Leçon
d'ouverture du cours d'anatomie
Par le professeur Paul ANCEL
Annales médicales de l’Est, 1908, 97-114
Je tiens, en prenant possession de cette chaire, à adresser tout d'abord l'expression de ma vive gratitude à M. le Recteur, M. le Doyen et MM. les Professeurs de la Faculté de médecine de Nancy qui ont bien voulu me juger digne de l'obtenir ; à MM. les Membres du Conseil supérieur de l'instruction publique qui ont ratifié leur choix et à M. le Ministre de l'instruction publique qui l'a sanctionné.
Ils m'ont fait un grand honneur en me confiant la chaire d'anatomie de notre Faculté, mais ils m'imposent une lourde tâche en m'appelant à recueillir la succession de M. le Professeur Nicolas. Je pressens, en effet, combien il me sera difficile de remplacer un homme de science universellement connu, un professeur qui occupe aujourd'hui la première chaire d'anatomie de France, un maître qui avait su faire de son laboratoire un foyer de travail et de solidarité scientifiques, et qui, d'accord avec M. le Professeur Prenant, avait créé une école anatomique dont le renom avait rapidement dépassé nos frontières.
C'est cependant sans crainte que je viens occuper la place qu'il abandonne, car je suis son élève, initié à sa méthode d'enseignement et, si les qualités qu'il possède me manquent, j'ai du moins, au même degré que lui, le désir de vous instruire et de vous être utile.
Ceux d'entre vous, Messieurs, qui connaissent bien M. le Professeur Nicolas, savent qu'il goûterait mal un long éloge de ses travaux et de sa personne. Aussi ne vous dirai-je rien de sa collaboration à des ouvrages didactiques, des nombreux faits nouveaux que ses recherches ont fait connaître et de l'impulsion considérable qu'il a donnée à la science anatomique en France, en fondant l'association des anatomistes. Je ne vous parlerai pas plus de l'homme, de sa bonté, de sa bonhomie familière avec les étudiants ni de son désintéressement envers ses élèves, auxquels il donnait son temps sans compter.
Non, je ne vous dirai rien de tout cela, mais vous me permettrez de rappeler ici les années que j'ai passées auprès de lui et de le remercier de tout ce qu'il a fait pour moi.
Au moment où mon attention est attirée sur le passé, laissez-moi aussi, Messieurs, adresser un souvenir au laboratoire que je quitte et remercier M. le Professeur Testut, qui m`y a fait un accueil si sympathique, et les professeurs de la Faculté de médecine de Lyon, qui ont accueilli l'étranger comme un des leurs et se le sont à jamais attaché par les liens solides de la reconnaissance.
Messieurs,
L'enseignement anatomique dans une Faculté de médecine est fondamental, aussi l'attention de tous, professeurs et élèves, est-elle portée sur lui. Chacun conçoit cet enseignement d'une façon spéciale, et il faut avouer que ces conceptions diffèrent sensiblement les unes des autres. Puisqu'il en est ainsi, je crois utile de vous dire ce que je pense de l'enseignement de l'anatomie dans les Faculté de médecine et dans quel esprit je compte le faire.
Le médecin, ayant à soigner l'homme malade, doit connaître l'anatomie de l'homme. Il lui faut nécessairement savoir quels sont les organes qui le composent et quels sont les rapports de ces organes entre eux. Le professeur d'anatomie doit donc apprendre au futur médecin toute l'anatomie humaine. Cependant, il est certaines dispositions organiques qui présentent pour un médecin plus d'importance que d'autres, soit parce qu'elles constituent des points de repères chirurgicaux ; soit parce qu'elles expliquent tel symptôme, étrange à première vue, qu'on observe dans telle ou telle affection, ou encore, parce qu'elles permettent de comprendre pourquoi telle ou telle manœuvre opératoire est possible. Le professeur a le devoir d'insister spécialement sur ces parties de l'anatomie et il a aussi le devoir d'expliquer à l'étudiant les raisons de leur importance pour le médecin.
Le rôle du professeur d'anatomie nous apparaît donc comme fort simple et je ne crois pas que cette manière de le comprendre soit discutée par personne.
Rais l'accord cesse d'exister, lorsqu'il s'agit de savoir s'il doit borner là ses efforts, ou, au contraire, se placer encore à un autre point de vue pour faire son enseignement.
Les dix années que je viens de passer en contact intime avec les étudiants ont implanté dans mon esprit la conviction profonde, que le professeur d'anatomie n'a pas comme unique devoir d'enseigner aux étudiants comment l'homme est organisé, mais que son rôle est plus vaste et sa mission plus élevée.
Cherchant à devenir des médecins, vous désirez, Messieurs, qu'on vous enseigne, à la Faculté, toutes les notions nécessaires pour exercer votre art. Beaucoup d'entre vous désirent même, qu'on ne leur enseigne pas autre chose. Ont-ils tort, ont-ils raison ? Cela se discute. Pour vous dire franchement ma pensée, je crois qu'ils ont raison. Mais, comment définir les notions qu'un étudiant doit chercher à acquérir pour devenir ce qu'on appelle vulgairement un bon médecin, c'est-à-dire un médecin qui soulage ses malades autant que le permet l'état actuel de la science médicale ? Et puis, le médecin doit-il seulement posséder une certaine somme de connaissances et n'est-il pas souhaitable qu'il ait acquis une tournure d'esprit particulière ? Voilà des questions assez complexes pour permettre de longues discussions.
J'ai eu, lorsque j'étais étudiant, un ami, garçon pratique par excellence et qui ne se payait pas de mots, je vous assure. Il était convaincu que l'étudiant en médecine doit uniquement apprendre ce qui lui servira plus tard dans la pratique médicale, et que tout le reste ne vaut pas l'aumône d'un regard ou d'une minute d'attention.
La physique et la chimie lui paraissaient tout à fait inutiles, car, point n'est besoin de connaître les premiers éléments de ces sciences, pour voir si une urine renferme de l'albumine ou du sucre, ou même pour compter des globules sanguins, et le praticien, je vous le demande, a-t-il autre chose à faire dans cet ordre d'idées ?
En anatomie, la dissection lui paraissait une besogne répugnante et inutile ; le praticien, en effet, ne dissèque jamais, et l'anatomie, disait-il, s'apprend plus vite dans les livres que sur le cadavre. Les travaux pratiques d'anatomie pathologique lui semblèrent, de même, une occupation inutile et sans attraits. Le praticien autopsie-t-il les malades qu'il n'a pu sauver de la mort, et a-t-il le temps d'étudier au microscope les lésions dont leurs organes sont le siège ?
Cet état d'esprit qu'il avait apporté dans les laboratoires, il le transporta dans les cliniques. Pourquoi, m'est-il arrivé de lui dire, n'être pas resté, pour voir enlever ce cancer du sein ou ce kyste de l'ovaire ? Parce que, disait-il, je serai médecin de campagne et puis me désintéresser totalement de ces grandes opérations.
Un jour, j'étais allé entendre une clinique à l'hôpital Saint-Julien ; par hasard, mon ami n'y assistait pas. Il préparait un examen ! J'ai enfin vu, lui dis-je, à ce propos, un cas de syringomyélie, tu as eu tort de ne pas venir. C'est curieux, cette disso .. Oui, oui, enfourche ton dada. Et le traitement ? Le traitement.... Eh bien oui, comment se guérit cette affection ? Mais... Je ne crois pas qu'on puisse la guérir. D'ailleurs la question n'est pas là. Erreur, mon cher ami ; une maladie dont on ne connaît pas le traitement ne m'intéresse pas, moi, futur praticien et la syringomyélie, je m'en désintéresse comme je me désintéresse de la plupart des maladies du fond de l'œil, de la maladie d'Addison, de l'atrophie musculaire progressive, type Aran-Duchesne ou autres, ou de la maladie de Recklinghausen, etc., etc... Tu sais que je pourrais facilement allonger la liste ; et cela toujours pour la même raison, je veux devenir praticien ; je suis logique et pratique.
Je l'aimais beaucoup et il avait la parole facile ; aussi son raisonnement me faisait-il, je, l'avoue sans fausse honte, une forte impression et, malgré la révolte sourde que je sentais en moi contre une pareille conception de la médecine, il y avait des moments où je me demandais si, tout de même, il n'avait pas raison.
Aujourd'hui, Messieurs, je sais qu'il avait tort. Tout à l'heure, je pense, vous comprendrez pourquoi.
Messieurs, quand vous aurez passé tous vos examens et que vous aurez conquis votre diplôme de docteur, vous vous trouverez lancés dans le monde, livrés à vos propres forces et en contact répété, je vous le souhaite, du moins, avec des malades.
Si vous vous analysez un peu, vous vous apercevrez très vite que, pour rendre le maximum de services à vos malades, et, par conséquent, à vous-mêmes, les notions que vous avez puisées dans les livres ont une certaine utilité, mais que le facteur essentiel, indispensable, pour bien exercer votre art, c'est la faculté d'observation. Vous remarquerez bientôt que tel confrère, vivante bibliothèque, est en même temps un fort mauvais médecin qui accumule les unes sur les autres les erreurs de diagnostic, et que tel autre, au contraire, bon observateur, mais peu érudit, guérit ses malades sans savoir à quel âge est mort Trousseau et sans connaître la liste des publications de Brown-Séquard.
Si vous avez quelque rectitude dans le jugement, vous arriverez vite à cette idée, que, pour être bon médecin, il faut être bon observateur.
Mais, Messieurs, n'est pas bon observateur qui veut. Pour le devenir, il faut un long apprentissage et une bonne direction. Cependant, tout le monde croit savoir observer, et je ne serais pas étonné si beaucoup d’entre vous ne me croyaient pas lorsque je leur dirai qu'on apprend à observer comme on apprend à lire et à écrire. J'attendrai, pour les convaincre, que nous nous trouvions ensemble à la salle de dissection, et je vous demande, pour l'instant, de me croire sur parole.
Il est difficile, dis-je, de devenir bon observateur, il faut s'y appliquer longuement et, cependant, c'est pour le médecin une nécessité absolue. Vous devez donc apprendre à observer dès votre entrée à la Faculté de médecine ; c'est un point essentiel que le professeur d'anatomie, journellement en contact avec vous, ne doit point négliger. Je ne le négligerai pas, soyez-en surs, et vous verrez quelle importance j'attache aux qualités d'observation dont peut faire montre un étudiant et combien la récitation stupidement littérale des muscles de la nuque ou des branches de l'artère maxillaire interne, me laisse indifférent.
Voyons donc comment l'étude de l'anatomie pourra vous apprendre à observer.
Vous allez être obligés de mettre à nu, à la salle de dissection, un grand nombre d'organes, vaisseaux, nerfs, muscles, etc. Il va falloir que vous appreniez à différencier un nerf d'un vaisseau, une artère d'une veine, que vous arriviez à reconnaître. d'un coup d'œil, où se trouve l'interstice qui sépare deux muscles voisins et que vous vous exerciez à mettre en évidence un nerf, un vaisseau ou un organe thoracique, abdominal ou pelvien, sans cependant changer ses rapports, puisque l'important, pour vous, en anatomie humaine, c'est l'étude des rapports des différents organes entre eux.
Quand vous quitterez définitivement la salle de dissection, vous aurez appris, grâce à tout ce travail, à voir, d'un seul coup d'œil, sur un cadavre ouvert, une foule de choses qui vous seraient passées inaperçues à votre entrée, même si vous aviez parfaitement étudié les traités d'anatomie. Vous aurez appris à observer. C'est, en effet, le rôle essentiel de la dissection de vous apprendre à observer par un contact journalier de deux semestres avec le cadavre et l'on fréquente la salle de dissection, non pas seulement pour apprendre à disséquer, comme le croyait mon ami, mais surtout pour apprendre à observer.
C'est là une vérité sur laquelle il ne me paraît pas superflu d'attirer votre attention et pour qu'elle vous apparaisse plus nettement, je vous montrerai, par un exemple, qu'on peut faire à la salle de dissection, de très bon travail même sans disséquer.
Dès qu'une pièce est donnée à un étudiant, immédiatement il incise la peau et la rabat à grands lambeaux, semblant brûler du désir enfantin de voir ce qu'il y a dessous ; combien rares sont ceux qui pensent à regarder cette pièce avant de l'ouvrir, à en étudier les différents reliefs et à rechercher les saillies osseuses sous les parties molles. Et cependant, Messieurs, n'est-ce pas là, pour vous, une étude de la plus haute importance ? Observez-donc la pièce qu'on vient de vous donner au lieu de la disséquer. Cherchez, en vous guidant sur le squelette, à reconnaître tous les reliefs osseux que vous pouvez sentir ; apprenez, en vous aidant d'un écorché, les noms des muscles qui forment les saillies les plus nettes et les noms des tendons qu'on sent nettement sous la peau, dans certaines régions. En agissant ainsi, vous aurez déjà appris, avant même d'avoir touché une pince et un scalpel, à ne pas laisser passer inaperçue une déformation, à la localiser exactement et, chose plus importante encore, à connaître de nombreux points de repère utilisés en médecine opératoire et en clinique. Quand ce travail sera terminé, commencez la dissection en cherchant à vous rendre compte des rapports de tous les organes que vous mettez à nu et en pensant à vous demander quels reliefs les plus superficiels forment sous la peau.
Si la dissection n'est pas pour vous un simple travail manuel, vous verrez rapidement qu'elle sert à fixer dans la mémoire les dispositions anatomiques. Peu à peu, vous vous convaincrez qu'apprendre l'anatomie dans les livres, c'est se condamner à l'oublier rapidement et que l'apprendre sur le cadavre est un procédé certainement beaucoup plus long, mais beaucoup plus sûr.
Une simple
comparaison suffit à le faire pressentir. Vous avez tous étudié la géographie
et aucun d'entre vous n'ignore que cette étude peut être faite de différentes
façons. Les uns se contentent d'apprendre aussi littéralement que possible un
livre de géographie. D'autres, mieux avisés, lisent les descriptions
géographiques et s'aident d'une carte pour se les mieux représenter ; d'autres,
enfin, voyagent et vont étudier sur place un point quelconque du globe. Quel
est le meilleur de ces trois procédés ? Tout le monde est d'accord.
Apprendre la géographie dans un livre, sans carte, est une besogne aride et dont il ne reste rien. Les cartes sont
indispensables parce qu'elles fixent dans l'esprit les notions géographiques et
permettent de les retenir pendant longtemps. Mais les voyages valent beaucoup mieux encore. L'évidence
est telle que je n'ose insister. La
moindre expérience, dans ce sens, est,
en effet, démonstrative et tout le monde l'a faite.
L'anatomie,
Messieurs, a, elle aussi, ses cartes et ses voyages. Ses cartes, ce sont
les figures qui illustrent les traités.
Elles sont indispensables comme les cartes géographiques et, si vous ne voulez pas oublier
l'anatomie aussitôt après l'avoir
apprise, vous ne devez jamais étudier une disposition anatomique dans un livre sans suivre sur une figure la description donnée par l'auteur.
Quant
aux voyages, procédé idéal, quant à l'étude directe de la nature si longue et souvent si difficile pour
le géographe, nous en trouvons
l'équivalent dans la dissection ; et ici, l'anatomiste
est favorisé, le champ qu'il a à parcourir n'est pas assez vaste pour qu'il ne
puisse l'embrasser tout entier. Il
peut, dans un temps relativement court, voir de ses propres yeux tous
les organes qui constituent l'homme et se rendre compte de la manière dont ils sont tous agencés. L'étude du
cadavre est le procédé de choix pour fixer dans la mémoire les notions acquises
dans les livres.
Voilà un point de vue que vous ne
trouverez pas, je pense, dénué d'intérêt.
Mais,
on peut se placer à d'autres encore pour montrer l'utilité de la dissection.
L'étude
du cadavre sert, en effet, à faire réfléchir l'étudiant sur l'anatomie et cette réflexion peut être, pour
lui, très fructueuse.
J'observe,
tous les ans, avec intérêt les élèves studieux de première année, peu après
leur arrivée à la salle de dissection. Ils n'ont pas travaillé depuis
quarante-huit heures qu'une disposition
différente de celle qui est décrite dans leur traité se présente sous leurs yeux.
Ceux qui s'en aperçoivent en sont toujours très frappés. Les uns
concluent que le livre est mal fait; les autres, que le cadavre qu'ils
dissèquent est un être extraordinaire et ils ne sont pas éloignés de penser qu'ils viennent de faire une grosse
découverte.
Je m'empresse de remettre les choses au point ; je leur explique qu'il
y a, chez l'Homme, des variations nombreuses dans les dispositions organiques;
que l'anatomie qu'on trouve dans les traités est une moyenne et qu'elle décrit
un type idéal qui n'existe pas et j'oppose, aussi vivement que possible,
l'anatomie réelle du cadavre à l'anatomie artificielle du livre.
Cette opposition entre le livre et le cadavre me paraît constituer pour
vous, Messieurs, un enseignement de premier ordre.
Elle vous apprend, en effet, si vous voulez bien y prendre garde, que
l'anatomie, comme les autres sciences qui s'occupent des êtres vivants, ne peut
être enfermée dans le cadre étroit d'un livre. Elle vous enseigne qu'il faut
tenir grand compte des variations individuelles qui sont une des grandes causes
de la diversité de !a nature en même temps qu'elles la rendent plus
intéressante et plus belle ; elle vous montre que pendant toute votre vie de
praticien, il faudra vous défier un peu des livres et n'avoir confiance que
dans l'observation; elle vous amène à comprendre pourquoi la même cause ne
produit pas, forcément, dans tous les organismes, les mêmes effets; et, enfin
et surtout, futurs médecins, elle vous prépare à accueillir les grandes lois de
la pathologie comme des déductions de vos études antérieures ; à comprendre les
notions d'hérédité et de terrain et à saisir, en un mot, le sens de cette
phrase qu'on vous répétera si souvent : « Il
n'y a pas de maladies, mais seulement des malades ».
Vous comprenez maintenant pourquoi il faut attacher tant d'importance à
la dissection. Le seul reproche qu'on pourrait lui adresser, c'est qu'elle
constitue une besogne répugnante.
Je ne répondrai pas moi-même à cette objection et je laisserai parler
Claude Bernard..., tout simplement.
« Le physiologiste, dit-il, n'est pas un homme du monde, c'est un
savant ; c'est un homme absorbé par une idée scientifique qu'il poursuit. Il
n'entend plus le cri des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit
que son idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes
qu'il veut découvrir. De même le chirurgien n'est pas arrêté par les cris et
les sanglots parce qu'il ne voit que son idée et le but de son opération, de
même encore, l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans un charnier horrible. Sous
l'influence d'une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet nerveux
dans des chairs puantes et livides qui seraient pour tout autre homme, un objet
de dégoût et d'horreur. »
Conclusion : l'étudiant qui se plaint de la mauvaise odeur dégagée par
sa pièce n'est pas un étudiant sérieux. Vous voilà prévenus.
Je suppose que vous commencez à voir se dégager ma pensée. J'ai
cependant besoin de la compléter et je tiens à vous dire tout de suite que le
professeur d'anatomie peut et doit faire encore autre chose pour vous.
Durant toute votre carrière, vous serez placés en face de multiples
phénomènes qu'il faudra savoir observer mais dont vous devrez aussi chercher la
cause. Si vous voulez, en effet, instituer un traitement rationnel dans
n'importe quelle affection, il vous faudra toujours chercher la cause première
des symptômes observés pour la combattre ensuite. C'est là un idéal vers lequel
vous devrez toujours tendre, aussi faut-il vous y préparer dès maintenant.
Si le professeur d'anatomie se contente de vous décrire la forme des
organes de l'Homme et leurs rapports, il vous donnera peu à peu et sans que
vous vous en rendiez compte, une tournure d'esprit qui sera exactement à
l'inverse de celle que vous devriez avoir. Il vous habituera à constater des
faits sans chercher à les relier entre eux. Voilà l'écueil qu'il s'agit
d'éviter ; aussi ai-je l'intention de vous exposer, toutes les fois où je le
pourrai, le pourquoi des dispositions anatomiques étudiées au cours ou observées
à la salle de dissection.
Les deux sciences qui nous donnent la clef des dispositions anatomiques
normales et de la plupart des dispositions anormales sont l'embryologie et
l'anatomie comparée Je pourrais prendre de nombreux exemples pour vous montrer
que les moindres détails de l'anatomie humaine s'expliquent par l'embryologie
et l'anatomie comparée, mais je ne crois pas nécessaire de m'étendre longuement
sur ce sujet. Il suffit en effet, de se rappeler que les dispositions
anatomiques de l'adulte sont le résultat de toute une évolution, qui s'est
faite dans l'utérus de la mère, pour comprendre que l'étude des phases
successives par lesquelles un organe est passé explique parfaitement l'état
dans lequel cet organe se présente chez l'adulte. D'où la nécessité de
l'embryologie pour connaître la cause des dispositions anatomiques normales. Vous saisirez l'utilité de
l'anatomie comparée lorsque je vous aurai dit que les principaux stades par
lesquels passe un organe chez l'embryon humain se retrouvent fixés chez tel ou
tel représentant de la série zoologique.
L'existence de la plupart des dispositions anatomiques anormales chez
l'homme s'explique aussi parfaitement par l'embryologie et
l'anatomie comparée. Toujours pour la même raison, il est nécessaire que nous
en recherchions la cause ; ici encore, les exemples abondent.
Peut-être verrez-vous, à la salle de dissection, un homme dont les glandes
génitales ne sont pas descendues dans les bourses mais se trouvent situées loin
de là, dans l'abdomen, de chaque côté de la colonne lombaire. Dirons-nous que
c'est une exception et nous contenterons-nous de cette soi-disant explication ?
Non, nous ne dirons pas que
c'est une exception parce que, comme l'a parfaitement dit Renan dans son
discours de réception à l'Académie française, le mot exception est antiscientifique. Ce qu'on appelle exception est un phénomène dont une ou plusieurs
conditions sont inconnues. Or, les conditions qui déterminent la situation
anormale des glandes génitales nous sont connues.
Le testicule se forme, en effet, dans un blastème situé en avant du
corps de Wolff, de chaque côté de la colonne lombaire.
Lorsque la glande génitale mâle est constituée, elle subit un mouvement
de migration qui l'entraîne vers le bassin ; ce mouvement l'amène bientôt à
l'orifice interne du canal inguinal, puis dans ce canai lui-même, puis à son
orifice externe et enfin dans les bourses dont elle gagne peu à peu le fond.
Si ce mouvement de migration n'a même pas été ébauché, la glande
génitale mâle restera dans la région lombaire et ainsi s'expliquera, très
simplement, cette disposition, étrange à première vue, que nous avons observée.
Si le mouvement s'amorce mais ne s'achève pas, nous pourrons trouver la
glande génitale mâle dans le bassin, à l'orifice interne du canal inguinal,
dans ce canal ou au niveau de son orifice externe. Dans tous ces cas, nous
dirons que le testicule est en ectopie et nous considérerons ces différentes
ectopies comme les divers stades d'une évolution incomplète.
Est-il nécessaire que vous sachiez cela pour traiter convenablement une
ectopie testiculaire? Certainement non. Vous n'avez pas besoin de connaître la
migration de la glande génitale mâle pour savoir ce qu'il convient de faire
d'un testicule ectopique dont un malade se plaint. Alors, aurait dit mon ami,
dont je vous ai peut être déjà trop parlé, inutile de l'enseigner, cette
migration de la glande génitale mâle. Mais aujourd'hui, il ne
m'impressionnerait plus. Si, lui répondrai-je, il faut l'enseigner pour
habituer les étudiants à ne pas se contenter d'apprendre et pour leur donner le
désir de comprendre.
Pardonnez-moi, Messieurs, cette toute petite digression et revenons à
nos anomalies. Il ne faudrait pas croire qu'elles s'expliquent toutes par
l'embryologie et l'anatomie comparée. Il en est, en effet, dont nous ne
pourrions trouver la cause dans l'étude de ces deux sciences, renoncerons-nous
à la rechercher ? Vous laisserai-je croire qu'il est des dispositions dont
il ne faut pas pénétrer le secret ? Non ! Ces dispositions anatomiques
spéciales, je chercherai à vous les expliquer comme les autres et pour que vous
compreniez mieux à quelles dispositions je fais allusion, je vais prendre un
exemple.
Vous pénétrez dans la sale de dissection et vous apercevez le cadavre
d'un homme qui retient votre attention par sa grande taille et surtout par le développement anormal de ses membres
inférieurs proportionnellement beaucoup plus longs que ceux des individus
normaux. Vous vous approchez, l'examinez de plus près et vous constatez que,
bien qu'ayant déjà de nombreux cheveux blancs et paraissant avoir au moins cinquante
ans, il est absolument imberbe. Sur ce corps, pas trace de poils, et, chose
curieuse, ses mamelles sont développées comme celles d'une femme.
Un coup d'œil général vous montre que les reliefs musculaires sont peu
marqués, les membres ont l'aspect fuselé, caractéristique du sexe féminin,
enfin le bassin est évasé. Cet homme a les hanches saillantes comme celles
d'une femme.
Nous aurons beau appeler à notre secours l'embryologie et l'anatomie
comparée, elles ne pourront nous expliquer cet allongement anormal des membres
inférieurs, cet évasement du bassin, cette absence de poil, ce développement
des mamelles et cette faiblesse de la musculature. Tous ces phénomènes ont
cependant une cause unique, assez facile à mettre en évidence, comme vous allez
le voir.
Regardez de près les organes génitaux de cet homme étrange, remarquez
combien la verge est petite et les bourses peu développées. Prenez un scalpel,
mettez à nu le testicule, vous verrez qu'il est de taille très réduite,
beaucoup plus dur que le testicule normal et que, sur une coupe macroscopique,
il parait uniquement formé de tissu fibreux. Si vous en faisiez quelques coupes
microscopiques, vous verriez qu'en effet, ce testicule est un bloc fibreux ne
renfermant aucune cellule interstitielle et dans lequel on aperçoit çà et là
quelques tubes séminifères à peine reconnaissables car ils ne renferment aucun
des divers représentants de la lignée spermatogénétique.
Le testicule de cet homme ne pouvait donc pas fonctionner. Voilà la cause
première de toutes les modifications que nous avons observées.
Cette affirmation demande à être étayée par quelques faits, Rien de
plus facile.
L'homme dont nous nous occupons, répond à un type connu. C'est un
castrat naturel. Pour savoir si tous les signes que nous avons observés chez
lui et qui le font différer d'un individu normal sont bien dus au non
fonctionnement du testicule, le meilleur moyen est de voir ce qui se passe chez
l'homme lorsqu'on pratique l'ablation des glandes génitales.
Vous savez certainement que de nos jours encore, on castre, dans
certains pays d'Orient, de jeunes enfants, surtout pour en faire des gardiens
du sérail.
Ces individus, castrés jeunes, ces eunuques ont été étudiés par de
nombreux auteurs et nous sommes aujourd'hui parfaitement renseignés sur les
modifications organiques qu'entraîne l'extirpation des glandes génitales dans
le jeune âge.
Les enfants castrés ne diffèrent guère de leurs compagnons normaux ;
mais, lorsqu'arrive l'âge de la puberté, on ne voit se manifester chez eux
aucun des phénomènes qui marquent cette période chez tous les jeunes gens ; pas
de barbe, pas de poils, pas de modification sensible des organes génitaux, pas
de changement dans le timbre de la voix, pas de développement de la musculature
; rien eu un mot de ces multiples transformations qui font un homme de l'enfant
de la veille.
Si l'on prolonge l'observation des malheureux qui ont subi une
semblable mutilation, on s'aperçoit qu'ils continuent à grandir alors que les
hommes normaux ont terminé leur période de croissance et qu'ils atteignent tous
une taille supérieure à la taille moyenne de la race à laquelle ils
appartiennent.
Chose extraordinaire, les proportions entre la longueur des membres et
celle du tronc se modifient rapidement. L'exagération de croissance porte, en
effet, surtout sur les membres et plus particulièrement sur les membres
inférieurs. Les eunuques ont de grands bras et des jambes immenses.
On voit encore, chez eux, le bassin s'évaser, les ailes iliaques se
déjeter en dehors, ce qui rend leurs hanches saillantes et leur donne une
allure féminine souvent complétée par le développement exagéré des seins.
Comme vous le voyez, les individus castrés jeunes, deviennent tout à
fait semblables au castrat naturel dont je vous ai parlé tout a l'heure. Ce dernier n'a subi aucune mutilation, mais sa
glande génitale ne s'étant pas développée et n'ayant pu fonctionner, il se
trouve nécessairement dans le même état physiologique que les eunuques
orientaux.
L'étude des os montre que les ressemblances entre le castrat naturel et
l'eunuque ne sont pas seulement superficielles. Chez tous deux, en effet, la
plupart des épiphyses des os longs ne se soudent jamais aux diaphyses. Chez
tous les deux aussi, les cartilages de conjugaison prolifèrent beaucoup plus
longtemps que chez les individus normaux et c'est là qu'est l'explication de
leur taille élevée.
Je ne crois pas nécessaire de m'étendre plus longuement sur les
ressemblances qui existent entre l'eunuque et le castrat naturel. Nous en
savons assez pour affirmer que les modifications importantes déterminées dans
l'organisme du castrat naturel, notre exemple, sont uniquement dues au non développement
du testicule.
Je regrette pourtant d'abandonner ce castrat naturel sans l'avoir fait
parler devant vous, mais je crains que la fiction ne vous paraisse un peu
grossière, bien que Lucien ait écrit un dialogue des morts et que vous ayez
tous entendus longuement parler des conversations d'Enée avec les habitants des
enfers.
Vous l'entendrez parler cependant, ce castrat naturel, mais c'est à
l'hôpital où il viendra réclamer vos soins pour une fracture due à l'état
spécial du squelette de ses membres. Quand vous verrez arriver cet homme de
haute taille, voûté, les jambes longues, les bras ballants, imberbe et peu
musclé, vous vous rappellerez les notions acquises à la salle de dissection et
vous saurez tout de suite quelle est la cause de son état. Vous resterez
cependant stupéfaits quand vous entendrez sortir de ce grand corps une voix
grêle et aiguë rappelant celle de l'enfant, une voix indéfinissable et si
spéciale qu'on lui a donné un nom particulier. Ainsi se relieront les notions
anatomiques aux notions cliniques et peut-être comprendrez vous que le médecin
doit élargir autant qu'il le peut la base de ses connaissances et que la
science médicale est un édifice trop lourd pour être placé sur des fondations
légères.
Vous voyez, Messieurs, qu'en recherchant la cause des phénomènes observés, vous aurez non seulement
l'avantage de prendre une tournure d'esprit particulière, celle-là même que
vous devez apporter dans les hôpitaux, mais qu'en outre, vous vous instruirez
et vous préparerez à suivre d'une manière vraiment fructueuse, les cliniques
médicales ou chirurgicales.
Après ca que je viens de vous dire, vous ne vous étonnerez pas si
j'ajoute que le médecin doit connaître la place que l'homme occupe dans la
nature et si je prétends qu'il n'a pas le droit d'ignorer les faits qui
touchent au grand problème de l'origine ou de la descendance de l'homme.
Qui donc les leur fera connaître sinon le professeur d'anatomie ?
Le temps que nous accordent les programmes et l'étendue des notions que
je dois vous enseigner ne me permettront pas d'insister sur ces questions. Je
devrai donc rapidement vous expliquer comment on a pu conclure des travaux de
nombreux biologistes et, en particulier, des recherches de Lamarck et de
Darwin, que l'ontogenèse est le résumé de la phylogenèse ; me contenter de
développer devant vous cette proposition et de vous exposer rapidement les
faits sur lesquels elle s'appuie.
Tirerai-je de cet exposé une conclusion ferme et définitive ? N'y
comptez pas, Messieurs, car j'estime que mon rôle consiste bien plutôt à vous
faire connaître des faits qu'à vous enseigner des théories.
En agissant ainsi, je serai d'accord avec beaucoup de bons esprits, et,
en particulier, avec M. Morel qui fut le dernier professeur d'anatomie de la
Faculté de médecine française de Strasbourg. « Il faut, disait-il, mettre en
lumière les faits bien établis, sans trop se préoccuper de les rattacher à
telle ou telle théorie régnante car, je crois qu'en pareille matière, il faut
rejeter le dogmatisme et laisser à chacun le soin de conclure d'après ses
propres appréciations ».
Je suis heureux que cette citation me permette d'évoquer, au cours de
ce premier entretien, le souvenir de la Faculté de Strasbourg. Notre Faculté
est son héritière et cette situation
lui crée des devoirs particuliers. Au moment où je prends possession d'une
chaire à la Faculté de médecine de Nancy, je tenais à dire que je ne l'avais
pas oublié.
Et maintenant, Messieurs, pourrai-je considérer ma tâche comme
parfaitement remplie lorsque je vous aurai enseigné l'anatomie humaine en vous
en montrant les principales applications médico-chirurgicales, lorsque j'aurai
développé en vous l'esprit d'observation et que je vous aurai appris à
rechercher la cause des phénomènes observés ? Je ne le crois pas. Il me restera
un dernier effort à faire.
Messieurs, c'est une des grandes faiblesses de l'homme de vouloir tout
juger sans rien connaître. Son esprit est ainsi fait qu'il sent l'impérieux
besoin d'avoir un avis sur toute chose et ce n'est malheureusement pas seulement
dans les salons qu'on entend solutionner les plus graves problèmes par des
hommes qui possèdent à peine les notions suffisantes pour leur permettre de
formuler une timide hypothèse. Vous êtes des hommes, et, par conséquent, vous
avez ce péché originel. Lorsque vous serez médecins, vous vous trouverez
inévitablement amenés à donner, dans des cas nombreux, un avis ferme et
catégorique et, si vous ne réagissez pas, peu à peu, vous vous habitueriez à
tout solutionner, vous auriez rapidement des opinions immuables pur toutes
choses et lentement vous en arriveriez à nier l'évidence même si l'occasion
s'en présentait.
Voilà l'abîme vers lequel vous
êtes attirés et dans lequel nous devons vous empêcher de tomber. Aussi, est-ce
dès maintenant que doit vous être donné le moyen d'éviter une si lamentable
chute. Je vous dirai donc, à vous qui entrez dans cette Faculté, qu'il ne
faudra pas la quitter plus tard, persuadés que tout ce qu'on vous y a enseigné
constitue une base sur laquelle vous pourrez construire sans jamais en vérifier
la solidité. Sachez, au contraire, qu'il ne faut jamais admettre, sans
conteste, ce que l'on vous enseigne et rappelez-vous toujours que de la bouche
d'un maître peuvent tomber des erreurs aussi bien que des vérités, ce maître s'appelât-il Pasteur ou
Claude Bernard. C'est, qu'en effet, la science n'est pas uniquement faite de
notions indiscutables et définitivement acquises ; elle en renferme d'autres
beaucoup moins solidement établies que nous considérons aujourd'hui comme
exactes et qui seront peut-être demain démontrées fausses. La science,
s'approchant ainsi chaque jour de la vérité, est en perpétuelle évolution et
lorsque vous passez à la Faculté, nous ne pouvons que vous la montrer telle
qu'elle est à ce moment.
Ne me croyez donc jamais sur parole, discutez ce que je vous enseigne,
demandez-moi des preuves de mes affirmations. Ainsi s'établira entre nous,
cette intimité nécessaire à tout enseignement véritable ; vous vous habituerez,
en outre, en agissant ainsi, à réfléchir sur les notions qui vous seront
exposées, à les contrôler et à ne pas les admettre comme vraies, parce
qu'elles vous auront été enseignées du haut d'une chaire, mais parce que vous les
aurez vous-mêmes reconnues justes.
Vous apprendrez ainsi combien il est difficile de mettre au jour la
vérité, et, devenus plus modestes, vous hésiterez à donner un avis catégorique
sur une question si vous ne l'avez pas sérieusement et complètement étudiée.
Commençant à craindre l'erreur, vous vous abstiendrez de ces
insolentes affirmations étayées sur de vagues hypothèses ou soutenues par
l'argument d'autorité et qui devraient rester l'apanage de l'extrême jeunesse
ou de l'ignorance.
Renonçant à exercer uniquement votre mémoire, vous chercherez à vous
faire une opinion raisonnée sur tout ce qui vous entoure, vous développerez
votre personnalité et vous deviendrez dignes de la confiance que les hommes accordent au médecin parce que vous serez réellement devenus
supérieurs au plus grand nombre.
Je termine, Messieurs, en exprimant un vœu doublement justifié par
l'époque de l'année où nous nous trouvons et par la facilité qu'il me donne de
me résumer en quelques mots. Je voudrais qu'on puisse dire de vous, suivant une
vieille et charmante expression ce sont des « curieux de la nature ».