et en anglais, et qui a été longtemps considérée comme
le manuel de référence de l’art pharmaceutique. La présence du portrait de son
auteur dans la pharmacie est peut-être une conséquence de sa grande notoriété.
Le bâtiment de la pharmacie est aussi celui
de l’infirmerie et il s’y trouve un très important matériel chirurgical, ce qui
semble signifier que l’apothicaire du collège est aussi le chirurgien, ce qui
est classique chez les laïcs dans les campagnes, mais est étonnant ici car il est
interdit aux clercs de se livrer à la chirurgie depuis le concile de Latran en
1215.
Puisque
le collège dispose d’une pharmacie et d’un jardin botanique, il dispose aussi
d’un apothicaire, qui est nommé par le duc, et fait profession de foi et prête
serment au recteur, et en particulier « de soulager gratis les pauvres escholiers
». Nommé « apothicaire de l’université », il n’en est pas pour autant titulaire
des lettres de maîtrise, c’est-à-dire « diplômé », et il n’appartient pas
à la communauté de Pont-à-Mousson. Il semble d’ailleurs qu’aucun des apothicaires
de l’université n’a été diplômé, qu’il ait été laïc ou jésuite. Les règlements
ne semblent pas l’avoir exigé. Cela se comprend ; en théorie il ne doit avoir de
contact qu’avec les écoliers, les étudiants et les membres de la communauté religieuse
car son officine n’est destinée qu’à leur usage. Toutefois, dans la pratique,
ce n’est pas du tout le cas... Plusieurs noms d’apothicaires sont connus avec
quelques dates d’exercice, mais la chronologie est difficile à établir. Il faut
citer Samuel Phulpin, en même temps « jardinier
simpliste »[v] de la
faculté de médecine de 1606 à sa mort en 1660, Claude Loyssie
(ou Loizy) nommé en 1606, Paul Loyssie,
sans doute son fils, et Pierre Loyssie, le fils de
Paul, en 1656. Pierre Loissye est le successeur de Phulpin comme jardinier simpliste et, comme son père,
apothicaire des religieuses de Sainte Claire en ville. Plusieurs frères
jésuites sont également apothicaires : frère Barbilard,
frère Rémion, frère Millard.
Les pères jésuites sont très fiers de leur apothicairerie et la font visiter à
leurs hôtes. C’est ainsi qu’en 1678, la reine Marie-Thérèse, épouse de Louis
XIV, y est reçue par frère Barbilard, « qui en avait le soin pour lors et était en réputation par toute la Province
», qui lui montre le célèbre « fœtus mussipontain »[vi].
En effet, cette pharmacie de l’université
est très renommée et elle assure la
fourniture de médicaments aux membres ainsi qu'aux communautés religieuses et aux
médecins et chirurgiens de la ville et des environs. Son « rayon d’action » est
important comme en témoignent ses livres de compte et les mémoires envoyés aux
clients, par exemple M. Nau, chirurgien à Chambley, distant de vingt kilomètres, ou M. Le Bègue,
médecin à Êtain, distant de plus de quarante-cinq
kilomètres à vol d’oiseau... Au début de son règne, dans les textes qu’il avait
fait promulguer, Léopold avait rappelé les interdits qui frappaient les clercs
et les réguliers en matière d’exercice de la médecine. Il leur était aussi interdit
d’exercer la pharmacie à l’extérieur de leurs établissements, sauf pour cause
de charité. Mais les textes ne servaient à rien, à Pont comme ailleurs, et les
religieux et religieuses, et donc « nos » jésuites, ont continué leurs ventes
illicites de médicaments tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur maison
mussipontaine. En 1730, un procès oppose les apothicaires de Nancy aux jésuites
de la ville, qui se livrent au même commerce, et le souverain leur accorde le
droit de vendre aux Nancéiens des remèdes simples autres que vénéneux[vii],
et leur précise qu’ils n’ont pas le droit de faire de même pour les remèdes composés, si ce n’est de les offrir aux
pauvres. Bien sûr, les jésuites nancéiens ne tiennent aucun compte de cette
décision, et leurs confrères mussipontains, à qui elle ne s’adresse pas directement,
mais qui auraient dû se dire que leur tour viendrait, pas plus.
Ceci
explique l’importance des stocks de miel et de sucre de leur pharmacie, qui
laisse supposer qu’ils fabriquent quantité de sirops et de lotions, de
l’hydromel. Il en est de même pour l’axonge, c’est-à-dire la graisse de porc au
sens premier, mais aussi l’axonge de chien, de chat, de cheval, de blaireau et
de vipère, chacune ayant, au moins en théorie à l’époque, ses propriétés spécifiques.
L’axonge de vipère est réputée et sert pour préparer l’emplâtre de Vigo[viii].
Les
jésuites ne font pas que délivrer les médicaments que viennent demander chez
eux les
Mussipontains et les habitants des campagnes
alentour. Ils exécutent aussi les ordonnances des médecins. Toute cette
activité constitue une concurrence très importante pour les apothicaires de la
maîtrise mussipontaine placée sous la protection de la faculté de médecine. C’est
ainsi qu’un procès est intenté contre les jésuites et les chanoines réguliers,
et que ces derniers sont condamnés par un arrêt du 19 janvier 1718. Trois jours
plus tard, le 22, une réunion rassemble les apothicaires, les professeurs et
les docteurs chez le doyen de la faculté. Pour faire cesser ces détournements,
ils prennent la décision d’adresser directement leurs ordonnances aux apothicaires
qui, de leur côté, s’engagent à disposer
constamment de toutes les drogues nécessaires et de les servir ponctuellement.
Si cette décision a un effet, il n’est que temporaire car le livre des recettes
de la pharmacie des jésuites continue d’enregistrer de longues listes de ventes
de médicaments composés et de drogues. Le corps médical mussipontain menace à
nouveau en juillet 1749...
Ces
relevés montrent également que l’apothicaire de l’université prépare et vend
les médicaments « officiels » des pharmacopées et formulaires, mais qu’il dispose
aussi de formules particulières dont les jésuites ont le secret, c’est-à-dire dont
ils ne divulguent pas la composition. Ils révèlent aussi qu’il pratique couramment
la saignée et administre les clystères[ix],
ce qui se fait à la maison, donc hors du collège... Si l’administration des clystères
est classiquement du domaine de l’apothicaire, la saignée est du domaine du chirurgien,
et il n’en manque pas en ville... Il y a donc exercice illicite de deux activités
et concurrence déloyale, même si les jésuites rendent d’indéniables services.
Toute
cette activité médico-pharmaceutique prend fin après la mort de Stanislas, par
la suppression de la Compagnie de Jésus en Lorraine par l’édit de Louis XV du 1er
juillet 1768 et, le 3 août suivant, par le lancement des lettres patentes
ordonnant le transfèrement de l’université de Pont à Nancy à compter du 1er
octobre qui suit.
Il
apparaît donc que les ecclésiastiques, qui avaient très fortement contribué au développement
de la médecine et des activités qui lui sont attachées, chirurgie et pharmacie,
et en particulier les religieux dans leurs monastères, dotés d’une infirmerie,
d’une tisanerie et d’un jardin botanique, ont pendant très longtemps manifesté
la plus grande réticence à abandonner ces activités. Plus simplement, ils
auraient pu y mettre un frein ou seulement plus de discrétion, et moins mépriser
les ordonnances et les autres textes qui leur étaient régulièrement rappelés et
se renouvelaient. Ces pratiques relevaient naturellement de la bienfaisance et
de l’aide due aux pauvres, malades et démunis, et à leur accueil dans les monastères,
mais aussi, il faut bien le dire, elles apportaient d’importantes ressources financières
à leurs communautés. Après la Révolution et en raison des changements profonds
auxquels elle a conduit, ces pratiques ont diminué. Elles n’ont pas pour autant
disparu. Il suffit pour s’en convaincre de dresser une liste des médicaments qui
portent le nom d’un ecclésiastique : « remède, tisane, secret de santé, cure souveraine,
jouvence, du curé ou de l’abbé de ». Il ne s’agit aucunement ici de contester
l’efficacité de certains de ces médicaments, mais simplement de constater, dans
certains cas, un exercice illicite de la pharmacie...
Sources
-
Jourdan J., Les Apothicaires de Pont-à-Mousson au temps de l'Université et les
Jardins botaniques, thèse de doctorat d'université en pharmacie, Nancy, 1939,
Société d'impressions typographiques, 192 p.
-
Lafont O. (sous la direction de), Dictionnaire d'histoire
de la pharmacie, Pharmathèmes, Paris, 2e édition,
2007, 495 p.
-
Lallemand P. et Noël M., Pont-à-Mousson, Lescuyer et
fils, Lyon, sans date, 156 p.
-
Valance D., Le Collège royal de médecine de Nancy et
l'exercice illicite de la pharmacie, thèse de diplôme d'Etat de docteur en pharmacie,
Nancy, 2008,144 p.
Notes
[i] Les Antonistes s'occupent
des malheureux atteints du « mal des Ardents » ou « feu de
Saint-Antoine », l’ergotisme, consécutif à l'ingestion de pain fabriqué
avec de la farine dont les céréales ont été parasitées par l'ergot de seigle.
[ii] La thériaque est le plus célèbre et le plus complexe
des médicaments venus de l'antiquité. C’est un antidote réputé actif contre les
poisons et les morsures des animaux venimeux, et un médicament actif contre
toutes les maladies. Elle a figuré à la Pharmacopée jusqu'en 1884.
[iii] Le mot « confection » signifie
« médicament parfait » et elle se présente sous la forme d'une pâte molle.
La confection d’alkermès, de formule compliquée, est surtout un médicament
cordial (pour le cœur) et doit son nom à la présence, dans sa composition,
d'une cochenille, le kermès, parasite du chêne de ce nom.
[iv] La confection de hyacinthe
ou « électuaire de safran composé », également très complexe, est
surtout un cordial et un stomachique (pour l'estomac).
[v] Le simpliste est celui qui s'occupe des simples,
c’est-à-dire des plantes médicinales cultivées dans le jardin.
[vi]
La description est faite en 1659 par le doyen Pillement. Une femme d'une soixantaine d'années se
plaignait depuis plusieurs décennies d'une masse abdominale conduisant à une
pénible sensation de pesanteur. Frère Barbilard lui
avait préparé de nombreux médicaments qui ne l'avaient pas soulagée. À sa mort,
et à l'autopsie, il avait été trouvé dans l'abdomen un fœtus calcifié entouré
de ses annexes, conséquence d'une grossesse abdominale, où la nidation de l'œuf
s'était faite au milieu des anses intestinales avec calcification secondaire.
L'observation a soulevé à l'époque un vif intérêt et attiré l'attention sur Pont
et sa faculté de médecine.
[vii]
Dans le sens de toxique ou de poison,
signification latine du mot venenum.
[viii]
Les emplâtres sont des médicaments destinés à
être appliqués sur la peau à laquelle ils adhèrent. Certains sont formés à
partir d'un mélange de résines et de graisses, dont l'axonge. L'emplâtre de
Vigo est l'un des plus fameux; il en existe plusieurs formulations, avec ou sans
mercure. C'est un résolutif, c’est-à-dire un médicament propre à résoudre les
engorgements, inflammations, duretés, à atténuer les marques de la petite
vérole et, grâce au mercure, à traiter la syphilis.
[ix] Le mot est synonyme de lavement; il désigne aussi habituellement l'appareil qui sert à l'administrer, sorte de grosse seringue, prolongée par une canule, souvent en fer ou en étain.