` sommaire

Du Refuge à la Maison de Secours

1624 - 1914

 

Histoire de la Clinique de Dermatologie

 

par L. SPILLMANN et J. BENECH

(Imprimerie Réunies de Nancy - 1914)

 

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Depuis quelques semaines la Clinique de dermatologie et de syphiligraphie de l'Université de Nancy a quitté la Maison départementale de Secours pour s'installer à l'hôpital Maringer, dans les anciens bâtiments du couvent du Sacré-Cœur, quai de la Bataille.

Nous avons pensé qu'il était intéressant de faire à cette occasion l'histoire de la Clinique depuis ses origines jusqu'à nos jours. Si la Clinique date seulement de l'année 1880, la maison dans laquelle elle était installée reçoit depuis près de 300 ans des femmes atteintes de maladies vénériennes. La Maison de Secours a été en effet précédée par la Maison de Refuge, fondée en 1624, et depuis trois siècles des religieuses charitables suivent la voie qui leur a été tracée par la fondatrice de l'œuvre du Refuge, Mme Elisabeth de Ranfaing. Si la Maison de Secours est encore pour certains la sombre geôle, abri de misères et de douleurs, elle restera pour tous ceux qui l'auront mieux connue l'asile du dévouement et du sacrifice. Soulevons donc sans crainte le voile du passé et parce que nous sommes pleins de confiance dans l'avenir, sachons rester généreux pour les erreurs d'antan.

 

L'histoire d'Elisabeth de Ranfaing et les destinées de l'Ordre de Notre-Dame du Refuge, créé par elle, sont longuement exposées dans Histoire de Nancy de Ch. Pfister. Nous avons puisé longuement dans ce bel ouvrage que tous les Nancéiens lisent et relisent avec émotion. Les intéressants documents historiques qui vont suivre ne seront donc qu'un court résumé du chapitre XXI où est contée l'histoire des couvents de femmes fondés à Nancy au début du XVIIe siècle : la Visitation, les Annonciades, la Congrégation et le Refuge.

Nous avons également mis à profit la Notice biographique publiée sur Elisabeth de Ranfaing, par M. l'abbé Grandemange en 1883, et les très intéressants documents qui nous ont été fort aimablement fournis par M. E. Badel.

Elisabeth de Ranfaing vint au monde le 15 octobre 1592, près de Remiremont. Son grand-père, Simon de Ranfaing, avait été annobli le 19 novembre 1557. Elisabeth fut confiée très jeune à la doyenne du Chapitre de Remiremont, Mme Marguerite de Ludre, et placée, à l'âge de 7 ans, dans un pensionnat de l'ordre de Saint-François. A cette époque la sorcellerie régnait sur toute la contrée. « I1 n'était bruit en ce temps que d'exploits du diable et d'effroyables sabbats. La Lorraine était peuplée de sorciers et de sorcières que le procureur général, Nicolas Remi, envoyait au bûcher ». Ces faits agirent sur l'imagination de l'enfant qui avait des visions, et se soumettait, pour y échapper, à une rude discipline.

Comme elle paraissait vouloir se destiner à la vie religieuse, ses parents se décidèrent à la marier en 1607, à l'âge de 15 ans, à un gentilhomme (François du Bois) âgé de 57 ans. Ce mariage dura neuf ans (1607-1616). Elisabeth de Ranfaing eut six enfants dont trois moururent : elle ne garda que trois filles. Son mari mourut le 4 juin 1616 la laissant veuve à l'âge de 24 ans. Après avoir prononcé un vœu de chasteté et après avoir voulu entrer au couvent des Récollets de Verdun, elle eut une période de vie assez mouvementée au cours de laquelle elle se crut ensorcelée. L'intervention d'un médecin de Remiremont, Charles Poirot, vint bouleverser l'existence d'Elisabeth de Ranfaing qui, à la suite de violentes crises nerveuses, fut amenée à Nancy pour y être exorcisée. Les autorités ecclésiastiques et laïques décidèrent de la faire examiner par cinq médecins choisis parmi les plus renommés. Les médecins désignés partageaient « les préjugés de leur époque; ils croyaient, eux aussi, à la sorcellerie et aux philtres; ils avaient certainement donné des certificats qui avaient causé la mort de malheureux innocents. Ils ne virent pas la cause de ces douleurs ; bien au contraire, ils furent d'accord pour reconnaître que la maladie d'Elisabeth était indépendante et hors de nature ».

Elisabeth fut alors livrée aux exorciseurs. Elle habitait avec ses trois filles une petite maison écartée derrière le noviciat des jésuites et le couvent des Capucins, sur la rue Saint-Nicolas.

Les séances d'exorcisme avaient lieu dans les églises devant un nombreux public ; elles durèrent six ans. Les étrangers venaient en foule. Des Allemands, des Français, des Anglais faisaient exprès le voyage de Nancy pour voir « l'Energumène ».

Si l'on s'en rapporte à l'histoire du temps, Elisabeth de Ranfaing avait, au cours de ces exercices, de violentes crises nerveuses. « Son visage était tuméfié, ses yeux hors de leurs orbites, sa langue épaisse et livide, ses cheveux dressés tout droits sur sa tête. Les membres tordus paraissaient disloqués. Tantôt elle rampait par terre sans se servir des mains, ni des pieds, à la manière des serpents. Tantôt elle grimpait le long des colonnes de l'église et allait se percher sur les corniches.... La malheureuse poussait des cris inarticulés qu'on entendait au loin et qui terrifiaient le quartier. . . . » .

Les signes certains auxquels on avait reconnu la possession chez Elisabeth de Ranfaing étaient les suivants, longuement décrits par Remi Pichard, médecin très renommé de l'époque : « Elle avait fait très peu d'études et cependant elle exécutait à la lettre des ordres donnés en hébreu, en grec, latin, italien, allemand ou anglais. Elle discutait sur les mystères les plus profonds de la foi, discourait sur la transsubstantiation, conciliant le libre arbitre avec la prescience divine, dévoilant comment les anges parlent entre eux. Elle lisait des billets cachés dans leurs enveloppes, disait leur nom à des hommes qu'elle n'avait jamais vus, discernait les vraies reliques des fausses, etc. »

A la fin de 1620, le médecin Poirot, qui avait essayé de l'ensorceler, fut arrêté sur ordre émané du duc Henri II. Malgré les nombreuses interventions de personnages puissants, notamment de l'infante des Pays-Bas, propre fille de Philippe II, il fut soumis à la question, son corps fut disloqué sur l'échelle ; il fut attaché au poteau, étranglé et son corps fut réduit en cendres.

Pendant trois ans Elisabeth de Ranfaing fut encore exorcisée, puis les crises diminuèrent. Elle voyagea, fit de nombreux pèlerinages, et rentra à Nancy où on la considéra comme guérie. C'est alors que Mme de Ranfaing, encouragée par la Mère Alix Le Clerc, qui venait de fonder la Congrégation, décida de faire une œuvre de charité en s'intéressant « aux filles perdues, tombées dans la débauche la plus vile, aux prostituées de bas étage que tout le monde repousse et dont tout le monde se détourne ». Elle leur adressait des paroles de piété, s'évertuait à les ramener dans le droit chemin et tâchait de les consoler dans leurs malheurs.

C'est en 1624 qu'elle ouvrit sa maison à quelques-unes de ces filles. Elle eut d'abord de nombreuses difficultés. Quelques pensionnaires la quittèrent brusquement « en sautant le mur » ; d'autres durent être corrigées. Les débuts de la mission qu'elle s'était imposée vis-à-vis de ces filles perdues qu'elle allait chercher jusque sur les remparts pour les introduire, suivant sa propre expression, à la « table des anges », furent donc des plus pénibles.

I1 existe encore à la Maison de Secours un reliquaire d'Elisabeth de Ranfaing que Mme la Supérieure de la maison a bien voulu nous autoriser à photographier. Dans le fond du reliquaire se trouve un moulage en cire de la tête de la Mère de Ranfaing, avec la cornette surmontée d'une couronne d'épines. Sur le panneau formant couvercle on voit le moulage en cire de la main, un chapelet, un petit couteau et un battoir analogue à ceux dont on se sert pour battre le linge. Ce battoir a-t-il servi à corriger les filles perverties ? La légende est assez disposée à le laisser croire. Il nous est maintenant bien difficile de nous prononcer à cet égard.

Dans un cadre voisin du reliquaire se trouve la guimpe de Mme de Ranfaing avec sa photographie en religieuse. Cette photographie n'est autre que la reproduction d'un beau portrait à l'huile qui se trouve à la Maison de Secours. Une photographie semblable figure en tête de la notice publiée par l'abbé Grandemange : « Mme de Ranfaing est debout, vêtue d'une robe et d'un manteau bruns, avec une guimpe, un bandeau frontal et un grand scapulaire blancs. Sur sa tête est placée une couronne d'épines; un petit Christ en bois pend sur sa poitrine. D'une main elle caresse trois brebis (sont-ce ses trois filles, comme le veut une tradition, ou plutôt les brebis qui viennent au Refuge ?) ; de l'autre elle tient le livre des Constitutions ».

Devant les difficultés sans nombre au milieu desquelles elle se débattait, Mme de Ranfaing décida de faire instruire et servir les femmes recueillies par ses trois filles et, dès 1626, elle eut vingt pensionnaires. « Ayant remarqué, dit Dom Calmet, sur les remparts de la ville, des filles abandonnées au libertinage, elle les retira dans sa maison et se chargea de leur entretien. Le bruit s'en étant répandu dans la ville, plusieurs personnes, aussi engagées dans le désordre, désirant s'en sortir, s'adressèrent à elle. Bientôt elle rassembla jusqu'à vingt personnes auxquelles quelques Pères Jésuites donnèrent des constitutions sous l'approbation de Monseigneur des Porcelets de Maillane, évêque de Toul. » Ce prélat lui laissa même 10000 livres par testament pour acheter une maison, faire un couvent pour recueillir les pécheresses. M. Viardin, son principal exorciseur, lui fit des dons nombreux. Elle fonda alors son monastère aux numéros 96 et 98 actuels de la rue Saint-Nicolas et lui donna le nom de Notre-Dame du Refuge.

Le 16 décembre 1627, le duc Charles IV prit le couvent sous sa protection. Le 24 février 1629, le nouvel évêque de Toul, le cardinal Nicolas François, confirma la création et autorisa la construction d'une chapelle qui fut inaugurée le jour de Pâques, le 15 avril 1629. Enfin, Elisabeth de Ranfaing prit l'habit de religieuse avec ses trois filles et neuf jeunes filles au cours d'une cérémonie célébrée le 1er janvier 1631 dans la chapelle. Elles se donnaient pour mission de veiller sur les pécheresses et de les initier peu à peu à la vie religieuse.

Elisabeth de Ranfaing devint Elisabeth de la Croix de Jésus ; ses trois filles prirent les noms de : sœur Marie-Paule de l'Incarnation, sœur Marie-Dorothée de la Sainte-Trinité et sœur Marie-Colombe de Jésus. Un cadre qui existe encore à la Maison de Secours renferme les moulages en cire des têtes de deux des filles d'Elisabeth de Ranfaing. Ces deux têtes auréolées de cheveux blonds bouclés et entourées de rubans et de rosés forment un ensemble des plus curieux.

A la même époque la duchesse Marguerite de Gonzague venait de fonder à Nancy un couvent de Madelonnettes. Son mari, Henri II, avait assuré à cette maison une rente de 1200 francs. La Mère Favrot, supérieure de la Visitation de Pont-à-Mousson, les décida à se réunir à la Maison du Refuge. Elles y entrèrent au nombre de neuf, et l'union des deux Maisons se fit solennellement le 4 décembre 1632. Le 29 mars 1634 arriva la bulle d'Urbain VIII approuvant les constitutions.

« Trois catégories de personnes étaient reçues au Refuge: d'abord les filles sans reproche qui s'engageaient, par un vœu spécial, au service des pécheresses et qui suivaient la règle de Saint-Augustin ; puis les pénitentes qui donnaient des marques de repentir et étaient autres, mais toujours elles restaient séparées des premières par une barrière. Les vertueuses seules, comme on disait, pouvaient aspirer aux dignités. La troisième catégorie se composait de pécheresses recueillies par les religieuses ou envoyées par les familles ; elles vivaient à part dans le quartier, et étaient surveillées d'assez près. »

Dès l'approbation des Constitutions, Elisabeth de Ranfaing, ses trois filles et onze novices prononcèrent leurs voeux le 1er mai 1634. Elisabeth fut nommée première supérieure. Elle fonda au dehors les premières colonies, créant à Avignon un couvent de Repenties dirigé par sa fille aînée la Mère Marie-Paule. Depuis cette date le couvent d'Avignon fonda des colonies à Toulouse, au Puy, à Arles, à Dijon. Avignon possède encore la seule Maison du Refuge fondée par Mme de Ranfaing. Cet ordre s'est éteint presque partout à la Révolution, et c'est la congrégation du Bon-Pasteur d'Angers qui a pris sa place dans beaucoup de villes de France.

Après avoir eu de sérieuses difficultés avec le Pape, Elisabeth de Ranfaing tomba gravement malade et mourut dans la nuit du 13 au 14 janvier 1649, à l'âge de 56 ans. Elle fut enterrée dans la chapelle du couvent.

Après sa mort, le couvent continua à recevoir des dons. Il acquit une série de gagnages dispersés en Lorraine. La Maison fut toujours très sagement gouvernée et traversa sans peine les crises que produisirent à Nancy les diverses occupations françaises.

Nous avons rappelé très impartialement, d'après de nombreux documents historiques, la vie si curieuse et si étrange de Mme de Ranfaing. Les différents historiens, qui l'ont rapportée plus ou moins fidèlement et avec plus ou moins de parti pris, sont unanimes à louer le dévouement admirable avec lequel la fondatrice du couvent du Refuge s'était consacrée à son œuvre de charité. Nous devons donc surtout nous souvenir de tout le bien qu’elle fit autour d'elle.

La belle œuvre d'Elisabeth de Ranfaing fut continuée par la Mère Marie-Thérèse Erard, qui entra au Refuge le 6 juin 1671 et fut désignée comme supérieure le 15 février 1690. Sous sa direction les religieuses firent édifier un nouveau couvent sur des terrains acquis par elles rue de Grève et rue des Quatre-Eglises. Elle mourut en 1699.

Peu après, les religieuses acquirent de nouveaux terrains, si bien qu'elles devinrent propriétaires de tout le carré compris entre les rues de l'Eglise, des Ponts, de Grève (actuellement rue Charles-III) et de la Salpêtrière. En 1720 fut construit le quartier en bordure de la rue de Grève. « Aucune issue ne fut faite sur cette rue, les chambres des libertines ne prenaient jour que sur le cloître intérieur. Et encore les petites fenêtres furent garnies de puissants barreaux de fer. » Ce quartier existe encore. C'est là que se trouvait le service des prostituées : il avait donc près de deux cents ans d'âge,

Au XVIIe siècle, le Refuge accueillait déjà des filles libertines sur demande formulée par leurs parents, et des femmes mariées sur la demande du mari. Au XVIIIe siècle, le nombre de ces femmes augmenta considérablement. Les membres de la famille, pour obtenir l'internement, s'adressaient à l'autorité qui délivrait une lettre de cachet au moyen de laquelle la femme était envoyée au Refuge. I1 y eut à cette époque de très nombreux abus. Plusieurs femmes ne furent libérées qu'après deux ou trois années d'internement. Il existe aux Archives un grand nombre de ces lettres de cachet et elles ont fait de la part de M. Duvernoy, l'archiviste départemental actuel, l'objet d'une fort intéressante étude ; nous donnons ici les photographies d'une lettre d'internement et d'une lettre de libération dont nous avons effacé les noms, car, comme le fait si justement remarquer M. Pfister, « le rôle de l'historien n'est pas de faire connaître les scandales d'autrefois, et il laisse ces documents dans la poussière qui les recouvre ».

En 1733, la chapelle fut reconstruite et on y transféra le corps de la fondatrice. Elle fut inhumée dans le nouveau chœur des religieuses, éloigné de onze pieds de l'endroit où il était. La translation se fit avec solennité. On mit le corps couvert d'un drap d'or au milieu du chœur ; toutes les religieuses, rangées autour du cercueil avec des cierges en main, chantèrent les litanies de Notre-Dame du Refuge et le Te Deum, pendant qu'on le portait au lieu qu'on lui avait préparé, dans une petite chapelle voisine de l'église, où on lisait cette épitaphe que les religieuses avaient fait poser: « D. O. M. Ci-gît la Révérende Mère Marie-Elisabeth de la Croix « de Jésus de Ranfaing, institutrice de l'ordre et première supérieure de ce monastère. Elle naquit à Remiremont, le 30 octobre 1592, prit l'habit le 1er janvier 1631, fit profession le 1er mai 1634 et mourut le 14 janvier 1649. » Cette église du Refuge était l'une des quatre églises de la rue de ce nom avec les églises des Annonciades, des Tiercelines et des Grandes-Carmélites.

Il y a quelques années des travaux importants furent effectués à la Maison de Secours et on fit des fouilles sous la chapelle pour essayer de retrouver le tombeau de la célèbre fondatrice. On ne retrouva rien, l'endroit indiqué par Lionnois étant devenu une cave. On ne sait donc pas ce que sont devenus les restes de Mme Elisabeth de Ranfaing.

En 1749, l'abbé de Bouzey, supérieur du Refuge, donna 20000 francs pour quatre places destinées aux femmes de mauvaise vie. En 1751 il créa quatre nouvelles places. En 1755 le nombre des places était de 25 avec une somme d'entretien de 100000 francs.

Le Refuge remplissait donc un double rôle : c'était d'abord une maison de correction où les femmes et jeunes filles de conduite scandaleuse étaient envoyées sur la demande de la famille ou du mari et après enquête. Elles étaient hospitalisées aux frais de la famille comme en témoigne la lettre de cachet. Mais ce groupe ne composait qu'une faible partie des pensionnaires de la Maison du Refuge. L'idée première de la fondatrice était du reste de recueillir les filles libertines d'extraction basse et que l'on rencontrait surtout sur « le rempart ». Aussi, à la suite de différents legs, il y eut une entente entre la Ville et la Maison du Refuge et il fut fait un édit fort intéressant réglant l'internement des filles publiques. Ce règlement, qui existe aux Archives départementales, porte pour titre: Renfermerie pour les libertines de par le Roy, Monsieur le Bailly, Monsieur le lieutenant-général de police et Messieurs les Magistrats de Nancy. 17 août 1754, à Nancy, chez Pierre Antoine, imprimeur ordinaire du Roy et de l'Hôtel de Ville. MDCCLIV.

Ce règlement commence ainsi :

« La Chambre ayant considéré, depuis longtemps, que le libertinage prenait tous les jours, à Nancy, de nouveaux accroissements .... il fallait mettre un frein. . . . »

D'après ce règlement, fait après entente avec Monseigneur de Bouzey, les filles ramassées en ville étaient transportées à la Poissonnerie (entre les rues Gambetta et Stanislas; ce local correspondait au n° 1 actuel de la rue Saint-Dizier) et de là, après un certain temps de séjour dans ce local, à la Maison du Refuge. Du reste, l'énoncé des principaux règlements rendra bien compte du fonctionnement d'un tel service.

Il fut d'abord décidé que le bâtiment de la Poissonnerie et de la Comédie, dont on avait fait un magasin de blé, serait transformé en une Renfermerie pour les filles libertines. Ce local, dans la suite, s'appela le Ciment, parce que, par ordonnance de police du 17 août 1754, celles qui y étaient enfermées devaient être obligées de piler du ciment.

Voici quelques articles curieux du règlement :

« A. Chaque fille sera dans une prison particulière et, à l'égard de celles qui sont gâtées, elles seront toutes dans une prison où elles seront soulagées et guéries s'il est possible par les soins des médecins, chirurgiens, apothicaires stipendiés de la ville, qui seront désignés pour cela, et après leur guérison remises dans leurs prisons particulières.

« B. Que l'oisiveté n'étant que capable de leur rappeler sans regret leur vie passée, il sera établi au rez-de-chaussée du bâtiment en question des séparations par de bons poteaux ; dans chacune il y aura une libertine enchaînée, employée à piler du ciment ; en été, le matin depuis 7 heures jusqu'à 11 heures ; l'après-midi, depuis 2 heures jusqu'à 6 heures; et pendant l'hiver, depuis 8 heures jusqu'à 11 heures et depuis 1 heure jusqu'à 4 heures ; auxquels ouvrages elles travailleront sans relâche, au défaut de quoi elles seront corrigées sur les épaules par les guichetiers, sans qu'ils puissent toucher sur la tête en aucun cas. Sauf à la chambre à changer le genre de travail des filles libertines suivant les circonstances.

« C. Que lorsque les dites filles auront donné des marques de repentir et d'un désir sincère de s'occuper à des ouvrages moins pénibles on pourra les autoriser a carder et à filer de la laine pour la manufacture de la vénerie ou autre, et le salaire qui en proviendra sera employé à leur acheter du linge, des habillements ou à leur procurer de petites commodités pour la nourriture ou autrement.

« D. Que conformément au contrat passé avec le monastère de Notre-Dame du Refuge, nulle fille ne pourra sortir des dites prisons, sans être transférée dans le second quartier du dit monastère, qu'après une détention de six mois, et avoir donné pendant ce temps les preuves les plus apparentes de leurs regrets, sans que les filles gâtées, qui ne seraient point guéries radicalement, puissent espérer y avoir place. »

Nous venons de transcrire les règlements les plus importants ayant trait au rapport existant entre la Renfermerie et le Refuge. Mais la Renfermerie ne dura pas longtemps. Le Roy, qui, au début, subvenait aux frais des libertines, cessa de payer; la Ville trouva la charge trop lourde, malgré les quêtes faites le dimanche dans les églises, et supprima la Renfermerie. Mais on continua d'envoyer les filles libertines au Refuge. A partir de 1761 les femmes étaient désignées pour le quartier parla supérieure du monastère, le lieutenant général de police et les curés des villes et faubourgs de Nancy C'est en 1792 que la municipalité se chargea de faire les désignations.

Puis vint la Révolution. En 1793 six femmes furent encore désignées pour entrer au Refuge sur la fondation de Bouzey, mais les sœurs reçurent l'ordre de ne plus porter l'habit religieux. Elles furent enfin expulsées le 28 septembre 1793 et durent continuer leur service à l'hospice des Trois-Maisons. Le Refuge devint alors une prison pour les suspects laïques ou ecclésiastiques. En 1795 les portes des prisons s'ouvrirent et les bâtiments du Refuge, abandonnés et déclarés biens nationaux, devinrent propriété départementale. Le préfet Marquis, premier préfet de la Meurthe, y installa un dépôt de mendicité : « Maison de répression et de secours », puis, quelque temps après, on ne reçut plus les miséreux valides. C'était seulement une Maison de secours pour les hommes et les femmes atteints de maladies spéciales et pour les femmes enceintes qui venaient y faire leurs couches.

 

En 1804 la Maison passa aux mains des Dames hospitalières de la congrégation de Saint-Charles de Nancy, qui avaient bien voulu, sur l'initiative de M. le préfet Marquis et de Monseigneur l'évêque Osmond, se charger de l'administration de la Maison.

Depuis cette époque les sœurs de Saint-Charles se sont consacrées à leur mission avec un dévouement qui a fait l'admiration de tous ceux qui ont eu la bonne fortune de les voir à l'œuvre.

La première supérieure fut sœur Clotilde Potier, qui mourut en 1837 et se distingua, sa vie durant, par son inlassable activité et son angélique patience. La première sœur économe fut Mme Clotilde et le premier médecin en chef fut le docteur Bonfils.

La Maison de Secours a donc succédé directement au Refuge. Les sœurs de Saint-Charles, les médecins qui tour à tour ont été à la tête de la Maison et l'Administration départementale ont donc pu, à bon droit, se proclamer les héritiers et les successeurs des grandes pensées charitables de la jeune veuve de Remiremont du XV11e siècle.

La Maison était soumise à des règles assez sévères tant pour l'admission des malades que pour les règlements intérieurs. Voici quelques extraits du règlement préfectoral du 29 avril 1817, avec la signature du préfet Seguier :

« Ne pourront être admis, à l'avenir, à la Maison départementale que ceux qui seront dans une indigence absolue, domiciliés dans le dit département et dans un des cas ci-après :

1° Les vénériens des deux sexes ;

2° Les filles ou femmes enceintes ;

3° Les sujets atteints de gale compliquée, déteignes, de chancres, de cancer, de rage, de cataracte, ceux dont la situation exige de grandes amputations.

Les dartreux et les scrofuleux ne pourront plus être traités à la Maison de Secours, à l'exception des sujets atteints de dartres vives, universelles, qui les mettent dans l'impuissance de travailler, ainsi que ceux affectés d'ulcères scrofuleux très graves, qui nécessitent des pansements fréquents et dispendieux. »

Telle fut, en quelque sorte, la première ébauche du Service dermatologique actuel.

Quant au Service des prostituées, il avait été rétabli vers l'an XII de la République par le préfet Marquis. En effet, à cette époque, « le Conseil de l'ordre de Saint-Charles proposa à M. le préfet une série d'articles concernant la Maison de Secours et de Répression ».

Voici l'article capital :

« Si M. le Préfet juge à propos, ainsi qu'il en a laissé entrevoir la possibilité, de prendre un quartier à la Maison de Secours pour en faire la Maison de détention des femmes condamnées et jusqu'alors détenues à la Conciergerie, le prix de journées des femmes qui occuperont le quartier sera fait par une convention ultérieure et particulière, ce prix ne devant pas être le même que pour la Maison de Secours. En effet, les femmes en question sont toujours valides et en état de travailler, et celles qui tomberaient malades passeraient à la Maison de Secours et seraient portées sur son mouvement. »

Une condition de ce second traité fut que l'Econome de la Maison de Secours, en restant chargée de la police intérieure, de la direction des ouvrages et de toutes les fournitures de ce nouveau quartier, ne fût cependant aucunement responsable de la garde ou de l'évasion des femmes détenues.

Depuis cette époque furent édictés de nombreux règlements qui ne présentent pas un très grand intérêt. Nous signalerons seulement l'autorisation qui donnait, au personnel médical et à la Supérieure de la Maison de Secours, le droit d'infliger 48 heures de cachot consécutives aux femmes turbulentes. Les articles du règlement relatif aux hommes et aux femmes venus librement ne furent jamais appliqués: on tint toujours à honneur de traiter ces malades comme ceux d'un autre hôpital, avec les mêmes soins et les mêmes égards.

Après la guerre de 1870 eurent lieu de grandes améliorations. Le bâtiment de la Maternité fut construit en bordure de la rue des Ponts. On y recevait non seulement les pécheresses mais les femmes qui ne trouvaient pas à domicile les secours nécessaires.

Jusqu'en 1880, l'établissement dépendait uniquement de la Préfecture ; la Faculté de médecine n'y avait pas de service clinique. Les médecins étaient nommés chefs de service par le préfet. Nous rappellerons surtout, parmi les médecins qui se succédèrent dans cette charge et dont les noms laissèrent à la postérité un souvenir de science et de bonté : Bouligny (1845) et surtout, de 1845 à 1880, Béchet père et Béchet fils, qui furent les premiers à lutter à Nancy pour la prophylaxie des maladies vénériennes. C'était l'époque où, sous l'impulsion de Ricord, la syphiligraphie entrait dans une voie nouvelle.

En 1880, la Faculté de médecine créa un enseignement de dermatologie et de syphiligraphie. A partir de cette époque les médecins de cette clinique furent nommés par la Faculté, après avoir été agréés par la Préfecture, en qualité de médecins de l'établissement.

La Clinique des maladies syphilitiques fut confiée à M. le professeur agrégé Paul Spillmann, agrégé de médecine, qui avait été à Saint-Louis l'interne du professeur Fournier. Le décret ministériel, en date du 23 novembre 1880, donnait en même temps à M. le professeur agrégé Alphonse Herrgott, agrégé d'accouchement, la Clinique des maladies cutanées.

En 1887, MM. P. Spillmann, nommé professeur de clinique médicale, et Herrgott, nommé professeur d'obstétrique, quittèrent leurs services de la Maison de Secours.

Les deux cours annexes furent alors réunis en un seul : « Cours complémentaire de clinique des maladies syphilitiques et cutanées ». I1 fut d'abord confié à M. le professeur agrégé Schmitt, qui garda cet enseignement jusqu'en 1891 (11 avril). Le 12 mai 1891, M. le professeur agrégé Vautrin (agrégé de chirurgie) prit sa succession jusqu'en 1895. A cette date M. le professeur agrégé Février (agrégé de chirurgie, médecin-major de lère classe, plus tard médecin principal et médecin-chef de l'Hôpital militaire) prit le service et le garda jusqu'en novembre 1907, époque à laquelle il fut appelé à Paris pour y occuper les hautes fonctions de directeur du Service de santé. Il fut mis en congé du 1er novembre 1907 au 1er novembre 1908. M. le professeur agrégé Louis Spillmann fut d'abord délégué dans les fonctions de chargé de la clinique complémentaire pendant le congé de M Février et définitivement nommé le 1er novembre 1908.

Jusqu'en 1891 le personnel médical adjoint se composait de deux externes; à partir de 1891 il y eut un interne. Enfin, devant l'importance toujours croissante du service, M. le doyen Gross obtint, en novembre 1913, la création d'un poste de Chef de clinique.

Jusqu'au 1er avril 1914 la Maison de Secours comprenait :

1° — La Maternité. — Clinique obstétricale : professeur A. Herrgott ; professeur agrégé Fruhinsholz. A cette clinique se trouve adjointe l'Ecole départementale des sages-femmes ; Directeur : professeur A. Herrgott ; professeur adjoint : Remy (agrégé libre) ; professeur suppléant : Fruhinsholz (agrégé en exercice).

2° — La  Clinique  de dermatologie et de syphiligraphie ; professeur agrégé Louis Spillmann.

3° — Un   Service   de   maladies  chroniques (médecine) ; professeur Hoche.

4° —  Un    Service    de    maladies   chroniques   (chirurgie) ; professeur agrégé G. Gross.

Nous nous occuperons exclusivement ici de la Clinique de dermatologie et de syphiligraphie et des locaux qu'elle occupait à la Maison de Secours. Le service des prostituées a toujours fait partie de la Clinique depuis sa fondation. Celle-ci n'a donc fait que poursuivre l'œuvre accomplie par la Maison de Secours qui, elle-même, avait continué les traditions de la Maison du Refuge.

Nous allons décrire la Clinique telle qu'elle fonctionnait en mars 1914 avant son transfert. Les bâtiments qui lui donnaient asile correspondaient aux anciennes constructions de jadis.

La Maison de Secours actuelle constitue une immense bâtisse d'aspect sévère, située entre la rue des Quatre-Eglises, la rue Charles III, la rue des Ponts et la rue de l'Abbé-Didelot. Au milieu de sa façade principale, rue des Quatre-Eglises, se trouve la porte d'entrée qui sépare les corps de bâtiments en deux parties bien distinctes : d'une part, à gauche, la communauté et les services des hommes ; d'autre part, à droite, la chapelle et le service des femmes. Cette grande porte est surmontée d'un fronton où sont inscrits : « Maison de Secours — Maternité ». Si l'on pénètre par cette porte on traverse une courette, puis un couloir très court ; de chaque côté de ce couloir sont la loge de la concierge et le bureau des entrées. Ce couloir franchi, on entre dans la grande cour au fond de laquelle se trouvent les bâtiments de la Maternité.

La Clinique de dermatologie et de syphiligraphie possédait une entrée spéciale située rue des Quatre-Eglises, à gauche de l'entrée principale, presque au coin de la rue de l'Abbé-Didelot. Cette porte donnait directement accès dans un couloir très sombre où étaient installés quelques bancs destinés aux malades de la consultation. Ce couloir était terminé par une grande grille en fer qui faisait penser plutôt à l'entrée d'un établissement pénitentiaire qu'à l'entrée d'un service hospitalier.

En entrant, immédiatement à gauche, on trouvait une pièce sombre réservée aux collections. C'est dans cette salle, devant une fenêtre grillagée, que se faisaient les traitements de la consultation externe. Une table en bois blanc et une lampe à alcool faisaient tous les frais de l'installation.

On accédait ensuite directement dans la salle dite « de consultation », qui était en réalité la salle à tout faire de la Clinique. Cette pièce, éclairée par trois fenêtres (une donnant sur la rue des Quatre-Eglises et deux donnant sur la rue de l'Abbé-Didelot), servait à la fois de bureau, de vestiaire, de salle de conférences, etc. Il eût été difficile de trouver installation moins appropriée aux exigences et aux besoins de l'enseignement. Les jours de clinique et de consultation les élèves avaient fort à  faire pour trouver un coin propre à abriter leurs chapeaux et leurs pardessus. Le spectacle n'y manquait pas de pittoresque.  Au centre de la pièce se  trouvait une table autour de laquelle on examinait les consultants : les élèves chargés de ce soin avaient juste la place nécessaire pour tenir leurs registres et écrire les ordonnances. Dans un coin,  une lampe de  quartz distribuait ses rayons bienfaisants, tandis qu'à côté, une petite lampe à arc illuminait le condensateur à fond obscur du microscope pour y faire briller les tréponèmes. Dans un autre coin, une table d'opération, simple table de bois, étroite et élevée, servait à étendre les candidats aux  injections intra-veineuses ;  derrière  une porte on faisait les injections intra-musculaires. La consultation terminée, le décor restait le  même et  la  conférence  commençait pour  être suivie des travaux de laboratoire.

Combien a-t-il fallu de bonne volonté pour travailler dans un pareil milieu ! Les nombreux élèves qui s'y sont succédé ont dû faire preuve d'un bien grand désir de s'instruire. Ils ont fait là de la bonne besogne et il est juste qu'ils soient remerciés de leur dévouement. Nous nous en voudrions de ne pas rappeler ici le modeste collaborateur des médecins, l'infirmier du quartier des hommes, véritable régisseur général, qui savait réaliser, au pied levé les transformations de salle les plus imprévues. Un mot à dire et tout était prêt à l'heure voulue : le laboratoire faisant place à la salle d'opération et cette dernière se transformant en salle de cours.

Cette salle, pourtant bien exiguë, avait été divisée autrefois en deux petites salles par une cloison médiane isolant la partie réservée à la Clinique dermatologique du Service des enfants. Quel progrès le jour où la cloison fut abattue !

Plus tard, Madame la Supérieure de la Maison se multiplia pour nous permettre d'assurer le service dans des conditions plus favorables. La salle d'attente fut installée dans le couloir d'entrée ; la première salle fut réservée aux collections et la grande salle fut aménagée plus confortablement.

I1 est bien entendu qu'en signalant très impartialement les nombreux inconvénients de la Clinique de Dermatologie de la Maison de Secours, nous ne songeons nullement à incriminer l'Administration de la Maison, qui fit toujours son possible pour satisfaire nos moindres désirs.

Si la Clinique était à l'étroit, c'est qu'elle occupait des locaux qui n'étaient plus faits pour elle. Que peut le dévouement du personnel et la meilleure volonté de l'Administration quand une seule salle doit en remplacer cinq ou six. La Clinique de dermatologie ne pouvait pas vivre dans une telle maison parce qu'elle ne pouvait pas avoir les locaux indispensables à une installation de cette nature.

I1 est bon de rappeler du reste que l'Administration nous permit très généreusement d'essayer les traitements les plus modernes, à une époque où ces essais thérapeutiques grevaient très sérieusement le budget de la Maison.

Passons maintenant au Service hospitalier proprement dit.

Les hommes étaient installés dans le bâtiment de gauche, les vénériens au rez-de-chaussée, les malades atteints d'affections cutanées au premier étage. La salle des vénériens était une chambre immense, mal éclairée et mal ventilée. Les dortoirs du premier étaient spacieux et bien éclairés, mais ils étaient toujours encombrés par des malades présentant toutes les affections possibles, du ressort de la médecine ou de la chirurgie générale. Les malades atteints d'affections de la peau y étaient l'exception. Il était impossible de remédier à ce malheureux état de choses, car le règlement de la Maison tolérait l'entrée, dans le Service d'hommes, de malades du département présentant les maladies les plus diverses. Combien de fois nous est-il arrivé de trouver le matin, dans nos salles, des pneumoniques, des hémiplégiques et jusqu'à des blessés ! .

Le quartier des femmes se trouvait à l'extrémité nord du bâtiment, dans la partie qui bordait la rue Charles III. Nous ne parlerons pas du Service des femmes atteintes d'affections cutanées, qui n'appartenait pas, par une bizarrerie extraordinaire, au Service de dermatologie. Les femmes atteintes de maladies de peau devaient entrer, en effet, dans le Service de M. le professeur Hoche. Après avoir examiné ces malades à la consultation, il nous était impossible de les suivre et de faire constater par les élèves l'évolution de leurs lésions cutanées.

Le Service des vénériennes comprenait ou aurait dû comprendre deux parties bien distinctes : le service des prostituées envoyées par les médecins du Dispensaire municipal et le service des vénériennes venant librement réclamer leur hospitalisation. Ce dernier, dit des « spontanées », aurait dû être grandement et confortablement aménagé pour inspirer confiance à ces malades, dont le nombre est très grand à Nancy et dans la région, et pour nous permettre de les hospitaliser et de les soigner. Ce service comprenait en réalité une misérable petite salle de quatre lits à laquelle on accédait par un escalier tortueux dont le point de départ se trouvait dans une courette obscure, véritable in pace inspirant aux malades, dès leur arrivée, une répulsion telle que nous avions souvent les plus grandes peines à les décider à ne pas s'enfuir. Cette malheureuse ébauche d'un service indispensable dans une ville de 120000 âmes restera légendaire pour tous ceux qui l'auront connue.

Avant de passer à la visite du Service des prostituées, jetons un rapide coup d'œil sur la chapelle. Nous avons vu plus haut à quelle époque elle avait été construite, et la photographie que nous en donnons représente la tribune réservée aux prostituées, qui se trouvaient ainsi séparées des autres malades.

Le quartier des prostituées, ou mieux le « Quartier », comme on l'appelait autrefois, comprenait le bâtiment nord-ouest de la Maison de Secours, bordé par la rue Charles III et la rue des Ponts. Le Quartier n'avait pas de fenêtres extérieures : il prenait jour sur une cour intérieure qui était une des parties les plus anciennes et les plus curieuses de la Maison. Elle était entourée par un cloître donnant accès aux différents locaux. Sur un des côtés se trouvait la pharmacie, installée dans une pièce très spacieuse aux belles boiseries cirées. C'était plaisir d'entrer dans cette officine, où les vieux cuivres des alambics brillaient dans l'ombre, et où les superbes bocaux alignés sur les étagères montraient leurs étiquettes enluminées, se détachant sur la porcelaine blanche. Que de rhumes et d'enrouements ont été adoucis grâce aux vertus bienfaisantes des bonnes pâtes préparées par la sœur pharmacienne, qui ne nous laissait jamais sortir les mains vides ! .

Face à la pharmacie se trouvaient les cachots, cellules obscures aux portes massives et aux serrures géantes, éclairées par un petit vasistas grillé et meublées d'une couchette en bois scellée dans le mur. C'est là qu'on envoyait réfléchir pendant quelques heures les pensionnaires agitées et violentes qui bouleversaient la Maison, refusant d'obéir au règlement, suscitant des révoltes, brisant le mobilier. Ces cachots ont souvent paru odieux aux bonnes âmes qui passaient devant leurs portes blindées. Comme ces âmes sensibles auraient vite changé d'avis, si elles avaient pu assister à quelqu'une de ces rébellions au cours desquelles le personnel était en butte aux violences et aux insultes de ces dames ! La peine de quelques heures de cachot était encore bien douce comparée au mal qu'elles faisaient autour d'elles, rendant bien souvent insupportable, aux malheureuses femmes chargées de les surveiller et de les soigner, la vie dans une aussi triste compagnie.

Il y eut quelques révoltes célèbres dans la Maison. Au cours de la dernière, qui remonte à une dizaine d'années, la cour intérieure fut complètement saccagée. La police dut intervenir et plusieurs femmes furent emprisonnées. Depuis cette époque, un calme relatif régnait dans le « Quartier ». De ci, de là, quelques femmes particulièrement violentes organisaient de petites révoltes. L'Administration de la Maison appelait alors à son aide des agents du Service des mœurs qui faisaient passer les délinquantes au cachot ou à la salle de discipline. Cette salle était soumise à de dures épreuves. Vers la fin de l'année 1913 on dut y renfermer deux pensionnaires qui, par leurs violences et leurs écarts de langage, ne cessaient de porter le trouble parmi leurs compagnes. Elles passèrent toute une nuit à saccager la pièce où elles avaient été isolées, brisant les carreaux, déchirant matelas et couvertures, se servant d'un manche de fourchette pour arracher les boiseries, détacher le plâtre des murs, démonter les fenêtres. On eut toutes les peines du monde à se débarrasser de ces encombrantes personnes qui eussent été mieux à leur place dans une prison que dans un hôpital.

Les prostituées couchaient dans de grands dortoirs situés au premier étage ; le seul reproche qu'on pouvait leur faire était d'être un peu exigus quand le nombre des hospitalisées augmentait. Suffisants pour 50 à 60 malades, ils devenaient trop étroits pour 100 à 120. Les lits étaient alors serrés les uns contre les autres.

Pendant toute la journée les femmes étaient enfermées dans une salle dite « de travail », où elles passaient leur temps à coudre ou à broder, assises sur de petites chaises de bois. Cette salle, aussi mal éclairée que mal ventilée, était beaucoup trop petite. Les heures de sortie se passaient dans une petite cour dite « de récréation », entourée de murs élevés, cour remarquable par l'état de vétusté des murs. Le soleil n'y entrait qu'à regret. Pendant les jours de pluie, si fréquents en Lorraine, les femmes prenaient l'air sous une marquise dont les carreaux, brisés depuis plusieurs années, ne constituaient qu'un abri bien précaire contre les intempéries.

Tous les matins les femmes étaient conduites dans la salle de pansements. C'est là que l'infirmière leur donnait les soins nécessaires. C'est là aussi que se passait la visite hebdomadaire. Les malades se déshabillaient hâtivement dans le réfectoire, et venaient se grouper dans un petit escalier de bois qui conduisait à la salle de pansements, où elles entraient à tour de rôle pour être examinées. Que de misères physiques et de tares morales n'a-t-on pas vues dans cette petite salle ! Quel lamentable défilé que celui de ces malheureuses vêtues de peignoirs aux couleurs criardes portant dans leurs cheveux ou sur leur chemise un bijou de pacotille. Combien misérables paraissaient ces pauvres figures couvertes d'un reste de fard, abritées sous des cheveux à demi décolorés. I1 faut avoir vécu dans un pareil milieu pour connaître les malheurs causés par la prostitution. Tous ceux qui ont assisté à de pareilles visites en ont gardé un sentiment de profonde pitié.

Nous devons ajouter à ces différents locaux l'installation réservée aux maladies parasitaires (gale, etc.). I1 fallait alors quitter la Maison de Secours proprement dite par la partie donnant sur la rue des Ponts, traverser cette rue et la rue de l'Abbé-Didelot à leur bifurcation et pénétrer dans la « ferme », vaste établissement attenant à la propriété des sœurs de Saint-Charles. C'est là qu'à côté des écuries et des granges, au milieu des poules et des canards, se trouvait un petit bâtiment composé au rez-de-chaussée d'une série de cabines de bains et au premier étage de dortoirs où on hospitalisait les galeux. Ceux-ci recevaient leur traitement dans une chambre spéciale contiguë aux cabines de bains. Cette installation, bien qu'un peu rudimentaire, a rendu les plus grands services pendant de longues années.

Le Service de désinfection, par contre, était des plus sommaire. Il se composait d'un petit réduit en briques revêtues de ciment, situé au fond de la buanderie. Les vêtements contaminés y étaient enfermés pour être soufrés.

Tels étaient les différents locaux mis à la disposition du service médical pour y hospitaliser les malades atteints d'affections vénériennes et cutanées et pour y assurer l'enseignement de la dermatologie et de la syphiligraphie. Le service fonctionnait de la façon suivante :

Tous les matins avait lieu, de dix heures à midi, la consultation gratuite. On y prononçait l'admission des malades dont l'hospitalisation était reconnue nécessaire. Les vénériens qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas rester au service revenaient, à jour fixe, à la consultation pour y recevoir le traitement nécessaire. Soixante à quatre-vingts syphilitiques, hommes et femmes, étaient ainsi traités toutes les semaines au moyen d'injections mercurielles ou arsenicales. Nous avons eu le plaisir, pendant plusieurs années, de voir revenir très régulièrement de nombreux malades que nous soumettions, par ce moyen, à une surveillance médicale rigoureuse. Cette consultation gratuite, véritable « dispensaire antivénérien », a rendu les plus grands services à la cause de la prophylaxie des maladies vénériennes dans notre région. Elle a pris d'année en année une plus grande extension. Depuis l'installation de la Clinique à l'hôpital Maringer, ce dispensaire permet de traiter un nombre plus considérable de malades ; la création des consultations du soir, organisées avec le concours dévoué des élèves chargés du Service, rend les plus grands services aux malades de la classe ouvrière qui peuvent ainsi suivre leur traitement sans interrompre leur travail.

Nous avons déjà signalé précédemment les difficultés que nous éprouvions à hospitaliser les malades. A part les hommes vénériens qui avaient à leur disposition une grande salle de vingt-cinq lits, les autres malades nous échappaient à peu près complètement: les hommes atteints d'affections cutanées, parce que les lits qui auraient dû leur être réservés étaient occupés par des malades atteints d'affections chroniques du domaine de la médecine générale ; les femmes atteintes d'affections cutanées, parce que nous n'avions pas le droit de les prendre au service ; les femmes atteintes d'affections vénériennes, parce qu'elles n'avaient à leur disposition que quatre lits toujours occupés. Restaient les prostituées qui nous étaient envoyées directement par les médecins du Dispensaire municipal en vertu du règlement de la Ville de Nancy, édicté en septembre 1874 et modifié en 1883.

Dès leur arrivée elles étaient examinées et recevaient les soins nécessaires. Toutes les semaines avait lieu une visite générale des femmes : c'était au cours de cette visite qu'on désignait les malades susceptibles de quitter le Service pour guérison. L'examen microscopique des sécrétions génitales était très régulièrement pratiqué avant leur sortie. Les agents de la police des mœurs venaient chercher les sortantes le lendemain de la visite hebdomadaire. Ce service médical des prostituées fonctionnait très régulièrement, mais l'installation défectueuse des locaux, l'absence presque complète de matériel et de personnel nous obligeait à garder les malades pendant de trop longues semaines. Ce long internement forcé avait des conséquences très fâcheuses, aussi bien au point de vue moral qu'au point de vue physique.

La vie des prostituées à la Maison de Secours (la Brique, suivant le terme d'argot) n'était point aussi pénible qu'au temps du Ciment. C'était cependant un séjour redouté et détesté. Notre plus grand désir, avec l'installation actuelle, est de diminuer dans une très large mesure la durée d'hospitalisation des prostituées. Il nous est impossible de songer à guérir les femmes atteintes d'affections génitales de nature blennorragique, surtout lorsqu'il s'agit de lésions utérines et annexielles. Nous nous bornerons à essayer d'atténuer la virulence des infections aiguës de façon à limiter, dans la mesure du possible, les risques de contagion. Quant aux femmes atteintes de lésions syphilitiques, nous les traiterons jusqu'à ce qu'elles ne portent plus d'accidents contagieux ; nous leur indiquerons la nature de leur maladie; nous leur montrerons comment elles doivent se soigner; nous ferons notre possible pour les faire revenir d'elles-mêmes, après leur sortie, à la consultation gratuite pour y continuer leur traitement. Notre but sera de transformer ces malades rebelles à l'internement en malades « spontanées » qui viendront d'elles-mêmes demander aide, conseil et traitement. Il est impossible, dans une ville comme Nancy, de supprimer la réglementation ; une pareille mesure serait un désastre pour la population. Rien ne nous empêche de rendre cette réglementation parfaitement supportable. C'est notre conviction la plus intime et nous ferons tout pour la défendre. Il nous faut encore quelques semaines de crédit et nous espérons bien pouvoir montrer d'ici peu aux adversaires de la méthode tous les bienfaits qu'il sera possible d'en retirer.

Nous avons parlé plus haut des locaux réservés aux malades atteints d'affections parasitaires (gale, pédiculose, etc.); les malades étaient hospitalisés pendant quelques jours à la Maison de Secours. Ce régime hospitalier a fini avec le transfert du Service. Comme dans la plupart des grandes villes, les galeux seront maintenant traités, baignés et douchés pendant que leurs vêtements seront passés à l'étuve. Ils ne seront donc plus hospitalisés.

Nous donnerons une idée du mouvement des malades de la Clinique, en donnant les chiffres de l'année scolaire 1912-1913, où près de 3000 malades furent hospitalisés ou passèrent à la consultation. Le nombre des hospitalisés étant resté stationnaire, ce qui n'a rien d'extraordinaire vu l'état des locaux, le nombre des consultants avait plus que triplé en quatre ans. Ce nombre ne fait que s'accroître et montre bien les services que la consultation rend à la population.

Dans cette clinique de la Maison de Secours, l'enseignement de la dermatologie et de la syphiligraphie n'avait pas l'importance et l'ampleur qu'il doit avoir de nos jours dans les grands centres universitaires. Le matériel faisait presque complètement défaut, et l'exiguïté des locaux rendait notre tâche particulièrement difficile. Il y avait deux jours de clinique : le mercredi et le vendredi, de dix heures à midi. Les élèves assistaient à la consultation ; ils étaient appelés tour à tour à examiner les malades, à discuter leur diagnostic et à poser les indications du traitement. On les faisait passer dans les salles pour voir les malades intéressants. Après la consultation avait lieu la conférence, qui portait sur un sujet de dermatologie (mercredi), ou de syphiligraphie (vendredi).

Nous avions bien à notre disposition des moulages et des photographies pour parfaire l'instruction des élèves, mais ces intéressants documents étaient si bien cachés et enfermés qu'il était à peu près impossible de s'en servir. L'enseignement par l'image et surtout par la projection photographique n'a donc pas encore été réalisé à la Clinique: il va l'être incessamment dès que l'installation des nouveaux locaux sera complètement terminée. Pendant de longues années les étudiants étaient admis à la visite hebdomadaire des prostituées. Ces visites avaient les plus graves inconvénients et nous n'avons pas hésité à les supprimer, nous bornant à montrer aux élèves les femmes qui présentaient des lésions susceptibles de les intéresser. Nous nous sommes félicités bien des fois de cette mesure qui a reçu, du reste, l'approbation de tous ceux qui connaissaient la vie de la Maison de Secours.

Telle est l'histoire de la Maison de Secours depuis son origine jusqu'à nos jours. Telle est l'histoire de la Clinique de dermatologie de l'Université de Nancy depuis sa fondation jusqu'en 1914. Le Service a quitté la vieille maison qui lui avait donné asile pendant de longues années le 1er avril 1914. Le déménagement s'est opéré silencieusement et sans grandes difficultés. I1 y avait du reste bien peu de choses à emporter. On avait beaucoup redouté le transfert des prostituées. I1 s'est effectué très tranquillement. Plus d'une femme a versé une larme en quittant cette vieille demeure où elles avaient peut-être beaucoup souffert physiquement, mais où elles se rappelaient avoir été bien souvent consolées et soignées avec un dévouement admirable par les femmes charitables qui consacrent leur vie à soulager leurs sœurs malheureuses tombées parfois si bas qu'on hésite bien souvent à croire à un relèvement possible.

Le Service est installé aujourd'hui quai de la Bataille, dans l'ancien couvent du Sacré-Cœur, qui est devenu l'hôpital Hippolyte Maringer, du nom de l'ancien maire de Nancy qui fit acheter le couvent par la Ville pour y installer de nouveaux services hospitaliers. Les anciens bâtiments ont été complètement transformés.

La Commission administrative des hospices, sous l'inspiration de son vice-président M. Krug, a créé là de toutes pièces une Clinique de dermatologie et de syphiligraphie qui pourra rivaliser avec les autres services hospitaliers de Nancy, et qui pourra figurer en bonne place à côté des services similaires des grandes villes de France. Les médecins qui ont eu toujours à cœur de donner plus de confort et de bien-être à leurs malades, et qui avaient toujours rêvé de pouvoir organiser à Nancy, comme il méritait de l'être, l'enseignement de la dermatologie et de la syphiligraphie, ne peuvent être qu'infiniment reconnaissants à Messieurs les Membres de la Commission, et surtout à son Président, de leur avoir donné la possibilité de réaliser le programme qu'ils s'étaient tracé.

Le Conseil de la Faculté de Médecine, de son côté, a bien voulu voter les crédits nécessaires pour l'achat de l'outillage indispensable à la création d'un laboratoire de recherches. Un musée a été annexé à la Clinique. Les étudiants de la Faculté de Nancy vont donc pouvoir maintenant poursuivre leurs études spéciales, et se perfectionner dans l'étude de toutes les misères dont souffre l'humanité. Ils traiteront avec dévouement les malades qui leur sont confiés et apprendront mieux qu'autrefois à guérir leurs semblables en soulageant leurs souffrances.