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Quelques souvenirs amusants de mon mandat de doyen (2008-2014)

par le professeur Henry COUDANE

  

« J’ai bien réfléchi au fond et à la forme de ce texte et j’ai décidé de soumettre un texte discrètement parodique en m’inspirant avec la modestie nécessaire des Lettres Persanes…

En outre cela permettra des digressions humoristiques qu’un rapport traditionnel ne pourrait autoriser… »

(Ce texte avec ce préambule était prévu initialement pour figurer dans l’ouvrage sur « Les cent cinquante de la Faculté de médecine » de B. Legras  - 2022 - mais le ton trop humoristique tranchait un peu trop avec le reste du livre ; toutefois, ce texte amusant mérite de figurer sur ce site).


 
Première lettre lorraine

De Nancy,  le 15 de la lune de saphar, Al-Qi'da 1417 (correspond au mois de mars  2007 de notre ère).

 

Du professeur Emile Ben Khatti au professeur Yasser Ben Ali de Damascus (les professeurs Katti et Ali existent réellement, l’un est chirurgien orthopédiste à Alep, l’autre radiologue à Damas).

 

Mon cher Yasser,

Me voici donc arrivé dans la province de la Lorraine et plus particulièrement à Nancy ; j’ai quitté la province syrienne et ma belle ville d’Alep il y a des lunes pour débuter mon stage chez mon collègue le professeur Henry Coudane qui est comme moi chirurgien orthopédiste.
Le système dans la très démocratique république française est très compliqué : chez moi à Alep, je suis calife et personne ne viendra me chercher des poux dans la tête. J’ai mis près de deux lunes complètes à comprendre ce qu’ils appellent le système hospitalo-universitaire au sein d’un centre régional hospitalo-universitaire.

Dans la Lorraine, il n’y a qu’un seul CHRU à Nancy mais il y a aussi un CH régional ( non universitaire) à Metz Thionville , car la faculté de médecine est située à Nancy ; tu comprendras plus tard que cette particularité administrative est très importante. Les lorrains de Nancy disent qu’on parle à Metz le Plat Deutsch qui est un dialecte séquelle de l’occupation il y a plus de 150 ans de la contrée de la Moselle par les peuplades teutonnes. Si cette contrée de la Moselle est rattachée à l’ancien duché de la Lorraine, on m’a expliqué qu’il existait toujours une frontière symbolique à une dizaine de lieues au nord de Pont-à-Mousson qui est le siège ancestral de la faculté de médecine de Nancy ; certains professeurs de la faculté de médecine de Nancy continuent de dire qu’au-delà de Pont-à-Mousson, on rentre chez les ennemis …

Il faut que je t’explique surtout que les français adorent les complications administratives : la faculté de médecine de Nancy est une des quarante (environ) composantes de l’ université de Lorraine ; mais la faculté de médecine de Nancy (comme toutes les autres facultés de médecine de la  république française ) est « dérogatoire »  depuis une fameuse ordonnance (c’est encore un truc qui n’est ni une loi ni un décret comme chez nous) de 1958 du temps où un général très célèbre en France a permis aux facultés de médecine de faire partie des universités mais avec de multiples dérogations concernant l’enseignement, la nomination des professeurs, le nombre d’heure d’ enseignement à faire et bien d’autres choses encore… Inutile de te dire que la faculté de médecine est très jalousée par toutes les autres composantes de l’université de Lorraine. Par exemple, les professeurs de la faculté de médecine n’ont pas de contraintes horaires et le président de l’université ne peut pas les contraindre à s’occuper des étudiants ; voilà les mystères joyeux de l’administration. Et pour couronner le tout, les professeurs sont ce qu’on appelle des bi-appartenant, c’est-à-dire qu’ils enseignent et font de la recherche à la faculté et qu’ils soignent les malades à l’hôpital  donc au CHRU de Nancy. Au CHRU, règne un directeur général : ce n’est pas un médecin et il est là pour faire appliquer les directives du ministre de la santé en s’appuyant sur une sorte de calife adjoint qu’on appelle ici le président de la CME…

Tu me diras comment tout cela peut marcher en pratique ?

A titre d’exemple, la vie de la faculté est rythmée par de nombreux événements que je vais te rapporter : parmi ceux-ci le plus important est l’élection du doyen de la faculté de médecine. C’est un processus un peu complexe où des représentants de tous les corps de la faculté sont amenés à élire le doyen au sein d’un « conseil de gestion » (et non pas au sein d’un conseil d’administration qui n’existe qu’au niveau de l’université). Parmi ces représentants, on trouve les élus des professeurs, des maitres de conférence, des étudiants, du personnel administratif de la faculté que l’on appelle les BIATS ou les ITRF (je ne rentre pas dans les détails, tu n’y comprendrais rien), des représentants du conseil de l’ordre des médecins, et enfin des représentants du monde politique local…
J’ai eu la chance d’assister  à ce processus d’élection du doyen : pour te donner une idée, le doyen, c’est comme chez nous le calife. Il est très respecté car il dirige la plus grosse faculté en nombre d’étudiants et d’enseignants chercheurs au sein de l’université de Lorraine et comme je te l’ai expliqué : si le président de l’université, c’est le grand vizir, le doyen de médecine règne sur sa faculté et n’a pas à rendre compte au grand vizir contrairement à tous les califes des autres composantes non médicales…

C’est ainsi qu’en ce début d’année Al-Qi'da 1417,  le conseil de gestion a élu le nouveau calife qui succédait au calife Patrick Netter qui avait abandonné son poste de calife pour prendre des responsabilités à Paris (c’est la capitale de toute la France où en fait tout se décide un peu comme chez nous à Damas) de directeur des  sciences du vivant du CNRS (je t’expliquerait plus tard la notion de recherche en France avec les EA, le CNRS, l’INSERM : encre une particularité bien française où il faut avoir un recul de plusieurs années pour comprendre .)

Il y avait plusieurs candidats dont le professeur Henry Coudane qui était le vice-calife de Netter et qui était élu au conseil de gestion depuis plusieurs décennies où il avait représenté tous les corps, en débutant par celui des internes des hôpitaux en 1976 ; bref il connaissait le système et avait la particularité d’être chirurgien orthopédiste : il allait rapidement droit au but et ne barguignait pas comme le font les médecins ; comme tous les chirurgiens, il était aussi un peu mégalo et sa campagne, curieusement, avait été axée sur la prise en charge des étudiants, qui finissaient de digérer une énième réforme pédagogique ( les français adorent les réformes) dont la célèbre APP venue des contrées lointaines du Canada et qui avait été un merveilleux échec.

La salle du conseil de gestion est située au cœur de la faculté de médecine ; où l’on trouve sur des supports la célèbre masse d’arme qui est l’insigne du doyen (je te joins un dessin).

Il y avait plusieurs candidats pour être calife à la place du calife Netter mais l’un s’était retiré la veille du scrutin et l’autre devait jeter l’éponge rapidement. Bref le nouveau calife prenait ses fonction après une élection sans problème et organisait son équipe d’une manière originale car  il nommait plusieurs vice-califes : non seulement des femmes mais aussi un étudiant ce qui était une première pour une faculté de médecine qui avait élu son premier calife à Pont-à-Mousson en 1592…

Je me souviens que tous les votants se sont réunis pour sabler le champagne et j’ai pu noter ultérieurement que les occasions étaient nombreuses pour faire « péter les bulles » comme disent les français…

Le nouveau calife a aussitôt mis en place tous les conseils (pédagogique, scientifique, etc) et a rencontré le DG du CHRU et  le grand vizir de l’université : il a commencé par lui rappeler que la fac de médecine était la plus grosse composante de l’université de Lorraine, ce qu’ultérieurement les étudiants en médecine ont résumé de la façon suivante : «  à la fac de médecine, on a la plus grosse ».

Voilà une étape capitale dans la vie de la faculté : j’ai pu être le témoin privilégié de ce processus compliqué où un PU-PH devient doyen-calife  et portera toujours ce titre de doyen des étudiants en médecine…

Tu as déjà compris qu’élu pour cinq ans par un Conseil dont les membres sont élus pour quatre ans, le doyen peut rester en poste pendant dix ans et cela laisse aux futurs candidats le temps de planifier des stratégies car évidement comme chez nous en Syrie nombreux sont ceux qui veulent être calife à la place du calife.

Je te raconterai dans une prochaine lettre comment le calife a pris des décisions parfois originales et comment il a pu organiser son califat entre Nancy Metz et les ministères parisiens.

 Deuxième lettre lorraine

11 Dhou al hijja, 1432 (décembre 2012)

Du professeur Émile Ben Khatti au professeur Yasser Ben Ali de Damascus

Mon cher Yasser,

Je viens d’arriver à Nancy après avoir quitté ma chère ville d’Alep ou règnent les islamistes dans tous les quartiers Est ; pour l’instant mon hôpital n’a pas été touché par les bombes mais cette guerre, débutée en 2011, est terrible pour notre chère Syrie. Ton frère a été la victime expiatoire de ce terrible conflit puisqu’il a été assassiné (le frère du professeur Yasser Ali qui était pilote d’avion dans la compagnie Syrian Air Line a été effectivement assassiné sur l’autoroute reliant l’aéroport au centre-ville de Damas) .sur la route de l’aéroport de Damas. Nous avons prié ensemble pour lui, toi comme musulman alaouite et moi comme chrétien maronite lors de mon récent passage à Damas avant que je ne reprenne la route du Liban pour rejoindre l’aéroport de Beyrouth.

Le doyen-calife de Nancy m’a expliqué qu’il y avait eu des élections au sein de l’ université de Lorraine : je t’ai déjà écrit que le système français des études supérieures est très complexe : le président de l’université de Lorraine est une sorte de grand vizir  qui règne sur tous les étudiants et les enseignants ; en plus, en Lorraine, l’université a un statut particulier que les français appelle un grand établissement ; je crois qu’il y a une autre université à Paris-Dauphine qui a le même statut. J’ai cru comprendre que dans ce mode d’université, il y a des collegiums et un sénat académique ; ne me demande pas à quoi ça sert, c’est vraiment trop complexe ; ce qui est sûr c’est que le calife-doyen de la faculté de médecine reste dérogatoire  et passe son temps à rappeler que son califat est le plus important de tous les califats de l’université de Lorraine… Il a même accepté qu’au sein du collegium-santé de l’université, les sièges soient calculés en fonction du nombre de califats : médecine, pharmacie, dentaire et Staps (c’est comme ça qu’on appelle la filière de la formation en éducation sportive), et non pas en fonction du nombre d’étudiants dans chaque composante : si tu veux mon avis, il a fait une faute politique en refusant d’avoir dans le collegium-santé une majorité absolue qui lui tendait les bras ! Je crois qu’il souhaitait un vrai partage de savoirs et des compétences : l’avenir lui donnera tort et plusieurs de ses collègues ont commencé à sortir les cimeterres pour lui couper la tête ; d’ailleurs au cours de tout ce processus électoral, j’ai bien vu que plusieurs de ses amis commençaient à le trahir dans l’optique de devenir calife à la place du calife : ça, je sais ce que c’est, car chez nous en Syrie c’est la même chose.

Je suis allé la semaine dernière à la conférence des califes des facultés de médecine : les califes se réunissent à la fin de chaque lune à Paris pour écouter la sainte parole des ministères de la santé et de l’enseignement supérieur.

 J’ai vu qu’en fait, c’était le syndicat des étudiants en médecine qui avait plus de facilités à avoir des rendez-vous rapides avec les ministres que le président des califes-doyens : les ministres en France ont la trouille que les étudiants fichent la pagaille et manifestent dans la rue car le souvenir de 1968 reste très prégnant pour les politiciens régnant dans les ministères. Notre calife de Nancy était alors le vice-président de cette conférence des califes doyens ; le président était le calife de Tours, un professeur de réanimation avec lequel il s’entendait bien et qu’il avait soutenu sans ambages contre un candidat calife parisien qui voulait s’emparer du pouvoir pour traiter les provinciaux selon le principe que tout est parfait dans les califats parisiens qui doivent servir de modèle pour toute les lointaines provinces de France.

Enfin le bureau de la conférence des califes se réunissait (presque toujours à Paris) toutes les deux lunes, pour certes travailler, mais aussi pour aller gueuletonner dans un restaurant du boulevard Saint-Germain le Vagenende où ils faisaient des études en double aveugle sur les qualités des vins de Loire.

A propos de recherche, je voudrais te rapporter une anecdote : la conférence plénière des califes-doyens de France recevait une sorte de super vizir responsable de l’ INSERM ; (la recherche en France c’est encore plus complexe que leurs universités : il y a l’ INSERM, le CNRS, et plein d’autres organismes auxquels il faut s’ adresser pour avoir des crédits de recherche …). Bref ce super vizir a expliqué à tous les califes doyens que la recherche en médecine, c’était pas terrible, que leur impact factor (c’est un truc inventé pour calculer la production scientifique) était nul surtout chez les chirurgiens : son intervention a été suivie d’un silence de mort lorsque le vice-président de la conférence (donc le calife de Nancy) a levé la main puis s’est levé, s’est tourné vers le super vizir et lui a tenu ces propos : «  Monsieur le super vizir, je vais vous poser une question : madame votre mère est-elle toujours vivante ? Le super vizir a répondu : « oui monsieur le vice-président ». « Alors le vais vous poser une autre question : imaginons, ce qu’à Dieu ne plaise, que madame votre mère ait une fracture du col du fémur : préféreriez-vous qu’elle soit opérée par un jeune agrégé d’orthopédie qui a un impact factor extraordinaire et des points Sigaps au plafond parce qu’il a passé tout son temps de clinicat à titiller la membrane nycthémérale du rat nude et qui mettra à madame votre mère une prothèse de hanche à l’envers ou par moi dont l’impact factor n’est pas terrible mais qui permettra à madame votre mère de rejoindre son domicile dans les 48 heures … »

Inutile de te dire que beaucoup de califes-doyens ont pensé que le calife de Nancy était totalement givré ! Mais le super vizir de l’INSERM avait de l’humour lui aussi et a répondu : « Et bien, je vous remercierai très sincèrement d’avoir parfaitement opéré ma mère, monsieur le vice-président et je vous inciterais aussi à publier pour augmenter votre impact factor ! »

Mon cher Yasser,  je te rappelle que tous les PU-PH sont investis d’une divine mission depuis l’ordonnance de 1958 dont je t’ai déjà parlé dans ma première lettre lorraine : c’est la Sainte Trinité, le Père le Fils et le Saint Esprit, c’est-à-dire l’enseignement, la recherche et les soins… Inutile te dire que peu nombreux sont ceux qui exécutent parfaitement cette Sainte Trinité !

Je vais rentrer sur Nancy car se préparent l’accueil des étudiants sortis de la PACES et le gala de la faculté de médecine : il parait qu’il ne faut pas rater ces évènements si particuliers à la faculté de médecine : j’en ferai l’objet de ma troisième et dernière lettre Lorraine avant de rentrer dans notre belle province syrienne où tout va si mal avec la guerre.

 Troisième lettre lorraine

17 Safar, 1436 (décembre 2014)

Du professeur Émile Ben Khatti d’Alep au professeur Yasser Ben Ali de Damascus

Mon cher Yasser,

Mon retour en France par Beyrouth s’est mieux passé que la dernière fois ; c’est mon dernier stage au sein du califat de la faculté de médecine de Nancy. Comme promis, je vais de rapporter quelques anecdotes pour que tu comprennes les mystères de cette organisation complexe au sein de l’université lorraine.

Il y a, au commencement, la PACES une sorte de concours (mais il ne faut pas employer ce terme de concours) qui permet aux étudiants qui ont obtenu le bac, de tenter la PACES pour poursuivre des études médicales : cette modalité a été inventée en 1971 où elle portait un autre nom ; le but était de limiter les dépenses de santé selon l’équation concoctée par ce que les français appelle les « énarques » : moins de médecins, moins de dépenses. Le résultat est simple : actuellement en France, il y a plein de déserts médicaux et les dépenses de santé augmentent tous les ans …

Les étudiants qui veulent faire médecine passent une année horrible à travailler pour passer des épreuves où la physique, la chimie, les mathématiques sont dominantes pour 310 places à Nancy ; ils sont plus de 3000 à s’inscrire au départ… Tu imagines l’année de travail qu’ils doivent s’imposer pour avoir des chances d’obtenir le sésame : passer en 2ème année …

Chaque étudiant ne peut passer que deux fois la PACES et s’il n’est pas reçu, il faut qu’il choisisse  une autre voie ; pour lui la médecine c’est fichu. Mais les étudiants ne sont pas sots et comme tu le sais la France fait partie de l’Europe et selon le sacro-saint principe d’équité,  les étudiants collés deux fois partent dans d’autres pays en particulier en Roumanie pour effectuer leurs études médicales et revenir en France pour passer l’examen classant national (ECN). Le calife de Nancy m’a expliqué tout ceci mais je ne suis pas sûr d’avoir bien compris la finalité de ce système.

Aussi, il faut voir l’ accueil réservé par le calife aux étudiants qui ont été reçus à la PACES : la cérémonie se passe dans un grand amphi ; une vice-doyenne commence à chauffer la salle où sont présents tous les étudiants reçus : puis elle décline les modalités des cours et des stages pour la deuxième année en insistant sur le fait qu’au sein de l’ université de Lorraine, ils représentent la plus grosse composante, qu’ils sont les plus forts, les plus intelligents, etc

Puis, dans un ballet bien mené, elle demande aux étudiants de se lever pour accueillir le calife de la faculté de médecine alors que résonne dans l’amphi le Te Deum de Charpentier : tu aurais dû voir alors le calife descendre lentement les marches de l’amphi, la masse d’arme à la main dans sa robe rouge d’apparat, les décorations pendantes, à côté de sa bavette blanche en dentelle de Calais, et le crane couvert par le chapeau-mortier… Il contourne le grand pupitre, pose son mortier et la masse d’arme et s’approche vers le micro : les dernières notes du Te Deum finissent de raisonner dans le grand amphi et alors que tous les étudiants s’asseyent dans un silence religieux, le calife écarte les bras de façon solennelle et s’écrie en fixant l’ ensemble des étudiants : « vous avez fait les meilleurs choix, vous êtes toutes et tous les petits princes et les petites princesses de la plus grosse composante de l’université de Lorraine, vive la faculté de médecine ! ».

   

Tu peux, mon cher Yasser, imaginer alors le tonnerre d’applaudissements et les hurlements de joie des étudiants qui comprennent alors qu’ils font partie d’une véritable caste et d’une famille dirigée par un calife qui les soutiendra toujours …

D’ailleurs, j’ai pu assister à ce que les étudiants appellent le gala de la faculté de médecine : cette manifestation avait été interdite par le grand vizir de l’université depuis plusieurs années, au motif que les étudiants en médecine ne pensaient qu’à picoler dans une ambiance de carabins. Le calife-doyen de Nancy a donc réuni l’association des carabins de Nancy et leur a tenu à peu près ce langage : « OK pour le gala mais je ne veux pas un incident : en clair, je sais que vous ne boirez pas que de la tisane et que vous n’allez pas réciter la litanie des Saints pendant toute la nuit : je vous fais confiance ; pour l’université qui va nous mettre des bâtons dans les roues je m’en charge ; pour le reste vous vous démerdez… ».

Mon cher Yasser, le calife de Nancy n’a rien demandé au grand vizir de l’université : quand celui-ci a fini par connaître l’existence de ce gala, il a demandé à ce qu’il n’ ait pas lieu sur le site de la faculté de médecine ; alors le calife doyen avec un terrible aplomb lui a expliqué que l’ordonnance de 1958 lui permettait de faire ce qu’il voulait en particulier sur le plan pédagogique en arguant que cette manifestation avait un caractère culturel et pédagogique…

En fait, mon cher Yasser, j’ai assisté à plusieurs de ces galas organisés par les étudiants en médecine : la faculté est transformée pour 24 heures en une véritable boite de nuit : des chapiteaux sont montés sur le campus et transformés en pistes de danse et boites de nuit avec des disc-jockeys professionnels comme d’ailleurs les salles d’enseignement dirigés. Les étudiants avaient tout prévu : une société extérieure assurait le contrôle des entrées, une vaste salle d’enseignement dirigé était tenue par la Croix-Rouge qui avait installé une cinquantaine de lits pour recueillir les étudiant éventuellement fatigués par ces agapes ou le champagne coulait à flot …J’aurais voulu que tu vois plus de deux mille étudiants et étudiantes, bien habillés, les filles en robe longue ou en mini-jupe tellement courte que lorsqu’elles se penchaient en avant en dansant on leur voyait l’entrée du canal de Suez  comme on dit chez nous en Syrie. Je me souviens que pour l’ouverture d’un de ces galas le calife-doyen  avait parcouru sur sa Harley Davidson tous les  couloirs qui jouxtaient les grands amphithéâtres avec la présidente de l’association des carabins de Nancy assise sur le siège arrière de cette mythique moto : elle se levait de temps en temps sur les repose-pieds en tenant son calife-doyen par l’épaule pour saluer les haies d’honneur des deux mille étudiants qui hurlaient vive la médecine ! Les tenues impeccables du début de soirée l’étaient moins passé minuit et la salle de dégrisement surveillée par la Croix-Rouge était pleine à 2 heures du matin.  Cette immense fête prenait fin vers 6 heures au petit matin après un contrôle strict par le service de sécurité du nombre des sorties pour être sûr que quelques étudiants ou couples d’étudiants n’aient pas été oubliés au fond d’un amphi… Je te joins une photo que j’ai retrouvée, où le calife-doyen écoute le discours de la présidente des étudiants en médecine de Nancy pour l’ouverture du gala de médecine.

Je crois, mon cher Yasser, que des générations entières garderont le souvenir de leur faculté de médecine à travers ces folles nuits des galas de médecine…

Je vais revenir à des choses peut être un peu  plus sérieuses : c’est ce que les califes des facultés de médecine appellent le tableau des effectifs : en clair c’est une sorte de pré-sélection par le calife de celles et ceux qui pourront concourir à l’agrégation : c’est ce que les français appellent la carrière hospitalo-universitaire ; ce tableau des effectifs, c’est en quelque sorte la pré-épectase. Là encore, le grand vizir de l’université n’a rien à dire, encore que, si le calife-doyen  médecine le laissait faire,  le grand vizir de l’université essaierait de prendre des postes budgétaires  de bi-appartenant à la faculté de médecine pour les basculer dans d’autres disciplines scientifiques en « mono-appartenant ». J’ai cru comprendre que ce tableau des effectifs,  c’était le conseil de gestion qui envoyait les propositions au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche à Paris. Début juin, il  y avait toujours à Paris au ministère, une grande réunion pour confirmer ce tableau des effectifs : chaque calife avait la trouille qu’on lui pique un poste et il fallait savoir manier le verbe devant les conseillers ministériels pour emporter le paquet-cadeau tel qu’il avait été imaginé par le calife-doyen ; je peux te dire que j’ ai assisté à des passes d’armes terribles lorsque le ministère voulait supprimer un poste ou préconisait le changement de l’ intitulé de la discipline. Je crois que le calife-doyen-doyen de Nancy avait une technique pour assurer le coup : bien en amont de la réunion, il allait tâter le terrain au ministère pour être en concordance avec les conseillers lors de la réunion plénière ; surtout il faisait intervenir la directrice de son cabinet qui était une copine de la secrétaire du ministère qui connaissait tous les postes budgétaires des PU-PH et MCU-PH en France et  c’est ainsi que le calife-doyen a pu, au grand dam du grand vizir de  l’université, non seulement préserver tous les postes budgétaires de la faculté mais aussi en récupérer quelques-uns…

Je t’ai rappelé qu’au niveau de l’hôpital (le CHRU de Nancy), il y avait un directeur général qui régnait sur tout le personnel (y compris les médecins) ; il avait essayé de demander aux hospitalo-universitaires de remplir ce qu’on appelle un tableau de service pour contrôler leurs horaires de présence à l’ hôpital ; c’était un crime de lèse-majesté ; évidemment le calife-doyen lui a envoyé un mail en lui rappelant le code de l’ éducation et l’ordonnance de 1958 qui stipule que les bi-appartenant compte tenu de leur triple mission (enseignement , soins , recherche) n’ont pas de tableau de service à remplir ; il a prévenu tous ses collègues en leur demandant de mettre dans toutes les cases horaires de ce tableau de service le sigle HU (hospitalo-universitaire). Le super calife du CHRU n’était pas très content et a traduit le calife-doyen devant la chambre régionale des comptes : le calife-doyen a fait confirmer son appréciation administrative des règlements et lois et, une fois sûr de son coup, il a préparé un texte qu’il a fait parvenir à tous les califes-doyens de France par la conférence de doyens-califes pour leur demander à ce que le sacro-saint statut HU soit parfaitement respecté… Ceci étant, le calife-doyen de Nancy savait très bien que certains de ses collègues ne remplissaient pas forcément leur triple mission. Mais en France c’est le principe dura lex, sed lex.

 A la fin de l’année 2014, le calife-doyen avait prévu d’arrêter son califat de doyen : comme il l’avait dit publiquement, au bout de six ou sept ans de califat,  tous les califes sont pervertis par la puissance de leur pouvoir : et il l’a appliqué à lui-même, alors qu’il était sûr d’être réélu pour faire un nouveau mandat et rester ainsi calife pendant dix années : d’ailleurs on m’a expliqué que certains doyens-califes à Paris avaient fait changer le nom de leur faculté pour repartir dans un nouveau cycle de nomination. Tu vois, mon cher Yasser, que c’est un peu comme chez nous où il a toujours les mystères de l’orient…

Bon, il est temps que j’arrête cette troisième et dernière lettre nancéenne ; je te raconterai la suite de vive voix dès mon retour à Damas si Dieu le veut. Cette immersion au sein de la faculté de médecine et de l’université de Lorraine m’ a appris qu’en France on adore les réformes : il y en eu plus de dix en l’espace de dix ans, tant sur le plan hospitalier que sur le plan de la formation universitaire : ainsi maintenant, tous les étudiants en médecine deviennent des internes à port entière : j’ai connu le temps où seulement dix pour cent des étudiants étaient reçus au concours de l’ internat qui durait quatre ans ; maintenant, c’est les DES qui durent entre trois ans pour la médecine générale et cinq ans pour les autres spécialités ; la médecine générale est devenue une spécialité, et la dernière loi dite HPST a fait dire à un président de la république : il n’y a qu’un seul patron dans les hôpitaux, c’est le directeur général ! Je ne suis pas sûr que cela marche mieux.

Le calife-doyen m’a toujours dit : « je suis là pour les étudiants et je ferai tout pour qu’ils soient enfin heureux de s’engager dans le plus beau métier du monde pour soigner l’humanité souffrante ». Je ne sais s’il y est arrivé, il leur a laissé la parole y compris dans ses fonctions de chef de service à l’hôpital et il a écouté aussi les 250 personnels qui géraient la lourde administration de la faculté de médecine : il louait leur dévouement à l’institution et leur éternelle adaptation à ces multiples réformes qu’il fallait appliquer.

En France, tout est très compliqué dans le système hospitalo-universitaire.

Je t’embrase, mon cher Yasser et à très bientôt dans notre belle Syrie.