Le Journal d’Evelyn
Rivera
Décembre 1956 – Novembre 1957
Table des matières
Les suites de l’insurrection de
Budapest (oct 1956)
La Croix-Rouge et ses festivités
La « mauvaise réputation »
des soldats américains
Embrouilles et bisbilles au Centre
Alexis Vautrin
Evelyn Rivera (1929-2015) avait
27 ans quand elle est venue faire un stage au laboratoire
d’anatomie-pathologique du centre Alexis Vautrin.
Le texte a été traduit par le Pr. Simone Gilgenkrantz.
Arrivée en France
23 décembre 1956 Paris
Il est un peu plus de minuit mais
avant de me reposer, je veux noter mes premières impressions sur Paris et
rendre compte de mon arrivée.
Au cours de cette journée, j’ai vécu tant de nouvelles
expériences que j’ai eu l’impression qu’un nouveau monde, dans son étrangeté et
sa nouveauté, s’ouvrait devant mes yeux écarquillés.
Ma dernière nuit a bord du bateau
a été une nuit blanche. J’étais réveillée bien avant que le réveil sonne à 4
heures. A 4 heure 30 le petit déjeuner a été servi aux 24 d’entre nous qui
débarquions au Havre. J’ai eu du mal à avaler mes scrambled eggs. Il a fallu
attendre un bon moment que le douanier arrive et tamponne nos visas. Hazel, une
infirmière venant du Texas et allant en Allemagne pour retrouver son mari avait
laissé un petit mot dans mon soulier pour que je la réveille avant que je ne
m’en aille. Elle attendait pour les démarches administratives avec des yeux pleins de sommeil et avait jeté
un manteau sur son pyjama. C’était bon de pouvoir aussi dire au revoir à
quelqu’un quand toutes les autres quittaient leurs amis. Dans ma cabine, elle
avait pas mal sympathisé avec deux autres femmes mariées, et avec moi aussi
quand je n’étais pas au lit.
Je pense que c’était la première
fois que je descendais d’un bateau. Il faisait nuit et sombre au Havre à 6
heures du matin. En marchant le long de la passerelle de débarquement, j’ai pu
voir une demi-douzaine d’hommes en uniforme attendant à la sortie. Ne sachant
pas où aller je leur demandai la direction. Ils me l’indiquèrent et en tournant
j’ai vu un long couloir désert. J’ai dû sembler un peu perdue pour ceux qui
m’accompagnaient. Je fis signe à Hazel qui frissonnait sur le pont et je suivis
un monsieur muet en descendant le couloir pour me trouver dans la salle des
bagages très éclairée. Sous la lettre R, il y avait mes affaires et un
contrôleur prit mes fiches de déclaration et me demanda d’ouvrir ma valise. Ce
fut un coup d’œil rapide, et un seul. Un porteur plaça les bagages dans un
camion et m’escorta dans un autobus. Et
voilà, j’étais la première passagère prête à partir pour Paris. Après un moment
d’autres montèrent puis encore un moment plus tard, un employé arriva pour
annoncer que nous avions 20 minutes pour prendre un café… dans le bâtiment. En
entendant cela, nous nous sommes presque rués hors du bus !!
En allant vers le café, nous
avons pu voir le SS Ryndam sortant du
port. Il était tout illuminé.
C’était la première fois que je
buvais du café français et il a percuté mon estomac comme un bloc de pierre.
C’est terriblement fort. J’aurai du mal à m’y habituer.
La plupart de mes compagnons
semblaient être des Allemands ou des Autrichiens retournant chez eux via Paris. Il y avait aussi quelques
Américains que j’avais déjà rencontrés sur le bateau, et aussi un Français qui
sera d’une grande aide pour moi par la suite.
Ensuite, retour au bus et court
trajet vers la gare. Nous avions des places de première classe dans un train
spécial. Les compartiments du train sont très différents de ceux des Etats
Unis. Il y a six gros sièges mous, placés par trois de chaque coté et des
portes coulissantes. Le couloir est sur un seul côté du wagon, au delà de la
porte. Ceci rend le compartiment confortable et chaud.
Nous sommes partis à 7heures 15.
Je me suis trouvée assise avec trois jeunes hommes : un Allemand (jack
Bauer) en route vers Heidelberg, un suisse (Bernard von Binstetten) en route
pour Berne, et un Français allant à Lyon (Tony Vincent). Ils étaient très sympathiques et nous avons
beaucoup bavardé. Bernard chanta une chanson qu’il avait composée et que
l’orchestre du bateau avait joué une nuit. Il me promit de m’envoyer une copie
de la musique. Je ne savais pas où regarder car tous deux en même temps me
montraient, l’un, Tony, la fenêtre et le
paysage qui défilait, l’autre, Bernard, d’innombrables photographies de Suisse,
tandis que Jack un peu penché en arrière souriait à tout.
Nous sommes arrivés à Paris dans
l’énorme gare Saint Lazare vers 9heures 30. Il faisait froid quand nous avons
retiré nos bagages. On me dit que deux de mes valises arriveraient par un train
plus tard. Comme je devais attendre, je décidai d’enregistrer les bagages ainsi
que Tony qui acheta son billet pour Lyon.
S’il n’avait pas été là, j’aurais
eu d’énormes difficultés à m’y retrouver dans cette gare. Elle était tellement
grande et personne ne semblait parler anglais. Le centre de cette énorme espace
ressemblait à une énorme rue avec des magasins de chaque coté. Après avoir
enregistré ses bagages, Tony vint avec moi pour téléphoner au docteur Pierson.
Le système téléphonique semblait compliqué. Il fallait acheter un jeton et
l’introduire dans une fente. Tony ne semblait pas s’en sortir, mais une fille
se tenant là vint à notre aide. Apparemment, il fallait presser sur certains
boutons avant de pouvoir entendre l’interlocuteur. Le docteur Pierson me dit
qu’il arriverait dans 45 minutes.
Comme Tony faisait la queue pour avoir son billet, il me déposa dans un
café et commanda pour moi avant de partir. Je me suis assise et observais les
gens aller et venir. Tant de visages mais aucun qui me soit familier. C’était
une chance de voir comment les gens étaient habillés, bien chaudement et
élégamment aussi.
Quand Tony revint, il mangea un
petit pain et ensuite nous sommes allés
à la sortie pour attendre le docteur Pierson. Dehors, la circulation avait
l’air très encombrée. Enormément de petites voitures allaient dans tous les
sens. Les gens entraient et sortaient de la gare et le long des trottoirs. Je
commençais à claquer des dents. La température et le ciel gris me rappelaient
New York.
Ce fut un soulagement de voir
arriver le docteur Pierson vers moi – souriant, portant son manteau sur le bras
et une cigarette à la main. Je fis les présentations et aussitôt ils se mirent
à parler en français. J’expliquai au docteur Pierson combien Tony m’avait rendu
service.
Ils m’accompagnèrent jusqu’à
l’hôtel – le Grand Hôtel. Après qu’ils aient monté mes bagages, le Dr Pierson
nous invita a déjeuner dans un très joli restaurant. Pendant qu’ils bavardaient
ensemble, j’observai les choses et les gens autour de moi. J’étais un peu dans
les nuages – et incapable de manger beaucoup.
Après le déjeuner nous avons
marché tous les trois une quinzaine de minutes. En bas d’une rue surpeuplée
Tony pointa un doigt vers un cow boy – j’étais complètement surprise !! Il
venait vers nous, - un chapeau de dix gallons, des levis, et des bottes
cloutées. Il avait l’air tellement décalé à Paris que nous avons éclaté de rire
tous les trois.
Comme j’étais un peu fatiguée,
ils me raccompagnèrent à l’hôtel. Je leur dis au revoir et je remerciai Tony.
Le Dr Pierson me dit qu’il m’appellerait à 19 heures. Arrivée dans ma chambre,
je tombai de sommeil et je me mis au lit. J’avais mal partout.
Le Dr Pierson arriva rapidement
et nous sommes sortis dans l’air froid. Je lui dis que je voulais acheter des
cartes de Noel et aussi une robe de chambre
Dans les magasins je me sentais si embarrassée qu’il a dû expliquer pour
moi à la vendeuse. C’était une torture.
Je décidai d’acheter le peignoir
à Nancy, d’autant que la plupart des magasins étaient en train de fermer. Nous
sommes passés devant de jolies vitrines. Les Parisiennes s’habillent comme à
New York et San Francisco.
Il faisait nuit. Nous avons
marché jusqu’à la place de la Concorde, une énorme place, puis la rue de
Rivoli, j’ai pu voir l’Obélisque. Nous sommes passés devant La Madeleine, une
grande église. Bien des rues m’étaient familières à cause de mes lectures et
des gens qui m’en avaient parlé.
Nous sommes descendus dans le
métro à Georges V. Nous sommes ressortis à Champs Elysées, et là, il y avait
l’Arc de triomphe ! Il était tout tellement illuminé que je ne pouvais en
croire mes yeux ! Les Champs Elysées sont en fait une grande avenue qui
pour le Dr Pierson, ressemble à la 5ème avenue de New York par ses magasins et ses façades. Mais pour
moi, c’était beaucoup plus ! Les
trottoirs larges comme des rues, bordés d’arbres de chaque coté. Il n’y avait
pas que des magasins, mais des cinémas, des restaurants, des cafés, des
banques, des agences de voyage, etc etc… C’était tellement pittoresque.
Nous avons mangé dans cette
avenue, dans un grand restaurant appelé « La Palarga ». L’intérieur
était très coloré, rempli de miroirs et il y avait beaucoup de monde.
Cette fois, mon appétit était revenu.
Nous avons d’abord eu des huitres. Je crois qu’il avait envie que j’en mange et
n’en ayant pas l’habitude, j’en commandai aussi. Et Dieu que c’était bon !
Nous avons eu du vin d’Alsace avec le diner (le mien était du rôti de porc car
je ne voulais pas perdre trop de temps à éplucher le menu et poser trop de
questions) puis ensuite un dessert aux cerises suivi d’un café. Je ne parviens
pas encore à m’habituer à ce café si fort et servi dans de si petites tasses,
presque des demi tasses.
De plus, on ne sert pas de crème
(à moins qu’on ne le demande).
Nous avons descendu les Champs
Elysées, en regardant les vitrines et nous sommes entrés dans les magasins où
il y avait des cartes de Noel. J’ai failli m’évanouir quand j’ai vu que 12
cartes coutaient 4 $ 00. Elles sont vraiment chères dans cette ville. Après avoir continué à marcher, nous avons
pris un rhum chaud à la terrasse d’un café.
C’était amusant car nous étions
juste sur l’avenue et nous pouvions voir ce qui s’y passait. Les terrasses sont
protégées par des vitres de chaque côté quand il fait froid. Mais cela reste
une terrasse et on peut donc voir au dehors.
Il était 23 heures passées, et le
Dr Pierson semblait un peu fatigué – aussi je suggérai qu’il était temps de
rentrer. Un autre trajet en métro, une petite marche et il me souhaita bonne
nuit dans le Hall de l’hôtel.
Arrivée à Nancy
23 décembre 1956
Voilà, je suis arrivée à Nancy,
ma destination finale, enfin ! Juste arrivée il y a moins d’une heure par
le train – Il est 23 heures 45, à nouveau presque minuit – à la même heure que
la nuit dernière quand j ‘écrivais depuis Paris.
Ce matin, je ne me suis pas
réveillée avant midi. Le Docteur Pierson m’avait dit la veille au soir qu’il
viendrait me prendre à 11heures 30 – Aussi me suis-je précipitée pour
m’habiller. Il a téléphoné qu’il était dans le hall de l’hôtel à 12 heures 15
et j’ai dû lui demander d’attendre. Après ma descente du bateau, c’était ma
première nuit et le lit était si doux que j’aurais encore pu dormir 12 heures de plus.
Nous avons pris un taxi pour
aller chez sa sœur qui habite à 20 minutes de l’hôtel. Les cieux étaient
toujours gris et ce matin ils étaient même nuageux et brumeux.
Nous étions invités à déjeuner
chez sa sœur et son beau frère, Mr et Mme Ferry (je n’ai pas saisi le prénom).
Nous sommes arrivés dans un quartier résidentiel. L’appartement était au
septième étage d’un immeuble tout neuf. La porte s’est ouverte et un homme
blond m’a accueilli avec un grand sourire. C’était monsieur Ferry. Nous sommes
entrés et j’ai vu sa femme et l’autre sœur du Dr Pierson (Françoise) qui était
à Nancy pour quelques jours. La petite fille de Mr et Mme Ferry, âgée de 11
mois jouait dans sa chaise haute. Elle était toute mignonne et potelée. Ils
commencèrent à me parler en français et de nouveau je me suis sentie si
stupide, mais ils étaient vraiment sympathiques et ont essayé de parler un peu anglais.
J’ai continué à sourire et à acquiescer. Le dernier invité est arrivé - un ami de la famille, autre garçon
agréable.
Le repas a été une véritable
expérience. Après le drink d’avant
diner, nous nous sommes assis. J’étais stupéfaite des trois verres à chacune
des places – un pour le vin, un pour l’eau et le troisième pour le champagne.
Le premier plat était un
assortiment de légumes et de tranches de viande froide. Ensuite nous avons eu
du gigot d’agneau avec des pommes de terre et des haricots verts. C’était
accompagné de vin rouge de Lorraine et de pain français. Puis il y a eu un
assortiment de fromages – inconnu pour moi, de tailles et de formes diverses.
Pendant tout le repas j’ai été
servie la première, et quand arriva le fromage, je ne savais comment me servir.
Mr Ferry me conseilla un fromage doux, il le coupa pour moi et je me suis
sentie soulagée. Le fromage était doux et nous l’avons mangé avec du pain. A ce
stade, j’étais rassasiée et aussi grisée par le vin. Mais c’est alors que nous
avons eu du pudding marshmallow-chocolat et des cookies - suivi par des
mandarines. J’ai continué à manger tout ce que les autres mangeaient, puisque
il n’y avait pas de raison que je reste assise à les regarder. Mr Ferry a alors
ouvert une bouteille de champagne et nous avons siroté un moment. Enfin le café
est arrivé, il était servi à nouveau préparé à table dans de petites tasses. Je
croyais que c’était tout – mais une autre bouteille a été apportée sur la table
– de la mirabelle, une sorte de whisky très fort servi dans des verre à brandy.
Là, je n’ai pas pu terminer !!
Pendant tout le repas une
conversation animée s’est poursuivie, la plupart du temps en français, mais
j’ai tout de même pu y participer. Depuis la philosophie, les livres, le
cinéma, le communisme, la nourriture etc. tout a été abordé. Peut-être était-ce
le vin, mais je réussis à me lancer et j’ai essayé un peu en français. Naturellement
le fait qu’ils soient si amicaux et si tournés vers moi rendait les choses plus
faciles.
Le Dr Pierson avait un rendez
vous cet après-là, aussi je suis restée avec eux ; j’ai bavardé un peu
plus, regardé des albums et passé un temps agréable à faire leur connaissance.
Le Dr Pierson est revenu à 17 heures 30 ; nous sommes partis chercher mon
autre valise à la gare.
J’ai failli mourir quand on a
appris que ma valise n’était pas là ! Après beaucoup d’hésitations, on a
décidé que, puisqu’on ne pouvait rien faire jusqu’à dimanche, la sœur du Dr
Pierson reviendrait la chercher plus tard et l’enverrait à Nancy, quand et si
on la trouvait. Elle contenait 4 manteaux, donc ce n’était pas urgent.
Nous sommes arrivés juste pour
prendre le train de 6 heures 50 et le pauvre Dr Pierson a dû porter les quatre
valises que j’avais, plus la sienne dans le compartiment. Le train était
agréable – première classe comme pour le voyage depuis Le havre.
Pendant le trajet, nous sommes
allés au bar et j’ai rencontré deux de ses amis qui se trouvaient dans le même
wagon. Tout ce que je pouvais faire était de sourire et de leur serrer la main.
Nous sommes arrivés à Nancy pour
trouver un froid glacial vers 22 heures 30. Le Dr Pierson alla chercher sa
voiture et il me conduisit dans une jolie maison, où je devais rester. C’était
très propre et net et la propriétaire était très accorte. Elle ne parlait pas
un mot d’anglais. Alors ensuite je suis allée au lit.
Bernard Pierson, à droite (1947)
Les fêtes de Noël
dans la famille Pierson
26 décembre 1956
C’est le lendemain de Noël et la
première fois que je peux rester dans la maison pour défaire mes bagages. Si je
n’avais pas insisté pour rester, Bernard (Dr P) m’aurait emmenée à l’hôpital ou
ailleurs pour faire des courses. C’était sympathique de m’aider à découvrir les
alentours mais je pense qu’il ne se rendait pas compte que je n’avais pas eu
une minute à moi depuis notre arrivée. La nuit dernière c’était ma dernière
chance d’écrire une carte de Noël. Elles arriveront trop tard de toute façon.
Le jour avant (24 décembre) je me
suis réveillée tard pour découvrir qu’il avait neigé. Pendant le petit
déjeuner, je ne pouvais pas m’empêcher de regarder la neige. C’était seulement
la troisième fois que j’en voyais et cela reste encore pour moi un phénomène
étrange. Et très joli.
Bernard est arrivé vers 13
heures, et j’ai passé la majeure partie de la journée avec lui et sa famille.
Nous nous sommes arrêtés à l’hôpital avec un petit tour au département de
pathologie. Nous avons déjeuné chez lui. Sa mère est très sympathique – dans
les 55 ans, un certain embonpoint mais une
allure distinguée et très accueillante.
Son jeune frère, Jean, au surnom
de « Dudu », était là, mais sur le point de partir dans l’armée. Il
est ingénieur des travaux publics. Il est grand et très beau.
Le déjeuner dura au moins une
heure et demi. Je ne parviens pas à m’habituer à ce que les plats soient servis
un par un. Et que tout soit sur la table sauf le dessert. Le fait d’avoir une
série de plats fait que je n’ai plus faim à la moitié du repas. Et le vin me
semble encore alourdir mon estomac.
Après le repas, nous nous sommes
assis en rond et nous avons bavardé. La maison de Bernard est très grande. Sa
famille semble passer son temps dans la salle à manger bien que j’aie vu deux
livings rooms dont un avec un grand piano.
Madame Pierson m’a montré
plusieurs albums de famille, certains contenant des photos de Bernard tout
petit.
Mme Pierson, la mère de Bernard avec deux de ses
petits enfants
Bernard a reçu un coup de fil
vers 16 heures de l’hôpital. Un chirurgien allait faire une biopsie et voulait
un diagnostic ana-path. Je suis allée avec lui.
Arrivés là, il a déballé un
nouveau microscope qui m’était destiné. Il n’a jamais servi.
Une fille est venue plus tard pour
faire des coupes de tissus. J’ai été présentée au neurochirurgien. Nous avons
parlé un peu anglais – il avait été au Vincent Memorial à Boston pendant trois
mois. Avec Bernard et lui, nous avons discuté de ce que serait mon projet de
travail. Ce n’est pas encore complètement clair, mais cela aura à voir avec les
cancers de la tête et du cou. S’il est possible de recueillir du liquide
d’aspiration et de l’examiner pour chercher des cellules cancéreuses, cela
pourrait être utile pour établir un pronostic. Ce n’est fait ni aux Etats Unis,
ni en France – aussi cela serait très novateur. Je ne sais pas comment je vais
commencer et il est certain qu’il faudra que je lise d’abord sur ce sujet.
J’ai regardé Bernard faire ses
étalements de cerveau. C’était une tumeur myomateuse de l’épendyme. La
technique est très rapide. Plus tard nous sommes allés au laboratoire central
et j’ai rencontré un médecin hollandais qui parlait anglais. C’est un
plaisantin et il voulait savoir si Bernard m’avait ramené avec lui d’Amérique.
J’ai saisi l’allusion mais je ne l’ai pas relevée.
Après que Bernard est allé se
confesser, nous sommes revenus juste à temps pour diner. Ils allaient à la
messe de minuit et m’ont proposé de rester avec eux jusque là.
Madame Pierson et Dudu commencèrent
à accrocher des décorations de Noël sur la table et les chandeliers. On m’a
donné un magazine pour me distraire. Le repas a dû être trop lourd, ou bien
est-ce la nouveauté de mon environnement, mais je me suis sentie nauséeuse et
je me suis ruée aux toilettes. Fort heureusement la nourriture ne fut pas
rejetée. Après deux tasses de thé chaud, je me suis sentie mieux mais un peu
groggie. Madame Pierson m’a donné une boule d’eau chaude, puis elle et Bernard
me ramenèrent à la maison. Bernard me dit qu’il passerait me prendre demain à
12 heures 30. J’ai répondu que ce serait peut-être mieux que je reste à la
maison, voulant dire que j’avais besoin de me reposer. Il m’a répondu
« Mais demain c’est Noël et vous restez avec nous » Que pouvais je répondre
à cela ?
Pour madame Charlot, (ma
logeuse), son fils ingénieur et une dame, ce fut une nuit sans sommeil. Après
être rentrés de la messe de minuit, il y a eu pas mal de bruit. Ma chambre est
près du living room.
Midi arriva le jour de Noël et
Bernard est venu juste après. C’était pour un repas chez lui à nouveau. Cette
fois, j’ai mangé aussi peu que possible bien que nous ayons des steaks. La
famille semblait assez contrariée de mon
malaise de la nuit précédente.
J’ai remarqué combien les
Français tenaient compte des autres – pas simplement de moi ; mais de
chacun d’entre eux. C’est plutôt inhabituel aux Etats Unis, spécialement dans
les familles. Naturellement dans la
famille de Bernard, il est un « enfant gâté ». Il n’en tire pas
particulièrement avantage, mais il était évident que sa mère l’adore. Dudu a un
grand respect pour Bernard et pour sa mère aussi.
Cet après midi, Dudu m’a aidée
avec mon français. J’ai apporté un livre et il a lu les phrases en anglais
tandis que je les disais en français. Le reste de l’après midi s’est passé dans
une grande chambre qu’il partage avec Bernard. J’étais plutôt surprise qu’il me
fasse entrer dans leur chambre, mais cela semblait naturel. En plus de deux
lits, la chambre comportait deux bureaux et une foule de livres. Bernard venait
juste d’acheter une énorme armoire vitrée, et il passait la plupart du temps à
arranger ses livres. Dudu et moi ont continué à faire des leçons de français
pendant un certain temps. Plus tard, Bernard et moi avons discuté de
différentes choses, parmi lesquelles la question de l’argent. Il m’a suggéré de
conserver mes chèques de voyage et dit
qu’il me prêterait de l’argent jusqu’à ce que l’université me fasse mon premier
versement. Il semble que je perdrais 50 francs par dollars si je changeais les
chèques en francs. Il suggéra d’attendre, plus tard, à Paris peut-être, je
pourrais les changer en dollars plus tard et qu’ensuite il pourrait les changer
en francs à la valeur de 400 pour 1 au
lieu de 350 pour 1.
Ensuite il m’a conduit chez moi.
Ce matin, je me suis réveillée à
nouveau à midi. Le lit est très confortable. J’étais fascinée de voir à nouveau
tomber les flocons de neige. On dirait qu’il y a plus de neige ce matin. J’ai
passé l’après midi à déballer et ranger mes affaires. Il n’y a pas beaucoup de
places, aussi j’ai laissé pas mal de choses dans mes valises. Madame Charlot a
un autre fils qui est venu la voir – Jean, qui est aviateur. A part ça, ne
parlant pas anglais.
Bernard est venu plus tard dans
l’après midi pour discuter du prix de ma location. Il se monte à 64.00$ par
mois si je prends un bain tous les jours. C’est déconcertant d’apprendre qu’il
faut payer les bains, mais on m’a expliqué que le fuel est cher. Un chauffage à
part chauffe l’eau du bain. Si je prends un bain tous les deux jours, en
alternance avec une douche, ça sera 57.50$ par mois. Dites donc ! Mon
salaire est seulement de 100 $ par mois. Est-ce que ce sera possible d’y
arriver ? Le prix de la chambre est seulement de 5000 Fr / mois c’est à
dire environ 13$. Et le reste doit aller dans les repas, chauffage et
électricité.
Drôlement cher. Mon salaire de
435.00 $/mois aux States va surement me manquer.
Bernard m’a donné 50.000 francs
aujourd’hui – donc environ 145$00 - aussi je pourrai acheter des chaussures
convenables pour ici. Il m’a dit que mes chaussures américaines sont trop
fragiles pour la neige.
Après diner ce soir, j’ai un peu
joué du piano pour madame Charlot. Il reste quelques partitions de musique que
ses enfants ont laissées. C’était agréable de trouver un piano ici, même
peut-être vieux et démodé. Il est tard et il faut que je sois debout demain
avant midi.
27 décembre 1956 (2
heures de l’après midi) ?
Le diner vient de se terminer.
On a pris le repas à environ 20
heures. Ce soir, mon estomac était si noué que je le sentais presque plein. Il
y avait de la soupe carottes pommes de terre, ensuite une purée des mêmes
ingrédients. Une petite tranche de mouton froid (j’avais trop faim pour
demander qu’on le réchauffe) avec un peu de salade. Comme dessert, du pudding
au riz dans lequel on avait ajouté du rhum. Naturellement, du pain français et
du vin. J’ai refusé les petits gâteaux et les fruits. Puisque le café ici est
trop fort pour mon estomac le matin (cold), j’ai demandé si je pourrais avoir
du chocolat chaud à la place. A partir de ce moment tout a viré au gris.
Je m’étais levée un peu plus tôt
car je devais prendre un tram (comme ils appellent ici les transports sur rails) pour aller déjeuner chez Bernard.
J’avais mis mes chaussures les plus solides et je cherchais mon chemin sur le
sol gelé que la neige et la boue avaient rendu très sale. Comme c’était la
première fois que je prenais le tram, je faisais attention pour trouver l’arrêt
où je devais descendre que m’avait indiqué Bernard. Après avoir marché un
peu, je suis arrivée à sa maison.
L’air était si froid que j’étais
complètement gelée et qu’en entrant dans la maison je me suis sentie
mieux.
La nuit dernière, j’ai remarqué
que l’exposition au froid m’avait donné des gerçures aux jambes.
La mère de Bernard m’accueillit
avec son habituelle cordialité. Une fille (Monique) est arrivée plus tard et
nous avons attendu Bernard. C’était son trente et unième anniversaire
aujourd’hui, et nous avons eu un dessert spécial pour lui, aussi beau que bon.
L’après-midi nous sommes allés en
ville pour faire du shopping. Je me suis sentie misérable quand il a fallu
qu’il parle à ma place aux vendeuses. J’ai acheté une paire de chaussures fourrées qui remontent jusqu’aux chevilles.
Il a dit que c’était le mieux pour marcher dans les rues enneigées vers le
tram. Toutes étaient si lourdes et si
laides que ça m’a pris du temps avant d’en choisir une paire. De plus, ma
pointure est très petite et je n‘avais pas beaucoup de choix. Comme j’avais vu
que tout le monde portait ces chaussures, je me suis résignée en considérant
qu’il fallait que je les achète. Après, nous sommes allés dans un autre magasin
et il m’a aidée à choisir un peignoir de bain. Ou plutôt, il l’a choisi pour
moi. Oh bon ! Il était d’un joli bleu et me plaisait aussi. Il fallait
faire des retouches, et Bernard ira le chercher samedi.
J’ai acheté quelques shampooings
et des cigarettes. Ciel, le prix des Américaines : 60 Fr le paquet. J’ai
essayé les Françaises mais elles me brulent la gorge. Oh ! Mon Dieu,
comment je vais m’en sortir ?
J’ai envoyé mes douze cartes de
Noel et j’ai dépensé environ 4 Fr 00 pour le courrier par avion. Les timbres
coûtent aussi chers que les cartes. Je suis en train de découvrir
combien ça va me coûter rien que pour envoyer une lettre à la maison.
L’arrêt suivant a été à nouveau
le laboratoire de pathologie de l’hôpital. Cette fois, j’ai rencontré deux
autres filles. Bernard a dû attendre la biopsie cérébrale pour la cytologie et
les coupes congelées. J’ai bavardé dans mon charabia français avec les filles.
Tout le monde semble aimable à Nancy.
Le neurochirurgien est arrivé et
lui, Bernard et moi, avons eu ce qui était pour moi une discussion éclairante.
Ils m’ont dit combien les progrès étaient lents en France, non seulement en
médecine, mais dans tous les domaines. Ceux qui étaient capables de promouvoir
les progrès et la recherche ne pouvaient espérer le faire que dans 25 ans. Les
gens en place le sont définitivement jusqu’à leur retraite ou leur mort.
Dans la section d’anatomie, il y
en a six qui ne font absolument rien que de recevoir leur salaire. Les gens
plus jeunes qui voudraient progresser en mettant au point de nouvelles
techniques, de nouvelles innovations etc., trouvent les structures très
démobilisantes. C’est aujourd’hui que j’ai appris qu’il était très difficile
pour Bernard de m’obtenir un poste. J’y vois plus clair, je veux dire dans la
situation des hôpitaux.
30 décembre 1956 dimanche
en fin d’après midi
Voici une semaine que je suis
arrivée en France. Aujourd’hui pour la première fois, je ressens la solitude.
C’est une sensation tellement douloureuse – nulle part où se détendre, et
personne avec qui échanger mes impressions. J’ai ressentis ce mal du pays ce
matin pour la première fois pendant le trajet en tram en allant déjeuner chez
Bernard. En attendant le tram, il faisait froid et humide. A l’intérieur les
gens me paraissaient si distants et étrangers. Je n’osais parler à personne de
peur qu’on m’envoie promener – et je ne pouvais pas comprendre les
conversations rapides qu’il y avait autour de moi. Chaque visage que je voyais
me semblait inconnu. Je n’avais jamais ressenti cette impression dans les trams
de San Francisco. Mais naturellement c’est une situation totalement différente.
J‘en ai parlé un peu à Bernard et à sa mère, cet après-midi. Ils étaient
compréhensifs, bien qu’ils ne puissent pas ressentir ce que j‘éprouvais.
Depuis mon arrivée à Nancy, j’ai
pris tous mes repas chez Bernard. Les plats sont très bons et abondants, et
c’est très confortable chez eux. Après le quatrième repas, je me suis sentie
mal à l’aise d’être leur hôte tous les jours. Je finis par exprimer le fait que
je devais manger ailleurs. Ils m’ont dit qu’il n’y avait aucun problème pour
mettre une assiette de plus et madame Pierson m’a dit que je me considère ici
comme chez moi. Ils m’attendraient tous les jours pour déjeuner – à moins que
je sois trop fatiguée » ou que le
temps soit trop mauvais pour faire le trajet. C’était beaucoup plus que je n’espérais.
Bernard m’a dit que les restaurants étaient trop chers et que le restaurant
universitaire était trop sale.
C’est vraiment une chance de
connaître quelqu’un comme ça. Sans Bernard, mon adaptation aurait été
difficile. Comme il est allé aux Etats-Unis deux fois, il se rend compte de mon
problème et a été une sorte de grand frère pour moi. Je l’ai suivi partout
comme un petit chien et jamais il n’a montré de signes d’impatience ou
d’agacement. Parfois j’ai senti qu’il avait une foule de soucis mais il m’a
toujours assurée que tout allait bien.
Ce soir je vais voir un film
américain avec madame Charlot et son fils. Il est venu de Paris pour le
week-end. Pendant le petit déjeuner il s’est lavé et rasé sur l’évier de la
cuisine pendant que je buvais mon café ; cela m’a surprise mais je suppose
que ‘est normal ici.
6 janvier 1957 dimanche
soir
Ce matin je me suis réveillée
plus fatiguée que quand je me suis couchée. Après mon chocolat du matin je me
suis assise pour lire un livre de Saint Exupéry en français et on aurait dit
que c’était un jour long et ennuyeux. Il pleuvait beaucoup et tout semblait
terne.
On sonna à la porte ; j’ai
regardé par la fenêtre et j’ai vu un homme qui attendait devant la porte. Je me
remis à lire en pensant que c’était un visiteur pour Madame Charlot. Quand elle
frappa à la porte de ma chambre et me dit qu’il venait me voir, je n’aurais pas
pu être plus surprise ! C’était le docteur Claude Chardot, le
neurochirurgien, il était venu m’inviter à diner chez lui. Il est ensuite
revenu une heure plus tard et nous sommes arrivés bientôt à sa maison.
Ils ont un appartement modeste
mais confortable à l’autre bout de la ville. Bien qu’il y manque l’élégance de
la maison de Bernard et de celle du Dr Rauber, je préfère celle, informelle du
Dr Chardot. Il est grand et blond. Sa femme, Jacqueline, est petite et brune.
Ils parlent tous les deux anglais donc nous avons parlé dans cette langue.
Leurs deux enfants (âgés de 17 mois et de deux ans et demi) sont tous les deux
blonds et très bien élevés. Madame Chardot a vécu en Angleterre quelques temps,
aussi elle parle avec l’accent anglais. Elle vient du sud de la France où,
dit-on, les gens sont plus chaleureux.
Et je l’ai trouvée très ouverte
et chaleureuse.
Bernard était invité aussi pour
le repas – ainsi que Monique, une fille aux cheveux roux que j’ai rencontrée
chez les Pierson une paire de fois. Pour le dessert, nous avons eu deux
pâtisseries, en forme de tarte et hautes en couleurs. Puisqu’aujourd’hui c’est
la Fête des rois, le boulanger met dans chaque gâteau un petit objet. La
personne qui trouve l’objet est le roi. Bernard a eu le premier et moi le
second – nous avons donc eu à porter tous les deux une couronne dorée en
papier. C’était très drôle.
L’après midi, le Dr Chardot m’a
emmenée avec sa famille faire un tour en voiture. Ils voulaient me montrer la
campagne autour de Nancy. Il pleuvait mais il faisait bon de sortir de la ville
et de voir autre chose. Ils sont allés à Saint Nicolas à 8 Km où nous avons visité la plus grande
cathédrale que j’ai jamais vue. Elle a été construite au 12ème siècle.
L’architecture, les vitraux colorés et les statues avaient de quoi émerveiller.
Elle a été bombardée pendant les deux guerres mais la reconstruction est
complète.
Ils m’ont montré ensuite d’autres
points d’intérêt et quand nous sommes retournés à Nancy, j’ai fait un tour dans
la ville. Avec la pénurie de gaz en France et le climat humide, la plupart des
gens préfèrent rester chez eux. J’étais néanmoins touchée de leur geste.
La voiture de madame Charlot est
un drôle de petit véhicule : une Citroën. Très économique – 60
miles/gallon. Elle a à peu près la forme d’une Volkswagen mais la carrosserie
est beaucoup plus rudimentaire dans sa fabrication et le design est nul. Pourtant il y a un chauffage et la radio
– aussi elle est très pratique. La vitesse maximale est de 40 Km/h elle ne va
donc guère pour les autoroutes. Mais c’est amusant de la conduire.
Quand nous sommes revenus à leur
maison, le Dr Chardot et moi avons échangé des impressions sur les Etats Unis.
Pendant son séjour il a senti que les Américains considéraient la misère comme
la faute de ceux qui sont pauvres. Il avait l’impression que l’ambition était
le moteur de la plupart des Américains qui croyaient que chacun pouvait faire
mieux s’il faisait un effort. D’un autre côté, il avait vu que nous avions aussi conservé le vieux sens
des valeurs. Lui ayant demandé s’il avait une télévision, il répondit
« non ». Après lui avoir demandé si c‘était trop cher ou rare (non
existant) en France, le Dr Chardot répondit que beaucoup de gens avaient la
télévision mais que lui n’avait pas envie d’en avoir une. Les Américains ne
pouvaient pas comprendre, et le Dr Chardot ne pouvait pas comprendre pourquoi
on donnait tant d’importance à cette acquisition d’un poste de TV.
Prof Claude Chardot
Les suites de l’insurrection de Budapest
(oct 1956)
8 janvier 1957 mardi
soir
Comme j’ai été heureuse de
recevoir mon premier courrier de chez nous quand je suis rentrée hier
soir ! Et ce soir – il y avait encore du courrier pour moi. Maman a aussi
envoyé une grande enveloppe contenant
des cartes de Noel qui m’avait été envoyées chez moi. Je crois que j’ai
relu chaque lettre plus d’une fois. C’était si bon d’avoir des nouvelles de
chez nous !! Comme les bons vieux USA me manquent !
Maman m’a étonnée quand elle m’a
écrit qu’elle allait se remarier bientôt. Je ne pensais pas que cela arriverait
si vite. Pendant le mois où j’étais à la maison avant mon départ, nous avions
eu plusieurs discussions à propos de cette éventualité pour elle de se
remarier. Il m’avait semblé alors qu’elle avait quelqu’un en tête quand elle
avait tenu à ce que je rencontre Mr Rosaris. Bien que je ne l’aie rencontré
qu’une seule fois, il m’avait semblé être très bien. J’espère vraiment que
Maman et lui seront heureux. Maman est encore jeune et elle a besoin de
quelqu’un pour prendre soin d’elle.
Mes trois amies sont toutes
revenues de leurs vacances de Noël. Excepté pour une (Claudine), les autres
(Annie et Elisabeth) sont étudiantes en première année à la faculté des
Sciences. Claudine est dans sa seconde année de physique. Les autres sont en
Sciences naturelles.
Elisabeth et moi partageons la
même chambre et ça marche bien puisqu’elle est toujours partie le week-end. Les
autres filles ont chacune une chambre. Elles sont très sympas et m’aident avec
mon français. J’étais plutôt étonnée quand j’ai su qu’elles étaient si jeunes –
mais les teenagers françaises semblent plus âgées et plus réservées que les américaines.
Elles sont si polies et courtoises qu’il faut que je fasse attention à mes
manières.
A l’Université, je n’ai pas
encore commencé mon projet principal car je n’ai pas tout l’équipement
nécessaire. En attendant j’ai fait de la cytologie et j’ai recherché quelque
intérêt. Mon cours en pathologie progresse aussi – trop rapidement.
Les horaires sont un vrai
problème. Je devrais être là de 8 heures du matin à 6 ou 7 heures du soir. Mes
heures sont plus ou moins laissées à ma guise. Je suis venue de 10 heures AM à
7 heures PM, mais je commencerai plus tôt le matin quand mon projet sera en
route.
Hier, j’ai été présentée à un
Hongrois. Georgette avait envie que je le rencontre parce qu’il parle anglais.
C’est très rare de trouver des gens parlant anglais ici, parce que, bien que
les étudiants l’apprennent à l’école, ils l’oublient rapidement. C’est à près
la même chose aux States quand on est obligé d’apprendre une langue étrangère.
De tout façon, le garçon hongrois
a étudié l’anglais pendant 6 ans et il peut tenir une conversation parfaitement
cohérente. Son accent et sa grammaire nécessiteraient une petite amélioration,
mais la conversation avec lui a été intéressante. Il a fait partie des nombreux
hongrois qui ont fui leur pays quand il y a eu la révolution, il y a quelques
mois. Il voulait d’abord aller en Autriche et ensuite il est venu en France où
il est arrivé le mois dernier. Il avait espéré terminer ses études de médecine,
ça ne semble pas possible avec le niveau de son français. En ce moment, il a
écrit à un oncle à New York qui peut peut-être l’aider à finir ses études aux
States. Si ce n’est pas possible il
essaiera d’aller en Angleterre ou en Allemagne. Un camarade qui a fui avec lui
la Hongrie est maintenant hospitalisé pour une tuberculose. Il est tout seul en
France et vit dans un espèce d’établissement militaire ; pour le moment il
a un job en hématologie à l’hôpital. Je lui ai demandé s’il avait des nouvelles
de sa famille en Hongrie, et il a dit
qu’il n’osait pas leur écrire de peur d’être envoyé en Sibérie (et je pensai
que la Sibérie était une blague – avant que je ne me sois rendu compte de la peur qu’elle inspirait)
Il a environ 22-23 ans, mais il a
le visage et l’aspect de quelqu’un de beaucoup plus vieux. C’étais assez triste
d’entendre ce qu’il avait à dire – en particulier, quand il insistait pour me
dire quelle chance j’avais de pouvoir aller aux States comme je voulais. Cela
m’a fait sentir qu’il y avait bien pire, et moi qui me lamente du prix
exorbitant des cigarettes américaines en France.
15 avril 1957 nuit
de lundi
Samedi après midi, après le
déjeuner chez les Pierson (Dieu, je continue
encore à manger chez eux après quatre mois maintenant !) j’ai
décidé d’aller à la Croix-Rouge pour jouer du piano. A peine étais-je arrivée
qu’Edie, une des filles qui travaille là, est venue me voir pour aller faire un
petit tour à Nancy. Le calendrier avait prévu qu’il devait y avoir une visite
aujourd’hui mais il fallait qu’elle insiste un peu pour qu’ils viennent.
Finalement elle a réussi à convaincre quatre garçons à venir. Ils devaient
avoir une vingtaine d’années et je n’avais pas été entourée d’Américains aussi
jeunes depuis longtemps – j’ai passé un temps épouvantable à écouter toutes
leurs sottises. Dans le parc, un des garçons a dit que le l’ânon ressemblait à
son premier sergent. Au musée, ils voulaient tous toucher à tout comme une
bande de gosses. Ils ont essayé d’ouvrir une armure ancienne. Je n’arrêtais pas
d’entendre des phrases comme « Mais cette peinture de
dingue ! » et « mes vieux ne croiront jamais que j’ai été dans
un musée !».
Quand nous sommes arrivés dans le
jardin du musée où il y avait des colonnes romaines, un des garçons dit :
« mais il y a rien à voir ici que des morceaux de pierres.» j’ai failli
mourir de rire. Mais malgré leurs réflexions, je pense (comme Edie) qu’ils ont
passé un moment intéressant.
De retour au Centre, je suis
allée directement à la salle de musique.
Mais après environ 15 minutes sans personne, la porte s’est ouverte et j’ai vu
entrer Zoltan Makkay (mon étudiant en médecine hongrois) et son beau frère, qui
était pianiste de jazz en Hongrie. Il s’est mit au piano et a joué facilement
pendant un moment. J’étais étonnée qu’il connaisse tant d’airs de musique américaine.
Ensuite, il insista pour que je joue au piano pendant qu’il faisait du
saxophone. Le son du saxophone était si fort dans mes oreilles que je ne
pouvais même pas entendre le piano. En plus il voulait jouer tout deux fois, si
bien que mes doigts maladroits pouvaient à peine bouger.
Et malgré mon médiocre
accompagnement, il a insisté pour qu’on joue chanson sur chanson et il ne s’est
arrêté que quand nous avons épuisé les partitions de musique. Ensuite, il a
joué quelques ballades hongroises et russes. Zoltzan me dit qu’ils viendraient
probablement un soir chez moi pour jouer.
Hier, (dimanche) je suis
retournée à la Croix-Rouge pour entendre « les Joyeux Intrépides »
cinq petits garçons d’environ 8 ans qui jouaient ensemble depuis environ deux
ans. Leur chef jouait du piano et ils ont joué pour moi environ une heure et
demie. C’était vraiment amusant de regarder ces gamins qui se débrouillaient
très bien.
Avant d’entrer dans l‘immeuble,
j’avais couru vers Ray qui était assis dans sa voiture. Il y avait quelqu’un
d’autre avec lui, donc je lui ai juste fait signe. Plus tard, pendant le
programme il est venu s’asseoir à coté de moi. Il voulait savoir si je m’étais
« cachée ». Il semble qu’il soit venu à la maison plusieurs fois mais
que je n’étais jamais là.
C’est dommage que des gens ne
prennent pas la peine de fixer des rendez vous, car je ne peux pas être là
uniquement parce qu’il vient à l’idée à quelqu’un de passer. Je ne voudrais pas
en dire plus sur lui car il est très gentil – sincère et sans une once d’hypocrisie
Après le programme, Ray (à sa
guitare) et son groupe ont joué pour la danse de l’après-midi. Je suis restée
un moment pour les écouter pour la première fois – et ils étaient
excellents ! Il avait un pianiste extraordinaire qui chantait aussi. J’ai
dansé un peu. Certains des cavaliers étaient trop grands. C’était assez
plaisant car il y avait des Françaises qui venaient comme hôtesses. La plupart
des garçons étaient étonnés que je parle anglais. La conversation consistait le
plus souvent par « Où êtes vous allée aux States ? « Un danseur
m’a dit qu’il aimait mon corsage mais je n’ai pas aimé la façon dont il l’a
dit.
Ensuite, j’ai dû partir pour
revenir à la maison à temps pour diner.
Et voyez-vous ça! Il y a eu un gars qui m’a suivi jusqu’à l’arrêt du bus
et m’a demandé si je voulais faire un tour, vraiment tel quel, quel
culot !
Aujourd’hui à déjeuner chez les
Pierson, nous avons eu notre première discussion sérieuse. Il n’y avait que
nous trois : madame Pierson, Bernard et moi. La sœur de Bernard de Paris,
Marie-Thérèse qui est à Nancy en attendant la fin de sa grossesse était au lit,
malade. Françoise était partie hier pour des vacances en Suisse.
Comme d’habitude, le repas a
commencé très vite. Bien que je déjeune avec la famille depuis presque quatre
mois, ils ne se sont jamais laissés aller en ma présence. Cela a toujours été
très formel et je continue à être servie la première, même s’il y a d’autres
invités. Les sujets de discussion habituels sont le temps qu’il fait, ou la
bonne matinée que nous avons eue. Parfois, il a été question des évènements
parus dans les journaux, à propos d’un concert ou d’un film qui avait été vu,
ou peut-être ce qui avait été fait pendant le week-end. Quand nous sortions des
sujets battus, il y avait un silence – un si lourd silence !!
Une ou deux fois mon estomac a
fait du bruit et, avec le silence, je suis sûre que tout le monde a entendu.
Mais personne ne m’a regardée. C’est difficile pour moi de manger quand je
m’entends mastiquer.
A partir d’un brin de
conversation rassemblé ça et là, j’ai compris très tôt que c’était une famille bourgeoise et fière
de l’être – très ancienne et très compassée. Pour cette raison, j’ai toujours
été très attentive à ce que je disais et à la façon de me comporter. Avec la présence
permanente de leur formalisme, ils ne m’ont jamais permis de faire autrement.
Néanmoins j’ai senti très tôt que Madame Pierson était une personne généreuse
et qu’elle m’appréciait, comme le reste de la famille. Ils ont toujours été
plutôt attentifs à mon bien-être, et sont sortis de leurs habitudes pour me faire toutes sortes de faveurs. Mais
jamais nous ne nous sommes dit ce que nous pensions vraiment – notre
conversation a toujours été si guindée, il me semble.
Aujourd’hui, nous étions juste
arrivés au dessert, Bernard me demanda si j’avais entendu parler de Sam Pharr.
Je lui répondis « non », puis ma langue a dérapé et j’ai dit
« Nous ne sommes pas de bons amis vous savez ». Après quatre mois de
silence, j’ai fini pas dire à Bernard ce que je pensais de Sam Pharr. J’ai dû
briser la glace car Bernard s’est laissé aller aussi.
Ceci nous a conduits d’un sujet à
l’autre, avec Madame Pierson qui participait activement. Quand Bernard
mentionna que je ne savais pas tout ce qui se passait à l’hôpital, je lui
répondis indirectement que j’en savais plus qu’il ne pensait. J’allais jusqu’à
dire ce que je m’étais demandé à moi même : « Mais qui est le patron
pour de bon ici ? » Alors Bernard laissa sortir tous ses problèmes,
toutes les choses qu’il avait mises en place depuis qu’il avait fini sa
médecine. Le « grand patron » au centre anticancéreux, ce n’était pas
le professeur Florentin mais la technicienne Mado Perreau, qui l’a embobiné.
C’est elle qui dit à Bernard ce qu’il faut faire. Apparemment, elle peut raconter beaucoup de choses d’autant que
quelqu’un de sa famille fait partie du staff (academic staff). Et puis, elle
est aussi une grande amie de la femme de Florentin. C’est d’elle dont Bernard
dépend pour qu’il puisse mener à bien son travail. Sans elle et son bon
vouloir, il serait parti depuis longtemps. Son seul espoir à présent c’est que
son livre soit publié. Ensuite, il ira voir Florentin et lui dira :
« Voilà mon cher ami, j’ai écrit mon livre après sept ans de travail avec
vous. Maintenant, je voudrais faire ce que je veux. Je ne peux plus rester plus
longtemps avec vous dans ces conditions. Soit vous m’aidez pour mon plan de
carrière, ou j’aurai à le faire. » Il ne pense pas qu’il puisse agir avant
que son livre soit publié.
Il a aussi parlé de son désir de
faire des travaux aux States et des problèmes qu’il pourrait rencontrer avec un
tel changement.
Quand il a quitté la pièce pour
quelques minutes madame Pierson parla de sa famille. Elle dit qu’ils étaient
tous trop fragiles, trop tolérants, et trop susceptibles d’être écrasés par
ceux qui sont plus agressifs. Je lui répondis qu’elle avait une famille
magnifique et qu’elle pouvait être fière de leur réussite. Car vraiment, elle a
cinq a-enfants et tous sont bien éduqués, personnellement je dirais
authentiques, sincères et que je les aimais tous beaucoup. C’est difficile à
expliquer – même s’ils ne sont pas tout proches, je me sens en sécurité avec
eux et je sais qu’ils me donneraient ce que je leur demanderais.
Madame Pierson me parla alors de
leur père qui avait été aussi un homme de patience. Il semble qu’elle ait été
le pilier de la famille depuis des années. Elle est une femme de courage avec
une bonne dose de savoir faire. Son esprit, sensible, pénétrant, est étonnant.
Sous son aile, elle a aidé ses enfants à devenir ce qu’ils sont. Une femme
formidable, madame Pierson, et c’est un plaisir de l’avoir connue.
Nous avons terminé notre échange,
qui a duré jusqu'à ce que Bernard parte à l’hôpital, en parlant de ce que les
Français pensaient des Américains. C’était quelque chose que nous n’avions
jamais discuté avant. C’est aussi un sujet difficile à débattre – j’ai vraiment
appris quelle est, en général, l’attitude vis-à-vis des Etats-Unis et pourquoi.
Maintenant, je me demande si
demain, nous allons rester aussi directs ou revenir à nos repas silencieux.
Bernard Pierson et sa mère
17 avril 1957 jeudi
soir
Alors, maintenant mes repas avec les Pierson sont
devenus plus style familial depuis une paire de jours.
Nous ne sommes pas exactement « Buddy
Buddy » mais la glace commence à fondre.
Aujourd’hui, Mado Perreau a pris plusieurs jours
pour partir en Italie et en Suisse. Marie l’a remplacée. Elizabeth qui est la
fille du professeur Florentin et Marie m’ont toutes les deux fait comprendre
qu’elles soufflaient un peu mieux maintenant que Mado était partie. Nous avons
eu toutes les trois une discussion intéressante cet après midi. Je ne
m’attendais pas à ce qu’elles se confient à moi autant qu’elles l’ont fait. Elisabeth
est considérée comme une fille plutôt snob parce qu’elle est la fille d’une
grosse légume. Beaucoup de gens disent qu’elle est très sympa, mais ils
reconnaissent qu’elle crée une barrière entre elle et les autres. Marie a été
décrite comme très calme et renfermée. Pendant longtemps, j’ai pensé que leur
réputation correspondait à la réalité.
Pourtant, pendant ces dernières semaines Marie et
Elizabeth se sont beaucoup confiées à moi. Aussi aujourd’hui – quand nous avons
eu cet échange, il m’a semblé que nous étions amies.
Elles m’ont raconté leurs projets, leurs pensées et
leur impression des gens qui les entouraient. Elles sont un peu craintives avec
Bernard car il leur parle très peu et même il les ignore souvent. Elles
détestent l’air autoritaire de Mado. Ce n’est qu’une petite partie de ce
qu’elles ont dit, mais tout était intéressant à entendre – puisque nous
n’avions jamais parlé avant de cette manière.
Bernard aussi parle plus franchement avec moi. Il a
l’habitude de ne pas montrer ses sentiments quand nous parlons. Son visage –
sauf quand il fait le clown – a toujours quelque chose d’inexpressif.
Maintenant je peux presque deviner à quoi il pense.
Et comme tout le monde me parle franchement, je peux dire que « j’ai enfin
été acceptée ».
Une personne m’a dit que les Lorrains étaient assez
difficiles à connaître mais qu’une fois qu’ils vous apprécient, ils deviennent
amis pour la vie.
Je repense
aux premières semaines ici. Tout le monde me souriait et il y avait
cette routine de se serrer la main tous les jours, - mais personne ne disait
grand chose de plus que « Bonjour » ou « Au revoir ».
J’avais aussi la sensation d’être observée attentivement. Mais comme je suis
naturellement tranquille, ça leur a pris quelques temps à décider s’ils
allaient me trouver sympa.
Georgette a été franche avec moi dès le début et
Suzanne aussi, la fille qui travaille en bactériologie. Le Dr de Wyn, un
médecin hollandais a été mon copain dès que nous nous sommes rencontrés.
Certain m’ont dit que quand on a annoncé la venue
d’une Américaine à l’hôpital, tout le monde a imaginé une somptueuse blonde qui
allait faire son chemin en se poussant du coude. Ils étaient tous prêts à me
détester, même avant que je n’arrive. C’est drôle – l’attitude des Français vis
à vis des Américains. Ils ont une sorte de stéréotype de ce qu’est un Américain
par ce qu’ils ont vu au cinéma, lu dans des livres ou ce qu’il ont vu de
l’armée américaine ici. Ils ne semblent pas réaliser qu’il n’y a pas
d’Américain « typique ». Alors je me souviens de ce que nous aux
States nous pensons de ce qui est « typiquement français ». C’est
vraiment quelque chose.
Je devais aller à Orléans voir une famille pendant
les vacances de Pâques. Mais une lettre est arrivée disant qu’ils étaient
désolés mais qu’ils avaient décidé d’aller en Belgique et en Hollande. C’est un
peu fort ! Car j’avais déjà achet mon billet et envoyé un télégramme annonçant mon heure d’arrivée.
A la place, je pense que je vais aller à Paris et
voir quelle excursion je peux faire. Ca serait malheureux que je sois obligée
de rester à Nancy pendant tout ce temps libre.
Les chemins de fer sont en grève pour 2 jours dans
tout le pays, mais demain mon train est prévu pour partir à 1h15 PM. Espérons
que la grève se termine cette nuit.
La Croix-Rouge et ses
festivités
29 avril 1957
Quel lundi gâché ce fut !
Tout le monde a été ensommeillé et fatigué toute la journée, il planait une
atmosphère lourde. Je me demande comment ce sera quand l’été sera vraiment
arrivé.
Samedi midi j’ai déjeuné avec
Colette et Georgette au don Camillo, un restaurant peu cher et élégant avec son
décor moderne. On peut avoir tout ce qu’on veut des hors d’œuvres au dessert
pour moins d’un dollar. Le restaurant est spécialisé dans la cuisine italienne
et il est tenu par une collègue de Colette. Suzanne devait venir avec nous mais
quand elle a appris que Colette venait aussi, elle a trouvé un prétexte pour ne
pas venir. Georgette a dit que Suzanne ne voulait pas venir manger avec nous
parce que Colette est médecin. J’ai remarqué que Suzanne ne vient jamais me
voir quand Colette, Bernard ou Jean-Paul sont là. Et s’il arrive qu’ils soient
là, alors, elle devient soudainement silencieuse. Je suis heureuse de ne pas
réagir comme ça. Quelquefois, il est vrai que les médecins ont peu de chose à
dire aux filles, mais cela existe partout. Je ne sais pas ce que cela serait si
je ne parlais pas à Bernard ou Colette, car il y a toujours tellement de
questions à poser.
Bref, de toute façon, Suzanne est
venue avec moi au don Camillo déjeuner aujourd’hui. Nous avons ri pendant tout
le repas.
Madame Pierson est restée en
Suisse et Bernard est revenu seul. J’espère que je pourrai arrêter de déjeuner
chez eux. Bien que ce soit agréable de prendre ses repas dans une famille,
cette acceptation continue de ma part ne peut durer. Ils ont si bien rejeté
tous mes arguments pour manger ailleurs, mais peut-être maintenant que
Marie-Thérèse est là et qu’elle attend la naissance de son bébé, ils pourraient
être d’accord avec moi.
Samedi après midi, je suis retournée
à la « home away from home » - la Croix-Rouge pour jouer du piano. Il
n’y avait personne excepté des filles et un garçon. Après avoir pris le café et
parlé avec les filles de ce que nous avions fait à Pâques, je suis allée avec
mes partitions dans la pièce de musique, espérant pouvoir jouer tranquille sans
personne. Au bout de quelques minutes le garçon est arrivé avec un journal. Il
me dit de continuer à jouer et qu’il espérait que sa présence ne me dérangerait
pas. La plupart des salles étaient vides dans l’immeuble, il a fallu qu’il
vienne dans cette pièce pour lire son journal ! Après qu’il m’ait
interrompue plusieurs fois pendant que je jouais pour me poser des questions,
j’ai supposé qu’il avait envie de parler. Donc nous avons parlé. Il lui reste
un an de collège pour finir ses études secondaires et ensuite il veut aller en
médecine. Ayant la médecine en commun, nous avions une foule de choses à dire.
Et plus tard j’ai fini par trouver que c’était un garçon très sympathique –
même s’il m’avait empêché de jouer du piano.
Un peu plus tard, j’étais dans la
salle d’en face, en bavardant avec lui (Dick) et un autre garçon quand Ray est
entré. Il ne dit même pas Hello, et il s’assit sur une chaise en face de moi
avec Duf. Il devait m’avoir vue car il salua les garçons avec lesquels je
parlais. Après qu’il ait bu son café il
se leva et partit en disant seulement au revoir à Duf.
Madame Charlot m’avait dit que
Ray était venu à nouveau pendant que j’étais à Paris. Pourquoi vient-il
toujours quand je ne suis pas là ? Ne me trouvant pas il a dû penser que
je l’évitais. Mais comment savoir quand il passera ? De toutes façons il
est venu plusieurs fois quand je n’étais pas chez moi et peut-être en a–t-il
tiré de fausses conclusions.
Bon, Dimanche Mme Charlot a dit qu’elle serait à la campagne toute la
journée et qu’elle ne pourrait pas préparer à manger. Après avoir fait ma
lessive et le repassage, je suis allée en ville pour déjeuner et ensuite à la
Croix Rouge
Il y avait une présentation de
mode faite par les hôtesses françaises et la musique d’accompagnement était
jouée par Ray et son combo. Juste avant que le spectacle commence, Ray m’est
presque rentrée dedans – aussi il a été presque forcé de me saluer de la tête.
Plus tard, il y avait un thé
dansant pour lequel lui et son groupe ont joué. J’ai été assurément surprise de
voir que j’étais devenue le centre d’attraction. Malgré toutes les jolies
françaises, les garçons ne m’ont pas laissé manquer une danse et ont semblé
être attirés vers moi. J’ai eu l’idée que j’étais la seule fille « venue de chez eux » qu’ils
connaissaient et que le fait de pouvoir parler anglais faisait toute la
différence. Je suis sûre que je n’aurais pas été une telle star au States. Pendant
l’entracte, ils se sont précipités autour de moi et m’ont posé toutes sortes de
questions. C’est super d’avoir été une star au moins une fois dans sa vie.
Pendant la danse, chaque fois que
quelqu’un me dirigeait pour un jitterbug ou un bop en face de l’orchestre, la tête de Ray se
tournait dans la direction opposée.
J’avais promis d’être la
quatrième à une partie de bridge, mais d’abord il fallait que je dine quelque
part. Un garçon de Boston (Allan Kuperstein) qui était resté près de moi le
plus souvent m’invita à diner. Il a été assez discret pour me le demander sans
que personne ne l’entende. Mais après avoir mis mon manteau, comme j’essayai de me faufiler par la porte
très vite, un groupe de gars m’ont encerclé en me demandant où j’allais, si je
revenais, et en me proposant de me conduire n’importe où. Ray me vit avec mon
manteau et jeta un coup d’œil rapide sur les garçons qui me parlaient puis, il
s’assit sur une chaise d’où il pouvait avoir une bonne vue sur la sortie. Hou ! Il doit avoir voulu voir lequel
passait la porte avec moi et mon visage était terriblement rouge quand je suis
partie avec Allan. Grand Dieu Ray n’a pas fait un mouvement pour me parler et
je préfère ne pas penser qu’il a mangé tout seul !
Allan, d’après les premiers
échanges que j’ai eus avec lui, il m’avait semblé sympa. Pas du tout ce qu’on
imagine des « bostonien ». Pendant le diner il m’a parlé de ses
projets d’aller dans une école de droit quand il aura quitté l’Air Force. Nous
avons eu un diner agréable ensuite il m’a ramenée à la Croix-Rouge où nous avons
joué au bridge jusqu’à 23 heures et il m’a ramenée chez moi. – et il m’a
demandé s’il pouvait revenir me chercher jeudi pour diner. Maintenant si tous
les garçons faisaient aussi attention pour fixer des dates précises, il n’y
aurait plus de malentendu.
Je ne sais pourquoi je devais me
soucier de ce que Ray pense de moi. Sauf que tout le monde aime être bien
considéré. Sa froideur est si différente de son naturel amical, qu’il est
évident qu’il est fâché après moi pour une raison quelconque.
Ça risque d’être plutôt difficile
si je continue à aller à la Croix-Rouge pendant les week-ends. Je ne veux pas
prendre des rendez vous avec tout le monde mais ce sera difficile de les
refuser tout le temps. C’est facile de voir ceux qui sont sympa. J’aimerais
sortir une fois de temps en temps, mais c’est une autre affaire s’ils se
connaissent les uns et les autres. Si seulement je pouvais prendre un
rendez-vous sans que tout le monde sache avec qui je sors et quand. Mais ce
n’est pas possible de faire autrement, étant donné que je suis la seule fille
américaine célibataire, non employée à la Croix-Rouge, tout le monde suit
attentivement mes faits et gestes.
Pendant la danse, un garçon m’a
demandé si je chantais. Quand j’ai voulu savoir où il avait entendu ça, il
m’a dit « les paroles circulent, vous savez ». Je lui ai répondu
qu’on avait dû confondre avec le fait que je jouais du piano. Je n’aime pas du
tout vivre dans une maison de verre !
premier mai 1957 dans
la nuit de mercredi
Aujourd’hui c’est la « fête
du travail » ou littéralement les vacances au travail. C’est une fête
nationale et naturellement personne ne travaille. Ça doit être quelque chose
comme le Labor Day à la maison. C’est ce jour où les familles vont pique-niquer
dans les bois et rechercher une fleur sauvage appelée le « muguet »,
petite fleur blanche avec des feuilles à double lame.
Tout l’après midi s’est passée à
rouler dans la vallée de la Moselle et la forêt de Haye qu’elle encercle.
C’était une assez belle promenade, les arbres avec leurs ombres vertes. Et
certains endroits le long de la rivière sont très pittoresques. Colette et
Georgette étaient mes guides, et ç‘était plaisant de voir la campagne au
printemps. Nous avons visité des églises dans des petits villages. Nous avons
eu notre repas dans le village d’Aingeray où nous avons mangé du pigeon rôti et
bu du vin de Toul.
C’est très difficile d’en trouver
et il pousse dans des lieux isolés et par brins. Nous nous sommes arrêtées
trois fois et l- troisième fois, Colette et moi en avons trouvé un peu.
Georgette n’en a pas trouvé du tout. Ces fleurs sont des porte-bonheurs pour la
personne à qui on les offre.
La « mauvaise
réputation » des soldats américains
La vie est parfois pleine de
surprises. Plus j’en apprends et plus je suis ahurie de mon ignorance.
J’ai l’habitude de croire que je
suis assez perspicace sur la personnalité des gens, et pourtant j’ai beaucoup
encore à apprendre. Peut-être est-ce l’état d’esprit français – mais à ce point
là, cela me rend vraiment perplexe.
Mon premier malentendu avec
madame Charlot est survenu hier soir. Après diner, Ray m’a fait une visite
surprise. Son ami pianiste, Johnny, était avec lui. Naturellement je les
présentai à Madame Charlot, puis je leur demandai d’entrer dans le living room
où nous nous sommes assis, nous avons bavardé et Johnny a joué un peu au piano.
Il était 21 heures quand ils sont arrivés. Après avoir joué quelques moreaux,
Johnny s’est arrêté et nous avons bavardé tranquillement – sur la France, notre
chez nous, sur l’armée. Ensuite je leur ai offert un peu de café. Après un
certain temps, Mme Charlot nous a rejoints dans le living room, et presque tout
de suite a commencé à interroger les garçons. S’ils ont ressenti le caractère
déplaisant des questions, ils ne l’ont pas montré et ont répondu à cet
interrogatoire. Ray comprend assez bien le français, mais ces questions très
désagréables, je ne les ai pas traduites. L ‘évidente hostilité de Mme
Charlot m’a étonnée car elle a toujours semblé apprécier ces deux garçons.
Cependant c’était la première fois qu’ils étaient entrés et s’étaient assis
dans la pièce. Ils sont partis à 22H15 – cinq minutes après que Mme Charlot ait
demandé si nous allions rester là toute la nuit.
Aussitôt que la porte s’est
refermée sur eux, elle s’est mise à faire sa diatribe. Elle a déclaré qu’elle
ne permettrait plus aucune visite (sous-entendu d’un homme) dans sa
maison ; qu’elle avait beaucoup d’estime pour moi mais qu’elle se verrait
obligée de me demander de quitter les lieux si je continuais
« cela ». Qu’on le veuille ou non, qu’est ce que les gens penseraient
s’ils voyaient une voiture américaine stationnée devant sa maison, alors
qu’elle hébergeait une jeune fille ? Elle ne voulait pas que sa maison
devienne une maison close. Si je voulais sortir avec eux, je pouvais, mais elle
ne tolérerait pas que des hommes viennent me voir chez elle ! Je n’avais
qu’à faire ça dehors. Sa réputation a toujours été bonne dans la ville et elle
tenait à ce qu’elle le reste. De plus, a-t-elle ajouté, elle n’était pas riche
et ne pouvait pas se permettre de gaspiller son café et son électricité pour
des étrangers.
Après cette avalanche
d’accusations, j’étais presque sans voix. C’était la première fois qu’ils
venaient, le fait qu’ils soient restés peu de temps, et qu’ils aient été polis,
courtois et de toute évidence très
convenables – tout cela signifiait pour Mme Charlot que j’étais coupable de
quelque chose de diabolique.
D’abord, comment peut-elle
m’accuser de quelque chose que je n’ai pas commis ? N’a-t-elle pas appris
à me connaitre pendant ces cinq mois ? Ensuite qu’y a-t-il de si terrible
d’avoir des visiteurs de sexe masculin. J’ai vécu à ses côtés presque tout le
temps. Qu’y a-t-il de terrible de parler avec des hommes à l’intérieur d’une maison ?
Pense-t-elle que je suis incapable de reconnaitre le bien du mal ? Autant
que je puisse en juger, si le mal existe, il est dans sa tête. Quel parfait
exemple de stupidité que sa tirade ! Elle a finit en me menaçant, si je
continuais à avoir de la compagnie, d’en parler à Mme Pierson (la mère de
Bernard).
Ce matin, avant que je ne parte, elle a recommencé à nouveau, répétant les
mêmes stupidités. Elle s’est fait tellement de souci pour sa réputation qu’elle
n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit.
Aujourd’hui, j’ai discuté de ce
sujet avec Georgette et Françoise. Elles étaient d’accord pour trouver son
raisonnement idiot. Pourtant, elles m’ont expliqué pourquoi elle pensait de
cette façon. Pour la plupart des Français, le mot « soldat américain »
a beaucoup de connotations, toutes péjoratives. Les prostituées françaises vont
avec les soldats américains, donc une Française qui va avec un soldat américain
est très mal perçue, qu’elle soit prostituée ou non. En plus, n’importe qui
aperçu avec un soldat américain est suspect. Si une voiture avec une plaque
américaine se trouve devant une maison ; on en conclut immédiatement que
quelqu’un dans la maison fréquente un soldat américain. Les Français ne
pardonnent pas ce genre de chose. Mme Charlot a peur qu’on pense qu’elle a dans
sa maison une « mauvaise fille ».
Il y a probablement une autre
raison pour que Mme Charlot mette un arrêt si rapide et si brutal pour arrêter
les visites. Quand je ne connaissais presque personne et que je restais dans ma
chambre la plupart du temps, nous allions souvent au cinéma. Sa seule forme de
divertissement est le cinéma. Jamais Claudine et Annie n’ont accepté ses
invitations. Je l’ai fait pour voir un film qu’elle ne serait pas allée voir
seule. Quand j’ai commencé à sortir avec des amis, elle me jetait souvent des
regards de chien perdu. Quand je suis allée avec Georgette et Colette visiter
la vallée de la Moselle, elle s’est plainte quand je suis rentrée d’avoir
trouvé pénible de rester toute seule. Mon dieu ! Je ne peux pas jouer à
l’infirmière avec ma propriétaire tout le temps !
Annie et Claudine ont toutes deux
gardé leur distance dès le début, mais je ne pouvais le faire étant
complètement étrangère. Elle est venue dans ma chambre et a bavardé pendant de
longs moments à propos de tout et de rien – juste pour avoir quelqu’un à qui
parler. J’étais trop ignorante pour me rendre compte assez tôt vers quoi ça
mènerait.
Bon, maintenant que je suis
tombée bien bas dans son estime, peut-être qu’elle me laissera seule.
Plus tard, il l faudra que
j’écrive à propos de la bizarre nervosité de Bernard.
23
mai 1957 jeudi
la nuit
Il y a environ une semaine, j’ai commencé à déjeuner chez une femme qui
cuisine pour des étudiants en médecine, une étudiante infirmière et un étudiant
en philosophie. Jean-Paul m’a présentée car sa famille l’a connue à Metz. Elle
est très accueillante, un peu comme madame Pierson et sa cuisine dépasse ce
qu’on peut en dire. Le prix d’un repas est un peu plus cher que d’habitude mais
ses viandes sont d’excellente qualité et vraiment – tout est savoureux. C’était
devenu un peu ennuyeux de manger seule au don Camillo, et un jour où Suzanne
déjeunait avec moi, nous avons commandé des plats italiens (leur spécialité),
et mon estomac et mes intestins m’ont tourmentée pendant trois jours. Cela vaut
réellement la peine pour le prix de manger de tels plats si bien préparés et
d’avoir la compagnie d’un groupe jeune et sympathique.
Cet après-midi, Bernard, Mado et moi avons assisté à la remise du diplôme
de docteur en médecine, ou plutôt à la cérémonie de remise d’un de leurs
amis. Tous les étudiants en médecine
doivent écrire une thèse. Le travail est présenté à un jury de grosse pointure
de la faculté qui la lit très soigneusement. Chaque étudiant reçoit son diplôme
de docteur en médecine au cours d’une cérémonie à laquelle ses amis et sa
famille sont invités. Le candidat s’assied sur un podium à la droite de
l’estrade. Il est habillé d’une longue robe noire avec un rabat blanc. Le jury
s’assied à une longue table face à l’auditoire. Ils sont tous habillés avec des
robes de satin rouge et noir. Le comité comporte quatre membres (des
professeurs) parmi lesquels le professeur Florentin est le président. Ils ont
chacun une copie de la thèse devant eux ainsi que leur notes. Trois d’entre eux
(Dr Florentin, Dr Roussel (radiologue) Dr Chalnot (médecine) et Dr Lochard
(chirurgien et beau frère de Mado) – sont chevaliers de la légion d’honneur,
tous excepté Lochard qui est le plus jeune. Florentin a trois médailles sur sa
robe. Chaque professeur fait une critique de la thèse. Tous semblent
impressionnés par la quantité de travail analytique que ce candidat a effectué.
Ils semblent aussi impressionnés par les commentaires de sept textes de langues
différentes qu’il a utilisés dans ses études bibliographiques. L’ensemble (les
commentaires, etc) a duré environ une heure ! Ensuite, ils ont tous quitté
la pièce quelques minutes et à leur retour le candidat a levé sa main droite et
a fait un serment. C’était fini et nous sommes sortis pour l’attendre et
féliciter le Dr Felix Biehl. Mado était particulièrement soucieuse que je le
rencontre et que je puisse parler anglais avec lui. Aussi je l’ai félicité en
anglais et pendant un moment il a délaissé sa famille et ses amis – il était si étonné. Il voulait savoir par
quel hasard j’étais à l’université de Nancy. Puis plus tard, il est venu pour
parler des Etats-Unis avec moi. Quelqu’un a pris une photo à ce moment si bien
que maintenant Mado et moi nous avons une photo souvenir.
Voir cette cérémonie pour la première fois était une expérience
intéressante.
Demain de bonne heure le matin, je vais partir en Suisse pour quatre
jours du week-end avec Duf et ses deux amies d’Allemagne. Elle m’a invitée
la semaine dernière et Bernard m’a donné son accord. Aussi, j’espère que ce
sera agréable. Nous serons en voiture et donc nous verrons beaucoup de
pays.
14 juin 1957 vendredi
soir
Il a fait extrêmement chaud
aujourd’hui. Environ 30°. La chaleur était intolérable pour quelqu’un qui est
habitué à la brise de mer. Avec la même température, à San Francisco, je
n’aurais pas autant souffert. Des jours
comme ça produisent une atmosphère lourde, la pression dilate toutes les veines
superficielles. C’était vraiment horrible.
Mercredi dernier au soir Simone
m’a invitée dans sa maison pour le café et dessert. Elle est venue dans sa
petite Renault (4HP). Sa maison est sur une colline et la vue de Nancy la nuit
est belle. Son mari est médecin aussi, Dr Gilgenkrantz, nom qui doit être
d’origine allemande. Il est cardiologue et Simone hématologiste. Comme
quatrième, ils avaient invité un autre collègue, le Dr Liebert, qui m’a dit
qu’il était neurologue. Simone m’a dit qu’il s’occupait aussi de la délinquance
juvénile, aussi nous avons discuté un bon moment. Puis la conversation a glissé
sur la psychanalyse. Quelques plaisanteries ont été faites qui m’ont permis de
donner la mienne : la définition d’une psychiatre = un docteur fou. Tout
le monde a ri alors j’ai continué pour dire que la plupart des gens qui veulent
voir un psychiatre devaient être
eux-mêmes un peu bizarres. Tout le monde a hurlé de rire à nouveau, mais cette
fois Simone et son mari regardaient le Dr Liebert. Il était tout rouge. Tout à
coup il se tourna vers moi et je lui demandai si par hasard il était psychiatre
aussi. Ce fut à mon tour de devenir rouge quand il me répondit :
«Yes !».
Par bonheur il était d’excellente
humeur et n’en a pas pris ombrage. En fait, il nous a raconté plein d’histoires
drôles jusqu’à la fin de la soirée.
Simone et son mari avaient appris
l’anglais à partir de disques (La
méthode Assimil). Ils ont répété des phrases devant moi et c’était très drôle.
Je ne pouvais pas m’arrêter de rire, surtout quand le Dr Gilgenkrantz a récité
les enregistrements avec l’accent français, car la conversation était très
basique, comme « My tailor is rich ; my doctor is good »
etc.
Ils ont une petite fille de six
mois et comme tous les parents qui viennent d’avoir un premier enfant, ils sont
très préoccupés de toutes ses étapes de développement. Ils considèrent qu’elle
est actuellement au stade anal. Dr Liebert, célibataire, a beaucoup de conseils
à donner sur la psychologie infantile.
Colette Macinot a été
hospitalisée pendant plusieurs jours pour une hémorragie de l’endomètre. Ses
globules rouges sont descendus à 3 millions. Je suis allée la voir hier et elle
semblait extrêmement pâle, bien qu’elle soit de bonne humeur. Le professeur
Florentin fait le travail d’ana-path de Colette en plus du sien. Certains
d’entre nous s’étonnent qu’il ne laisse pas Bernard ou le prof Rauber s’occuper
du travail de Colette.
11 juin 1957 mardi
après midi
Rentrée à Nancy. Il pleut comme
toujours. Mon rhume continue et j’ai entamé mon dernier paquet de Kleenex avant
d’arriver à la maison. Misère !
Nous avons quitté Blankenberg
hier après le petit déjeuner. Je n’ai vraiment pas vu grand chose de la ville.
La nuit d’avant presque tout le monde est sorti. Suzanne et Jacqueline ont été
dehors jusqu’à minuit, pendant que Georgette et moi (les fatiguées) sommes
allées au lit à 9 heurs du soir.
Le premier arrêt, ce fut Bruges,
pas très éloigné. On l’appelle la cité des arts et on dit qu’elle ressemble à
Venise avec ses canaux circulant à travers la ville. Les canaux, les bateaux et
les cygnes sont assez jolis. L’architecture des maisons est typique ou plutôt
caractéristique de Bruges. C’est très pittoresque et nous étions tous d’accord
pour souhaiter qu’un jour nous aimerions passer au moins une semaine ici.
L’étape suivante a été Gent
(aussi orthographié Gand) qui est plus grande et plus commerçante que Bruges.
Là nous avons visité la cathédrale Saint Sauveur.
Elle est gothique et contient de
nombreuses statues de marbre. Les chapelles latérales contiennent aussi
quantité de marbres dans leur construction. Il y a des tableaux de Rubens et
une toile de Van Eyck superbement illuminée dans une des chapelles :
« l’adoration de l’agneau de Dieu » et « Le sacrifice de
la croix ».
Van Eyck : L’agneau Mystique
Nous sommes allés aussi visiter
un château du Moyen Age, qui a été remarquablement bien reconstruit. Les
donjons et les guillotines (ou meurtrières ??) semblaient menaçantes. Il
était très fortifié. Les maisons du folklore local que nous avons visité faisaient
partie de l’abbaye. La plupart des vieilles dames qui sont ici passent leur
temps à faire de la broderie, essentiellement pour les vendre dans les petites
échoppes qui se trouvent tout près.
L’arrêt suivant fut le déjeuner à
Gand. Nous nous étions dit que nous prendrions du poulet et quel
désappointement ! Les Français font de délicieux poulets rôtis, et quand ils citent la cuisine belge, ils
sont plutôt gênés. Et je suis d’accord avec les autres : le poulet n’était
pas bon et on aurait dit qu’il avait bouilli un peu avant d’être mis au four.
La sauce non plus n’était pas bonne.
Bien, ensuite, vers Brussels, la
capitale et la plus grande ville de Belgique. Elle me rappelle les grands
villes des States avec leur commerces et leurs industries, le trafic dense et
les milliers de panneaux publicitaires. Mais la place principale et les façades
des immeubles gouvernementaux, les
nombreux monuments, et l’énorme palais de justice ne peuvent pas se trouver
chez nous.
Il y avait des maisons en
construction et des travaux dans les rues. Georgette a remarqué que c’était
dommage que la France ne puisse progresser aussi vite.
Nous avons passé quelque temps à
Brussels a faire « oh-ing et ah-ing » devant tout ce que nous
regardions.
Un des sujets d’intérêt principaux
est « le mannequin de pis » (Le Manneken-Pis : le gamin qui
pisse), le délice de tous les touristes. C’est une fontaine avec une statue
d’un jeune garçon tout nu en train d’uriner l’eau dans le bassin de la fontaine
en bas. Nous sommes passées en bus devant et nous avons vu beaucoup de
touristes qui prenaient des photos. La boutique de souvenirs juste à coté de la
fontaine vendaient des répliques de toutes tailles, et faites d’or, d’argent ou
de matière diverses. Il y avait même des poupées de petits garçons
habillés de toute sorte de façon.
Ensuite nous avons repris la
route. Nous ne nous sommes pas arrêtées avant Bastogne via Namur. A Bastogne,
nous avons eu un sandwich au jambon, le jambon étant la spécialité de la ville.
Pour moi, le jambon ne me semblait pas assez cuit, mais nous ne pouvions pas
nous plaindre car nous n’avions pas assez de temps pour dîner. Ensuite la
serveuse nous a posé des problèmes. Elle ne voulait pas accepter l’argent
français et nous avons dû chercher un endroit où changer notre argent. Partout
ailleurs où nous sommes allées, les gens avaient toujours accepté l’argent
français. A cause de cela, nous sommes arrivées en retard pour prendre le bus
et nous étions très vexées. Pendant le voyage, toutes les quatre, nous avons toujours
été les dernières et à Brussels le chauffeur a dit qu’il avait failli partir
sans nous. Dieu du ciel ! Nous n’avions jamais eu plus de 5 à 10 minutes
de retard. A Luxembourg, Georgette a dit que tout le monde devait être dans le
bus à 8 heures 30 puisque il devait partir à 8 heures 30. Et quand toutes les
trois, nous sommes arrivées à 8h 35, le guide nous a regardé comme si nous
avions commis un crime.
Nous sommes arrivés à Metz tard
dans la nuit vers 23 h et il n’y avait plus de train pour Nancy, aussi nous
sommes restées une nuit de plus au même hôtel. Les filles sont parties très tôt
le matin et je suis arrivée juste avant le déjeuner.
A présent que je regarde en
arrière, l’excursion en Belgique a été très intéressante bien qu’un peu rapide.
Le temps a été variable. Juste par
coïncidence, nous avons toujours été dans le bus quand il pleuvait. Tout le
monde parle français dans ce pays. Vers le nord, la signalisation est en
français, allemand et hollandais. La langue ressemble à un mélange des trois. Dans
la partie plus au sud, tous les signes (ou la plupart) sont en français.
On dit que le pays est divisé en
Flandre (allemand hollandais) et en Wallonie (française)
Je pense à la convention sur le cancer qui
aura lieu à Brussels le mois prochain. George Papanicolaou, le père de la
cytologie dans les cancers le présidera. Le Docteur Wood, mon ex-patron à l’U.
C . Cancer Research Institute présentera quelques publications. Bernard a
l’intention d’y aller et j’espère que j’irai avec lui.
17 juin 1957 Lundi
soir
Il fait de plus en plus chaud.
Cette humidité devient insupportable. Mes vêtements ont l’air d’être trempés,
et aujourd’hui j’avais du mal d’attendre d’être à la maison pour les enlever.
Les gens me disent que c’est n’est pas le plus chaud – le pire reste à venir.
Hier j’ai passé la fin de la
journée chez Suzanne à Agincourt. C’était bon d’aller à la campagne où il fait
un peu plus frais qu’en ville. Son oncle était là pour le week-end. C’est celui
qui a été dans l’armée pendant un certain temps et la plus grande partie de sa
vie dans l’armée s’est passée aux colonies.
Après le repas (madame
Lecaque avait de nouveau fait une délicieuse crème glacée) Suzanne,
Claude et l’oncle Jean m’ont emmenée voir un moto-cross, une course de moto.
Nous avons fait du stop pendant 3 kilomètres sous le soleil brûlant. Les
voitures qui passaient nous recouvraient de poussière. Il y avait déjà une
foule énorme quand nous sommes arrivés. Au début, je n’étais pas trop
intéressée – tout ce que je pouvais voir était des motos montant et descendant
des routes dangereuses et tournant autour des pentes de la colline. Plus tard,
j’ai trouvé quelqu’un pour susciter mon
intérêt. Nous avons changé de position plusieurs fois – en fait nous avons pratiquement
parcouru tout le terrain et nous sommes restés plus longtemps là où nous avions
la meilleure vue. Toute cette marche à travers des pistes, des pentes
glissantes à descendre était plutôt ennuyeuse pour une non-sportive comme moi.
Mais les autres étaient si emballés que je pouvais rester tranquille.
Heureusement, il n’y a pas eu
d’accidents excepté quelques chutes sans mal. Tout le monde était brûlé de
soleil et il y avait trop de monde pour les quelques coins d’ombre.
Bien. Maintenant je pourrai dire
que j’ai vu des courses de motos !
La nuit dernière, la famille a
regardé mes dia en couleur de chez moi. Tout le monde semblait intéressé. Et
j’avais envie de leur montrer.
Aujourd’hui, j’ai apporté les dia
des gens que j’ai photographié à l’hôpital. Maintenant tout le monde veut me
les emprunter pour les montrer aux autres. Mado a été la première à les emmener
chez elle ce soir. Il y avait tellement de gens qui voulaient voir ces photos
que j’avais prises qu’il a fallu que je leur montre à plusieurs moments de la
journée. Juste avant de rentrer chez moi, Madeleine est arrivée et me les a
demandées. Comme nous sortions de la chambre noire, Bernard a demandé si nous
allions les voir avec un projecteur. Quand il a demandé s’il pouvait les voir,
il avait l’air blessé. Bon, il les verra ce matin au labo – et j’ai été très
surprise quand il m’a demandé « Vous alliez les montrer à
Mado ? ». Oui, il pouvait venir aussi, pourtant il semblait si
malheureux : je ne l’avais pas invité. Certaines personnes sont très
sensibles sur ce sujet ici.
14 aout 1957 mercredi
soir
Le professeur Florentin m’a donné
l’autorisation de pendre un week-end de trois jours. J’étais honteuse de
prendre le samedi matin et toute la journée du lundi au lieu de remplacer Bernard.
Ce n’était pas trop grave, mais j’avais aussi à faire tous les diagnostics
rapides venant de la chirurgie avec lesquels Florentin n’est pas très familier.
Tout ce qu’il peut faire est de regarder la lame et il est plus ou moins forcé
d’être d’accord avec moi. Il doit avoir confiance en moi sinon tous les
diagnostics rapides auraient été arrêtés ou refusés pendant l’absence de
Bernard. Comment il se fait qu’un NOBODY comme moi remplace un
professeur ? J’ai failli mourir un jour où Florentin m’a demandé ce que je
pensais d’une cellule particulière. Marie a entendu cela et a semblé plutôt
surprise. Vraiment, je ne me sens pas trop mal vis-à-vis de ce long week-end.
Comme on dit : personne n’est indispensable.
J’ai découvert hier que
l’étudiant en médecine qui vient travailler le soir a beaucoup de talents. Il
est photographe amateur et certaine de ses photos sont exposées. Elles sont
actuellement à une expo internationale à Fontainebleau. Il était très intéressé
quand il a vu le Retina III C que je viens d’acheter. Hier, il m’a expliqué
quelques-uns des avantages de mon appareil et aussi que je devrais acheter
certains accessoires pendant que je suis en Europe. Il voudrait savoir s’il
peut acheter une Retina II C par l’intermédiaire de l’armée PX. J’aimerais bien
l’aider puisque les appareils photos sont vendus à des prix extrêmement bas sur
le marché français. Pendant notre conversation, j’ai appris qu’il était aussi
pianiste. Depuis tout ce temps, je n’avais guère prêté attention à ce grand
jeune homme qui vient régulièrement faire son travail. Je pourrai pêcher
quelques nouveautés intéressantes sur la photographie.
11 septembre 1957
Hier soir, les Gilgenkrantz m’ont
invitée pour dîner, moi et le docteur Tenette. Le poulet rôti que Simone avait
préparé était délicieux. Le dîner a duré longtemps et nous avons bavardé sur
des tas de sujets. Le Dr Gilgenkrantz a un patient intersexuel et il ne peut
trouver personne à l’hôpital qui pourrait faire une détermination sexuelle
histologique. Pour finir il a proposé que Simone me donne un frottis buccal
pour voir s’il est possible de faire une détermination sur les cellules. Lui et
le Dr Tenette voudraient essayer de le donner du sperme s’il peuvent en obtenir
du patient.
Dans la soirée ils m’ont posé
beaucoup de questions sur le problème noir aux Etats-Unis. Les journaux ont
suivi les récents incidents en Arkansas, quand
le gouverneur a appelé la garde nationale pour empêcher l’intégration
raciale dans les écoles. Ils s’étonnent, comme beaucoup de Français, que les
Américains critiquent la guerre franco-algérienne et prêche l’indépendance pour
les musulmans alors que leur propre conduite n’est pas claire.
Nous avons aussi parlé de
religion pendant une paire d’heures. Ni Jean ni Simone ne sont de « bons »
catholiques mais ils vont à la messe chaque dimanche. Ils s’interrogent sur
l’infaillibilité du pape. Le Docteur Tenette est un « bon »
catholique. Pour une bonne raison, il a été éduqué dans une école religieuse.
Ensuite, quand j’ai discuté de
mon point de vue sur la religion, ils ont tous dit que mon raisonnement était
inadéquat. Ils considèrent que le plus important est de croire en Dieu, en
l’Eglise et à la messe. Toutes les autres choses sont sans valeur. Si vous
acceptez le début, vous devez accepter tout. Jean dit que le principal défaut
de l’être humain est « l’orgueil ». Il considère que l’orgueil
empêche beaucoup de gens d’obéir aux règles et à l’enseignement de l’église qui
est fondé sur l’acte d’obédience. Nous, les sujets individualistes avons
tendance à nous rebeller contre toute forme d’autorité. Bon, je crois qu’il y a
quelque chose là-dedans.
16 septembre 1957 lundi soir
On dirait qu’un froid de décembre descend sur nous de
nouveau à Nancy. Tout le monde parle de l’hiver qui arrive. Nous portons nos
gros manteaux. Je déteste être emballée dans de gros sweaters et dans mon gros
manteau d’hiver. Il pèse une tonne et me donne l’impression d’être aussi large
que haute. Il a pleuvioté toute la journée, aussi nous avons eu de quoi nous
plaindre.
Hier, les Gilgenkrantz m’ont
emmenée ainsi que la sœur de Jean (qui revient tout juste de deux semaines de
l’Italie ensoleillée) pour un tour en Alsace. Je ne connaissais rien de
l’Alsace excepté Strasbourg, sa capitale. Jean et Simone voulaient me montrer
la région avant que je quitte Nancy. Nous sommes partis à neuf heures du matin et ensuite par la route des
Vosges au sommet du Donon. La température était assez fraiche jusqu’à ce qu’on
arrive sur le versant alsacien et qu’on se trouve en Alsace. Notre première
visite fut pour le Mont Sainte Odile, un lieu où les gens viennent en
pèlerinage. La ville porte le nom de la sainte patronne, Sainte Odile, qui a
fondé un couvent ici au 7ème siècle. Le couvent, le monastère et la chapelle
sont situés en haut de la montagne. Depuis les jardins de la terrasse on a une
belle vue sur des miles de la plaine d’Alsace. De cette distance on peut même
réussir à apercevoir Strasbourg.
Oh ! Avant d’arriver à Ste
Odile, nous avons visité le Struthof, qui était un camp de concentration
pendant la seconde guerre mondiale. Il y a un monument et les gens vont le
visiter. Le lieu est sur la montagne au milieu de nulle part. on peut voir le
sommet des autres montagnes au loin, mais le lieu est isolé. Le camp de
concentration, où on n’entre pas, a été laissé en l’état et à travers les
fentes on peut voir les plateformes de torture
et des ouvertures par lesquelles les Nazi surveillaient les prisonniers.
Jean m’a dit que des choses affreuses se sont passées ici pendant le régime
nazi. Il a fait des examens médicaux à certains des survivants à l’époque de
son service militaire.
le camp du Struthof
Bon, après Sainte-Odile, nous
sommes descendus par la montagne vers le village suivant, Obernai, qui est
typiquement alsacien avec ses maisons pittoresques et bien fleuries. Nous nous
sommes arrêtés pour changer un pneu et j’ai pris quelques photos. Nous avons
aussi déjeuné là, et nous avons eu, je m’en rappelle, du vin d’Alsace, un
Gewürtztraminer, qui m’a un peu fait tourner la tête. Après, j’ai été un peu
vaseuse pendant à peu près une heure.
Notre arrêt suivant a été
Riquewihr sur la « route des vins ». Ce village est dit le plus
pittoresque d’Alsace. Presque rien n’a changé à travers les temps. Il n’y a pas
de trottoirs, les rues sont pavées et tortueuses; beaucoup sont très
étroites. Certaines maisons sont très vieilles et portent parfois les dates comme 1592, 1610, etc, sur les portes. Mais je trouve que ce
qui est le plus fascinant – les maisons anciennes avec leurs géraniums à la
fenêtre, les auges presque à part de la maison, les petites boutiques, les
caves des marchands de vin (nous en avons visité une), les nombreux puits
décorés de fleurs poussant tout autour, c’était quelque chose à voir.
Naturellement, comme c’était dimanche, nous n’étions pas les seuls visiteurs et
il y avait plusieurs bus de touristes. Mes amis de Nancy m’avaient souvent
parlé de Riquewihr et maintenant je sais pourquoi.
Nous avons continué la route du
vin, où les grappes de raisins se voyaient de chaque coté de la route pendant
des miles. Nous avons bu à Kaysersberg, une autre ville pittoresque. Nous avons
été surpris à la brasserie d’entendre un concert de violon de Beethoven.
C’était vraiment beau de l’écouter. Nous nous sommes arrêtés à Colmar, une
ville assez grande où il y avait le festival de la choucroute. On aurait dit
que toute la ville participait à la fête. Il y avait même des chiens policiers
et des concours de cochons. Nous sommes entrés dans une tente énorme où nous
nous attendions à voir un cirque. C’était une Maison de la Bière pleine de
tables et de bancs et de gens. Nous avons juste pu trouver de la place debout
et nous sommes restés assez longtemps pour écouter l’orchestre costumé et les
danses folkloriques sur l’estrade. Peu de temps après nous avons repris le
chemin de la Lorraine, cette fois en prenant la route des Vosges par le sommet
du Bonhomme.
C’était une longue journée, avec
beaucoup de voiture et nous étions fatigués le soir au souper chez les
Gilgenkrantz. Mais nous avions eu une journée intéressante et nous étions
contents.
J et S Gilgenkrantz
23 septembre 1957 lundi
soir
Ciel, comme la semaine a été
chargée ! Au lieu de sortir si souvent ; j’aurais dû préparer mes
affaires, vêtements à laver et à repasser et tout le reste. Mais c’est si
difficile de refuser les invitations, qui sont plus intéressantes que de rester
chez moi et de préparer tous les bagages. Maintenant je me demande quand je
pourrai faire tout cela. J’aimerais quitter la rue Vauban le week-end, bien que
je puisse rester jusqu’à lundi prochain. J’ai trouvé une chambre juste en face
du centre anticancéreux. Ce n’est rien de luxueux mais j’aimerais passer le
dernier mois à Nancy sans avoir à être ennuyée de rentrer trop tard ou d’être
obligée de prévenir Madame Charlot à l’avance que je ne mangerai pas là.
Je n’ai pas mangé avec elle
depuis longtemps. Mardi dernier, Jacqueline et Brigitte Lepoire m’avaient
invitée. Elles avaient aussi invité une jeune femme nommée Sabine Dubosq qui
est une physico-chimiste travaillant sur le cholestérol. J’ai aussi rencontré
la tante de Jacqueline, le Dr Simone Lepoire, qui a fait sa médecine il y a
longtemps à la faculté de médecine de Nancy. Elle m’a demandé de lui traduire
une lettre qu’elle avait reçue d’une anglaise.
Mercredi j’ai mangé à l’hôpital
le soir et ensuite je suis allée à la Croix-Rouge. Edie m’avait dit que la
directrice de la Croix-Rouge de Washington DC devait être là. C’est Marjorie
Darling, une femme très charmante. C’était intéressant d’apprendre qu’elle
avait un master de Physiologie et qu’elle enseignait à Wellesley. Je me demande
comment cela peut conduire à un poste administratif à la Croix-Rouge. Nous
devions parler de cela mais je n’ai jamais eu l’occasion de revenir pendant son
court séjour. Durant la soirée, un major Cinger a montré un film et des photos
sur l’Extrême-Orient. Ses commentaires étaient passionnants.
Le soir suivant, les Drs Grilliat
m’ont invitée ainsi que d’autres personnes à dîner chez eux. J’y suis allée
avec les Gilgenkrantz. Le professeur Melnotte sa femme et sa fille étaient là.
Il y avait aussi un ingénieur qui était à Nancy pour quelques jours chez lui.
Il a attrapé la malaria pendant son travail en Afrique équatoriale française.
Après le dîner il nous a montré d’excellents films d’Afrique – couvrant
plusieurs zones autres que les colonies françaises. Ils étaient bien faits mais
arrivaient juste après les films de l’Extrême-Orient de la nuit précédente.
J’avais mal aux yeux. Naturellement ils ont vu mes slides de San Francisco, que
madame Grilliat m’avait conseillé d’apporter. Jean Gilgenkrantz était de
mauvaise humeur avant que nous les voyions. Il n’est pas en bon terme avec le
Dr Melnotte pour une raison quelconque et était ennuyé de devoir passer une
soirée avec lui. Il semble aussi que Melnotte avait fait des avances à Simone
quand elle était interne. Oh ! bon, la soirée s’est terminée agréablement
à une heure du matin.
Vendredi je suis simplement
restée chez moi – à me laver les cheveux – mais surtout parce que j’avais
besoin d’aller me coucher de bonne heure au moins une nuit.
3 octobre 1957 jeudi
soir
Il y a eu un tournant dans la vie
et tout à coup elle est devenue affreuse. Je pensais que c’était déjà assez
pénible de vivre avec madame Charlot et j’étais heureuse d’avoir trouvé un
nouveau lieu de vie. Mais les choses ont changé à l’hôpital et je ne me sens
pas du tout à l’aise.
Mado Perreau, que je commençais à
trouver sympathique, après que j’ai découvert que Bernard n’avait pas toujours
été franc avec moi s’est transformée en démon. C’est la secrétaire-technicienne
du prof Florentin, mais elle a du pouvoir et dirige pratiquement le Centre
anticancéreux. J’aurais dû croire Bernard quand il m’a parlé de l’emprise qu’elle avait sur lui il y a des mois, je
crois… C’était notre première discussion ouverte. Bien que j’aie vu Mado tous
les jours depuis que je suis à l’hôpital, je ne l’ai jamais connue jusqu’à ce
que Bernard soit parti et que je l’ai remplacé. J’ai dû alors passer la journée
entière avec elle au lieu de partager mon temps et être à plusieurs endroits
dans la journée. Voilà maintenant un bon mois que je dois travailler auprès
d’elle. Ce mois a été révélateur et dégoutant.
Elle s’est efforcée de minimiser
mon importance au labo. Quand quelqu’un n’est pas d’accord ou est surpris par
un de mes comptes-rendus, elle est toujours là à chuchoter ensuite avec le
docteur disant que je suis juste une étudiante, que j’apprends et ainsi de
suite. Chaque fois que quelqu’un vient me parler – que ce soit pour le travail
ou simplement pour dire bonjour – elle crée l’impression qu’il ne faut pas
bavarder. Elle dit à tout le monde que Florentin vérifie toujours mes
comptes-rendus, ce qui est faux, puisqu’il ne connaît pas la cytologie. Sans
arrêt elle me dit comment je dois faire mon travail, oublie de me dire qu’un prélèvement est
arrivé, et souvent elle perd ou cache les feuilles de demande qui vont avec le
prélèvement. On dirait qu’elle fait le maximum pour me rendre la vie difficile.
Je suppose que la raison de tout ceci est qu’elle veut empêcher que d’autres
aient une quelconque importance au Centre. Elle veut être la seule.
Je ne pouvais pas croire qu’elle
se conduise ainsi, mais ce mois m’a servi de leçon. Hier ou plutôt avant hier,
elle était réticente à me donner des lames de cytologie, mais je les ai prises,
sachant que c’était mon travail de faire la cytologie.
Plus tard le Dr Chardot m’a
demandé les résultats et je lui ai dit que les prélèvements ne montraient aucun
signe de cancer. Il était surpris car il pensait cliniquement que le malade en
était atteint. Bon. J’ai entendu Mado lui dire un peu plus tard de lui donner
un autre prélèvement et qu’elle le colorerait et le montrerait à Bernard. Elle
lui a dit que mon travail n’était pas toujours fiable. Cela m’a fait bondir car
Bernard n’est plus légalement habilité à travailler ici et de quel droit
essayait-elle d’avoir un résultat de lui en douce ? De plus, je n’avais vu
aucune cellule cancéreuse et c’était mon résultat. Qui est-elle pour critiquer
mes connaissances !
Le matin suivant, je suis
descendue au bureau de Florentin, et lui ai demandé s‘il avait vu quelque chose
sur les biopsies de ce malade. Il m’a répondu que c’était négatif et je lui ai
dit que mes lames aussi étaient négatives. Quand je lui ai appris que le mois
d’octobre était mon dernier mois à Nancy, il a eu l’air plutôt surpris car il
espérait que je resterais jusqu’à la fin de l’année. D’autant qu’il a admis
qu’il ne pouvait pas faire la cytologie lui-même et que le service en avait
vraiment besoin. C’est alors que je lui ai dit un peu de mes griefs – pas en
détail, simplement que je ne pouvais plus travailler dans ce genre
d’environnement. Il voulait savoir de façon plus précise alors je lui ai dit
que j’avais trop de fierté pour être bousculée par sa secrétaire. Je lui ai
aussi demandé « Qui doit faire la cytologie, elle ou moi ? » Il
s’est excusé de la situation mais il m’a dit qu’il ne pouvait intervenir. Il a
dit que toute la cytologie était mon domaine, mais que, quant aux difficultés
de personnalité, il n’y pouvait rien. C’était ce que je pensais, mais j’étais
contente qu’il sache ce que moi, je pensais.
Bon, ce matin le prof Florentin
et Mado ont eu une discussion. C’était surement sur mon compte. Un étudiant en
médecine a perçu une partie de la querelle et l’a rapporté à Georgette. Quand
je suis allée dans le labo de Georgette pour voir s’il y avait du travail qui
était arrivé pour moi, elle avait l’air très mal. Elle m’a dit ce que
l’étudiant lui avait rapporté. Mado était en train de dire à Florentin que je
lui en voulais parce que Georgette la haïssait. En d’autres termes, c’est
Georgette qui m’avait influencé. L’étudiant a entendu la fin de la conversation
quand Florentin disait « oui, oui, vous avez raison. Ce doit être
Georgette qui a influencé Evelyn contre vous ».
Tandis que Georgette me racontait
cela j’en suis presque devenue malade moi-même. Pourquoi est ce que Mado
rejetait le blâme sur une innocente ? Ceci devenait épouvantable à
présent. Georgette a été mon amie dès les premiers jours. Elle ne m’a jamais
influencée contre Mado en aucune manière. La pauvre a eu assez d’ennuis de son
coté. Elle a perdu son travail au centre il y a quatre ans à cause de Mado. Et
maintenant Mado l’attaque, alors qu’elle est complètement innocente. Georgette
s’est effondrée en face de moi ce matin, et il a fallu que je me retienne pour
ne pas courir au centre casser la figure à Mado !
Pendant tout ce temps, Mado ne
m’avait rien dit à propos de ma visite au patron, bien que toute la matinée,
elle avait dit tout bas du mal de Georgette et de moi. Elle avait démarré une
campagne « pas un mot à Evelyn » aujourd’hui. C’était un peu dur pour
moi qui devais rester toute la journée. Mes amis les docteurs sont entrés et
sortis – ils ne restent pas dans le labo – ainsi je devais supporter la
froideur de tout ce « petit monde ».Comment peut-on en arriver
là ?
Je me rends compte que Mado a une
personnalité psycho-pathologique. Elle est toujours souriante et si amicale
avec tout le monde. Mais dès que vous avez le dos tourné, elle commence à se
servir de sa langue. Elle ne dit jamais
rien de bon à propos de personne. Les gens la croient souvent. Mais la plupart
– ceux qui sont autour d’elle – ont peur d’elle. Ils savent qu’elle mène
Florentin par le bout du nez, et Florentin est directeur du centre. Que le
directeur continue à la laisser m’assassiner me dépasse. En fait, c’est parce
qu’il a peur d’elle lui-même.
Je pensais que des gens comme
Mado n’existaient que dans les romans. C’est certainement l’être le plus
malfaisant, le plus nuisible que j’ai rencontré. A partir de tout ce que j’ai
entendu, elle a fait du mal à beaucoup d’autres gens. Mais à coté de cela, elle
est souvent charmante et généreuse. C’est-à-dire qu’elle semble toujours faire
des choses pour les gens qu’elle va ensuite frapper dans le dos. Elle m’a donné
des photos qu’elle a prises de moi, des petits souvenirs – tandis qu’elle
prenait mes films chez le photographe etc…
Une telle contradiction, mais sa
personnalité extérieure est toujours chaleureuse, gaie et très plaisante.
Comment peut-elle se supporter ? Il devrait y avoir des signes révélateurs
pour montrer que c’est un diable sous une robe d’ange. Sa punition sera
certainement sévère ? Elle semble
ne l'avoir pas été encore. Peut-être une fois… Elle est vieille fille et elle
n’a pas réussi à ce que Bernard se marie avec elle. Alors après toutes ces
années d’attente, elle a nui à Bernard jusqu’à ce qu’il perde son travail.
C’est un sacré coup au cœur pour Bernard dont le travail était sa vie.
Je tacherai de creuser cela plus
à fond plus tard, - mes mains sont fatiguées et ma chambre est froide.
Bernard au microscope Pr. Florentin
Le centre anticancéreux, façade avenue de Strasbourg
5 Octobre 1957 samedi
soir
Rien ne s’est amélioré au Centre-
simplement je deviens de plus en plus tendue. Hier soir, Madame Didier,
l’administratrice française de la Croix-Rouge, m’a invitée chez elle. Sa sœur était là pour la soirée aussi. J’ai
parlé un peu à madame Didier de mes préoccupations. Elle est très philosophe
dans l’ensemble et lui parler m’a fait du bien.
Récemment, j’avais appris ses
propres difficultés passées et certainement mes problèmes semblaient
insignifiants par rapport à ce qu’elle avait traversé. Elle et son mari étaient
allés aux States immédiatement après la fin de la seconde guerre mondiale. Son
mari faisait des études assez avancées (je ne sais dans quel domaine) et après
leur troisième année là bas, il venait d’accepter un poste d’enseignant à
l’université quand brutalement il est mort – laissant sa femme et trois
enfants, le plus jeune avait juste quelques mois. Madame Didier a dû lutter
pendant plus de trois ans avant qu’elle puisse retourner en France. Elle m’a
dit aussi qu’elle avait été forcée de quitter son ancien travail (avant la
Croix-Rouge) en raison de difficultés conflictuelles. Sa sœur, Gilberte, qui est
infirmière, a quitté l’hôpital à Nancy pour un autre travail pour les mêmes
problèmes. C’est certainement fréquent. Au fond les choses s’arrangent
pour le mieux. Mais je suis encore en plein dans mon problème et c’est
« maintenant » que ça me tourmente.
Hier, j’en ai eu assez de ce
traitement silencieux qu’on m’impose, aussi j’ai attaqué Mado et lui ai demandé
ce qui n’allait pas. Naturellement, et comme je m’y attendais, elle m’a jeté un
regard innocent et m’a dit : « Pourquoi ? Rien du tout ». Elle a maintenu que
c’était Georgette qui l’avait rendue malade et que cela n’avait absolument rien
à voir avec ça. Bref, si elle peut être si hypocrite, je n’ai rien à faire que
d’accepter sa réponse. Je ne peux pas la forcer à me dire ce qu’elle pense.
Ce matin, elle m’a encore énervée
à nouveau, et tout ce que je pouvais faire était de me retenir de la
pousser dans un coin et de lui arracher les yeux.
Naturellement, cela ne servirait
à rien sauf à diminuer mon agacement. Bernard est passé dans la matinée et je lui
ai demandé si je pouvais venir chez lui pour lui parler.
Une fois chez lui, j’ai éclaté en larmes dès
que j’ai franchi le palier. Madame Pierson et Bernard m’ont consolé tous les
deux. Ensuite, quand Bernard m’a parlé de sa propre expérience avec Mado et du
nombre d’années qu’il avait eu à supporter la situation, mes problèmes
personnels me sont alors apparus bien plus petits. Bernard a perdu des années à
travailler dans ces conditions et tout ce que j’ai à supporter c’est juste ce
dernier mois où je vais rester ici. Il m’a dit que c’était une expérience
enrichissante pour moi – excellent pour se discipliner soi même… Mais pourquoi
suis-je si malheureuse ?
30 octobre 1957 mercredi
soir
J’ai été tellement occupée ces
dix derniers jours que je n’ai pas eu le temps de jeter des notes sur le
papier. Vraiment, je ne sais pas comment le temps a passé. Entre les adieux et
les invitations et prenant soin de toutes sortes de choses, de terminer ce qui
n’a pas été fait à temps, il ne restait plus beaucoup de temps, même pour
réfléchir.
Mes adieux ont commencé la
semaine dernière. Mon dernier jour au labo était samedi où je suis venue faire
un au revoir général. Madame Henry et le Dr de Wyn m’on dit adieu plus tôt,
disant qu’ils ne souhaitaient pas le dire en face des autres. Madame m’a donné
un lapin en cristal Daum et le Dr de Wyn une boite de bergamotes, ce qui m’a
beaucoup touchée.
Dimanche soir les Pierson m’ont
eue à dîner, mon dernier dîner avec eux place Carnot – où j’ai passé tant de
temps avec eux dans mes premiers mois. Nous avons parlé de beaucoup de choses
et tiré quelques conclusions de mon séjour ici. Je n’oublierai jamais leur
accueil chaleureux. Ils m’ont donné une photo de leur famille et un cendrier en
cristal de Daum.
Lundi soir, les Gilgenkrantz
m’ont fait une petite party au champagne chez eux. Jean et Simone ont fait
beaucoup pour moi aussi. Ensuite le dernier soir les gens du laboratoire
central ont fait un apéritif-party pour moi Place Carrière. Ils se sont présentés
à moi avec un cendrier de cristal de Saint Louis. Tout le monde savait que je
fumais beaucoup. Plus tard Bernard m’a emmenée dîner en dehors de la ville dans
un restaurant à Richarménil. Nous avons eu Champagne, grenouilles et brioche.
Aujourd’hui madame Grassier m’a
invitée pour un déjeuner spécial, le
dernier avec elle. Elle aussi m’a gâtée terriblement.
Ce soir, Duf m’a invité pour un
dîner steak au Club des Officiers à Toul. Certains de ses amis se sont joints à
notre table et nous ont amusés toute la soirée.
J’ai juste fini de faire mes
bagages (comme d’habitude j’ai attendu jusqu’à la dernière minute) et
maintenant, je suis trop fatiguée.
2 novembre 1957 Paris
Ainsi je suis à Paris et je me
trouve aussi esseulée qu’on peut l’être. C’était un peu triste de quitter Nancy
après presque onze mois. Mon cher big
brother de confiance m’a fait la faveur finale de me conduire à la gare, moi et
mes bagages. Il m’a dit qu’il viendrait peut-être à Paris ce mois-ci. Mon train
est parti à 13h27 et mon « gang » est venu me voir partir. Nous avons
eu un piquenique rapide au buffet de la gare. Ensuite ils ont tous acheté un
ticket pour pouvoir aller sur le quai et m’accompagner à mon compartiment.
C’était un événement mouvementé. J’étais encombrée par tout ce qu’ils m’avaient
donné pour manger dans le train, tandis que l’un portait mon sac, l’autre mon
parapluie, une autre mes gants – tout ce que j’avais était mon billet. Il
restait cinq minutes pour leur parler par la fenêtre du wagon tandis qu’ils se
tenaient dehors sur le quai – les visages amicaux de Benoit, Lepoire, Caillot,
Morlot, Lecaque, et d’Ornant. Lepoire et d’Ornant vont venir à Paris le
week-end du 11 novembre, et nous pourrons aller voir une pièce ensemble.
L’arrivée à Paris à 18 h20 mais
ce n’est qu’à 19 heures que je suis arrivée à mon hôtel. Le coût du taxi était
le double de ce qu’il aurait dû être, mais la circulation était épouvantable.
C’est le week-end de la Toussaint.
Puisque ma chambre n’était pas
prête jusqu’au premier novembre, je suis arrivée à « la Nef » le jour
d’après. Ce lieu est un foyer international où il y a beaucoup de monde. Quand
j’y suis allé hier, il y avait quatre lits dans une petite chambre. Mes bagages
recouvraient tout le sol. Plus tard dans la journée, le quatrième lit a été
enlevé puisque la personne s’en allait. Je me suis retrouvée avec une fille
tchèque qui étudiait la physique à la Sorbonne et une étudiante hongroise de
danse de ballet. Elle vient de partir aujourd’hui pour vivre dans une famille
française. Je reste donc avec la fille tchèque (Anna) qui est très brillante.
Le turn-over a l’air d’être drôlement rapide ici. La plupart des étudiantes
trouvent que c’est plutôt cher, aussi elles restent jusqu’à ce qu’elles
trouvent une chambre ailleurs. Toutes ne sont pas étudiantes – certaines
travaillent et d’autres font du tourisme. Ce lieu a été fondé par les scouts et
beaucoup de filles sont d’anciennes scoutes. Une Mademoiselle Baly est
responsable et tout le monde l’appelle « cheftaine ». Elle a une
assistante. Il y a deux autres filles qui font le ménage, ne sont pas payées
mais ont une chambre gratuitement ainsi que les repas. Elles sont venues en
France pour apprendre le français. L’une vient de Suisse, l’autre de Hollande.
Elles restent environ une année jusqu’à ce qu’elles trouvent qu’elles parlent
bien le français.
Il est minuit maintenant et Ann
s’endort, - je continuerai demain.
7 novembre jeudi
soir
On est allé à l’opéra hier soir
avec Anne, l’étudiante en physique. On a vu Giselle, le palais de Cristal, et
le « défilé » du corps de ballet. Nous étions très bien placées dans
de bons sièges à la troisième corbeille face à la scène.
J’ai déjeuné dans l’appartement
du Dr Violette Nuovos dans le quartier chic de Paris appelé « le
16ème arrondissement ». Je suis arrivée tard et une servante italienne m’a
introduite dans une pièce aux murs rouges, les murs sont entièrement recouverts
d’un velours rouge, du plancher au plafond, avec des peintures modernes sur les
murs.
Le repas avait commencé sans moi
du fait de mon retard. La Doctoresse Nuovos s’est excusée de façon
superfétatoire. Elle m’a fait entrer dans la salle à manger où j’ai rencontré
les autres hôtes – un chanteur italien à l’air snob et un américain étudiant la
sculpture. Nous étions servi par un maître d’hôtel italien en jaquette et
portant des gants ; pendant le repas ils ont parlé des livres récents de
Françoise Sagan et de ce que portait l’ex-femme d’Ali Kahn à l’opéra la veille
au soir. Ils devaient être placés dans les sièges voisins.
La Doctoresse Nuovos est mariée à
un homme très riche, comme Bernard me l’a expliqué. Il est dans l’édition et
publie un magazine d’art, de mode etc, appelé « l’Illustration ».
Nous avons pris le café dans un
immense living-room qui a deux murs-bibliothèque, du plancher au plafond
remplis de livres. Nous étions tous dans des sofas de cuir confortables pendant
que nous étions servis. Pendant un
moment la Doctoresse Nuovos a parlé du laboratoire de cytologie de l’hôpital
Port Royal. Elle a dit que naturellement je pouvais aller et venir comme je
voulais mais qu’elle aimerait avoir mon assistance sur le problème qu’ils
avaient avec la concentration de crachats. Je lui ai dit que je ne travaillais
pas là-dessus mais elle dit qu’elle reverrait le sujet. Ensuite elle a déliré
sur son magnifique nouveau labo qui comprend un étage entier. Puis elle m’a
montré son labo privé et son bureau adjacent qui jouxte leur appartement.
Vraiment c’est une installation somptueuse. Elle est très aimable mais son coté
prétentieux porte un peu sur les nerfs. Elle dit des choses comme « Voyez
vous, je suis mariée à un homme qui est dans la publicité, donc je suis
terriblement occupée et je sors tous les soirs… » ou bien « Excusez
mes serviteurs, nous venons de les ramener d’Italie et ils n’ont pas encore
bien appris … »
Il n’y avait pas classe à la
Sorbonne ce matin en raison d’une réunion des professeurs – aussi je suis allée
dans le labo et j’ai rencontré le staff. Les installations sont très modernes –
juste comme n’importe quel labo aux States mais avec beaucoup d’espaces et
beaucoup de personnel. Le staff a l’air d’être génial et ils m’ont offert une
tasse de thé.
Je terminerai demain.
8 novembre 1957 vendredi
soir
La classe à la Sorbonne devient
plus intéressante à mesure que ça avance dans le temps ? En dépit d’une
grande variété de sujets, le professeur les couvre très bien. Souvent je me
trouve moi même en train d’écouter intensément durant un ou deux cours dits
assez rapidement.
Hier l’enseignant sur la
politique a noté que puisque nous étions presque tous des
« étrangers » nous ne devions jamais hésiter à consulter le staff
d’académie en cas d’interrogations ou de problèmes. Il dit qu’ils avaient fait
tout leur possible pour nous, excepté de nous trouver un appartement de 8
pièces ou un fiancé ! Je suis arrivée exceptionnellement de bonne heure
pour avoir une bonne place dans l’amphi. Autrement on est forcé de se tenir en
haut et presque derrière le speaker.
J’avais à peu près décidé de
déjeuner à « la garde » ou chez les internes et externes à l’hôpital.
Tous les lieux où on mange autour de la Sorbonne sont bondés et pour le libre
service il y a toujours un mile de queue. Aussi aujourd’hui la secrétaire du
labo m’a introduit à la « garde ». Seigneur, quel choc c’était !
Tout le monde était déjà là quand je suis arrivée, et alors il y a eu des cris
soudains et un tintement des cuillères. Ils étaient environ 25 – seulement 3 ou
4 femmes et tous avaient les yeux sur moi. Comme je semblais hésitante pour
savoir où je pouvais m’asseoir, l’un d’eux qui semblait le leader s’est levé
bruyamment et a tiré une chaise vide et l’a placée au centre. Ensuite il a jeté
des assiettes et des couverts à ma place désignée. Tout ceci accompagné de
hululements et de frappements des autres. Enfin il est arrivé, m’a soulevée en
l’air et m’a placée sur ma chaise. Ensuite tout le monde m’a posé des
questions. Le pain était jeté d’un bout à l’autre de la table à des garçons assis
à coté de moi. Afin d’attirer l’attention du serveur pour qu’il apporte mon
premier plat, presque tout le monde a jeté des assiettes et des verres par
terre sur le plancher ou contre les murs. Quelques-uns sont passés au-dessus de
ma tête. Je regardais autour de moi et je vis que trois murs étaient couverts
de peintures obscènes du plancher au plafond. Il y avait d’un coté un piano qui
avait été explosé. La partie portant les cordes était placée contre un mur et
au cours du repas ils n’ont pas arrêté de jeter des bouts de pain pour faire
vibrer les cordes. A des intervalles variés, à l’unisson, ils frappaient leurs
couverts contre leurs assiettes pour attirer l’attention du serveur !
La table
était pleine de bouts de pain et tous les compagnons s’essuyaient avec la
nappe. Ensuite après que j’aie commencé à manger (ou essayé de) la conversation
a porté sur le sexe. J’ai noté que beaucoup portait une alliance mais ils me
parlaient de la façon la plus vulgaire qu’on puisse imaginer. Chaque fois que
quelqu’un disait quelque chose tout le monde riait. Mais ils me jetaient des
mots que je n’avais jamais entendus auparavant. Et leur façon d’expliquer
aurait fait dresser les cheveux sur la tête d’une personne pieuse. Par exemple
ils disaient que l’un d’eux venait du Sussex – mais cela avait une
signification différente en français en prononçant autrement. Ils insistaient
en me l’expliquant – en criant après le serveur et en demandant un panier de
bananes. Puis chacun a saisi une banane et a fait la démonstration. Le leader,
appelé Charles pendant ce temps continuait à me serrer et à frotter son visage
contre le mien. Il disait ou demandait si j’étais mariée bien qu’il voie mon
alliance comme en plein jour. Il a dit qu’une américaine doit être drôlement
naïve. Quel que soit ce qu’il racontait, tout le monde écoutait, ainsi notre
conversation était partagée par tous. Finalement ils ont graduellement ripé au
dehors et chacun a fait un rituel avant de partir en tapant un autre sur
l’épaule. J’ai pensé qu’ils devaient faire ça aussi en entrant. J’ai mangé si
lentement que j’étais à peu près la dernière à table avec Charles qui restait
derrière pour me parler. Comme nous étions pratiquement seuls, il a commencé à
parler de choses tout à fait intelligentes – comme ce qu’étaient mes
impressions sur la vie en France, politique, médecine, et ainsi de suite.
J’avais du mal de comprendre comment om avait pu passer aussi brutalement d’un
chahuteur bruyant à une personne intelligente. Il a aussi mentionné que j’avais
dû être effrayée de leur groupe – qu’ils fassent beaucoup de bruit ne
signifiait rien de mal. Ensuite, il est allé jusqu’à la porte et très poliment
m’a dit que je devais revenir tous les jours.
Bien !!
C’était bon de se retrouver à l’air frais et d’aller dans un labo calme et
tranquille. Pendant l’après midi, j’ai continué à me demander si je pourrais ou
non déjeuner tous les jours dans une atmosphère pareille. La secrétaire m’a dit
qu’ils étaient tous très sympathique (très gentils) mais juste un peu bruyants.
Hum-m-m