Leçon
d'ouverture de physiologie
les principes de la physiologie
Par le Professeur Henri BEAUNIS
Annales médicales de l’Est, 1875, 274-284 et 342-352
Messieurs, avant d'entrer dans le domaine de la physiologie pure et d'aborder, dans tous leurs détails, les questions qui forment l'objet essentiel de ce cours, il m'a paru utile de vous indiquer en quelques mots les idées générales qui doivent nous guider et ce que j'appellerai les principes de la physiologie. Cette étude préliminaire est d'autant plus indispensable que la physiologie se trouve dans une période de formation; elle n'est pas encore une science faite, établie sur des bases indiscutables comme la physique, par exemple. Elle n'est plus, il est vrai, comme on l'appelait ironiquement autrefois, le roman de la médecine ; elle a pris, et elle prend de plus en plus l'allure, les procédés, la rigueur des sciences exactes ; mais elle est encore loin du but, et les bases sur lesquelles elle doit s'appuyer et qui constituent les principes mêmes de la science sont loin d'être acceptées par tous les savants et par tous les médecins. Quelques esprits, plus attachés à la tradition que désireux du progrès, reculent devant ce qu'ils appellent les hardiesses des théories nouvelles, et jettent en travers de la science des scrupules, des hésitations, des répugnances qui n'ont absolument rien à faire avec des questions qui ne relèvent que de l'observation et du raisonnement.
La lutte est aujourd'hui très vive entre les partisans des doctrines anciennes et les défenseurs des théories modernes ; cette lutte a même pris, dans les derniers temps, un caractère regrettable de violence et d'acuité, et cependant la science gagnerait certainement à conserver toujours son impassibilité sereine et à rester sur des hauteurs inaccessibles à la passion ; mais les savants ne sont pas exempts des faiblesses humaines, et il leur est bien difficile de se désintéresser des grands problèmes qui préoccupent aujourd'hui tous les esprits, d'autant plus que ces questions, du public scientifique, sont passées dans le public extra-scientifique où les nouvelles théories trouvent des défenseurs et des adversaires également acharnés et malheureusement aussi, la plupart du temps, également ignorants.
Je crois cependant devoir vous donner une idée de ces théories nouvelles, d'abord parce qu'elles sont, à mon avis, plus rapprochées de la vérité que les idées admises auparavant, et que, tout en ne leur accordant que la valeur d'une hypothèse, elles ont du moins le mérite d'être plus larges, plus compréhensives, plus rationnelles que les hypothèses précédentes, ensuite parce que je crois que leur admission est de la plus grande utilité pour la science qui nous occupe. Il s'agit, en effet, de savoir si la physiologie suivra les méthodes qui ont porté la physique et la chimie au degré d'avancement où nous les voyons aujourd'hui, ou si, s'égarant dans les voies détournées d'un vitalisme d'un autre âge, elle se laissera distancer par ces sciences, au lieu de marcher résolument avec elles dans la voie du progrès.
Deux grandes lois, entrevues déjà par quelques esprits originaux et prime-sautiers, dominent les sciences physiques et naturelles qu'elles ont renouvelées de fond en comble; l'une est la corrélation dite des forces physiques, l'autre est l'évolution des êtres vivants. Ce sont ces deux lois que je vais essayer de développer et d'appliquer à la physiologie; ce sont elles qui formeront l'idée dominante de ce cours; c'est à elles que je vais consacrer cette première leçon.
I
Quelle que soit l'hypothèse qu'on admette sur la nature et la constitution de la matière, il y a une vérité qui se dégage irrésistiblement, c'est celle de sa permanence.
Le jour où Lavoisier employa la balance et, pesant les substances
sur lesquelles il agissait, put les suivre ainsi dans toutes leurs transformations, il sortit la chimie du vague et du
chaos et créa la chimie moderne; rien
ne se crée, rien ne se perd; la matière incréée et indestructible, ne peut pas
plus sortir de rien que rentrer dans
le néant; quand elle semble disparaître, elle ne fait que se transformer, que changer d'état, que passer d'une
combinaison â une autre; l'on peut
suivre ainsi l'atome de carbone, par exemple, de l'acide carbonique de l'air dans la feuille de la plante, de la plante dans l'animal auquel elle sert de
nourriture, de l'herbivore dans le
carnivore, et on le retrouve dans l'acide carbonique de l'air expiré par
cet animal, avec lequel il retourne à l'air atmosphérique pour recommencer indéfiniment son cycle, et l'on pourrait suivre ainsi la marche de chaque atome à travers
toutes ses étapes successives. La
matière vivante devient matière brute, la matière brute devient matière
vivante, et cet échange continuel constitue ce
qu'on a appelé la circulation de la matière.
Mais dans les corps, nous n'avons pas seulement la matière, nous avons cette matière en mouvement, autrement
dit ce qu'on appelle communément la force. En effet l'idée de force est inséparable de l'idée de matière et nous ne les
connaissons toutes deux que par le mouvement; le mot force est synonyme
de mouvement. De même que nous avons vu la
quantité de matière rester invariable, nous sommes obligés d'admettre la
permanence de la force et c'est Helmholtz qui
posa, le premier, ce principe corrélatif du principe posé par Lavoisier, sous le nom de principe de la conservation de la force. Pas plus que la matière, la force ne
peut ni se créer, ni s'anéantir ; elle ne peut que se transformer; quand le mouvement
semble disparaître, c'est que la force vive, agissante se transforme en force de tension, le mouvement extérieur apparent
en mouvement moléculaire intérieur; de là cette division en forces vives, comme
la chaleur, le travail mécanique, etc., et forces
de tension, comme la chaleur latente. Ainsi quand je brûle de la
houille, cette houille dégage, en se combinant à l'oxygène et sous forme de
chaleur, autant de force vive qu'il en a fallu pour séparer le carbone de
l'oxygène dans la réduction de l'acide carbonique ; la houille est un dépôt de
forces de tension comme un réservoir d'eau
est un réservoir de force.
Les forces vives peuvent donc se transformer en forces de tension, comme clans la formation de la houille; les forces de tension peuvent se transformer en forces vives comme dans sa combustion ; enfin les forces vives peuvent se transformer les unes dans les autres, le mouvement en chaleur, la chaleur en mouvement et ainsi de suite. C'est là ce qu'on a appelé la corrélation des forces physiques. Ce principe, aujourd'hui si connu et déjà si fécond, ne date pas de loin. On connaissait depuis longtemps les faits de transformation de forces, mais ces faits passaient inaperçus sans qu'on essayât de les généraliser; dès les premiers âges du monde, les sauvages allumaient du feu par le frottement de baguettes de bois; les marins avaient remarqué que la mer était plus chaude après une tempête, et il avait suffi à l'observateur le moins sagace de se frotter les mains par un jour de froid pour constater sur lui-même la transformation du mouvement en chaleur. Mais il ne suffit pas de voir, il faut réfléchir, et tous les jours probablement nous passons à côté de faits que l'habitude nous dérobe et qui seraient peut-être aussi féconds en résultats que ceux que je viens de vous signaler.
La question ne fut étudiée scientifiquement que lorsque Meyer, d'Heilbronn, eut le premier, en 1842, considéré la chaleur comme un mode de mouvement. Deux ans plus tard, Joule, répétant, dans des conditions plus rigoureuses, une expérience déjà faite par Rumford, chercha l'échauffement de l'eau par une roue mue par un poids et trouva l'équivalent mécanique de la chaleur. L'expérience fut répétée de plusieurs côtés et sous plusieurs formes, et d'après les recherches modernes, cet équivalent peut être évalué à 425 kilogrammètres, c'est-à-dire, en d'autres termes, que la même force qui élève 425 kilogrammes d'eau à 1 mètre de hauteur, élèvera la température de 1 kilogramme d'eau de 1 degré centigrade, et quel que soit le mode de mouvement mécanique employé, quelles que soient la forme et les conditions de l'expérience, toujours on retrouvera ce chiffre de 425. Il y a donc non seulement corrélation, mais équivalence ; tant de chaleur vaut tant de mouvement, et réciproquement. Mais la chaleur et le mouvement ne constituent pas seuls le domaine des faits physiques; les autres forces, l'électricité, la lumière, les actions chimiques, rentrent-elles dans cette synthèse ? Ici, la question n'est pas aussi avancée ; on sait, on peut affirmer que la lumière, l'électricité, etc., ne sont que des modes de mouvement; mais si on a pu démontrer leur corrélation avec les autres forces physiques et les transformer en chaleur et en mouvement, leur équivalent mécanique, à cause des difficultés de l'expérimentation, n'a pu encore être établi.
Nous arrivons maintenant à une question qui touche au cœur même de la physiologie. Cette loi de la corrélation des forces physiques est-elle applicable aux phénomènes de la vie ? Les forces dites vitales sont-elles réductibles aux forces physiques, ou bien faut-il admettre des forces vitales distinctes ? Vous voyez que cette question n'est autre chose que la grande question, depuis si longtemps débattue, du vitalisme, et j'ajouterai que c'est seulement depuis les progrès de la science moderne que cette question pouvait recevoir sa solution.
Presque tous les physiciens rejettent aujourd'hui les forces admises autrefois sous les noms de gravitation, chaleur, électricité, etc., et s'ils conservent le mot, c'est avec cette réserve que toutes ces prétendues forces ne sont que des modes de mouvement ; mais ici je dois vous signaler une étrange contradiction : ces forces dont ils ne veulent pas chez eux, ils les admettent en général très volontiers chez les êtres vivants. C'est ainsi qu'un des plus illustres, le Père Secchi, directeur de l'observatoire de Rome, après avoir rompu avec « ces forces scholastiques qui ne sont ni esprit, ni matière », après avoir banni de la science « toutes ces tendances occultes, toutes ces qualités abstraites » des anciens physiciens, admet cependant une force vitale pour les animaux ; n'oublions pas, il est vrai, qu'il écrivait in aere romano. On ne veut plus de la physique du moyen âge, mais on nous ramènerait volontiers à la physiologie de Van-Helmont. Ces savants ressemblent un peu à un laboureur qui défricherait son champ en jetant les pierres et les mauvaises herbes dans le champ de son voisin ; or, nous qui sommes les voisins des physiciens et des chimistes, nous ne voulons pas plus qu'eux, des qualités occultes et de mauvaises herbes, et nous demandons aussi à défricher, et complètement, le champ qui nous est dévolu.
Voyons donc, en quelques mots, si, comme le croient encore beaucoup de médecins, il est nécessaire d'admettre des forces vitales spéciales pour les êtres vivants.
Prenons d'abord les végétaux. Tous les phénomènes de la vie végétale sont des phénomènes de mouvement, composition et décomposition chimiques, accroissement, etc., qui remontent de proche en proche jusqu'à la radiation solaire, c'est-à-dire à un mouvement de la matière brute ; ce sont les rayons solaires qui, en présence de la chlorophylle, décomposent l'acide carbonique de l'air, mettent l'oxygène en liberté et permettent au carbone de se fixer dans les fibres du végétal ; quand les rayons solaires tombent sur une forêt, la quantité de chaleur qu'elle rayonne est diminuée de celle qui a servi à faire croître les arbres de cette forêt, et quand nous brûlons un arbre, la combustion de cet arbre dégage autant de chaleur que le soleil en avait perdu pour le faire végéter.
Mais, dira-t-on, ces mouvements se font dans un certain ordre, d'après certaines lois déterminées, variables
suivant chaque espèce ;
n'êtes-vous pas obligé d'admettre une force directrice de ces
mouvements, une force vitale, en un mot, annexée à la matière végétale ? Mais
n'y a-t-il pas aussi des lois déterminées pour la production des cristaux, et cette formation ne varie-t-elle pas suivant
la nature du composé cristallin ? Si la
détermination des phénomènes, si leur
évolution régulière, sont des motifs pour admettre des forces distinctes, ces forces devraient aussi être admises pour les corps bruts comme pour les corps
vivants; car il n'y a qu'une différence de degré qu'explique assez bien
la complexité de la molécule organique.
Puis, que d'hypothèses successives à admettre, si vous acceptez cette
force vitale végétative ! D'où vient cette force vitale ? Elle existait dans la graine de la plante et provenait
de la plante mère ; cette force s'est
donc détachée d'une autre force comme un fruit se détache d'un arbre. Cette plante fournit une multitude de graines
toutes douées de vie, c'est-à-dire qu'elle se divise en une infinité de forces
distinctes, et ces graines, fécondées par le pollen, donnent naissance à des plantes nouvelles. Il faut donc admettre une segmentation
de forces, une division en parties de
quelque chose qui n'a pas d'étendue. Et dans la greffe végétale, ce
n'est plus une segmentation, c'est une fusion
de forces qu'il faut admettre.
L'esprit se refuse à concevoir cette segmentation et cette fusion de
forces ; il ne peut même s'en faire une idée.
Je puis me faire une idée de ce que c'est qu'un mouvement, et même,
approximativement, de ce que c'est que la
matière ; des théories existent qui font comprendre la constitution des corps; sans être sûr de la réalité de ces atomes
et de ces molécules, on peut du moins interpréter assez facilement avec leur
aide les phénomènes naturels; mais quelle idée se faire de ces forces vitales
et de toutes leurs prétendues actions ?
Et puis, dernière difficulté encore : la plante morte, que devient sa force vitale ? Dans cette hypothèse on se heurte de tous côtés à l'impossibilité, au vague et à la contradiction.
Dans les animaux, il en est de même. Nous retrouvons encore là
les mêmes objections et les mêmes difficultés que tout à l'heure. L'admission
d'une force vitale n'ajoute rien à nos connaissances; elle ne nous fait pas faire un pas de plus; nous ne faisons ainsi qu'ajouter
l'inconnaissable à l'inconnu, l'inexplicable à l'inexpliqué. La vie animale
tire son origine, sa force, son activité de la vie végétale ; herbivores ou carnivores, c'est toujours, en dernière analyse, dans les végétaux que l'animal puise les
éléments de sa force musculaire, de sa chaleur et de toutes ses
manifestations vitales ; là encore il faut
donc remonter jusqu'à la radiation solaire et l'on a pu dire, non-seulement au point de vue poétique, mais au
point de vue strictement mécanique, que les êtres vivants sont les enfants du soleil.
Permettez-moi maintenant de m'arrêter un instant sur quelques-unes des manifestations de l'activité vitale et de vous montrer que la corrélation des forces physiques est aussi applicable à l'animal et à l'homme.
Les oxydations constituent la
majeure partie des réactions chimiques qui se passent dans l'organisme ; ces oxydations portent sur les
albuminoïdes, les graisses, les, hydrocarbonés ou sur leurs dérivés, et la
plupart de ces réactions peuvent être reproduites
artificiellement dans nos laboratoires; seulement, en général, elles ne
peuvent s'y accomplir qu'à des températures très élevées, incompatibles par conséquent avec le maintien de la vie; dans
l'organisme, au contraire, ces oxydations s'accomplissent à la température du corps, c'est-à-dire entre 38° et
40° environ; il semblerait donc, au premier abord, et c'était
un argument invoqué en faveur du
vitalisme, qu'il y avait là une action spécifique, une sorte de procédé vital, distinct des procédés chimiques ordinaires
; mais, en réalité, il n'en est rien ; on a montré que ces mêmes oxydations peuvent se produire dans nos
laboratoires à de basses températures en employant l'oxygène ozonisé, et nous savons que, dans les globules rouges, l'oxygène de
la matière colorante se trouve très probablement
à l'état d'ozone. Peu à peu, vous le voyez, les différences qui séparent
les actions physico-chimiques ordinaires des actions vitales
s'effacent et l'abîme se comble
de plus en plus entre l'animé et l'inanimé.
Cette identité de procédés se montre avec bien plus de clarté encore dans les rapports qui existent dans l'organisme entre la production de chaleur et la production de travail mécanique. La production de chaleur est due en grande partie aux oxydations intra-organiques, et ces oxydations portent surtout sur l'hydrogène et le carbone des aliments et des tissus et spécialement des corps gras et des hydrocarbonés. Sans vous donner ici les procédés de mensuration que nous étudierons plus tard, je vous dirai seulement que la chaleur produite par l'organisme humain en 24 heures peut être évaluée à 2700 calories en moyenne, ce qui donne 112 calories par heure et 1,87 par minute. Vous savez qu'on appelle calorie ou unité de chaleur, la quantité de chaleur nécessaire pour élever la température de 1 kilogramme d'eau de 0° à 1 degré.
Il est bien constaté aujourd'hui que les muscles sont le siège principal de la production de chaleur dans l'organisme. Le muscle dégage de la chaleur, et, retenez ce fait sur lequel je reviendrai tout à l'heure, cette chaleur augmente au moment de sa contraction ; le sang veineux qui revient d'un muscle en activité est plus chaud que celui qui revient d'un muscle inactif ; un muscle de grenouille, même dépourvu de sang, augmente d'un dixième de degré pendant sa contraction, et chez les mammifères, cette augmentation de température peut atteindre plusieurs degrés. Si au lieu d'un muscle, on prend l'organisme entier, la même relation se retrouve ; l'organisme, semblable en cela à une machine à vapeur, ne peut produire de travail mécanique qu'en augmentant sa production de chaleur, et la quantité de chaleur ainsi produite dans le mouvement musculaire est si considérable que l'on a pu se demander si cette action musculaire n'était pas la seule source de chaleur, et si, même pendant le repos absolu, la quantité de chaleur produite n'était pas due à la contraction des muscles qui sont toujours actifs, comme le cœur et les muscles respiratoires. Cependant, pour le dire en passant, la supposition ne s'est pas confirmée, et les centres nerveux et les glandes en particulier paraissent être le siège d'une production de chaleur assez active. Je ne vous donnerai pas les chiffres détaillés, je me conterai de vous rappeler que l'organisme humain produit, par heure, environ 112 calories pendant le repos, et 271 pendant le mouvement ; ces chiffres sont une moyenne des chiffres trouvés par Hirn dans une série d'expériences. D'après Helmholtz, le chiffre de calories formé par heure pendant le sommeil tomberait à 36 environ.
Les muscles, en produisant de la
chaleur, seraient bientôt détruits si l'oxydation, portait sur la substance
musculaire même; aussi cette substance
n'entre que pour une faible part dans l'oxydation
; la part principale revient à des substances que le sang apporte au
muscle, et la plus importante de ces substances paraît être le sucre qui se forme dans le foie ; si on augmente l'activité
d'un membre en excitant le nerf de ce membre, le sucre se détruit en plus grande quantité dans le sang; les muscles contiennent toujours d'ailleurs une certaine
quantité de matière glycogène qui sert
à former le sucre, et si on tétanise une des jambes d'une grenouille,
les muscles de cette jambe contiennent moins
de glycogène 'que les muscles de la jambe non tétanisée. Le sucre et le glycogène seraient donc le
combustible employé par les muscles
pendant leur contraction.
Ces
faits démontrent que la production de chaleur dans le muscle et la production de travail mécanique sont
dues à la même cause, l'oxydation
d'une substance non azotée, et il y a là un phénomène qui a la plus
grande importance dans la question qui nous
occupe. Liebig, au contraire, croyait que le muscle employait surtout
des matériaux azotés dans sa contraction, et avait divisé les aliments en
aliments respiratoires (graisse et hydrocarbonés), qui par leur combustion
produiraient la chaleur animale, et en aliments
plastiques (albuminoïdes), qui serviraient à la constitution des tissus et à la production de travail
musculaire ; de là encore la division des aliments en dynamogènes
ou producteurs de force, et thermogènes ou producteurs de
calorique, division qui n'est plus soutenable aujourd'hui. La question
me paraît en effet tranchée par des
expériences dans le détail desquelles je ne puis entrer maintenant et qui vous seront exposées plus tard.
Le système musculaire est donc,
suivant l'ingénieuse comparaison de Fick analogue à une machine à vapeur qui brûle du charbon
et produit de la chaleur et du travail mécanique ; les pièces métalliques de la machine s'usent bien un peu pendant son fonctionnement, mais la production d'oxyde de
fer n'est jamais comparable à la consommation de charbon ; dans le muscle, il en est de même ; la
charpente de la machine, c'est-à-dire la
substance albuminoïde, s'use bien un peu, mais son usure (production de déchets azotés) n'est pas en rapport
avec l'usure du combustible non azoté. Si le muscle brûlait sa propre
substance dans sa contraction, il serait
comme une machine dans laquelle on
brûlerait du fer au lieu de charbon.
Quelle est maintenant la quantité de travail produite par les muscles ?
Le travail mécanique des muscles s'évalue, comme tout travail, en kilogrammètres ou unités de travail. On appelle kilogrammètre la quantité de travail nécessaire pour élever 1 kilogramme à 1 mètre de hauteur dans l'unité de temps (la seconde), et tout travail mécanique, pouvant toujours se réduire à une poussée ou à une traction, peut toujours s'évaluer en poids, c'est-à-dire en kilogrammètres, et par suite se comparer à toutes les autres actions mécaniques.
Le travail musculaire varie suivant l'état de repos et l'état de mouvement.
Pendant le repos, le seul travail produit par l'organisme est celui
du cœur et des muscles respiratoires.
Le travail du cœur peut
être évalué à 70000 kilogrammètres en
24 heures, celui des muscles inspirateurs et de quelques autres muscles
moins importants à 15000, ce qui donne
en chiffres ronds un total de 85000
kilogrammètres par jour. D'autre part, la quantité de travail produite par un
ouvrier ordinaire, pour une journée de huit heures, ne peut guère
dépasser 300000 kilogrammètres ; vous voyez
par ces chiffres et permettez-moi d'appeler votre attention sur ce fait qui est
trop peu connu des médecins, vous voyez quelle énorme quantité de travail doit
produire le cœur, puisque cette
quantité est à peu près le cinquième du travail total d'une journée d'ouvrier.
Si maintenant on compare la production de travail mécanique à la
production de chaleur, et la comparaison est facile puisqu'on peut réduire les
kilogrammètres en calories en les divisant par 425, on voit (je laisse
de côté les calculs) que pendant le sommeil le cinquième environ de la chaleur produite
est transformé en mouvement, et que pendant les huit heures de travail d'un
ouvrier le rapport est encore plus favorable, et on reconnaît immédiatement
quel avantage présente, au point de vue du rendement, la machine animale sur les meilleures machines industrielles.
Un autre fait expérimental, constaté par J. Béclard, montre encore mieux
cette équivalence de la chaleur et du travail mécanique dans l'organisme vivant. Si on fait
contracter un muscle sans lui faire produire de travail utile, c'est-à-dire en
maintenant fixés ses deux points d'insertion (contraction statique), la
production de chaleur, toutes
choses égales d'ailleurs, sera plus considérable que quand le muscle se
contracte en soulevant un poids (contraction dynamique) ; dans ce dernier cas, une partie de la chaleur totale produite dans le muscle
s'est transformée en travail
mécanique extérieur (soulèvement du poids).
La chaleur ne se produit pas seulement dans l'organisme par des actions chimiques, elle se produit aussi
par des actions mécaniques ; ainsi
le travail du cœur (produit lui-même par
des oxydations) se transforme en
chaleur dans les vaisseaux par le frottement
des molécules liquides, et on a là un nouvel exemple de transformation des actions chimiques en
chaleur, de chaleur en mouvement
et de mouvement en chaleur.
Les phénomènes nerveux sont-ils,
eux aussi, réductibles à des phénomènes de
mouvement ? Quoique nous soyons aujourd'hui moins avancés sur ce sujet que sur celui qui précède, la chose ne
paraît pas douteuse. De quelle nature est ce mouvement ? Nous l'ignorons. Tout
ce que nous savons, c'est que, en laissant de côté, pour le moment, les
phénomènes psychiques, l'activité nerveuse
s'accompagne, tout comme l'activité musculaire, d'oxydations, de production de chaleur, de production
d'électricité, en somme, de phénomènes
de mouvement analogues à ceux de la matière
brute. L'excitabilité nerveuse présente, il est vrai, des caractères particuliers ; elle ne se traduit pas,
comme l'irritabilité musculaire, par
un acte fonctionnel facilement appréciable ; la réaction de la substance nerveuse irritée ne se révèle que par son influence sur d'autres éléments (fibre musculaire,
cellule glandulaire); mais, pour être moins grossier et moins palpable, l'acte ne change pas pour cela de nature, et il reste
toujours un acte de mouvement. Mais il
est difficile d'aller au delà. Est-ce un écoulement de fluide (fluide ou influx nerveux) plus ou moins comparable
à l'électricité, une décomposition chimique, une transformation isomérique, une vibration, un déplacement
moléculaire? La réponse est impossible
; mais qu'importe ? et sommes-nous beaucoup plus avancés sur la nature de
l'électricité ?
Il est cependant un caractère de ce mouvement nerveux qui paraît, de prime abord, l'éloigner des mouvements physico-chimiques. Il présente cette particularité de s'accroître au fur et à mesure qu'il se transmet ; au lieu de diminuer et de se perdre par les résistances comme un mouvement ordinaire, il augmente d'intensité à mesure qu'il progresse dans le conducteur nerveux : il fait boule de neige. Si on excite successivement deux points d'un nerf musculaire, l'excitation du point le plus éloigné du muscle produit une contraction plus forte que celle du point le plus rapproché, et le maximum de contraction correspond au maximum d'éloignement. Mais, dans les faits mécaniques, nous trouvons des exemples analogues : ainsi une étincelle met le feu à une traînée de poudre, et le mouvement va de proche en proche, en augmentant d'intensité, jusqu'à la masse de poudre qui fait sauter la mine. Là aussi, et d'une façon bien plus prononcée encore, l'effet produit est hors de toute proportion avec la cause déterminante : une étincelle à un bout, soulèvement d'une masse de rocher à l'autre.
Restent les phénomènes psychiques. Ces phénomènes psychiques, qui se présentent chez l'homme à l'état de développement supérieur, chez l'animal à l'état d'ébauche, dérivent-ils d'un principe distinct, d'une force particulière, ou bien ne sont-ils aussi que des modes de mouvement ? Quand l'animal perçoit, se souvient, compare, hésite, juge, se décide, toutes ces opérations intellectuelles, que personne ne pourra lui refuser, ne sont-elles qu'un mouvement moléculaire de la substance cérébrale, dégagé sous l'influence d'une excitation venue soit de l'extérieur par les sens, soit de l'intérieur ? Pour ma part, je pencherais vers cette dernière hypothèse ; mais, dans une question si difficile et si délicate, il est permis de rester dans le doute. Aussi, comme il est impossible d'arriver à une certitude absolue, je laisserai de côté cette question, qui ne pourrait être écourtée sans inconvénient, et qui, par sa nature même, ne pourrait guère être développée ici d'une façon complète.
En résumé, cette réserve faite sur les actes psychiques, nous arrivons
à cette conclusion que, dans les sciences physiques et physiologiques,
l'admission de forces distinctes est inutile, et ne fait qu'embarrasser le langage scientifique. Tous les phénomènes physiologiques ne sont que des phénomènes de mouvement, et ne sont
que des transformations des mouvements physico-chimiques; en un mot, il y a, non-seulement corrélation des
forces physiques, mais corrélation des forces physiques et des forces
vitales, pour employer les termes usuels.
Cette loi étant posée, il en ressort cette conséquence sur laquelle j'appellerai votre attention, c'est que les mouvements vitaux doivent présenter les caractères essentiels des mouvements physiques. Or, dans les faits de ce dernier ordre, le fait est toujours corrélatif à sa cause ; étant données telles et telles conditions, le phénomène se reproduit toujours nécessairement; quand il ne se produit pas, quand, par exemple, une réaction chimique ne réussit pas, on n'invoque pas une qualité occulte, une spontanéité de la substance chimique, on en conclut simplement que les conditions de l'opération ne se sont pas réalisées toutes, et on recherche ce qui a fait manquer l'expérience. Quand ces conditions sont très nombreuses, il arrive souvent que quelques-unes d'entre elles nous échappent ; en concluons-nous pour cela que l'activité du corps que nous examinons est spontanée ? nous nous en garderions bien. Ce que nous ne faisons pas pour les mouvements physiques, pourquoi le faire alors pour les mouvements vitaux ?
Mais même dans les faits physiques les plus simples, l'analyse est
souvent bien difficile ; voyez une feuille qui vole au vent, il n'y
a que deux forces en jeu, la pesanteur et l'impulsion du vent, et cependant, dans ses évolutions
capricieuses, ne nous rappelle-t-elle
pas quelquefois le vol de certains insectes ? Vous connaissez tous, sans doute,
le charmant tour des papillons des jongleurs
japonais, si bien décrit par le comte de Beauvoir. Supposez que vous ne
soyez pas prévenus et que la personne du jongleur vous soit cachée par un rideau ; il vous sera impossible de ne pas prendre pour de vrais papillons les deux légères
feuilles qui voltigent dans l’air, et vous ne reconnaîtrez votre erreur que
quand vous verrez les deux fragments de papier descendre se poser sur la fleur que vous tenez à la main.
Eh bien ! la
spontanéité vitale, c'est l'histoire des papillons japonais. L'être créé par notre imagination s'évanouit devant un examen attentif, et cette prétendue spontanéité ne
résulte que de notre ignorance des conditions de la vie. Aussi puis-je
énoncer, sans crainte d'être démenti par les
faits, ce principe de physiologie, que l'activité vitale est toujours
provoquée, jamais spontanée ; et ce principe se confirme partout, dans l'élément
anatomique, dans le tissu, dans l'organe. Si on pique une cellule
contractile ou une fibre musculaire, elle
exécute un mouvement, une contraction, et tant qu'elle est vivante, ce
mouvement se reproduit quelle que soit l'excitation, mécanique, chimique ou
physique, pourvu du moins que la cellule
soit sensible au mode d'excitation employé. Toute excitation produit
donc, nécessairement, tant que l'élément se trouve dans des
conditions normales, une manifestation de
l'activité vitale, et, inversement, toute manifestation de l'activité
vitale ne se produit qu'à la condition d'une irritation antécédente, et elle se produit
nécessairement comme se produit une réaction chimique quand on met deux
substances convenables en présence.
Vous entendrez cependant parler souvent de spontanéité vitale, de maladies spontanées ; mais n'oubliez pas que ces mots servent simplement à masquer notre ignorance des causes réelles et des conditions des phénomènes vitaux.
II
J'arrive maintenant à la seconde loi, celle de l'évolution des êtres vivants. Si l'on examine la série des êtres vivants depuis les plus infimes jusqu'aux plus élevés, on trouve, en étudiant leur structure, des ressemblances et des analogies telles, qu'il n'est pas un être, â quelque degré de la série animale ou végétale qu'on le prenne, qui puisse être isolé du reste de la création et qui n'ait des affinités avec d'autres êtres. Cette parenté s'étend plus ou moins loin et c'est elle qui a permis de classer et de grouper les êtres vivants, autrement dit, de les rapprocher d'après les caractères qui se ressemblent, de les diviser d'après les caractères qui les distinguent.
Cette parenté entre les différents êtres n'est niée aujourd'hui par personne. Seulement les uns, comme Cuvier et la plupart des naturalistes français, plus frappés de ce qui distingue que de ce qui rapproche, partagent les êtres vivants en catégories bien tranchées, qui, suivant leur étendue, portent les noms de règne, de classe, de famille, d'espèce, et se refusent à admettre tout passage possible, dans le temps ou dans l'espace, d'une espèce à l'autre.
Les autres, plus frappés des ressemblances et des analogies que des différences, voyant plutôt ce qui rapproche que ce qui distingue, regardent tous les êtres comme rattachés entre eux par des liens intimes et les considèrent comme construits sur un plan dont les variations innombrables ne paraissent être que les développements d'un type primordial. Et en effet, plus la science progresse, plus les intervalles qui séparaient les divers groupes se comblent et se rétrécissent, et les formes de transition, négligées autrefois, mieux étudiées aujourd'hui, se multiplient de jour en jour, réunissant ainsi, par des traits d'union inattendus, les familles et les espèces qui paraissaient les plus éloignées les unes des autres.
Il ne s'agit plus, comme on l'avait essayé jadis, de disposer tous les êtres en série linéaire, depuis le végétal le plus infime jusqu'à l'animal le plus élevé ; l'ensemble des êtres pourrait plutôt être représenté par un arbre immense, analogue aux arbres généalogiques, et dont les branches successives et les rameaux figureraient les principales formes végétales et animales.
C'est ainsi qu'à la limite inférieure du règne végétal et du règne animal se trouvent des êtres unicellulaires,
qu'il est à peu près impossible de
rattacher à l'un des deux règnes et qui constituent le trait d'union, la transition de l'un à l'autre. C'est ainsi, pour ne vous citer qu'un des exemples les plus
importants, que la lacune qui semblait
exister entre les vertébrés et les invertébrés devra aussi disparaître. On a
trouvé récemment une corde dorsale dans les larves de certains
mollusques tuniciers, les ascidies, et dans
certaines espèces, les Cynthia par exemple, la queue de la larve d'ascidie atteint un degré
d'organisation tel qu'elle se rapproche
de celles des jeunes poissons ou des têtards de batraciens. Vous voyez que la distance n'est pas si
grande entre ces larves d'ascidies et l'Amphioxus
lanceolatus, qui
n'a ni bouche, ni tète, et qui n'est
guère vertébré que par sa corde dorsale et sa moelle épinière. Dans cette manière de voir, qui nie paraît répondre
beaucoup mieux aux recherches modernes, l'espèce, la race et la variété
deviennent des catégories
purement rationnelles, plus ou moins larges, plus ou moins
élastiques, suivant la tournure d'esprit du
naturaliste, catégories qui n'ont par conséquent rien d'absolu.
Comment expliquer maintenant cette ressemblance et ces affinités entre tous les êtres vivants ? Ici nous
touchons au vif de la question. Deux
théories contraires sont en présence, l'une que j'appellerai la théorie de l'identité de type, l'autre, la théorie de l'identité d'origine.
Dans la théorie de l'identité de type, tous les êtres ont été créés par la cause
première, mais d'après un plan unique plus ou moins diversifié. Si tous les êtres vivants se rattachent les uns aux autres, c'est d'après une loi d'harmonie universelle,
la cause première ayant dans la série
des créations successives répété le même type sous des formes variables.
La ressemblance des êtres vivants tiendrait à
l'unité de l'idée créatrice.
Dans la théorie de l'identité d'origine, cette ressemblance ne tient pas à une simple harmonie supérieure ; elle tient à une communauté réelle d'origine; si tous les êtres se ressemblent dans de certaines limites, c'est qu'ils sont tous issus de la même souche primitive. Cette théorie, si connue aujourd'hui sous le nom d'évolution ou de transformisme, a été formulée pour la première fois par un naturaliste français, Lamarck, et ne fut accueillie d'abord que par des railleries. Ce n'est que depuis qu'elle a été reprise et développée avec un incontestable talent par un savant de génie, Darwin, qu'elle a pris rang dans la science. Acceptée avec enthousiasme en Angleterre et en Allemagne, où son influence se fait sentir non-seulement dans les sciences naturelles, mais dans les sciences philosophiques et sociales, elle n'a recruté en France que de rares adeptes et n'a pas pu encore pénétrer dans notre enseignement officiel.
Ce n'est ni le lieu ni le
moment de vous exposer les bases de la
théorie de Darwin, théorie qui, dans l'état actuel de la science, me paraît la seule acceptable. Nous cherchons ici
les principes de la physiologie et je
veux m'en tenir à la question strictement physiologique, la seule qui nous intéresse ici. Quelle est, à ce point de vue, la place de l'homme dans la nature ?
Quelles sont ses affinités avec les autres êtres vivants ? Quelle est sa
parenté histologique, anatomique, embryologique, généalogique ? Nous arriverons
ainsi à préciser ce qu'on peut appeler la parenté physiologique de l'homme et le parti que nous pourrons en tirer pour l'étude de ses fonctions.
La parenté histologique de l'homme avec les autres êtres vivants est incontestable et il y a là un fait qui frappe l'observateur le plus inexpérimenté lorsqu'il applique son œil au microscope. Tous les éléments anatomiques de l'organisme humain se retrouvent avec leurs caractères, leurs propriétés, leurs dimensions même, dans l'organisme animal ; qu'on prenne chez l'un et chez l'autre une cellule épithéliale, une fibre musculaire, une cellule nerveuse, et, la plupart du temps, il sera à peu près impossible d'en déterminer la provenance; il y a évidemment des différences, surtout pour certains éléments et pour des êtres éloignés, mais d'une façon générale, on peut dire que la ressemblance est la règle, la différence, l'exception.
Cette parenté histologique ne
s'étend pas seulement au règne animal ; elle s'étend jusqu'aux végétaux. Les
propriétés du protoplasma, cette substance vivante par excellence, sont
identiques chez tous les êtres vivants, et
les globules blancs du sang, par exemple, ressemblent à s'y méprendre à ces plasmodies de myxomycètes que nous apprendrons à
connaître.
La
parenté anatomique de
l'homme est beaucoup moins étendue, mais
elle est aussi évidente et a, pour la physiologie spéciale, autant
d'importance que sa parenté histologique pour la physiologie générale. Je ne veux pas recommencer ici le beau livre d'Huxley
sur la place de l'homme dans la nature. Je me contenterai de vous rappeler la
conclusion qui ressort de ce livre, c'est que,
au point de vue anatomique, il y a moins de distance entre l'homme et les
singes anthropomorphes qu'entre ceux-ci et les singes inférieurs. Prenons en
effet les caractères qui distinguent l'homme des anthropomorphes, et vous
verrez immédiatement combien ils présentent peu d'importance si on les compare
aux caractères qui distinguent les anthropomorphes des singes inférieurs.
Ainsi, chez l'homme, la capacité crânienne est plus grande, l'angle facial plus ouvert ; les sutures de la base du crâne sont plus précoces et la suture frontale plus tardive; le cerveau, sauf une saillie, le bec de l'encéphale, qui correspond à la fossette olfactive du lobe antérieur, a la même structure; les canines sont moins développées ; le pouce est plus long, mieux formé et possède un muscle spécial, le fléchisseur propre du pouce, qui est atrophié chez le gorille et le chimpanzé et manque tout à fait chez le gibbon et chez l'orang ; l'articulation du gros orteil est moins lâche et plus serrée; le faisceau épitrochléen du grand dorsal, qui existe chez tous les anthropomorphes, ne se rencontre chez l'homme qu'à l'état d'anomalie ; les sacs laryngiens, qui renforcent la voix et qui s'implantent sur les ventricules du larynx, n'existent pas chez lui, tandis qu'ils se montrent chez l'orang, le gorille et le chimpanzé ; mais ils manquent aussi chez le gibbon, et d'ailleurs ne se produisent qu'après la naissance sous l'influence des efforts vocaux ; la verge ne présente pas l'ossicule qui existe chez tous les anthropomorphes; enfin les proportions des membres supérieurs et inférieurs sont différentes. Pour tout le reste, identité de structure.
Or, que sont ces caractères distinctifs, et combien peu de valeur ils ont si on examine les caractères que présentent les singes inférieurs et qui les séparent des anthropomorphes ; formule dentaire différente ; 24 dents de lait au lieu de 20 ; 36 dents permanentes au lieu de 32 ; squelette constitué pour la station horizontale et la marche quadrupède ; main appuyant par sa face palmaire dans la marche ; cerveau pourvu d'un lobe olfactif bien développé; cervelet découvert par le peu de développement du lobe postérieur; absence de scissure de Sylvius et d'une corne postérieure dans le ventricule latéral ; absence d'appendice vermiculaire, etc.
Ce tableau vous montre quelle
étroite affinité anatomique il y a entre
l'homme et les anthropomorphes et quelles faibles variations de structure il faudrait faire subir à ces
derniers pour arriver à la structure
de l'organisme humain.
Anatomiquement, il serait plus facile de faire un homme d'un gorille qu'un gorille d'un cynocéphale.
Plus nous nous éloignons des primates, plus l'écart anatomique se prononce entre l'homme et l'animal ; cependant ces différences n'empêchent pas qu'en beaucoup de points, et c'est là un fait des plus intéressants pour le physiologiste, la ressemblance et l'analogie de structure se maintiennent, ce qui nous permet d'employer dans nos expériences des animaux, tels que le chien, le lapin, la grenouille, dont quelques-uns paraissent cependant si éloignés de l'espèce humaine que bien des gens, étrangers à la science, se demandent comment ces recherches peuvent nous apprendre quelque chose sur les fonctions de l'homme.
Cette ressemblance que l'homme, une fois développé, présente avec les animaux adultes, s'accentue encore plus si on prend l'homme pendant le cours de son développement et d'autant plus qu'on se rapproche des premières phases du développement embryonnaire; c'est là la parenté embryologique de l'homme. L'ovule humain ressemble, à s'y méprendre, à l'ovule des autres mammifères, et il serait à peu près impossible de les distinguer; à mesure que l'ovule se développe, les ressemblances se circonscrivent et se limitent, mais il y a toujours, au moins dans les premières périodes, une analogie qui va presque jusqu'à l'identité avec le développement des espèces animales.
Cette parenté embryologique peut encore être comprise d'une autre façon qui n'est pas moins instructive. A l'état d'ovule, l'œuf humain représente un animal unicellulaire; puis cet ovule se segmente et se multiplie en plusieurs cellules; il devient agrégat pluricellulaire et l'œuf segmenté ressemble à un rhizopode dépourvu de pseudopodies. Bientôt ces cellules, d'abord toutes semblables, se différencient ; trois feuillets se forment qui donnent naissance à tous les organes, et chacune des étapes ainsi parcou
rues par l'homme dans son développement rappelle par certains traits un organisme inférieur.
Nous arrivons maintenant à
la parenté généalogique de
l'homme et nous nous trouvons en face
de la question le plus ardemment discutée,
celle de la descendance de l'homme, si admirablement. traitée dans le
livre récent de Darwin.
Cette question, à laquelle on a toujours le très grand tort de mêler des idées religieuses ou antireligieuses qui ne peuvent que l'obscurcir, ne devrait relever que de la science. Quelle que soit, en effet, la solution que la science lui donne, cette solution ne peut atteindre aucune croyance, blesser aucune conviction. La théorie de Darwin n'est contraire ou favorable à aucune doctrine philosophique : elle n'implique pas plus l'athéisme qu'elle n'infirme le déisme, et elle peut également recevoir dans ses rangs le matérialiste le plus endurci et le spiritualiste le plus convaincu (1).
Ceci dit, nous pouvons aborder librement la parenté généalogique de l'homme. Or, cette parenté me paraît
ressortir indubitablement de l'ensemble des arguments de Darwin et en particulier des faits d'atavisme cités par cet auteur.
Vous savez qu'on appelle atavisme la
tendance que les caractères et la conformation des ancêtres primitifs ont à reparaître chez les descendants. Cette
parenté généalogique peut seule expliquer les organes rudimentaires, les
anomalies et une partie des monstruosités qu'on rencontre dans l'organisme humain. Quelques mots
seulement sur chacun de ces sujets.
Ces organes rudimentaires, reste des ancêtres plus ou moins éloignés,
sont assez communs chez les animaux et sont surtout intéressants quand ils sont
devenus inutiles chez les descendants, malgré
leur persistance ; tels sont les pieds palmés de l'oie terrestre qui ne nage pas, les ailes rudimentaires de certains insectes, etc. Ces organes se rencontrent aussi
chez l'homme ; tels sont: les glandes
mammaires dans le sexe masculin, les os du coccyx, restes de l'appendice
caudal; le processus vermiculaire du coecum ; les muscles du pavillon de l'oreille, le duvet qui
recouvre presque toute la surface du
corps, etc.
Les anomalies ne sont pas
moins importantes à étudier. Les anomalies
musculaires que vous rencontrez si fréquemment dans vos dissections et
qui paraissent au premier abord si inexplicables,
s'interprètent facilement si on admet l'influence réversive de l'atavisme et un
retour vers l'état primitif ; à ce point de vue, leur étude est des plus instructives, et il n'en est pas une, pour ainsi dire, qui n'ait son analogue dans une
disposition anatomique d'un organisme animal à un degré plus ou moins
élevé de la série. Les exemples d'anomalie
pourraient être multipliés ; je me
contenterai de vous en citer un. On remarque quelquefois accidentellement chez l'homme une perforation de
l'humérus dans la fosse olécrânienne, perforation qui laisse passer dans
ce cas l'artère humérale ; or, cette
disposition est normale chez les singes, et ce qu'il y a de curieux,
c'est qu'elle est plus fréquente dans les
races primitives. Les cas d'utérus bicorne chez la femme, de mamelles
inguinales, de lobe azygos impair du poumon, de développement exagéré partiel ou général du système pileux, etc., etc., s'expliquent aussi très bien si on admet que
ce sont des héritages légués par les
races animales qui nous ont précédés.
Il en est de même pour
beaucoup de cas de monstruosités qui, sans
ce fil conducteur, seraient absolument incompréhensibles et ne pourraient être regardées que comme des jeux de la nature, comme on les appelait autrefois. Mais je laisse de
côté cette question qui nous
entraînerait beaucoup trop loin et qui exigerait à elle seule des
développements dans lesquels il m'est impossible
d'entrer. Ce que je viens de dire suffit du reste pour ce que je voulais vous démontrer.
Ce qui ressort de tous ces faits, et c'est là ce qui nous touche le plus, c'est la parenté physiologique qui existe entre l'homme et les autres êtres vivants. Les phénomènes vitaux
de l'organisme humain sont, dans leurs
traits essentiels, identiques aux phénomènes vitaux qui se passent chez l'animal. De là cette conclusion pratique sur laquelle j'appelle toute votre
attention, car c'est un des principes
sur lesquels s'appuie la physiologie, c'est que les conséquences tirées des observations
et des expériences faites sur les animaux
peuvent être légitimement appliquées à la physiologie humaine. C'est depuis que cette vérité est entrée dans les esprits, que la
physiologie a fait les progrès immenses qu'elle a accomplis depuis quelques
années.
Résumons maintenant les idées que je viens de développer devant vous. Nous sommes partis de deux lois, et ces deux lois, appliquées à la physiologie, nous ont révélé les principes essentiels de cette science.
La première loi, c'est la loi de la corrélation des forces physiques et des forces vitales. Nous en avons tiré ce principe que l'activité vitale est toujours provoquée, jamais spontanée. Ce principe nous donne la marche à suivre dans l'étude de la physiologie. Tout problème physiologique, en effet, se pose de la façon suivante : étant donné un phénomène vital, déterminer les conditions qui lui ont donné naissance ; étant données telles ou telles conditions, déterminer le phénomène vital qui se produira.
La seconde loi est celle de l'évolution des êtres vivants. Elle nous a conduit, à ce second principe, que l’homme ne peut être isolé du reste des êtres vivants, et que les actions vitales de l'organisme humain sont identiques à celles de l'organisme animal. Ce principe nous donne les moyens à employer dans l'étude de la physiologie. Le problème se pose pratiquement de la façon suivante : étant donné tel phénomène vital à étudier, choisir pour l'observer l'organisme vivant qui, à ce point de vue, se rapproche le plus de l'organisme humain.
C'est en nous guidant sur ces principes que nous allons entreprendre l'étude de la physiologie de l'homme. Cette étude est longue, laborieuse, difficile ; vous y trouverez, je l'espère du moins, tout l'intérêt qui s'attache à la conquête et à la prise de possession de la vérité ; vous y trouverez aussi, je vous en préviens d'avance, beaucoup de questions controversées et de problèmes sans solution. C'est à éclaircir ces questions, c'est à résoudre ces problèmes que doivent tendre nos efforts, sans nous dissimuler pourtant que chaque nouvelle découverte fait surgir des questions nouvelles et que la science n'a jamais dit son dernier mot. C'est ce qu'exprime cette pensée d'Herbert Spencer, par laquelle je termine, et qui, au lieu de vous décourager, doit vous encourager à marcher en avant : « Si nous regardons la science comme une sphère qui s'agrandit sans cesse, nous pouvons dire que son agrandissement ne fait qu'accroître ses points de contact avec l'inconnu qui l'environne. »
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(1) Que Dieu ait créé l'homme, corps et âme, comme être absolument
distinct du reste de la création, ou
qu'il ait choisi le plus élevé des animaux pour lui donner une âme à son image et en faire un être
supérieur, en quoi la deuxième hypothèse
peut-elle répugner au spiritualisme le plus pur, puisque, pour le spiritualiste, c'est l'âme et non le corps qui constitue
l'essence de l'homme.