Le docteur Dufour, un médecin normand à Nancy
Obstétrique et
soins aux nouveau-nés à Nancy, un rôle pionnier
Jean-Pierre DESCHAMPS
Celui qu’on appellera « le bon
docteur Dufour », Léon Adolphe Dufour, nait à Saint-Lô en 1856 dans une famille
modeste d’origine paysanne ; sa mère est femme au foyer, son père est artisan-imprimeur (mais
certaines sources le disent palefrenier
au dépôt d’étalons de la ville, sorte de haras élevant des chevaux
reproducteurs destinés aux armées). Léon n’a que huit ans lorsque son père
meurt, et la famille vient s’installer au Havre puis à Rouen. Le jeune homme
entre à l’École de Médecine de Rouen en 1876. Il fera sa carrière à Fécamp où il épouse en 1885 la fille du directeur de la
distillerie produisant la célèbre liqueur « Bénédictine ». Il divorce
vingt ans plus tard et se remariera avec une collègue également médecin. En
somme un parcours de vie assez traditionnel, une ascension sociale honorable…
(1)
En
fait Léon Dufour a quitté rapidement la Faculté de Rouen pour venir poursuivre
ses études à Nancy où il arrive en 1877. Que diable pouvait chercher un étudiant en
médecine normand en traversant la France d’ouest en est pour faire ses
études? Quel projet de formation l’avait guidé? Nancy n’était-elle pas alors
cette ville moyenne dont l’École de Médecine, certes fort appréciée, n’était devenue
Faculté que cinq ans auparavant, en 1772 ?
La réponse tient d’abord à la
spécialité médicale que Dufour a choisi d’exercer, l’obstétrique. Mais pourquoi
à Nancy, si loin de ses attaches familiales ? Il faut regarder le contexte
de la spécialité d’obstétrique à l’époque, et la situation particulière de
Nancy en ces dernières décennies du XVIIIème siècle. En 1871 la défaite d’une
France en déclin démographique fait naître un fort mouvement social en faveur
de la maternité et de l’enfance. Par ailleurs l’annexion de l’Alsace et de la
Lorraine du Nord par la Prusse fait que Nancy, à moins de 30 kilomètres de la
frontière nouvelle, accueille beaucoup d’industriels et d’universitaires
alsaciens. Ainsi en 1872 le corps professoral de la Faculté de Médecine de
Strasbourg, dans sa quasi-totalité, vient s’installer à Nancy. Le doyen, le
Professeur Joseph Stoltz (1803-1896), est parmi ces « optants » et il devient doyen de la Faculté de
Médecine de Nancy. Cet obstétricien est ouvert aux grandes idées du temps et
particulièrement à l’évolution de la médecine, il va faire de Nancy un grand
centre de l’obstétrique. À son décès en 1878 son collègue François-Joseph Herrgott (1814-1907) (2) devient titulaire de la chaire d’accouchement
et de maladie des enfants. La pédiatrie n’existe pas encore et ce sont alors
les accoucheurs qui soignent les enfants. Herrgott
traduit en français les travaux de Soranos d’Éphèse,
médecin de l’Antiquité qui s’est le premier intéressé aux maladies infantiles.
Il applique les travaux précurseurs de Semmelweis et Lister sur l’asepsie et
sauve ainsi beaucoup de mères et de nouveau-nés. À l’époque encore un enfant
sur quatre meurt avant l’âge d’un an, et malgré des efforts louables,
pratiquement aucun progrès n’a été fait dans les trois derniers siècles…
Le fils de François-Joseph, Alphonse Herrgott (1849-1927), succède à son père en 1887.
Il est un « accoucheur social », plus encore que son père, s’occupant
des femmes victimes de violences sexuelles et de l’accueil des
« filles-mères », mais aussi des nouveau-nés et des nourrissons, comme
le veut l’intitulé de la chaire que son père à occupée
avant lui, « maladie des enfants ». Ainsi il développe les soins aux
prématurés mais il est aussi à l’origine d’une avancée importante dans la santé
des bébés, créant en 1890 la première consultation de nourrissons en France. Ce
qu’en 1945 et aujourd’hui encore on appelle « protection maternelle et
infantile » est donc né à Nancy en 1890, et l’initiative d’Herrgott va bientôt s’étendre en France. À Paris naissent peu après le dispensaire de Belleville
établi en 1892 par Gaston Variot et la consultation des nourrissons de
l’hôpital de la Charité créée par Pierre Budin dans
la même année. La santé des nouveau-nés et des nourrissons est enfin
considérée.
Lorsque Léon Dufour vient apprendre l’obstétrique
à Nancy, il témoigne de la renommée acquise en France par l’école obstétricale
nancéenne. Il est l’élève et ami d’Alphonse Herrgott,
de sept ans son aîné, et soutient sa thèse en 1881. Mais ce n’est pas seulement
en obstétrique que Dufour a pu se former. Dès 1874, donc trois ans avant
l’arrivée de Dufour, une chaire d’hygiène a été créée à Nancy, une des
toutes-premières en France. L’enseignement est dispensé par le Docteur Émile Jean
Poincaré, père du mathématicien Henri Poincaré et oncle du futur président
Raymond Poincaré. L’apprentissage de l’hygiène était fondamental à une époque
où les comportements individuels et sociaux, et les pratiques médicales, n’avaient
pas encore évolué malgré les travaux développés en Angleterre par Lister, en
Autriche par Semmelweis et plus tard par Louis Pasteur en France. Les mesures
d’hygiène commençaient à être appliquées lors de l’accouchement mais encore
très peu dans les soins aux nourrissons.
Dufour a forcément suivi les cours
d’Émile Poincaré et compris l’importance de l’hygiène pour la survie des
nourrissons, et il s’en souviendra dans l’exercice obstétrical. Il retourne en
Normandie en 1881. D’abord il pratique les accouchements à domicile, en 1888 il
est nommé médecin-adjoint à l’hôpital de Fécamp et en devient médecin-chef en
1901. Dès son arrivée à Fécamp il est frappé par la forte mortalité infantile
dans la ville et ses environs, ainsi que par les conditions d’hygiène
désastreuses qui y règnent. Il remarque aussi que beaucoup de nourrissons ne
sont plus nourris au sein, leurs mères étant employées aux nombreuses pêcheries
de cette ville d’ancrage des terre-neuvas. Il est, comme Herrgott,
un fervent défenseur de l’allaitement maternel mais, pour ces mères ne pouvant
allaiter, il crée en 1894 un dispensaire auquel il donne le nom d’« Œuvre de la Goutte de Lait de Fécamp »,
initiative pionnière qui va rapidement s’étendre partout en France. L’idée
maîtresse en est de distribuer quotidiennement aux mères des nourrissons le
lait de la journée. Pour bien marquer qu’il préfèrerait que les enfants soient
nourris au sein maternel, il donne à son œuvre la devise « Faute de
mieux ».
Il est évident que Dufour a été marqué
par les initiatives d’Herrgott, à qui Albert Fruhinsholz (1876-1963) succèdera et qui sera le bâtisseur de
la grande Maternité régionale de Nancy inaugurée en 1929. L’innovation de
Dufour est évidemment connue à Nancy et dès 1896,
en retour de ce que Dufour a appris à Nancy et mis en œuvre à Fécamp, un pédiatre, le Professeur Paul Haushalter (1860-1925)
y organise la distribution de flacons de lait aux mères lui amenant leur bébé
malade. Devant le succès de cette initiative, des médecins et des personnalités
de la ville, parmi lesquels le verrier Antonin Daum, créent l’Œuvre du Bon
Lait, présidée par le professeur Eugène Macé, celui là
même qui a succédé à Poincaré à la chaire d’hygiène.
Le
biberon, élément incontournable de la Goutte de lait (3,4,5)
Si l’enfant n’est pas allaité au sein,
il faut évidemment un contenant pour le liquide nourricier. À l’époque de
Dufour, on utilise dans les familles les
flacons, les pots ou les cuillers disponibles, ou même un tissu que l’on
imprègne et qu’on donne à sucer à l’enfant.
Le biberon dont on sait qu’il a été
utilisé depuis des siècles, est cependant encore peu répandu. De nos jours il
s’agit d’un objet ordinaire, usuel, indispensable à l’alimentation du
tout-petit dès lors que celui-ci n’est pas - ou plus -
allaité au sein maternel. Ce petit flacon en verre, ou en matière plastique,
sur le col duquel une bague vissée permet de fixer une tétine, est un objet
tout simple en somme. Un objet certes important par sa fonction vitale, mais
bien commun, ne tirant d’originalité que de la couleur du matériau, de la
sérigraphie qui orne sa paroi, ou de quelque audace de forme concédée par le
fabricant.
Au temps de Dufour les biberons sont
de plus en plus souvent en verre moulé industriellement. Il n’en a pas toujours
été ainsi. En fait des biberons ont été utilisés dès l’Antiquité (beaucoup ont
été retrouvés dans des sépultures d’enfants). Certains sont en verre soufflé,
mais les plus nombreux sont des vases en terre cuite ou en céramique. Au
Moyen-âge on utilisera aussi les cornes de vache percées, tandis que le XVIème
siècle verra apparaître des biberons en bois tourné. Plus tard apparaîtront les
biberons en étain, puis à nouveau en verre soufflé ou en céramique. Les
XVIIIème et XIXème siècles verront l’usage prédominant des « limandes »,
objets en verre soufflé munis d’un orifice de remplissage et d’un bec de
succion, dont la forme évoque celle d’un poisson plat... Tous ces objets
étaient fabriqué artisanalement, avec les matériaux
dont on faisait les ustensiles divers de la maison. Leur utilisation ne
relevait pas comme aujourd’hui d’un choix, mais d’une décision à prendre
rapidement, dans une situation dramatique, souvent la mort de la mère lors des
couches ou sa maladie. Parfois la nécessité d’allaiter, contre un peu d’argent,
l’enfant d’une femme plus riche, obligeait la mère à recourir au biberon pour
son propre enfant.
La fin du XIXème siècle va faire du
biberon un objet courant. Objet de santé, mais aussi fauteur de maladie et de
mort, il reflète les pratiques familiales, les avancées et les ambiguïtés de la
médecine, l’histoire de la puériculture, le développement de la politique de
l’enfance. Objet manufacturé et commercial enfin, il renseigne sur les
pratiques industrielles d’antan, sur les usages commerciaux, et il est un
témoin du développement de la « réclame », aujourd’hui la publicité.
Il est aussi, dans l’extrême diversité de ses conceptions et de ses modes de
fabrication, témoin de la beauté des formes, des matériaux
et des objets de la vie quotidienne. L’industrialisation, le développement de
la publicité, la vulcanisation du caoutchouc en feuilles minces (les
« feuilles anglaises » surtout utilisées alors pour fabriquer des
préservatifs) et la mise sur le marché de laits de vache en poudre et de
farines lactées vont permettre la fabrication et la commercialisation à grande
échelle de biberons industriels. Le plus utilisé sera un vase droit en verre
moulé, le plus souvent muni d’un tuyau en caoutchouc plongeant dans le flacon
et muni à son autre extrémité d’une tétine, elle aussi en caoutchouc. La maman place
le flacon dans le berceau du bébé et lui met la tétine dans la bouche ;
elle peut ainsi vaquer à d’autres occupations… On va alors parler de
« biberon à long tuyau » ou de « biberon à tube ». (6)
Alors que se développent les travaux
sur l’hygiène, ce type de biberon constitue un danger mortel pour les bébés ;
le tube de caoutchouc est impossible à nettoyer. Plusieurs industriels font une
publicité outrageuse en sa faveur. Les plus acharnés sont Édouard Robert à
Dijon puis à Paris et un lorrain, Auguste Grandjean à Sauvigny-sur-Meuse. La notoriété de Robert est telle que son
patronyme devient le symbole des seins d’une nourrice : « une belle paire de roberts ». « L’analogie
de fonction et d’apparence explique cet emploi argotique puis familier »
nous dit le dictionnaire…Robert.
Dufour, comme beaucoup d’autres
médecins, part en guerre contre ces biberons « tueurs de bébés ».
Lors des visites qu’il fait au domicile des femmes accouchées, il les confisque
impitoyablement. En fait il confisque tous les biberons qu’il trouve dans les
maisons et constitue ainsi une collection de ces ustensiles (près de 300),
qu’il lèguera à la ville de Fécamp, et qui est aujourd’hui exposée à la section
« Musée de l’enfance » du Musée des Pêcheries. Dans les campagnes,
les inspecteurs de l’enfance font un constat analogue. Une véritable croisade
est réalisée pour faire disparaître les biberons, et en particulier les
biberons à tube, mais d’autres médecins, contre une confortable rémunération de
la part des fabricants, font l’éloge des biberons à tube et publient des
articles scandaleusement dithyrambiques. Les fabricants eux-mêmes publient leurs
propres journaux foisonnant de mentions fallacieuses, telles « le seul
biberon des crèches de Paris », « agréé par tous les médecins »,
etc. Dufour et ses collègues demandent sans cesse l’interdiction des biberons à
tube, en vain. Il faudra attendre 1910 pour que soit promulguée la loi « relative à l'interdiction de la
vente et de l'importation du biberon a tube », près de 40 ans après sa
mise sur le marché et après le décès, par gastro-entérite infectieuse, de
dizaines de milliers d’enfants …
« L’œuvre
de la Goutte de lait de Fécamp » (7, 8, 9)
« L’association dite
«L’œuvre de la Goutte de lait de Fécamp », fondée en 1894, […] a été
instituée dans le but de lutter contre la mortalité infantile des enfants (sic)
du premier âge en donnant aux mères de famille tous les conseils et
encouragements possibles pour les engager à nourrir elles-mêmes leur enfant au
sein. Toutes les fois que l’allaitement maternel ne peut être fait et réclame
le secours de moyens artificiels, l’œuvre fournit du lait, de façon que
l’enfant reçoive une alimentation mixte ». Cette rédaction, révisée en
1923, de l’article 1 des statuts précise clairement qu’il ne s’agit en aucune
façon de favoriser le recours à l’allaitement artificiel. Pourtant Dufour sera
souvent accusé d’aller contre l’allaitement au sein. Il répondra à ses
détracteurs à travers de nombreux articles. Ainsi en 1902 écrit-il que le
biberon est
« une fâcheuse
nécessité sociale qui persistera tant que la femme aura sa place dans
l’industrie ». L’œuvre pratique, selon
l’expression de Dufour, l’« élevage » des bébés. Elle distribue
quotidiennement des biberons de lait stérilisé aux mères des milieux pauvres et
ouvriers de la ville. Ces dernières s’engagent, en contrepartie, à conduire
chaque semaine l’enfant à la consultation pour qu’il soit pesé et examiné. Le service sera par la suite étendu aux mères
de milieu social plus aisé. (6)
La
Goutte de lait est d’emblée une réussite. Les mères fécampoises sont nombreuses
à adhérer. L’effet sur la mortalité des enfants est spectaculaire. Le nombre
d’inscriptions augmente rapidement. Dès la première année la mortalité des
nourrissons pris en charge est la moitié de celle des autres enfants ; six
ans plus tard elle est réduite au tiers .
Les
succès de Dufour à Fécamp incitent la création de Gouttes de lait ailleurs en
France et aussi à l’étranger. En 1905 on en compte une centaine en France dont,
en Lorraine, Bar-le-Duc et Nancy. (1)
Dufour ne se contente pas de la
fourniture de lait sain. Il crée en 1895, pour les femmes pauvres qu’il
accouche, une Œuvre de la Maternité, qui distribue draps et linges. Il instaure
une consultation de nourrissons quotidienne. En 1910 il met en place une
Mutuelle maternelle assurant aux adhérentes un mois de repos et une prime
d’allaitement. (8, 9)
Dans un autre domaine Dufour a œuvré,
celui de la propreté et de l’hygiène générale. Il demande, et obtient, que les
rues de Fécamp soient régulièrement lavées à grande eau, que les ordures soient
ramassées quotidiennement, que des toilettes publiques soient édifiées. Il
donne des conférences publiques sur l’hygiène. Il occupera les fonctions de
médecin de la crèche municipale, directeur du Bureau municipal d’hygiène,
médecin du bureau de bienfaisance… (9)
Dans ses fonctions, il n’oublie pas la
ville où il a reçu sa formation. Publiant en 1888 un ouvrage sur la diphtérie,
il indique sur la couverture “Le Docteur Léon Dufour, ancien interne des
hôpitaux de Nancy, lauréat de la Faculté de Médecine de Nancy ». Dufour a
été obstétricien, pédiatre, médecin de santé publique… 130 ans plus tard, dans
ces trois disciplines, Nancy a gardé une aura indiscutable.
Bibliographie
1 Sautereau
Manuelle. Aux origines de la pédiatrie moderne, le Docteur Léon Dufour et
l’œuvre de la «Goutte de lait » (1894-1928). Annales de Normandie, 1991;
41-3 : 217-233
2
Legras Bernard, François-Joseph Herrgott.
La médecine hospitalo-universitaire à Nancy depuis 1872. http://www.professeurs-medecine-nancy.
2017. Vérifié 02 2020
3 Julien Pierre. Pédiatrie sociale: le créateur de la Goutte
de lait et ses biberons : Les Biberons du Docteur Dufour. Revue d'Histoire de la Pharmacie,1997 ;
315 :
348-350
4 Musée de Fécamp. Les biberons du Docteur
Dufour. 1997 ; 232p
5 Didierjean-Jouveau Claude.
Histoire de l’allaitement au XXe siècle.
https://www.claude-didierjean-jouveau.fr/2016/06/12/histoire-de-lallaitement-20-siecle/
6 Deschamps Jean-Pierre, Bloch Denise. Zoom sur biberons et
bouillies, un autre regard sur l’alimentation des tout-petits. Collection
Zoom ; 109p, 2010
7 Levert Florence.
L'« élevage » des bébés à Fécamp (1894-1928). Ethnologie française,
2009 ; 39 : 141-149