Débuts de la sérothérapie à Nancy
G. PERCEBOIS
A la fin du XIXème siècle, le croup n'est plus un mal
mystérieux : Klebs,
au Congrès de Wiesbaden en 1883, a signalé la présence de bâtonnets spécifiques dans les
fausses membranes et, l'année suivante, Loeffler a isolé et cultivé cette
bactérie.
Toutefois, le croup reste une maladie devant laquelle les médecins
sont désarmés. Certes, grâce à l'action de Bretonneau, la trachéotomie a été
remise à l'honneur, vers 1825, et permet de sauver quelques vies, mais les cas
mortels restent nombreux.
On manquait donc d'un traitement spécifique quand, en
1890, l'allemand
Behring et son collaborateur Kitasato signalèrent
pour la première fois les propriétés
salvatrices du sérum d'animaux immunisés.
Roux, qui cinq ans plus tôt, avec Yersin, avait découvert
la toxine produite
par le bacille diphtérique, perfectionna cette technique d'immunisation et l'appliqua,
avec le concours de Martin et Chaillou, à l'hôpital
des « Enfants Malades » dès le 1er février 1894, obtenant des résultats plus
qu'encourageants. La mortalité par diphtérie chuta de 50% à 24%.
Le monde connut la bonne nouvelle communiquée par Roux au Congrès
international d'Hygiène tenu à Budapest au début de septembre 1894.
De son côté, Behring avait publié, en 1893, ses premiers
essais pratiqués sur
l'enfant avec Baer.
En cette fin du XIXe siècle, on pouvait donc espérer
obtenir, avec plus ou moins de difficultés, il est vrai, du sérum salvateur en France et en Allemagne. Nancy, qui
depuis le malheureux conflit de 1870 était devenue ville frontalière par suite de
l'annexion de la Moselle
et de l'Alsace, pouvait être approvisionnée par l'Institut Pasteur de Paris (une dizaine
d'heures par voie ferrée) ou obtenir du sérum de Behring, distribué par la
firme Schéring, auprès des pharmacies de Metz ou de Strasbourg ; le sentiment
patriotique, très vif alors, portait à donner,
en général, la préférence à la première possibilité.
La diphtérie n'étant pas rare, le recours à cette
thérapeutique nouvelle pouvait s'imposer à tout moment. A Nancy, ville pourtant
parmi les moins atteintes, on se souvenait qu'en 1889, la population étant de
78000 habitants environ, 31 enfants étaient morts du croup. L'année suivante,
sur 2034 décès, 13 étaient imputables à la diphtérie ; en 1892, il y eut 23 décès sur 2100 du fait
de cette maladie.
Les médecins de la région, de part et d'autre de la
nouvelle frontière,
eurent recours immédiatement à la sérumthérapie, et
les journaux locaux
en relatant ces cas popularisèrent la méthode.
Ainsi, un médecin de la banlieue messine sauva un enfant
grâce à du sérum qu'il fit venir de Paris, deux autres enfants durent leur guérison à du sérum acheté à Strasbourg, certains
médecins n'hésitaient pas à se rendre
personnellement à Paris pour s'approvisionner.
Cependant, le sérum pouvait manquer. Un pharmacien fit
savoir qu'il s'était adressé, en vain, à la maison Schéring
ainsi qu'à l'Institut
Pasteur.
Le désir était donc vif au sein du corps médical et des populations de voir produire le sérum
antidiphtérique en grandes quantités; aussi, quand le Figaro
ouvrit une souscription nationale afin de donner à Roux les moyens financiers
d'accroître sa production, nombreux furent ceux qui répondirent à cet appel.
A Nancy, le conseil municipal vota 1000 frs fin octobre
1894, la Revue médicale de l'Est
ouvrit une souscription en faveur de Roux, diverses municipalités, des particuliers s'inscrivirent chacun espérant qu'ainsi un dépôt de sérum
serait constitué dans
la région et, de fait, l'Institut Pasteur promit du sérum pour janvier 1895.
On annonçait des projets de création d'Instituts chargés
de produire le précieux sérum à Marseille, à Toulouse, mais à cette date, le principal quotidien régional
affirmait que Nancy préférait avoir recours à l'Institut Pasteur. La production de Roux serait
telle, disait-on,
que dès janvier 1895, Paris et les départements seraient approvisionnés et, dès lors, « tous
les enfants de France atteints de diphtérie pourront être soignés ».
Mais déjà, un groupe dans lequel on trouve Le Monnier, professeur
à la faculté des sciences mais aussi adjoint au maire, le Dr. Sogniès, directeur du bureau municipal
d'hygiène, Macé, professeur d'hygiène à la faculté de médecine, estime qu'il serait souhaitable non
seulement de produire le sérum localement, mais de le faire dans un cadre
nouveau, en créant un véritable institut.
Dès le 6 novembre, la population est invitée à une réunion
à laquelle, est-il
précisé, « les dames seront admises », qui se tiendra le 12, afin de fonder « l'Institut
Sérothérapique de l'Est ».
Ce projet bénéficie, d'emblée, des appuis de la presse
locale dès le 10 novembre, le principal quotidien de la région lui fait une large publicité. Il publiera régulièrement, et le
plus souvent en
première ou en deuxième page, le développement de cette affaire ; il donnera, dès le 11 novembre, une liste
quotidienne de donateurs à la souscription qui est ouverte. La Revue
médicale de l'Est s'associe au
projet.
Le Préfet du département, celui des Ardennes, recommandent
la souscription dans une circulaire aux maires de leur département ; l'évêque en fait
autant auprès de ses prêtres.
Un conseil d'administration, présidé par Le Monnier se
réunit à l'Hôtel de
Ville pour élaborer les statuts de la future Société (l'un des deux
vice-présidents et le doyen de la faculté de médecine, Heydenreich) ; le 9 janvier 1895, par devant Maître Baudet, notaire à Nancy, est signé l'acte de constitution de la
Société « l'Institut
Sérothérapique de l'Est ».
Roux avait été tenu au courant de cette initiative et ne
s'y était pas
opposé. D'ailleurs, d'autres instituts régionaux naissaient ou étaient sur le point de
fonctionner. Ainsi, une souscription était ouverte à Montpellier à l'initiative
des « Amis de l'Université » de cette ville pour créer un institut, à
l'image de l'Institut Pasteur, qui aurait à s'occuper de la diphtérie et d'autres affections microbiennes.
L'un des arguments était qu'un centre unique serait
vulnérable ; qu'une épidémie de morve touchant
les chevaux producteurs de sérum le neutraliserait. Une autre objection - moins convaincante - était qu'il
faudrait mettre environ 150 chevaux à la disposition de Roux, ce qui paraissait
difficile, mais qui fut réalisé, en décembre, (un cheval était mort en cours
d'immunisation on apprit qu'il y avait 75 chevaux à Garches, 40 à Grenelle et 30 à Alfort chez Nocard).
Le 31 octobre, dans l'après-midi, Roux reçoit le groupe
nancéien composé de Le Monnier, Sogniès et Macé. Ce dernier resta auprès du maître afin de s'initier, en
quelques jours, à la préparation du sérum antidiphtérique. Roux devait recevoir ainsi des médecins français, comme Leclainche et Morel de Toulouse ou des belges et autres étrangers,
qui appliquèrent sa méthode.
De
retour à Nancy, Le Monnier y donna une conférence, le 12 novembre pour lancer
la souscription ; il fera de même à Epinal, le 18 ; à Saint-Dié, le 2
décembre ; à Bar-le-Duc, le 16 ; à Verdun, le 20 janvier 1895.
Ce projet, si bien défendu, rencontre toutefois quelques sceptiques
et suscite même des oppositions. Certains pensent qu'il suffi rait de se fournir à Paris auprès
de l'Institut Pasteur. Un pharmacien de la région écrit, dans la presse locale, qu'on pourrait préparer du sérum à Nancy sans installer
« une réduction d'Institut Pasteur ». Il cite Le Havre, où le sérum
sera produit par le vétérinaire, directeur des abattoirs, la toxine étant
fournie par Roux, et Rouen, où le laboratoire de bactériologie de l'Ecole de
médecine suffira à couvrir les besoins locaux.
Un médecin de Rambervillers, conteste le choix de Nancy.
Pour lui, un tel centre producteur devrait être proche d'une école vétérinaire
afin que la morve puisse être détectée sans faute.
Un autre médecin, conseiller municipal de Verdun, (où Le Monnier a trouvé peu d'auditeurs lors de sa conférence) est
hostile à l'implantation
de l'Institut à Nancy, il préférerait Reims.
Inversement l Est Républicain soutien des promoteurs,
rapporte dans ses
colonnes des faits susceptibles de rendre souhaitable une telle création. Il
cite le Courrier de l'Allier selon
lequel un enfant diphtérique, que l'on transportait par voie ferrée de Clermont
à Paris pour y être
traité mourut à Moulins. Le cadavre ne fut pas admis dans le train pour son rapatriement à Clermont.
Il rapporte les propos d'un lecteur de Jussey selon
lequel, pour transporter
un .malade dans le train, il faut louer un compartiment (dix places) soit une dépense de 210 frs !
Il relate le cas où il fallut attendre 48 heures le sérum
de l'Institut
Pasteur pour soigner un Vosgien. Faisant
remarquer que ces inconvénients
n'existeraient pas s'il y avait des Instituts sérothérapiques régionaux.
Une aide financière importante est apportée par un
financier philanthrope, M. Osiris, (né à Bordeaux en 1828) qui avait déjà doté
Nancy d'une statue de Jeanne d'Arc par Fremiet. Il
propose de souscrire pour une somme de 40000 frs. Les conditions qu'il impose
ne sont pas draconiennes : plans et devis
du futur Institut seront arrêtés par son
architecte parisien, M. Humbert, mais en collaboration avec l’architecte
de la ville de Nancy, M. Josson ; devront figurer,
sur la façade l'inscription « fondation Osiris » et à l'intérieur du bâtiment,
la liste des souscripteurs et bienfaiteurs ; il donnera aux salles principales les noms de « princes
de la Science »: Jenner, Pasteur, Roux ; enfin, il souhaite
l'anonymat jusqu'au jour de l'inauguration. Ce souhait
ne put être respecté mais M. Osiris n'en fut pas fâché pour autant. Il versa, comme
prévu, 20000 frs le 20 juin 1895, 15000
frs le 23 décembre 1895 et 5000 frs le 27
mars 1897.
Macé n'attendit pas la mise en route des travaux, encore
moins leur
achèvement, pour immuniser deux chevaux (Marquis et Hardi). Logés dans une écurie (louée rue
Saint-Lambert) ils furent, après avoir été testés par la malléine immunisés dès
le 18 novembre 1894 par
de la toxine donnée par Roux puis, par la suite, produite au laboratoire d'Hygiène de la faculté
de médecine. Cette installation provisoire dura jusqu'au 1er juin 1896.
Il put ainsi, dès le 9 février 1895, mettre du sérum antidiphtérique
à la disposition des médecins au bureau municipal d'hygiène et, le 4 mars, toutes les
pharmacies de Nancy pouvaient être approvisionnées.
Comme
promis, Roux avait fait parvenir à Nancy 20 tubes de sérum le 12 janvier 1895.
L'Institut
Sérothérapique de l'Est fut achevé en 1896. Son inauguration, ainsi que celle d'un Institut anatomique, se déroula le 28 juin
1896 en même temps que l'inauguration d'un monument, un obélisque, dressé à la
mémoire du Président Carnot, assassiné à Lyon deux ans auparavant. De ce fait,
elle bénéficia de la présence de deux ministres :
Louis Barthou (intérieur) et Henry Boucher (commerce). Une foule colorée, où se
mêlaient les uniformes des militaires, les robes
des professeurs, les habits des personnalités, parcourut, à pied, la
courte distance qui séparait les deux Instituts. Les discours glorifièrent la décentralisation qui permit
la création de l'Institut sérothérapique, et le rôle joué par un groupe
de départements, « voulant par ses
propres forces subvenir à ses propres besoins ».
Outre
les 40000 frs de M. Osiris, la générosité publique s'était concrétisée par plus de 120000 frs rassemblés, les municipalités
avaient voté des subventions : Nancy (3000 frs), Epinal (2000), Pont-à-Mousson, Verdun, Lunéville, Toul (100),
Bar-le-Duc (50), les
départements de la région firent de même Meurthe-et-Moselle (2000), Meuse (500 puis 300 en 1898), Vosges (500).
Le bâtiment, aménagements intérieurs compris, revint à 73513
frs. Le personnel comprenait un directeur
(Pr. Macé) qui recevait 2000 frs, un assistant (Roussel) payé 1500 frs, un
vétérinaire (Jacquot) 500 frs, un palefrenier (Lamy) 1000 frs. L'alimentation
des deux chevaux revenait à 1200 frs et l'abonnement au téléphone à 200 frs.
L'Institut
couvra rapidement les besoins régionaux : en
1895, 1410 tubes de sérum furent déposés dans 125 pharmacies en 1896, il y en eut 2034 dans 132 dépôts. En 1897, il y
avait 148 dépôts et en 1898 plus de 160.
Ces dépôts chez les pharmaciens
furent la cause d'un petit conflit ; certains
préférant s'approvisionner à
l'Institut Pasteur, le journal local se crut autorisé à les désigner à la
vindicte publique, ce qui lui attira une vive répartie de l'un d'eux.
La
sérothérapie eut, à Nancy comme ailleurs, des guérisons à son actif. La mortalité par diphtérie passa de 50%
en 1893 à 45% en 1894, 21% en 1895 et 11,3% en 1896.
L'Institut ne produisait pas seulement du sérum antidiphtérique
que d'emblée
on y fabriqua de la tuberculine pour le diagnostic de la tuberculose bovine, on
y pratiqua divers examens bactériologiques :
recherche du bacille diphtérique, mais aussi de l'agent de la tuberculose, de celui de la morve,
analyse des eaux, sérodiagnostic de la fièvre typhoïde, etc...
Des
élèves y travaillaient, des étrangers parfois comme le Dr. Chamot de l'Université d'Ithaca (USA). Il est vrai que son directeur, le Pr.
Macé, par ailleurs titulaire de la Chaire d'Hygiène à la faculté de médecine,
était un bactériologiste distingué, auteur
d'un « Traité de Bactériologie » qui fut présenté à l'Académie de
médecine par Pasteur et eut 8 éditions.
Deux
circonstances conjuguées favorisèrent son œuvre : le transfert de la faculté de médecine au voisinage
de l'Institut sérothérapique et la cession de ce dernier à l'université,
et par conséquent, à la faculté de médecine.
En effet, le 16 mai 1899, budget équilibré et activité
normale, la société « l'Institut
Sérothérapique de l'Est », au cours d'une assemblée extraordinaire fit
cession de son établissement à l'Université de Nancy, à charge pour elle de continuer à fabriquer
du sérum « aussi
longtemps que cette méthode thérapeutique demeurerait en usage ».
La faculté de médecine (où se trouvait le laboratoire
d'Hygiène de Macé) jusqu'alors au centre de la ville venant s'installer entre l'Institut anatomique et
l'Institut sérothérapique, il suffit d'agrandir ce dernier pour lui donner, sous un même toit, son
pendant universitaire.
Nancy possédait alors un véritable Institut régional de Bactériologie
dont elle pouvait s'enorgueillir. Peut-on penser que cet aboutissement avait été prévu par Le
Monnier, Macé et leurs amis ? Dans ce cas, le résultat de l'entreprise restait imparfait comparé à ce que
fut le destin de l'Institut sérothérapique du Nord né à Lille fin novembre
1894. Il reçut 25000 frs de la municipalité, ainsi qu'un terrain situé près de la porte Louis XIV et
il bénéficia de l'appui financier et
moral d'une souscription publique. Mais surtout, il eut le privilège d'être autorisé à s'intituler
Institut Pasteur avec Calmette à sa
tête. On sait quel fut ensuite son développement.
Publié dans lesActes du 110ème congrès national des sociétés
savantes – Montpellier 1985 (la bibliographie composée principalement de
références à des articles de l’Est Républicain figure dans ce document).
Texte fourni par le
Pr. Burdin.