Du Refuge à la Maison de Secours
1624 - 1914
Histoire de la Clinique de Dermatologie
par L. SPILLMANN et J. BENECH
Pour les photos : cliquez ici
Depuis quelques semaines la
Clinique de dermatologie et de syphiligraphie de l'Université de Nancy a quitté
la Maison départementale de Secours pour s'installer à l'hôpital Maringer, dans les anciens bâtiments du couvent du Sacré-Cœur, quai de la Bataille.
Nous avons pensé qu'il
était intéressant de faire à cette occasion l'histoire de la Clinique depuis
ses origines jusqu'à nos jours. Si la Clinique date seulement de l'année 1880,
la maison dans laquelle elle était installée reçoit depuis près de 300 ans des
femmes atteintes de maladies vénériennes. La Maison de Secours a été en
effet précédée par la Maison de Refuge, fondée en 1624, et depuis trois
siècles des religieuses charitables suivent la voie qui leur a été tracée par
la fondatrice de l'œuvre du Refuge, Mme Elisabeth de Ranfaing. Si la Maison de Secours est encore pour certains
la sombre geôle, abri de misères et de douleurs, elle restera pour tous ceux
qui l'auront mieux connue l'asile du dévouement et du sacrifice. Soulevons donc
sans crainte le voile du passé et parce que nous sommes pleins de confiance
dans l'avenir, sachons rester généreux pour les erreurs d'antan.
L'histoire d'Elisabeth de Ranfaing et les destinées de l'Ordre de Notre-Dame
du Refuge, créé par elle, sont longuement exposées dans Histoire de Nancy de
Ch. Pfister. Nous avons puisé longuement dans ce bel
ouvrage que tous les Nancéiens lisent et relisent avec émotion. Les
intéressants documents historiques qui vont suivre ne seront donc qu'un court
résumé du chapitre XXI où est contée l'histoire des couvents de femmes fondés à
Nancy au début du XVIIe siècle : la Visitation,
les Annonciades, la Congrégation et le Refuge.
Nous avons également mis à
profit la Notice biographique publiée sur Elisabeth de Ranfaing,
par M. l'abbé Grandemange en 1883, et les très
intéressants documents qui nous ont été fort aimablement fournis par M. E. Badel.
Elisabeth de Ranfaing vint au monde le 15 octobre 1592, près de
Remiremont. Son grand-père, Simon de Ranfaing, avait
été annobli le 19 novembre 1557. Elisabeth fut
confiée très jeune à la doyenne du Chapitre de Remiremont, Mme
Marguerite de Ludre, et placée, à l'âge de 7 ans,
dans un pensionnat de l'ordre de Saint-François. A cette époque la sorcellerie
régnait sur toute la contrée. « I1 n'était bruit en ce temps que d'exploits du
diable et d'effroyables sabbats. La Lorraine était peuplée de sorciers et de
sorcières que le procureur général, Nicolas Remi, envoyait au bûcher ». Ces
faits agirent sur l'imagination de l'enfant qui avait des visions, et se
soumettait, pour y échapper, à une rude discipline.
Comme elle paraissait
vouloir se destiner à la vie religieuse, ses parents se décidèrent à la marier
en 1607, à l'âge de 15 ans, à un gentilhomme (François du Bois) âgé de 57 ans.
Ce mariage dura neuf ans (1607-1616). Elisabeth de Ranfaing
eut six enfants dont trois moururent : elle ne garda que trois filles. Son mari
mourut le 4 juin 1616 la laissant veuve à l'âge de 24 ans. Après avoir prononcé
un vœu de chasteté et après avoir voulu entrer au couvent des Récollets de
Verdun, elle eut une période de vie assez mouvementée au cours de laquelle
elle se crut ensorcelée. L'intervention d'un médecin de Remiremont, Charles Poirot, vint bouleverser l'existence d'Elisabeth de Ranfaing qui, à la suite de violentes crises nerveuses, fut
amenée à Nancy pour y être exorcisée. Les autorités ecclésiastiques et laïques
décidèrent de la faire examiner par cinq médecins choisis parmi les plus
renommés. Les médecins désignés partageaient « les préjugés de leur époque; ils
croyaient, eux aussi, à la sorcellerie et aux philtres; ils avaient
certainement donné des certificats qui avaient causé la mort de malheureux
innocents. Ils ne virent pas la cause de ces douleurs ; bien au contraire, ils
furent d'accord pour reconnaître que la maladie d'Elisabeth était indépendante
et hors de nature ».
Elisabeth fut alors livrée
aux exorciseurs. Elle habitait avec ses trois filles une petite maison écartée
derrière le noviciat des jésuites et le couvent des Capucins, sur la rue
Saint-Nicolas.
Les séances d'exorcisme
avaient lieu dans les églises devant un nombreux public ; elles durèrent six
ans. Les étrangers venaient en foule. Des Allemands, des Français, des Anglais
faisaient exprès le voyage de Nancy pour voir « l'Energumène ».
Si l'on s'en rapporte à
l'histoire du temps, Elisabeth de Ranfaing avait, au
cours de ces exercices, de violentes crises nerveuses. « Son visage était
tuméfié, ses yeux hors de leurs orbites, sa langue épaisse et livide, ses
cheveux dressés tout droits sur sa tête. Les membres tordus paraissaient
disloqués. Tantôt elle rampait par terre sans se servir des mains, ni des
pieds, à la manière des serpents. Tantôt elle grimpait le long des colonnes de
l'église et allait se percher sur les corniches.... La malheureuse poussait des
cris inarticulés qu'on entendait au loin et qui terrifiaient le quartier. . . .
» .
Les signes certains
auxquels on avait reconnu la possession chez Elisabeth de Ranfaing
étaient les suivants, longuement décrits par Remi Pichard,
médecin très renommé de l'époque : « Elle avait fait très peu d'études et
cependant elle exécutait à la lettre des ordres donnés en hébreu, en grec,
latin, italien, allemand ou anglais. Elle discutait sur les mystères les plus
profonds de la foi, discourait sur la transsubstantiation, conciliant le libre
arbitre avec la prescience divine, dévoilant comment les anges parlent entre
eux. Elle lisait des billets cachés dans leurs enveloppes, disait leur nom à
des hommes qu'elle n'avait jamais vus, discernait les vraies reliques des
fausses, etc. »
A la fin de 1620, le
médecin Poirot, qui avait essayé de l'ensorceler,
fut arrêté sur ordre émané du duc Henri II. Malgré
les nombreuses interventions de personnages puissants, notamment de l'infante
des Pays-Bas, propre fille de Philippe II, il fut soumis à la question, son
corps fut disloqué sur l'échelle ; il fut attaché au poteau, étranglé et son
corps fut réduit en cendres.
Pendant trois ans Elisabeth
de Ranfaing fut encore exorcisée, puis les crises
diminuèrent. Elle voyagea, fit de nombreux pèlerinages, et rentra à Nancy où
on la considéra comme guérie. C'est alors que Mme de Ranfaing, encouragée par la Mère Alix Le Clerc, qui venait
de fonder la Congrégation, décida de faire une œuvre de charité en
s'intéressant « aux filles perdues, tombées dans la débauche la plus vile, aux
prostituées de bas étage que tout le monde repousse et dont tout le monde se
détourne ». Elle leur adressait des paroles de piété, s'évertuait à les ramener
dans le droit chemin et tâchait de les consoler dans leurs malheurs.
C'est en 1624 qu'elle
ouvrit sa maison à quelques-unes de ces filles. Elle eut d'abord de nombreuses
difficultés. Quelques pensionnaires la quittèrent brusquement « en sautant le
mur » ; d'autres durent être corrigées. Les débuts de la mission qu'elle
s'était imposée vis-à-vis de ces filles perdues qu'elle allait chercher jusque
sur les remparts pour les introduire, suivant sa propre expression, à la «
table des anges », furent donc des plus pénibles.
I1 existe encore à la
Maison de Secours un reliquaire d'Elisabeth de Ranfaing
que Mme la Supérieure de la maison a bien voulu nous autoriser à photographier.
Dans le fond du reliquaire se trouve un moulage en cire de la tête de la Mère
de Ranfaing, avec la cornette surmontée d'une
couronne d'épines. Sur le panneau formant couvercle on voit le moulage en cire
de la main, un chapelet, un petit couteau et un battoir analogue à ceux dont on
se sert pour battre le linge. Ce battoir a-t-il servi à corriger les filles
perverties ? La légende est assez disposée à le laisser croire. Il nous est
maintenant bien difficile de nous prononcer à cet égard.
Dans un cadre voisin du
reliquaire se trouve la guimpe de Mme de Ranfaing
avec sa photographie en religieuse. Cette photographie n'est autre que la
reproduction d'un beau portrait à l'huile qui se trouve à la Maison de Secours.
Une photographie semblable figure en tête de la notice publiée par l'abbé Grandemange : « Mme de Ranfaing
est debout, vêtue d'une robe et d'un manteau bruns, avec une guimpe, un bandeau
frontal et un grand scapulaire blancs. Sur sa tête est placée une couronne
d'épines; un petit Christ en bois pend sur sa poitrine. D'une main elle caresse
trois brebis (sont-ce ses trois filles, comme le veut une tradition, ou plutôt
les brebis qui viennent au Refuge ?) ; de l'autre elle tient le livre des
Constitutions ».
Devant les difficultés sans
nombre au milieu desquelles elle se débattait, Mme de Ranfaing décida de faire instruire et servir les femmes
recueillies par ses trois filles et, dès 1626, elle eut vingt pensionnaires. «
Ayant remarqué, dit Dom Calmet, sur les remparts de
la ville, des filles abandonnées au libertinage, elle les retira dans sa maison
et se chargea de leur entretien. Le bruit s'en étant répandu dans la ville,
plusieurs personnes, aussi engagées dans le désordre, désirant s'en sortir, s'adressèrent à elle. Bientôt elle rassembla jusqu'à vingt
personnes auxquelles quelques Pères Jésuites donnèrent des constitutions sous
l'approbation de Monseigneur des Porcelets de Maillane, évêque de Toul. » Ce
prélat lui laissa même 10000 livres par testament pour acheter une maison,
faire un couvent pour recueillir les pécheresses. M. Viardin,
son principal exorciseur, lui fit des dons nombreux. Elle fonda alors son
monastère aux numéros 96 et 98 actuels de la rue Saint-Nicolas et lui donna le
nom de Notre-Dame du Refuge.
Le 16 décembre 1627, le duc
Charles IV prit le couvent sous sa protection. Le 24 février 1629, le nouvel
évêque de Toul, le cardinal Nicolas François, confirma la création et autorisa
la construction d'une chapelle qui fut inaugurée le jour de Pâques, le 15 avril
1629. Enfin, Elisabeth de Ranfaing prit l'habit de
religieuse avec ses trois filles et neuf jeunes filles au cours d'une cérémonie
célébrée le 1er janvier 1631 dans la chapelle. Elles se donnaient
pour mission de veiller sur les pécheresses et de les initier peu à peu à la
vie religieuse.
Elisabeth de Ranfaing devint Elisabeth de la Croix de Jésus ; ses trois
filles prirent les noms de : sœur Marie-Paule de l'Incarnation, sœur Marie-Dorothée de la Sainte-Trinité
et sœur Marie-Colombe de Jésus. Un cadre qui existe
encore à la Maison de Secours renferme les moulages en cire des têtes de deux
des filles d'Elisabeth de Ranfaing. Ces deux têtes
auréolées de cheveux blonds bouclés et entourées de rubans et de rosés forment
un ensemble des plus curieux.
A la même époque la
duchesse Marguerite de Gonzague venait de fonder à Nancy un couvent de
Madelonnettes. Son mari, Henri II, avait assuré à cette maison une rente de 1200
francs. La Mère Favrot, supérieure de la Visitation
de Pont-à-Mousson, les décida à se réunir à la Maison du Refuge. Elles y
entrèrent au nombre de neuf, et l'union des deux Maisons se fit solennellement
le 4 décembre 1632. Le 29 mars 1634 arriva la bulle d'Urbain VIII approuvant
les constitutions.
« Trois catégories de
personnes étaient reçues au Refuge: d'abord les filles sans reproche qui
s'engageaient, par un vœu spécial, au service des pécheresses et qui suivaient
la règle de Saint-Augustin ; puis les pénitentes qui
donnaient des marques de repentir et étaient autres, mais toujours elles
restaient séparées des premières par une barrière. Les vertueuses seules, comme
on disait, pouvaient aspirer aux dignités. La troisième catégorie se composait
de pécheresses recueillies par les religieuses ou envoyées par les familles ;
elles vivaient à part dans le quartier, et étaient surveillées d'assez près. »
Dès l'approbation des
Constitutions, Elisabeth de Ranfaing, ses trois
filles et onze novices prononcèrent leurs voeux le 1er mai 1634.
Elisabeth fut nommée première supérieure. Elle fonda au dehors les premières
colonies, créant à Avignon un couvent de Repenties dirigé par sa fille aînée la
Mère Marie-Paule. Depuis cette date le couvent d'Avignon fonda des colonies à
Toulouse, au Puy, à Arles, à Dijon. Avignon possède encore la seule Maison du
Refuge fondée par Mme de Ranfaing. Cet
ordre s'est éteint presque partout à la Révolution, et c'est la congrégation du
Bon-Pasteur d'Angers qui a pris sa place dans beaucoup
de villes de France.
Après avoir eu de sérieuses
difficultés avec le Pape, Elisabeth de Ranfaing tomba
gravement malade et mourut dans la nuit du 13 au 14 janvier 1649, à l'âge de 56
ans. Elle fut enterrée dans la chapelle du couvent.
Après sa mort, le couvent
continua à recevoir des dons. Il acquit une série de gagnages dispersés en
Lorraine. La Maison fut toujours très sagement gouvernée et traversa sans peine
les crises que produisirent à Nancy les diverses occupations françaises.
Nous avons rappelé très
impartialement, d'après de nombreux documents historiques, la vie si curieuse
et si étrange de Mme de Ranfaing. Les
différents historiens, qui l'ont rapportée plus ou moins fidèlement et avec
plus ou moins de parti pris, sont unanimes à louer le dévouement admirable avec
lequel la fondatrice du couvent du Refuge s'était consacrée à son œuvre de
charité. Nous devons donc surtout nous souvenir de tout le bien qu’elle fit
autour d'elle.
La belle œuvre d'Elisabeth
de Ranfaing fut continuée par la Mère Marie-Thérèse
Erard, qui entra au Refuge le 6 juin 1671 et fut désignée comme supérieure le
15 février 1690. Sous sa direction les religieuses firent édifier un nouveau
couvent sur des terrains acquis par elles rue de Grève et rue des Quatre-Eglises. Elle mourut en 1699.
Peu après, les religieuses
acquirent de nouveaux terrains, si bien qu'elles devinrent propriétaires de
tout le carré compris entre les rues de l'Eglise, des Ponts, de Grève
(actuellement rue Charles-III) et de la Salpêtrière.
En 1720 fut construit le quartier en bordure de la rue de Grève. « Aucune issue
ne fut faite sur cette rue, les chambres des libertines ne prenaient jour que
sur le cloître intérieur. Et encore les petites fenêtres furent garnies de
puissants barreaux de fer. » Ce quartier existe encore. C'est là que se
trouvait le service des prostituées : il avait donc près de deux cents ans
d'âge,
Au XVIIe
siècle, le Refuge accueillait déjà des filles libertines sur demande formulée
par leurs parents, et des femmes mariées sur la demande du mari. Au XVIIIe siècle, le nombre de ces femmes augmenta
considérablement. Les membres de la famille, pour obtenir l'internement,
s'adressaient à l'autorité qui délivrait une lettre de cachet au moyen de
laquelle la femme était envoyée au Refuge. I1 y eut à cette époque de très
nombreux abus. Plusieurs femmes ne furent libérées qu'après deux ou trois
années d'internement. Il existe aux Archives un grand nombre de ces lettres de
cachet et elles ont fait de la part de M. Duvernoy, l'archiviste départemental
actuel, l'objet d'une fort intéressante étude ; nous donnons ici les photographies
d'une lettre d'internement et d'une lettre de libération dont nous avons effacé
les noms, car, comme le fait si justement remarquer M. Pfister,
« le rôle de l'historien n'est pas de faire connaître les scandales
d'autrefois, et il laisse ces documents dans la poussière qui les recouvre ».
En 1733, la chapelle fut
reconstruite et on y transféra le corps de la fondatrice. Elle fut inhumée dans
le nouveau chœur des religieuses, éloigné de onze pieds de l'endroit où il
était. La translation se fit avec solennité. On mit le corps couvert d'un drap
d'or au milieu du chœur ; toutes les religieuses, rangées autour du cercueil
avec des cierges en main, chantèrent les litanies de Notre-Dame
du Refuge et le Te Deum, pendant qu'on le portait au lieu qu'on lui avait
préparé, dans une petite chapelle voisine de l'église, où on lisait cette
épitaphe que les religieuses avaient fait poser: « D. O. M. Ci-gît la Révérende
Mère Marie-Elisabeth de la Croix « de Jésus de Ranfaing, institutrice de l'ordre et première supérieure de
ce monastère. Elle naquit à Remiremont, le 30 octobre 1592, prit l'habit le 1er
janvier 1631, fit profession le 1er mai 1634 et mourut le 14 janvier
1649. » Cette église du Refuge était l'une des quatre églises de la rue de ce
nom avec les églises des Annonciades, des Tiercelines
et des Grandes-Carmélites.
Il y a quelques années des
travaux importants furent effectués à la Maison de Secours et on fit des
fouilles sous la chapelle pour essayer de retrouver le tombeau de la célèbre
fondatrice. On ne retrouva rien, l'endroit indiqué par Lionnois
étant devenu une cave. On ne sait donc pas ce que sont devenus les restes de Mme
Elisabeth de Ranfaing.
En 1749, l'abbé de Bouzey, supérieur du Refuge, donna 20000 francs pour quatre
places destinées aux femmes de mauvaise vie. En 1751 il créa quatre nouvelles
places. En 1755 le nombre des places était de 25 avec une somme d'entretien de
100000 francs.
Le Refuge remplissait donc
un double rôle : c'était d'abord une maison de correction où les femmes et
jeunes filles de conduite scandaleuse étaient envoyées sur la demande de la
famille ou du mari et après enquête. Elles étaient hospitalisées aux frais de
la famille comme en témoigne la lettre de cachet. Mais ce groupe ne composait qu'une faible partie des pensionnaires de la Maison du
Refuge. L'idée première de la fondatrice était du reste de recueillir les
filles libertines d'extraction basse et que l'on rencontrait surtout sur « le
rempart ». Aussi, à la suite de différents legs, il y eut une entente
entre la Ville et la Maison du Refuge et il fut fait un édit fort intéressant
réglant l'internement des filles publiques. Ce règlement, qui existe aux
Archives départementales, porte pour titre: Renfermerie
pour les libertines de par le Roy, Monsieur le Bailly, Monsieur le lieutenant-général de police et Messieurs les Magistrats de
Nancy. 17 août 1754, à Nancy, chez Pierre Antoine, imprimeur ordinaire du Roy
et de l'Hôtel de Ville. MDCCLIV.
Ce règlement commence ainsi
:
« La Chambre ayant
considéré, depuis longtemps, que le libertinage prenait tous les jours, à
Nancy, de nouveaux accroissements .... il fallait
mettre un frein. . . . »
D'après ce règlement, fait
après entente avec Monseigneur de Bouzey, les filles
ramassées en ville étaient transportées à la Poissonnerie (entre les rues
Gambetta et Stanislas; ce local correspondait au n° 1 actuel de la rue
Saint-Dizier) et de là, après un certain temps de séjour dans ce local, à la
Maison du Refuge. Du reste, l'énoncé des principaux règlements rendra bien
compte du fonctionnement d'un tel service.
Il fut d'abord décidé que
le bâtiment de la Poissonnerie et de la Comédie, dont on avait fait un magasin
de blé, serait transformé en une Renfermerie
pour les filles libertines. Ce local, dans la suite, s'appela le Ciment,
parce que, par ordonnance de police du 17 août 1754, celles qui y étaient
enfermées devaient être obligées de piler du ciment.
Voici quelques articles
curieux du règlement :
« A. Chaque fille sera dans
une prison particulière et, à l'égard de celles qui sont gâtées, elles seront
toutes dans une prison où elles seront soulagées et guéries s'il est possible
par les soins des médecins, chirurgiens, apothicaires stipendiés de la ville,
qui seront désignés pour cela, et après leur guérison remises dans leurs prisons
particulières.
« B. Que l'oisiveté n'étant
que capable de leur rappeler sans regret leur vie passée, il sera établi au
rez-de-chaussée du bâtiment en question des séparations par de bons poteaux ;
dans chacune il y aura une libertine enchaînée, employée à piler du ciment ; en
été, le matin depuis 7 heures jusqu'à 11 heures ; l'après-midi, depuis 2 heures
jusqu'à 6 heures; et pendant l'hiver, depuis 8 heures jusqu'à 11 heures et
depuis 1 heure jusqu'à 4 heures ; auxquels ouvrages elles travailleront sans relâche,
au défaut de quoi elles seront corrigées sur les épaules par les guichetiers,
sans qu'ils puissent toucher sur la tête en aucun cas. Sauf à la chambre à
changer le genre de travail des filles libertines suivant les circonstances.
« C. Que lorsque les dites
filles auront donné des marques de repentir et d'un désir sincère de s'occuper
à des ouvrages moins pénibles on pourra les autoriser a carder et à filer de la
laine pour la manufacture de la vénerie ou autre, et le salaire qui en proviendra
sera employé à leur acheter du linge, des habillements ou à leur procurer de
petites commodités pour la nourriture ou autrement.
« D. Que conformément au
contrat passé avec le monastère de Notre-Dame du
Refuge, nulle fille ne pourra sortir des dites prisons, sans être transférée
dans le second quartier du dit monastère, qu'après une détention de six mois,
et avoir donné pendant ce temps les preuves les plus apparentes de leurs
regrets, sans que les filles gâtées, qui ne seraient point guéries
radicalement, puissent espérer y avoir place. »
Nous venons de transcrire
les règlements les plus importants ayant trait au rapport existant entre la Renfermerie et le Refuge. Mais la Renfermerie ne dura pas longtemps. Le Roy, qui, au début,
subvenait aux frais des libertines, cessa de payer; la Ville trouva la charge
trop lourde, malgré les quêtes faites le dimanche dans les églises, et supprima
la Renfermerie. Mais on continua d'envoyer les filles
libertines au Refuge. A partir de 1761 les femmes étaient désignées pour le quartier
parla supérieure du monastère, le lieutenant général de police et les curés des
villes et faubourgs de Nancy C'est en 1792 que la municipalité se chargea de
faire les désignations.
Puis vint la Révolution. En
1793 six femmes furent encore désignées pour entrer au Refuge sur la fondation
de Bouzey, mais les sœurs reçurent l'ordre de ne plus
porter l'habit religieux. Elles furent enfin expulsées le 28 septembre 1793 et
durent continuer leur service à l'hospice des Trois-Maisons.
Le Refuge devint alors une prison pour les suspects laïques ou ecclésiastiques.
En 1795 les portes des prisons s'ouvrirent et les bâtiments du Refuge, abandonnés
et déclarés biens nationaux, devinrent propriété départementale. Le préfet
Marquis, premier préfet de la Meurthe, y installa un dépôt de mendicité : «
Maison de répression et de secours », puis, quelque temps après, on ne reçut
plus les miséreux valides. C'était seulement une Maison de secours pour
les hommes et les femmes atteints de maladies spéciales et pour les femmes
enceintes qui venaient y faire leurs couches.
En 1804 la Maison passa aux
mains des Dames hospitalières de la congrégation de Saint-Charles de Nancy, qui
avaient bien voulu, sur l'initiative de M. le préfet
Marquis et de Monseigneur l'évêque Osmond, se charger de l'administration de la
Maison.
Depuis cette époque les
sœurs de Saint-Charles se sont consacrées à leur mission avec un dévouement
qui a fait l'admiration de tous ceux qui ont eu la bonne fortune de les voir à
l'œuvre.
La première supérieure fut
sœur Clotilde Potier, qui mourut en 1837 et se distingua, sa vie durant, par
son inlassable activité et son angélique patience. La première sœur économe fut
Mme Clotilde et le premier médecin en chef fut le docteur Bonfils.
La Maison de Secours a donc
succédé directement au Refuge. Les sœurs de Saint-Charles, les médecins qui
tour à tour ont été à la tête de la Maison et l'Administration départementale
ont donc pu, à bon droit, se proclamer les héritiers et les successeurs des
grandes pensées charitables de la jeune veuve de Remiremont du XV11e
siècle.
La Maison était soumise à
des règles assez sévères tant pour l'admission des malades que pour les
règlements intérieurs. Voici quelques extraits du règlement préfectoral du 29
avril 1817, avec la signature du préfet Seguier :
« Ne pourront être admis, à
l'avenir, à la Maison départementale que ceux qui seront dans une indigence
absolue, domiciliés dans le dit département et dans un des cas ci-après :
1° Les vénériens des deux
sexes ;
2° Les filles ou femmes
enceintes ;
3° Les sujets atteints de
gale compliquée, déteignes, de chancres, de cancer, de rage, de cataracte, ceux
dont la situation exige de grandes amputations.
Les dartreux et les
scrofuleux ne pourront plus être traités à la Maison de Secours, à l'exception
des sujets atteints de dartres vives, universelles, qui les mettent dans
l'impuissance de travailler, ainsi que ceux affectés d'ulcères scrofuleux très
graves, qui nécessitent des pansements fréquents et dispendieux. »
Telle fut, en quelque sorte,
la première ébauche du Service dermatologique actuel.
Quant au Service des
prostituées, il avait été rétabli vers l'an XII de la République par le préfet
Marquis. En effet, à cette époque, « le Conseil de l'ordre de Saint-Charles
proposa à M. le préfet une série d'articles concernant la Maison de Secours et
de Répression ».
Voici l'article capital :
« Si M. le Préfet juge à
propos, ainsi qu'il en a laissé entrevoir la possibilité, de prendre un
quartier à la Maison de Secours pour en faire la Maison de détention des femmes
condamnées et jusqu'alors détenues à la Conciergerie, le prix de journées des
femmes qui occuperont le quartier sera fait par une convention ultérieure et
particulière, ce prix ne devant pas être le même que pour la Maison de Secours.
En effet, les femmes en question sont toujours valides et en état de
travailler, et celles qui tomberaient malades passeraient à la Maison de
Secours et seraient portées sur son mouvement. »
Une condition de ce second
traité fut que l'Econome de la Maison de Secours, en restant chargée de la
police intérieure, de la direction des ouvrages et de toutes les fournitures de
ce nouveau quartier, ne fût cependant aucunement responsable de la garde ou de
l'évasion des femmes détenues.
Depuis cette époque furent
édictés de nombreux règlements qui ne présentent pas un très grand intérêt.
Nous signalerons seulement l'autorisation qui donnait, au personnel médical et
à la Supérieure de la Maison de Secours, le droit d'infliger 48 heures de
cachot consécutives aux femmes turbulentes. Les articles du règlement relatif
aux hommes et aux femmes venus librement ne furent jamais appliqués: on tint
toujours à honneur de traiter ces malades comme ceux d'un autre hôpital, avec
les mêmes soins et les mêmes égards.
Après la guerre de 1870
eurent lieu de grandes améliorations. Le bâtiment de la Maternité fut construit
en bordure de la rue des Ponts. On y recevait non seulement les pécheresses
mais les femmes qui ne trouvaient pas à domicile les secours nécessaires.
Jusqu'en 1880, l'établissement
dépendait uniquement de la Préfecture ; la Faculté de médecine n'y avait pas de
service clinique. Les médecins étaient nommés chefs de service par le préfet.
Nous rappellerons surtout, parmi les médecins qui se succédèrent dans cette
charge et dont les noms laissèrent à la postérité un souvenir de science et de
bonté : Bouligny (1845) et surtout, de 1845 à 1880, Béchet père et Béchet fils, qui
furent les premiers à lutter à Nancy pour la prophylaxie des maladies
vénériennes. C'était l'époque où, sous l'impulsion de Ricord, la syphiligraphie
entrait dans une voie nouvelle.
En 1880, la Faculté de
médecine créa un enseignement de dermatologie et de syphiligraphie. A partir de
cette époque les médecins de cette clinique furent nommés par la Faculté, après
avoir été agréés par la Préfecture, en qualité de médecins de l'établissement.
La Clinique des maladies
syphilitiques fut confiée à M. le professeur agrégé Paul Spillmann,
agrégé de médecine, qui avait été à Saint-Louis l'interne du professeur Fournier.
Le décret ministériel, en date du 23 novembre 1880, donnait en même temps à M.
le professeur agrégé Alphonse Herrgott, agrégé
d'accouchement, la Clinique des maladies cutanées.
En 1887, MM. P. Spillmann, nommé professeur de clinique médicale, et Herrgott, nommé professeur d'obstétrique, quittèrent leurs
services de la Maison de Secours.
Les deux cours annexes
furent alors réunis en un seul : « Cours complémentaire de clinique des maladies
syphilitiques et cutanées ». I1 fut d'abord confié à M. le professeur agrégé
Schmitt, qui garda cet enseignement jusqu'en 1891 (11 avril). Le 12 mai 1891,
M. le professeur agrégé Vautrin (agrégé de chirurgie) prit sa succession
jusqu'en 1895. A cette date M. le professeur agrégé Février (agrégé de chirurgie,
médecin-major de lère classe, plus tard
médecin principal et médecin-chef de l'Hôpital militaire) prit le service et
le garda jusqu'en novembre 1907, époque à laquelle il fut appelé à Paris pour y
occuper les hautes fonctions de directeur du Service de santé. Il fut mis en
congé du 1er novembre 1907 au 1er novembre 1908. M. le
professeur agrégé Louis Spillmann fut d'abord
délégué dans les fonctions de chargé de la clinique complémentaire pendant le
congé de M Février et définitivement nommé le 1er novembre 1908.
Jusqu'en 1891 le personnel
médical adjoint se composait de deux externes; à partir de 1891 il y eut un
interne. Enfin, devant l'importance toujours croissante du service, M. le
doyen Gross obtint, en novembre 1913, la création d'un poste de Chef de clinique.
Jusqu'au 1er
avril 1914 la Maison de Secours comprenait :
1° — La Maternité. —
Clinique obstétricale : professeur A. Herrgott ;
professeur agrégé Fruhinsholz. A cette clinique se
trouve adjointe l'Ecole départementale des sages-femmes ; Directeur :
professeur A. Herrgott ; professeur adjoint : Remy
(agrégé libre) ; professeur suppléant : Fruhinsholz
(agrégé en exercice).
2° — La Clinique
de dermatologie et de syphiligraphie ; professeur
agrégé Louis Spillmann.
3° — Un Service
de maladies chroniques (médecine) ; professeur Hoche.
4° — Un
Service de maladies
chroniques (chirurgie) ; professeur agrégé G. Gross.
Nous nous
occuperons exclusivement ici de la Clinique de dermatologie et de
syphiligraphie et des locaux qu'elle occupait à la Maison de Secours. Le
service des prostituées a toujours fait partie de la Clinique depuis sa
fondation. Celle-ci n'a donc fait que poursuivre l'œuvre accomplie par la
Maison de Secours qui, elle-même, avait continué les traditions de la Maison du
Refuge.
Nous allons décrire la
Clinique telle qu'elle fonctionnait en mars 1914 avant son transfert. Les
bâtiments qui lui donnaient asile correspondaient aux anciennes constructions
de jadis.
La Maison de Secours
actuelle constitue une immense bâtisse d'aspect sévère, située entre la rue des
Quatre-Eglises, la rue Charles III, la rue des Ponts
et la rue de l'Abbé-Didelot. Au milieu de sa façade
principale, rue des Quatre-Eglises, se trouve la
porte d'entrée qui sépare les corps de bâtiments en deux parties bien
distinctes : d'une part, à gauche, la communauté et les services des hommes ;
d'autre part, à droite, la chapelle et le service des femmes. Cette grande
porte est surmontée d'un fronton où sont inscrits : « Maison de Secours —
Maternité ». Si l'on pénètre par cette porte on traverse une courette, puis
un couloir très court ; de chaque côté de ce couloir sont la loge de la
concierge et le bureau des entrées. Ce couloir franchi, on entre dans la grande
cour au fond de laquelle se trouvent les bâtiments de la Maternité.
La Clinique de dermatologie
et de syphiligraphie possédait une entrée spéciale située rue des Quatre-Eglises, à gauche de l'entrée principale, presque au
coin de la rue de l'Abbé-Didelot. Cette porte donnait
directement accès dans un couloir très sombre où étaient installés quelques
bancs destinés aux malades de la consultation. Ce couloir était terminé par une
grande grille en fer qui faisait penser plutôt à l'entrée d'un établissement
pénitentiaire qu'à l'entrée d'un service hospitalier.
En entrant, immédiatement à
gauche, on trouvait une pièce sombre réservée aux collections. C'est dans cette
salle, devant une fenêtre grillagée, que se faisaient les traitements de la
consultation externe. Une table en bois blanc et une lampe à alcool faisaient
tous les frais de l'installation.
On accédait ensuite
directement dans la salle dite « de consultation », qui était en réalité la
salle à tout faire de la Clinique. Cette pièce, éclairée par trois fenêtres
(une donnant sur la rue des Quatre-Eglises et deux
donnant sur la rue de l'Abbé-Didelot), servait à la
fois de bureau, de vestiaire, de salle de conférences, etc. Il eût été
difficile de trouver installation moins appropriée aux exigences et aux besoins
de l'enseignement. Les jours de clinique et de consultation les élèves avaient
fort à faire pour trouver un coin propre
à abriter leurs chapeaux et leurs pardessus. Le spectacle n'y manquait pas de
pittoresque. Au centre de la pièce
se trouvait une table autour de laquelle
on examinait les consultants : les élèves chargés de ce soin avaient juste la
place nécessaire pour tenir leurs registres et écrire les ordonnances. Dans un
coin, une lampe de quartz distribuait ses rayons bienfaisants,
tandis qu'à côté, une petite lampe à arc illuminait le condensateur à fond
obscur du microscope pour y faire briller les tréponèmes. Dans un autre coin,
une table d'opération, simple table de bois, étroite et élevée, servait à
étendre les candidats aux injections intra-veineuses ;
derrière une porte on faisait les
injections intra-musculaires. La consultation
terminée, le décor restait le même
et la
conférence commençait pour être suivie des travaux de laboratoire.
Combien a-t-il fallu de
bonne volonté pour travailler dans un pareil milieu ! Les nombreux élèves qui
s'y sont succédé ont dû faire preuve d'un bien grand désir de s'instruire. Ils
ont fait là de la bonne besogne et il est juste qu'ils soient remerciés de leur
dévouement. Nous nous en voudrions de ne pas rappeler
ici le modeste collaborateur des médecins, l'infirmier du quartier des hommes,
véritable régisseur général, qui savait réaliser, au pied levé les
transformations de salle les plus imprévues. Un mot à dire et tout était prêt à
l'heure voulue : le laboratoire faisant place à la salle d'opération et cette
dernière se transformant en salle de cours.
Cette salle, pourtant bien
exiguë, avait été divisée autrefois en deux petites salles par une cloison
médiane isolant la partie réservée à la Clinique dermatologique du Service des
enfants. Quel progrès le jour où la cloison fut abattue !
Plus tard, Madame la
Supérieure de la Maison se multiplia pour nous permettre d'assurer le service
dans des conditions plus favorables. La salle d'attente fut installée dans le
couloir d'entrée ; la première salle fut réservée aux collections et la grande
salle fut aménagée plus confortablement.
I1 est bien entendu qu'en
signalant très impartialement les nombreux inconvénients de la Clinique de
Dermatologie de la Maison de Secours, nous ne songeons nullement à incriminer
l'Administration de la Maison, qui fit toujours son possible pour satisfaire
nos moindres désirs.
Si la Clinique était à
l'étroit, c'est qu'elle occupait des locaux qui n'étaient plus faits pour elle.
Que peut le dévouement du personnel et la meilleure volonté de l'Administration
quand une seule salle doit en remplacer cinq ou six. La Clinique de
dermatologie ne pouvait pas vivre dans une telle maison parce qu'elle ne
pouvait pas avoir les locaux indispensables à une installation de cette nature.
I1 est bon de rappeler du
reste que l'Administration nous permit très généreusement d'essayer les
traitements les plus modernes, à une époque où ces essais thérapeutiques
grevaient très sérieusement le budget de la Maison.
Passons maintenant au
Service hospitalier proprement dit.
Les hommes étaient
installés dans le bâtiment de gauche, les vénériens au rez-de-chaussée, les
malades atteints d'affections cutanées au premier étage. La salle des
vénériens était une chambre immense, mal éclairée et mal ventilée. Les dortoirs
du premier étaient spacieux et bien éclairés, mais ils étaient toujours
encombrés par des malades présentant toutes les affections possibles, du ressort
de la médecine ou de la chirurgie générale. Les malades atteints d'affections
de la peau y étaient l'exception. Il était impossible de remédier à ce
malheureux état de choses, car le règlement de la Maison tolérait l'entrée, dans
le Service d'hommes, de malades du département présentant les maladies les
plus diverses. Combien de fois nous est-il arrivé de trouver le matin, dans nos
salles, des pneumoniques, des hémiplégiques et jusqu'à des blessés ! .
Le quartier des femmes se
trouvait à l'extrémité nord du bâtiment, dans la partie qui bordait la rue
Charles III. Nous ne parlerons pas du Service des
femmes atteintes d'affections cutanées, qui n'appartenait pas, par une
bizarrerie extraordinaire, au Service de dermatologie. Les femmes atteintes de
maladies de peau devaient entrer, en effet, dans le Service de M. le professeur
Hoche. Après avoir examiné ces malades à la consultation, il nous était
impossible de les suivre et de faire constater par les élèves l'évolution de
leurs lésions cutanées.
Le Service des vénériennes
comprenait ou aurait dû comprendre deux parties bien distinctes : le service
des prostituées envoyées par les médecins du Dispensaire municipal et le
service des vénériennes venant librement réclamer leur hospitalisation. Ce
dernier, dit des « spontanées », aurait dû être grandement et confortablement
aménagé pour inspirer confiance à ces malades, dont le nombre est très grand à
Nancy et dans la région, et pour nous permettre de les hospitaliser et de les
soigner. Ce service comprenait en réalité une misérable petite salle de quatre
lits à laquelle on accédait par un escalier tortueux dont le point de départ se
trouvait dans une courette obscure, véritable in pace inspirant aux
malades, dès leur arrivée, une répulsion telle que nous avions souvent les plus
grandes peines à les décider à ne pas s'enfuir. Cette malheureuse ébauche d'un
service indispensable dans une ville de 120000 âmes restera légendaire pour
tous ceux qui l'auront connue.
Avant de passer à la visite
du Service des prostituées, jetons un rapide coup d'œil sur la chapelle. Nous
avons vu plus haut à quelle époque elle avait été construite, et la
photographie que nous en donnons représente la tribune réservée aux
prostituées, qui se trouvaient ainsi séparées des autres malades.
Le quartier des
prostituées, ou mieux le « Quartier », comme on l'appelait autrefois,
comprenait le bâtiment nord-ouest de la Maison de Secours, bordé par la rue
Charles III et la rue des Ponts. Le Quartier n'avait pas de fenêtres
extérieures : il prenait jour sur une cour intérieure qui était une des parties
les plus anciennes et les plus curieuses de la Maison. Elle était entourée par
un cloître donnant accès aux différents locaux. Sur un des côtés se trouvait la
pharmacie, installée dans une pièce très spacieuse aux belles boiseries cirées.
C'était plaisir d'entrer dans cette officine, où les vieux cuivres des alambics
brillaient dans l'ombre, et où les superbes bocaux alignés sur les étagères
montraient leurs étiquettes enluminées, se détachant sur la porcelaine blanche.
Que de rhumes et d'enrouements ont été adoucis grâce aux vertus bienfaisantes
des bonnes pâtes préparées par la sœur pharmacienne, qui ne nous laissait
jamais sortir les mains vides ! .
Face à la pharmacie se
trouvaient les cachots, cellules obscures aux portes massives et aux serrures
géantes, éclairées par un petit vasistas grillé et meublées d'une couchette en
bois scellée dans le mur. C'est là qu'on envoyait réfléchir pendant quelques
heures les pensionnaires agitées et violentes qui bouleversaient la Maison,
refusant d'obéir au règlement, suscitant des révoltes, brisant le mobilier. Ces
cachots ont souvent paru odieux aux bonnes âmes qui passaient devant leurs
portes blindées. Comme ces âmes sensibles auraient vite changé d'avis, si elles
avaient pu assister à quelqu'une de ces rébellions au cours desquelles le personnel
était en butte aux violences et aux insultes de ces dames ! La peine de quelques heures de cachot était encore bien douce comparée
au mal qu'elles faisaient autour d'elles, rendant bien souvent insupportable,
aux malheureuses femmes chargées de les surveiller et de les soigner, la vie
dans une aussi triste compagnie.
Il y eut quelques révoltes
célèbres dans la Maison. Au cours de la dernière, qui remonte à une dizaine
d'années, la cour intérieure fut complètement saccagée. La police dut intervenir et plusieurs femmes furent emprisonnées.
Depuis cette époque, un calme relatif régnait dans le « Quartier ».
De ci, de là, quelques femmes particulièrement violentes organisaient de
petites révoltes. L'Administration de la Maison
appelait alors à son aide des agents du Service des mœurs qui faisaient passer
les délinquantes au cachot ou à la salle de discipline. Cette salle était
soumise à de dures épreuves. Vers la fin de l'année 1913 on dut
y renfermer deux pensionnaires qui, par leurs violences et leurs écarts de
langage, ne cessaient de porter le trouble parmi leurs compagnes. Elles
passèrent toute une nuit à saccager la pièce où elles avaient été isolées,
brisant les carreaux, déchirant matelas et couvertures, se servant d'un manche
de fourchette pour arracher les boiseries, détacher le plâtre des murs,
démonter les fenêtres. On eut toutes les peines du monde à se débarrasser de
ces encombrantes personnes qui eussent été mieux à leur place dans une prison
que dans un hôpital.
Les prostituées couchaient
dans de grands dortoirs situés au premier étage ; le seul reproche qu'on
pouvait leur faire était d'être un peu exigus quand le nombre des hospitalisées
augmentait. Suffisants pour 50 à 60 malades, ils devenaient trop étroits pour
100 à 120. Les lits étaient alors serrés les uns contre les autres.
Pendant toute la journée
les femmes étaient enfermées dans une salle dite « de travail », où elles
passaient leur temps à coudre ou à broder, assises sur de petites chaises de
bois. Cette salle, aussi mal éclairée que mal ventilée, était beaucoup trop
petite. Les heures de sortie se passaient dans une petite cour dite « de récréation
», entourée de murs élevés, cour remarquable par l'état de vétusté des murs. Le
soleil n'y entrait qu'à regret. Pendant les jours de pluie, si fréquents en
Lorraine, les femmes prenaient l'air sous une marquise dont les carreaux,
brisés depuis plusieurs années, ne constituaient qu'un abri bien précaire
contre les intempéries.
Tous les matins les femmes
étaient conduites dans la salle de pansements. C'est là que l'infirmière leur
donnait les soins nécessaires. C'est là aussi que se passait la visite hebdomadaire.
Les malades se déshabillaient hâtivement dans le réfectoire, et venaient se
grouper dans un petit escalier de bois qui conduisait à la salle de pansements,
où elles entraient à tour de rôle pour être examinées. Que de misères physiques
et de tares morales n'a-t-on pas vues dans cette petite salle ! Quel lamentable
défilé que celui de ces malheureuses vêtues de peignoirs aux couleurs criardes
portant dans leurs cheveux ou sur leur chemise un bijou de pacotille. Combien
misérables paraissaient ces pauvres figures couvertes d'un reste de fard,
abritées sous des cheveux à demi décolorés. I1 faut avoir vécu dans un pareil
milieu pour connaître les malheurs causés par la prostitution. Tous ceux qui
ont assisté à de pareilles visites en ont gardé un sentiment de profonde pitié.
Nous devons ajouter à ces
différents locaux l'installation réservée aux maladies parasitaires (gale,
etc.). I1 fallait alors quitter la Maison de Secours proprement dite par la
partie donnant sur la rue des Ponts, traverser cette rue et la rue de l'Abbé-Didelot à leur bifurcation et pénétrer dans la « ferme
», vaste établissement attenant à la propriété des sœurs de Saint-Charles.
C'est là qu'à côté des écuries et des granges, au milieu des poules et des
canards, se trouvait un petit bâtiment composé au rez-de-chaussée d'une série
de cabines de bains et au premier étage de dortoirs où on hospitalisait les
galeux. Ceux-ci recevaient leur traitement dans une chambre spéciale contiguë
aux cabines de bains. Cette installation, bien qu'un peu rudimentaire, a rendu
les plus grands services pendant de longues années.
Le Service de désinfection,
par contre, était des plus sommaire. Il se composait d'un petit réduit en
briques revêtues de ciment, situé au fond de la buanderie. Les vêtements
contaminés y étaient enfermés pour être soufrés.
Tels étaient les différents
locaux mis à la disposition du service médical pour y hospitaliser les malades
atteints d'affections vénériennes et cutanées et pour y assurer l'enseignement
de la dermatologie et de la syphiligraphie. Le service fonctionnait de la
façon suivante :
Tous les matins avait lieu, de dix heures à midi, la consultation gratuite.
On y prononçait l'admission des malades dont l'hospitalisation était reconnue
nécessaire. Les vénériens qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas rester au
service revenaient, à jour fixe, à la consultation pour y recevoir le
traitement nécessaire. Soixante à quatre-vingts syphilitiques, hommes et
femmes, étaient ainsi traités toutes les semaines au moyen d'injections
mercurielles ou arsenicales. Nous avons eu le plaisir, pendant plusieurs
années, de voir revenir très régulièrement de nombreux malades que nous
soumettions, par ce moyen, à une surveillance médicale rigoureuse. Cette consultation
gratuite, véritable « dispensaire antivénérien », a rendu les plus
grands services à la cause de la prophylaxie des maladies vénériennes dans
notre région. Elle a pris d'année en année une plus grande extension. Depuis
l'installation de la Clinique à l'hôpital Maringer,
ce dispensaire permet de traiter un nombre plus considérable de malades ; la
création des consultations du soir, organisées avec le concours dévoué des
élèves chargés du Service, rend les plus grands services aux malades de la
classe ouvrière qui peuvent ainsi suivre leur traitement sans interrompre leur
travail.
Nous avons déjà signalé
précédemment les difficultés que nous éprouvions à hospitaliser les malades. A
part les hommes vénériens qui avaient à leur disposition une grande salle de
vingt-cinq lits, les autres malades nous échappaient à peu près complètement:
les hommes atteints d'affections cutanées, parce que les lits qui auraient dû
leur être réservés étaient occupés par des malades atteints d'affections
chroniques du domaine de la médecine générale ; les femmes atteintes
d'affections cutanées, parce que nous n'avions pas le droit de les prendre au
service ; les femmes atteintes d'affections vénériennes, parce qu'elles
n'avaient à leur disposition que quatre lits toujours occupés. Restaient les
prostituées qui nous étaient envoyées directement par les médecins du
Dispensaire municipal en vertu du règlement de la Ville de Nancy, édicté en
septembre 1874 et modifié en 1883.
Dès leur arrivée elles
étaient examinées et recevaient les soins nécessaires. Toutes les semaines
avait lieu une visite générale des femmes : c'était au cours de cette visite
qu'on désignait les malades susceptibles de quitter le Service pour guérison.
L'examen microscopique des sécrétions génitales était très régulièrement
pratiqué avant leur sortie. Les agents de la police des mœurs venaient chercher
les sortantes le lendemain de la visite hebdomadaire. Ce service médical des
prostituées fonctionnait très régulièrement, mais l'installation défectueuse
des locaux, l'absence presque complète de matériel et de personnel nous
obligeait à garder les malades pendant de trop longues semaines. Ce long
internement forcé avait des conséquences très fâcheuses, aussi bien au point de
vue moral qu'au point de vue physique.
La vie des prostituées à la
Maison de Secours (la Brique, suivant le terme d'argot) n'était point
aussi pénible qu'au temps du Ciment. C'était cependant un séjour redouté
et détesté. Notre plus grand désir, avec l'installation actuelle, est de
diminuer dans une très large mesure la durée d'hospitalisation des prostituées.
Il nous est impossible de songer à guérir les femmes atteintes d'affections
génitales de nature blennorragique, surtout lorsqu'il s'agit de lésions
utérines et annexielles. Nous nous
bornerons à essayer d'atténuer la virulence des infections aiguës de façon à
limiter, dans la mesure du possible, les risques de contagion. Quant aux femmes
atteintes de lésions syphilitiques, nous les traiterons jusqu'à ce qu'elles ne
portent plus d'accidents contagieux ; nous leur indiquerons la nature de leur
maladie; nous leur montrerons comment elles doivent se soigner; nous ferons
notre possible pour les faire revenir d'elles-mêmes, après leur sortie, à la
consultation gratuite pour y continuer leur traitement. Notre but sera de
transformer ces malades rebelles à l'internement en malades « spontanées » qui
viendront d'elles-mêmes demander aide, conseil et traitement. Il est impossible,
dans une ville comme Nancy, de supprimer la réglementation ; une pareille
mesure serait un désastre pour la population. Rien ne nous empêche de rendre
cette réglementation parfaitement supportable. C'est notre conviction la plus
intime et nous ferons tout pour la défendre. Il nous faut encore quelques
semaines de crédit et nous espérons bien pouvoir montrer d'ici peu aux
adversaires de la méthode tous les bienfaits qu'il sera possible d'en retirer.
Nous avons parlé plus haut
des locaux réservés aux malades atteints d'affections parasitaires (gale,
pédiculose, etc.); les malades étaient hospitalisés pendant quelques jours à la
Maison de Secours. Ce régime hospitalier a fini avec le transfert du Service.
Comme dans la plupart des grandes villes, les galeux seront maintenant traités,
baignés et douchés pendant que leurs vêtements seront passés à l'étuve. Ils ne
seront donc plus hospitalisés.
Nous donnerons une idée du
mouvement des malades de la Clinique, en donnant les chiffres de l'année scolaire
1912-1913, où près de 3000 malades furent hospitalisés ou passèrent à la
consultation. Le nombre des hospitalisés étant resté stationnaire, ce qui n'a
rien d'extraordinaire vu l'état des locaux, le nombre des consultants avait
plus que triplé en quatre ans. Ce nombre ne fait que s'accroître et montre bien
les services que la consultation rend à la population.
Dans cette clinique de la
Maison de Secours, l'enseignement de la dermatologie et de la syphiligraphie
n'avait pas l'importance et l'ampleur qu'il doit avoir de nos jours dans les
grands centres universitaires. Le matériel faisait presque complètement
défaut, et l'exiguïté des locaux rendait notre tâche particulièrement
difficile. Il y avait deux jours de clinique : le mercredi et le vendredi, de
dix heures à midi. Les élèves assistaient à la consultation ; ils étaient
appelés tour à tour à examiner les malades, à discuter leur diagnostic et à
poser les indications du traitement. On les faisait passer dans les salles pour
voir les malades intéressants. Après la consultation avait lieu la conférence,
qui portait sur un sujet de dermatologie (mercredi), ou de syphiligraphie
(vendredi).
Nous avions bien à notre
disposition des moulages et des photographies pour parfaire l'instruction des élèves,
mais ces intéressants documents étaient si bien cachés et enfermés qu'il était
à peu près impossible de s'en servir. L'enseignement par l'image et surtout par
la projection photographique n'a donc pas encore été réalisé à la Clinique: il
va l'être incessamment dès que l'installation des nouveaux locaux sera
complètement terminée. Pendant de longues années les étudiants étaient admis à
la visite hebdomadaire des prostituées. Ces visites avaient les plus graves
inconvénients et nous n'avons pas hésité à les supprimer, nous bornant à
montrer aux élèves les femmes qui présentaient des lésions susceptibles de les
intéresser. Nous nous sommes félicités bien des fois
de cette mesure qui a reçu, du reste, l'approbation de tous ceux qui connaissaient
la vie de la Maison de Secours.
Telle est l'histoire de la
Maison de Secours depuis son origine jusqu'à nos jours. Telle est l'histoire de
la Clinique de dermatologie de l'Université de Nancy depuis sa fondation
jusqu'en 1914. Le Service a quitté la vieille maison qui lui avait donné asile
pendant de longues années le 1er avril 1914. Le déménagement s'est
opéré silencieusement et sans grandes difficultés. I1 y avait du reste bien peu
de choses à emporter. On avait beaucoup redouté le transfert des prostituées. I1
s'est effectué très tranquillement. Plus d'une femme a versé une larme en
quittant cette vieille demeure où elles avaient peut-être beaucoup souffert
physiquement, mais où elles se rappelaient avoir été bien souvent consolées et
soignées avec un dévouement admirable par les femmes charitables qui consacrent
leur vie à soulager leurs sœurs malheureuses tombées parfois si bas qu'on
hésite bien souvent à croire à un relèvement possible.
Le Service est installé
aujourd'hui quai de la Bataille, dans l'ancien couvent du Sacré-Cœur,
qui est devenu l'hôpital Hippolyte Maringer, du
nom de l'ancien maire de Nancy qui fit acheter le couvent par la Ville pour y
installer de nouveaux services hospitaliers. Les anciens bâtiments ont été
complètement transformés.
La Commission
administrative des hospices, sous l'inspiration de son vice-président M. Krug, a créé là de toutes pièces une Clinique de
dermatologie et de syphiligraphie qui pourra rivaliser avec les autres services
hospitaliers de Nancy, et qui pourra figurer en bonne place à côté des services
similaires des grandes villes de France. Les médecins qui ont eu toujours à
cœur de donner plus de confort et de bien-être à leurs malades, et qui avaient
toujours rêvé de pouvoir organiser à Nancy, comme il méritait de l'être,
l'enseignement de la dermatologie et de la syphiligraphie, ne peuvent être
qu'infiniment reconnaissants à Messieurs les Membres de la Commission, et
surtout à son Président, de leur avoir donné la possibilité de réaliser le
programme qu'ils s'étaient tracé.
Le Conseil de la Faculté de
Médecine, de son côté, a bien voulu voter les crédits nécessaires pour l'achat
de l'outillage indispensable à la création d'un laboratoire de recherches. Un
musée a été annexé à la Clinique. Les étudiants de la Faculté de Nancy vont
donc pouvoir maintenant poursuivre leurs études spéciales, et se perfectionner
dans l'étude de toutes les misères dont souffre l'humanité. Ils traiteront avec
dévouement les malades qui leur sont confiés et apprendront mieux qu'autrefois
à guérir leurs semblables en soulageant leurs souffrances.