Leçon inaugurale
Par le Professeur Joseph SCHMITT
Clinique médicale
Messieurs,
Ma première parole dans cet amphithéâtre doit être une parole de remerciement et de reconnaissance à mes collègues qui, avec une unanimité dont je suis profondément touché, m'ont appelé à cette distinction suprême de succéder, dans cette chaire de clinique médicale, au maître éminent que nous regrettons tous et que nos vol accompagnent dans une retraite, dont l'heure a sonné, parait-il, contre toute vraisemblance, mais que nous persistons malgré tout à trouver prématurée.
Je ne veux pas refaire ici l'éloge de M. le Professeur Bernheim ; d'autres et de plus qualifiés s'en sont
acquittés. Je ne redirai ni la somme
immense de son labeur scientifique, ni ses importantes découvertes en psychopathologie, ni les grands services que
depuis quarante ans il a rendus à l'enseignement, ni l'éclat que son nom à jeté sur notre Faculté de médecine; d'autant que la liste de ses travaux et de
ses services n'est certainement pas
close, et que de m'y arrêter, je risquerais de sentir trop vivement la lourdeur de la tâche que
j'ai assumée. Tout ce que je veux vous dire, c'est que, n'ayant pas la prétention
de remplacer M. Bernheim, je
bornerai mon ambition à marcher sur
ses traces, je m'efforcerai de mon
mieux de suivre son exemple, l'exemple de
son assiduité à la tâche quotidienne, de l'indépendance de ses convictions scientifiques, de sa
sollicitude toujours en éveil pour ses
malades, de son dévouement toujours prêt pour ses élèves.
J'aurai pour me guider l'exemple aussi de mes très distingués collègues dans les hôpitaux et celui de mon
premier maître en clinique, M. le
Professeur Victor Parisot, dont il m'est
doux d'évoquer ici la chère mémoire, et à qui j'adresse vers l'au-delà mon plus affectueux, mon filial
souvenir.
Permettez-moi aussi, Messieurs, un mot de regret pour cet enseignement de la thérapeutique auquel,
pendant vingt et un ans, j'avais
consacré tous mes efforts, qui m'a donné
tant de satisfaction, et m'a valu, j'ose le dire, de si précieux encouragements. Si, pour des raisons et
sous des pressions que je n'ai pas à
discuter ici, il se trouve découronné
pour l'instant, j'espère bien qu'à la première occasion, nous pourrons lui faire restituer ce titre
d'enseignement magistral qu'il garde
dans toutes les autres Facultés françaises
et qui lui revient à tous égards ; car, je crois pouvoir l'affirmer avec quelque connaissance de cause,
parmi tous nos enseignements, c'est à
coup sûr l'un des plus utiles, l'un des
plus indispensables à la formation du futur médecin. Je ne me console de l'avoir quitté que parce que je
trouve ici la possibilité de réaliser
pratiquement les idées et les méthodes que j'ai si longtemps préconisées dans
un autre amphithéâtre.
Et maintenant, Messieurs, vous ferai-je ce qu'on est convenu d'appeler
une leçon d'ouverture, c'est-à-dire, suivant le mode consacré, une dissertation plus ou moins savante sur le développement historique, la valeur
intrinsèque ou l'utilité pratique des
questions que l'on va étudier ? A
l'égard de certaines branches des sciences médicales, et la thérapeutique est de ce nombre, l'ignorance des uns,
le scepticisme des autres,
l'incompréhension de beaucoup ont répandu,
parmi las profanes et même parmi les médecins, des préjugés et des erreurs qu'il peut être nécessaire de combattre dans une leçon d'introduction. Aussi
avais-je pris l’habitude jusqu'ici,
au début de mon cours, de dire aux élèves ce qu'est, ce que doit être, ce que
peut être la thérapeutique ; de leur
montrer que l'enseignement de la thérapeutique n'est pas, comme on le croit parfois, une revue fastidieuse
des drogues qui encombrent les pharmacies; que parmi nos moyens d'action,
l'acte médicamenteux, quelquefois décisif,
n'est le plus souvent qu'un élément accessoire et secondaire ; que la thérapeutique est avant tout une affaire de
raisonnement et non pas un acte réflexe qui, à l'appel du nom d'une maladie,
fait sortir de notre plume une formule toute
prête; qu'elle est, en un mot, la science des indications et l'art de
les remplir à l'aide de tous les moyens physiques,
chimiques, biologiques, diététiques, psychiques, que nous avons à notre
disposition.
Je leur disais que, ne pouvant me résoudre, même pour répondre à des désirs exprimés en haut lieu et sous prétexte de parcourir tout le programme, à réduire un enseignement supérieur à la récitation banale de quelque manuel, j'avais l'ambition, tout en limitant mon sujet, de leur fournir une méthode, un plan d'étude, de leur apprendre à penser, pour leur permettre bientôt d'agir thérapeutiquement, et ainsi prémunis dès l'abord contre certaines idées fausses, les élèves savaient ce qu'ils pouvaient trouver dans mon cours et ce qu'ils ne devaient pas y chercher.
Mais les études cliniques, Messieurs, est-il vraiment besoin de les
défendre et d'en montrer devant vous, futurs médecins, l'inéluctable
nécessité ? Sans doute à notre époque où
certains cherchent à établir une sorte d'antagonisme méprisant entre la Science
et la pratique, pourrez-vous trouver, pour
en médire ou la traiter avec une hauteur dédaigneuse, quelques esprits forts, noyés dans les abstractions
ou plongés dans des spéculations nébuleuses, ne s'intéressant qu'à la pathologie dans l'espace et ne connaissant en
fait de maladies, que celles qu'ils peuvent créer artificiellement sur
un kilogramme de souris, de cobaye ou de
singe. Laissons-les dire ; il est
certaines mentalités irréductibles avec lesquelles il est inutile de discuter.
Pour tout homme réfléchi que n'égare ni la passion ni l'orgueil, pour tout médecin surtout, quelle que soit d'ailleurs l'orientation spéciale qu'il a pu donner à son activité et à ses études, il est de toute évidence que la clinique, c'est-à-dire, suivant la vieille définition de Littré, la médecine qui se fait sur le malade et au lit du malade, la clinique qui nous met brutalement en face de réalités morbides, en constante évolution et que nous ne sommes pas libres de faire varier, suivant notre convenance, la clinique, dis-je, reste toujours la grande école du médecin ; vers elle doit tendre pour y chercher son application, tout ce que nous connaissons déjà et tout ce que nous découvrirons encore en anatomie, en physiologie, en pathologie, en physique, en chimie, en matière médicale, en biologie, pour arriver à ce résultat qui est, n'est-il pas vrai, le but suprême de la médecine et la conclusion ultime de toute science médicale : diagnostiquer l'affection dont souffre un malade déterminé; en établir la forme, l'évolution et le pronostic; réaliser enfin, au fur et à mesure qu'elles se présentent, les indications thérapeutiques pour aboutir à la guérison ou du moins au soulagement du malade.
Diagnostic, pronostic,
traitement : telles sont les trois faces indissociables
du problème clinique souvent complexe et toujours nouveau, parce qu'il porte
non sur une maladie, mais sur un malade avec son individualité propre, sa
constitution originelle, ses tares familiales, ses réactions particulières, ses forces de résistance, ses passions et
ses faiblesses, toutes choses qui
impriment à sa maladie un cachet et une allure vraiment spécifiques.
Or, la solution de ce triple
problème, cette tâche journalière du
praticien, vous ne la trouverez entière ni dans les traités dogmatiques ni dans les procédés du
laboratoire ; elle ne vous
apparaîtra complète que grâce à l'expérience lentement et patiemment acquise au
lit d'hôpital, à force d'avoir vu, regardé,
interrogé, écouté, examiné, suivi et traité des malades.
Et c'est pourquoi, aujourd'hui comme hier, comme autrefois, la clinique vit plus d'actes que de discours, plus d'observation patiente que de théories hasardeuses, et que c'est vraiment forcer les termes, au risque de fausser les idées, que d'opposer, comme on l'entend faire à tout propos, la clinique moderne à la clinique ancienne. Je m'explique.
Autrefois, au temps de mes premières études médicales, l'élève
désireux de s'instruire passait deux heures au moins le matin, une heure et plus le soir à examiner des malades ; il s'exerçait, sous la direction d'un maître, à un
interrogatoire minutieux, une observation attentive, use exploration
méthodique de tous les appareils ; l'inspection, la palpation, la percussion,
l'auscultation d'une part, et d'autre part un sablier, un thermomètre, un
stéthoscope et quelques réactifs pour
analyser les urines, constituaient à peu de chose près tous nos moyens
d'investigation, toute notre instrumentation clinique
; et cependant on arrivait le plus souvent au diagnostic, et l'on
reconnaissait une fièvre typhoïde, une pleurésie, une néphrite, une scarlatine,
une pneumonie, une tuberculose, une cardiopathie, un tabès; et avec ces seuls moyens, Laënnec, Corvisart, Rostan, Andral,
Bouillaud et tant d'autres avaient fait de la clinique française la première clinique du monde, et Trousseau avait pu écrire :
« La
clinique médicale de l'Hôtel-Dieu de Paris », ce chef-d’œuvre qui n'a
jamais été surpassé ni égalé même et qui doit être actuellement encore le livre
de chevet du clinicien.
Aujourd'hui on interroge encore le malade. On le percute, on
l'ausculte ; mais tant qu'il n'entend parler que de sonorité ou de matité, de râles secs ou humides, de
souffles cardiaques ou bronchiques, d'exagération ou d'abolition des
réflexes, l'élève même, et je dirais, surtout le meilleur, paraît écouter d'un
air indifférent et presque dédaigneux : simple
empirisme que tout cela, vieux
souvenirs de la clinique d'autrefois. Mais
que résonnent les mots à grande allure : opsonines, catalases,
anaphylaxie, hémolyse, cytotoxines, ponction lombaire, formules leucocytaires, cyto ou sérodiagnostic, cryoscopie, réaction de fixation,
radiogramme, immédiatement l'attention s'éveille, les visages s'épanouissent : la voilà la vraie clinique, la clinique scientifique, la clinique moderne.
Et cependant, il n'y a qu'une seule clinique, qui a suivi la marche normale, le développement habituel,
l'évolution progressive de toute science d'observation, s'édifiant sur
les remarques superficielles et grossières des premiers médecins, s'enrichissant de l'expérience de tous les âges,
mettant à profit les découvertes des autres sciences prémédicales ou
paramédicales, corrigeant l'imperfection des sens par l'adoption d'une
instrumentation de plus en plus délicate, piétinant parfois sur place ou n'avançant longtemps qu'à pas comptés ou reculant même ; puis, sous l'influence d'un heureux hasard ou d'une intuition de génie, s'élevant rapidement vers de nouveaux horizons avec des moyens
insoupçonnés .jusque-là-et
dont l'apparente précision fait souvent exagérer la véritable valeur.
Pendant des siècles, le
médecin n'avait eu, pour établir son diagnostic, que les renseignements
recueillis de la bouche du malade et les
indications fournies par son observation personnelle. Mais aussi avec quelle méthode il conduisait son interrogatoire, avec quelle patience et quel soin il
faisait l'éducation de ses sens ! Aucun
détail ne lui semblait indifférent ;
ni l'aspect général du corps, ni l'éclat du
regard, ni la coloration des joues, ni la teinte du visage, ni l'enduit de la langue,
ni la quantité, la couleur, l'odeur et même la saveur des urines et des autres sécrétions ou excrétions ; comme son oreille exercée savait fixer par une image parfois subtile, les différences
de tonalité, d'intensité ou de timbre des bruits perçus au niveau du poumon ou
du cœur; son doigt apprécier les moindres
modifications de rythme, de forme, de résistance des pulsations artérielles, et sa main ressentir les impressions diverses que donne au palper la
chaleur fébrile.
Mais un jour, pour respecter une pudeur féminine, Laënnec imagine d'interposer entre son oreille et la
poitrine de la patiente un cahier de
papier enroulé en tube, et désormais le stéthoscope permettra de mieux saisir les signes d'auscultation et d'en
localiser plus nettement le lieu d'apparition. Baerensprung, Traube, Wunderlich ont l'idée de mesurer au thermomètre,
à des heures fixes et régulières, la température
du malade, et dès lors des tracés thermiques sont annexés à chaque observation et constituent parfois de
précieux éléments de diagnostic. Vierordt et Marey font passer à la clinique les appareils graphiques utilisés en
physiologie, et le cardiographe, le
sphygmographe, le sphygmomanomètre apportent
une précision nouvelle à la séméiologie du cœur et des vaisseaux, à l'étude du pouls et de la pression artérielle.
La chimie était venue, la première parmi les sciences de laboratoire, apporter son concours à l'analyse
qualitative et quantitative des
éléments normaux et anormaux de l'urine ; peu à peu elle étend ses
recherches à d'autres sécrétions, à d'autres humeurs, et, par ses
investigations coprologiques, se propose
de rénover, disons mieux d'établir lediagnostic des dyspepsies intestinales.
Puis ce sont les courants électriques appliqués par Duchenne, de Boulogne, et par Erb,
à l'étude des réactions musculaires et
nerveuses et l'électrodiagnostic éclairant d'un jour nouveau d'importants problèmes de neuropathologie.
Ce sont les rayons cathodiques de Rœntgen, permettant à l'œil de
voir plus loin que la surface, et de fouiller les profondeurs de l'organisme pour y découvrir des lésions ou y délimiter des organes avec une netteté à laquelle
nos sens ne pouvaient atteindre.
Mais c'est surtout le microscope avec ses incessants perfectionnements qui, de l'appareil primitif employé au XVII° siècle déjà par Loevenhoeck, ont abouti à l'instrument merveilleux, à l'ultramicroscope dont nous nous servons aujourd'hui, et fourni au diagnostic les renseignements les plus précieux et souvent les plus décisifs.
Est-il besoin de rappeler ce que la clinique doit à l'histologie pathologique, à l'examen microscopique des éléments figurés de l'urine, à l'étude cytologique des épanchements des séreuses, des pus, du liquide céphalorachidien, aux recherches hématologiques portant sur la numération des globules, la différenciation des globules rouges et des globules blancs, de leurs formes, de leurs variétés, de leurs affinités pour les matières colorantes et sur la constitution des formules hémoleucocytaires ?
Faut-il dire ce dont la
clinique est redevable à la parasitologie, à
la bactériologie surtout : l'ankylostomiase prenant place à part dans le groupe
des anémies ; l'aspergillose distinguée
de la phtisie bacillaire ; la
diphtérie, le choléra, la syphilis démasqués dans leurs premières
manifestations, les plus anodines encore en apparence ; la tuberculose dépistée dans ses formes encore latentes ou dans des
foyers inaccessibles aux moyens habituels d'investigation ? Puis,
comme conséquence des recherches poursuivies sur les propriétés des toxines microbiennes et celles du sérum sanguin à l'état normal, dans
l'immunité ou dans l'infection, les injections de tuberculine, l'oculo et la dermo-réaction comme nouveaux moyens de diagnostic de la
tuberculose; la réaction agglutinante
et le séro-diagnostic de Widal et de P. Courmont, décelant les formes légères, anormales, atypiques, compliquées ou masquées de la fièvre
typhoïde et de la tuberculose ; la
réaction de fixation de Bordet,
appliquée par Wassermann au diagnostic de la syphilis ?
Signalerai-je encore pour
finir, et parmi beaucoup d'autres, les
épreuves fonctionnelles qui nous renseignent sur l'état du chimisme stomacal et de la motricité gastrique, sur
la perméabilité des reins, le fonctionnement
du foie ou du pancréas élimination
colorée, glycosurie et chlorurie alimentaires,
cryoscopie des urines, etc. ?
Si je me suis laissé aller à cette longue, bien qu'incomplète, énumération de toutes ces méthodes nouvelles, c'est que j'en reconnais l'incontestable intérêt, c'est que je tiens à en proclamer la haute portée et à affirmer qu'il n'est plus de médecin digne de ce nom qui puisse les ignorer, pas de clinicien qui ait le droit de les passer sous silence. Il faut, disons mieux, il faudrait désormais qu'à la salle d'hôpital fût annexé un laboratoire largement outillé, pourvu de tous les perfectionnements modernes; mais il ne faudrait pas que les procédés de laboratoire, quel que soit le prestige dont on puisse les entourer, prissent le pas sur l'examen direct et l'observation traditionnelle du malade.
Sans doute serait-il puéril et
souverainement injuste de médire des méthodes de laboratoire sous le futile
prétexte qu'appliquées en clinique
et y subissant les conditions complexes des faits biologiques, elles n'ont plus
les caractères de précision, de constance, de certitude que l'on a coutume d'attribuer aux faits expérimentaux.
Niera-t-on, par exemple,
l'importance du diagnostic bactériologique
parce que l'absence du bacille de Koch dans les crachats n'exclut pas
l'existence d'une tuberculose pulmonaire, et
que la nécessité de recourir à l'inoculation
aux animaux pour établir la nature
tuberculeuse d'une méningite ne permet pas toujours, parce que les
résultats s'en font attendre, de
lever en temps utile les hésitations du médecin ?
Négligera-t-on la diazoréaction d'Ehrlich parce qu'on peut l'observer dans d'autres infections que l'infection éberthienne, ou le séro-diagnostic de Widal, parce que l'agglutination ne se montre pas dès les premiers jours de la fièvre typhoïde et qu'elle peut persister longtemps après la guérison de la dothiénentérie ?
Faut-il rejeter la méthode de Wassermann, parce qu'une réaction positive ne paraît pas impliquer absolument le diagnostic de
syphilis et n'impose pas le caractère syphilitique
à toutes les manifestations morbides actuelles, ou qu'une réaction
négative n'exclut pas la possibilité d'une
infection antérieure ni l'évolution prochaine d'accidents spécifiques ?
Et se privera-t-on des
renseignements que peut fournir l'analyse
des urines parce que, au lieu de se borner au seul rôle pour lequel il est utile, celui d'une main
fidèle pratiquant avec exactitude un
examen défini et apportant un résultat de fait, certains chimistes, non
médecins, se laissent aller à
formuler des conclusions hâtives pour lesquelles leurs chiffres n'ont pu fournir que des données
incomplètes et insuffisantes ? Certainement non.
Nous retiendrons cependant de ces objections que les méthodes de laboratoire, comme d'ailleurs les méthodes d'observation personnelle, ne
nous apportent guère, si même elles nous en apportent, de signes vraiment et absolument pathognomoniques et que leurs
renseignements les plus caractérisés
ne prennent toute leur valeur que s'ils sont encadrés dans le tableau
d'ensemble des manifestations morbides, ou
quand ils confirment un diagnostic déjà posé, ou qu'ils permettent de choisir entre les deux termes d'un dilemme énoncé par l'examen clinique. C'est après
avoir constaté l'existence d'une
pleurésie purulente, que le clinicien voudra
savoir s'il s'agit d'une pleurésie streptococcique, pneumococcique ou bacillaire. C'est quand il aura
déjà soupçonné une fièvre typhoïde, ou
s'il hésite entre une dothiénentérie et une
grippe intestinale, qu'il demandera au laboratoire de lui fournir, par le sérodiagnostic, une solution définitive.
Faire appel prématurément au laboratoire, lui donner une place prépondérante et surtout exclusive, c'est se
contenter, fût-ce même dans les cas
les plus probants, d'un diagnostic global
et impersonnel. Or un tel diagnostic, fait, « même sans voir le malade, au simple examen de ses
sécrétions morbides ou de son sérum
sanguin », peut séduire un savant
de laboratoire comme Metschnikoff ; il sera exact
peut-être, mais à coup sûr incomplet pour le clinicien qui a besoin de connaître les détails individuels, la
caractéristique personnelle, la forme spéciale de l'évolution morbide
actuelle pour en établir le diagnostic
complet, le pronostic et le traitement.
Et c'est pourquoi l'interrogatoire du malade et l'étude attentive et raisonnée de tous les phénomènes
objectifs accessibles aux sens du
médecin, resteront probablement toujours
les bases fondamentales de la médecine pratique. Le coup d'œil médical, le flair médical, cette qualité maîtresse que l'on attribuait aux grands
praticiens d'autrefois et qui leur
permettait de savoir, de prévoir et d'agir par ce que l'on croyait un don mystérieux d'intuition, de divination fondée sur des raisons que la raison
ne connaît pas, n'était, à y regarder
de près, que le résultat d'une expérience
lentement acquise guidée par un jugement droit, l'habitude de concentrer l'attention sur une série de faits complexes ayant quelques rapports entre eux pour en
saisir vivement les analogies et les
différences, un ensemble de qualités
originelles mûries par la science et aiguisées par l'observation prolongée des malades.
Les conditions déterminantes de la maladie comme de tout phénomène biologique, ne sont pas seulement
actuelles ; elles s'étendent au passé de l'individu et
généralement plongent leurs racines jusque
dans la vie de ses ascendants. D'où la nécessité d'une enquête
rétrospective, colligeant tous les épisodes normaux et pathologiques, héréditaires
ou personnels qui, liés et enchainés les uns
aux autres, permettront de saisir les conditions de la genèse et de l'évolution
de l'épisode morbide actuel. Cette enquête n'a pas seulement pour but de nous renseigner sur une étiologie trop
souvent incertaine ou une pathogénie
combien hypothétique qui d'ordinaire déplacent le problème sans le
résoudre, elle doit surtout nous
faire apprécier le terrain sur lequel s'est développée la maladie en cours, nous instruire sur les aptitudes
réactionnelles de l'individu vis-à-vis des divers milieux de l'ambiance cosmique et au contact des chocs
morbides, nous faire
connaître cet élément humain sans
lequel nous ne pourrions comprendre
ni les formes de la maladie, ni l'immunité de certaines constitutions,
ni le mode et la variabilité d'action des
agents curatifs. Prenez deux sujets chez lesquels vous avez constaté les mêmes signes objectifs de la maladie la plus vulgaire : la bronchite, née chez tous deux sous l'influence
d'un microbe banal et l'action déterminante d'un coup de froid ; si vous n'avez appris par la recherche des anamnestiques
que l'un, fils de goutteux, gros mangeur, est sujet
depuis l'enfance à de fréquentes fluxions articulaires ou cutanées, que l'autre, né d'une mère
tuberculeuse, élevé dans la misère, a
présenté autrefois tous les stigmates du lymphatisme infantile, vous comprendrez mal que la bronchite de celui-là se montre tenace, récidivante,
spasmodique, tantôt sèche, tantôt accompagnée d'une expectoration abondante,
avec une marche saccadée, des retours offensifs brusques, des réactions générales immodérées ; que la bronchite de celui-ci sera lente,
torpide, continue, sans exacerbations, sans
fièvre, sans réaction sinon sur les
systèmes muqueux et ganglionnaire ; que chez
l'arthritique vous réussirez avec les
dérivatifs, le seigle ergoté, la quinine, les préparations salicylées, les
alcalins, un régime sévère ; tandis qu'au lymphatique, vous prescrirez avec
avantage les sulfureux, les balsamiques, l'huile de foie de
morue, une alimentation substantielle, le climat marin.
Je ne m'arrêterai pas à l'examen objectif du malade, à la méthode à suivre dans la recherche des
symptômes perçus par nos sens,
constatés au moyen d'instruments appropriés ou révélés par des méthodes d'investigation spéciale et dont la réunion,
la coordination et l'interprétation seront la base de notre diagnostic.
Je veux seulement dire aux débutants : les plus parfaits des manuels de séméiologie ne sauraient remplacer l'éducation de vos sens ; la description la plus imagée d'un râle, d'un souffle, de la démarche d'un ataxique, des propriétés agglutinantes d'un sérum ne vous donnera jamais une notion aussi précise, ni aussi complète, ni aussi intéressante, ni aussi définitive que la perception de ce râle ou de ce souffle par votre oreille bien exercée, que la vue souvent répétée de différents ataxiques se promenant dans nos salles, que la constatation par vous-même de cette réaction d'agglutination dans un laboratoire rattaché à la clinique et au moyen du sérum pris sur un typhique que vous aurez interrogé, examiné et peut-être diagnostiqué dans son lit d'hôpital. Je leur dirai encore : méfiez-vous des examens incomplets et des diagnostics hâtifs. Quelque caractéristiques que vous apparaissent les symptômes observés et bien que le diagnostic semble s'imposer d'emblée, votre examen ne vous aura fourni tous les renseignements qu'il peut vous donner et qui vous sont nécessaires que quand il aura porté sur tous les appareils, sur toutes les fonctions. Toutes les parties de l'organisme sont solidaires les unes des autres ; aucune ne peut souffrir sans que les autres en soient plus ou moins affectées ; il n'y a pas en réalité de maladies locales, il n'y a que des maladies localisées. A côté de l'organe sur lequel porte plus spécialement l'assaut morbide, il y a d'autres organes intimement rattachés au premier par des connexions anatomiques ou fonctionnelles qui pâtissent avec lui et aggravent ses troubles ou au contraire lui servent d'appui, renforcent ses moyens de protection et de résistance. Diagnostiquer chez un malade une tuberculose, une pneumonie, une fièvre typhoïde, une néphrite, c'est bien ; mais il n'est pas indifférent non plus de savoir comment se comporte l'estomac de ce tuberculeux, le cœur de ce pneumonique, le rein et le foie de cet infecté, la peau de ce brightique ; car de l'état d'intégrité ou d'infériorité de ces organes dépend en grande partie l'évolution de la maladie et le pronostic que vous pouvez en formuler. Et de même que rapidement des modifications peuvent survenir dans l'état anatomique et fonctionnel de l'organe primitivement atteint, de même ces appareils de défense ou de compensation peuvent du jour au lendemain devenir inférieurs à leur tâche.
Vous connaissez cette histoire qui est d'hier et d'aujourd'hui et sera de demain. Une angine d'apparence banale se développe chez un sujet robuste dont les antécédents ne révèlent aucune tare héréditaire ou acquise ; l'examen des exsudats amygdaliens exclut l'idée d'une diphtérie et ne montre que quelques streptocoques vulgaires ; la santé générale paraît à peine troublée pendant quelques jours et tout fait supposer que bientôt toute trace de maladie aura disparu. Puis voici que la fièvre se rallume, l'état général s'aggrave, les urines baissent et sont albumineuses, le cœur se prend, un état infectieux inquiétant se développe, le coma s'installe et le malade succombe. D'où l'importance d'un examen répété du malade, de tout le malade, permettant de dépister les nuances parfois imperceptibles pour un œil mal préparé qui avertissent que la lutte devient inégale, qui annoncent la détente ou font présager l'orage, qui renversent les premiers pronostics et modifient du tout au tout les indications thérapeutiques primitives.
Car, Messieurs, d'avoir établi
avec précision et intelligence votre
diagnostic, de vous être montré observateur scrupuleux, chimiste habile,
bactériologiste averti, d'avoir appelé à
votre aide toutes les ressources de l'expérimentation et du laboratoire, d'avoir accommodé votre
pronostic aux variantes que peuvent apporter les événements quotidiens, ce ne sera pas encore avoir accompli toute
votre tâche de praticien. Il s'agit d'en entreprendre la partie la plus délicate, la plus difficile, la plus
immédiatement utile, la plus
instamment réclamée par votre malade, ce malade qui ne se contentera pas de la
déconcertante formule : « Je te diagnostiquai,
que Dieu te guérisse », ce malade
qui vous appelle à son chevet non pas
seulement pour que vous discutiez
plus ou moins savamment sur la maladie dont il souffre et les lésions dont il meurt, mais pour que vous
essayiez de le soulager et de le
guérir.
Or pour que vous puissiez remplir en toute conscience cette partie de votre tâche, pour que vous puissiez
faire véritablement acte de médecin
dans toute la grande et féconde acception
du terme, pour qu'au jour prochain où, munis de votre diplôme, vous vous trouverez pour la première fois seuls en face
d'un malade, vous puissiez, sans trop d'angoisses, assumer cette redoutable responsabilité de tenir
entre vos mains novices le sort d'une
vie humaine, il faut que pendant vos
années d'études non seulement vous ayiez appris à connaître dans vos livres ou par des leçons
magistrales, la nature et le mode
d'action des principaux agents curateurs, les indications à remplir dans les divers types morbides
catalogués sous le nom de maladies,
mais il faut encore qu'ici, dans la salle d'hôpital, vous ayiez été rompus aux
difficultés de la thérapeutique appliquée, vous ayiez coopéré au traitement des
malades et connu les surprises, échappant à toute synthèse préalable ou convenue, que réserve l'individualité
du patient et la manière dont chacun
fait sa maladie ou réagit devant l'intervention. Car là encore, la maladie ni
surtout le malade ne répondent
toujours docilement aux injonctions de la
science et c'est sans doute une des raisons, la plus avouable peut-être, de ce scepticisme décevant et
oppressif des générations nouvelles
que la fréquentation des sciences biologiques
et de la médecine expérimentale a trop habituées à réclamer des réponses
absolues. En clinique, qu'on l'accepte ou
qu'on le déplore, nous ne créons pas les conditions de notre intervention, nous sommes forcés de les
subir, et, suivant le mot de
Schutzemberger, « de prendre les choses
telles qu'elles sont, dans la réalité objective de l'organisme malade ». Il en résulte
des exigences spéciales et des difficultés qu'arrivent seuls à saisir et à vaincre ceux qui ont pris corps à corps les complexités de la pratique et ont appris
dans chaque cas particulier à dégager l'indication dominante du moment,
à discerner l'agent capable de la remplir, à en fixer la dose et à en régler
l'usage.
Pour vous armer de cette expérience que vous ne pourriez acquérir plus tard qu'aux dépens de vos malades, je me permettrai parfois, vous en excuserez un vieux professeur de thérapeutique, de donner à la question du traitement une part que des préoccupations plus scientifiques et les applications plus spéciales de la psychothérapie n'ont pas toujours permis de lui donner ici, j'essayerai surtout de lutter contre le scepticisme endormeur et passif, et dé vous inculquer la foi dans la thérapeutique : non pas cette foi aveugle qui exclut toute critique, accepte toutes les affirmations, l'engoue de toutes les nouveautés, se laisse prendre à toutes les réclames, à toutes les étiquettes brillantes, à toutes les patronages illustres, et trouve ses inspirations dans les grandes feuilles politiques plus encore que dans les petites feuilles médicales, mais une foi active qui recherche la variété, qui aspire au progrès, qui utilise toutes les ressources anciennes ou nouvelles basées sur la science, consacrées par l'expérience.et appuyées par le raisonnement, qui se défend de la crédulité turbulente autant que du fatalisme impuissant et qui, même quand elle se sent le plus désarmée, n'arrive jamais les mains vides devant la détresse humaine.
Sans doute quand, arrivés à la
fin de vos études, vous vous trouverez aux
prises avec les réalités professionnelles, serez-vous forcés de constater que votre instruction hospitalière présente
bien des lacunes. Il y a des catégories de malades qu'on ne voit pas à l'hôpital ou qu'on n'y voit que par exception ou qui ne font qu'y passer. Il est des moyens
thérapeutiques qu'il est difficile d'y appliquer d'une façon rigoureuse et complète, et dont, en tout cas, il est
impossible de suivre assez longtemps
les effets. De sorte que vous aurez vu et traité des typhiques, des grippés, des rhumatisants aigus, des cardiopathes
en asystolie, des brightiques infiltrés ou urémiques, des tuberculeux
cachectiques ou fébricitants, vous n'aurez
qu'une idée approximative d'un goutteux, d'un dyspeptique, d'un rhumatisant chronique, d'un
névropathe ; et vous
serez plus embarrassés peut-être devant les insignifiants malaises dont vous fatiguera une cliente névrosée
que devant les manifestations sévères
d'une affection grave. Vous aurez
appris à manier un nombre restreint de médicaments, mais vous connaîtrez mal, pour n'avoir pu les
constater assez longtemps ni d'assez
près, les résultats parfois merveilleux de la diététique et de l'hygiène thérapeutiques, du massage, de la climatothérapie, des cures hydrominérales.
C'est là, vous l'avez entendu peut-être, un de ces reproches que des détracteurs de parti-pris font à l'enseignement clinique officiel. Comme s'il dépendait de nous de faire mieux et autrement; comme si la vie tout entière du médecin n'était un continuel apprentissage; comme si, depuis son début dans la carrière jusqu'à la chute de ses derniers cheveux blancs, en raison même de l'incessante évolution des sciences médicales, le praticien qui tient à ne pas déchoir, ne devait se familiariser sans cesse avec de nouveaux procédés d'investigation, de nouvelles méthodes de traitement, de nouveaux problèmes d'étiologie et de pathogénie.
D'ailleurs quoi qu'on dise et malgré d'inévitables lacunes, pendant ces quelques années d'études et pour peu
que vous y mettiez du vôtre, vous aurez certainement vu passer dans nos services la plupart des types morbides que vous
rencontrerez dans la pratique
courante. Pour les autres, vous arriverez,
assez facilement à les reconnaître et à les soigner, grâce à votre éducation clinique, grâce à
l'habitude que vous aurez prise
d'analyser minutieusement les faits, d'utiliser tous les moyens à votre disposition pour arriver à un diagnostic complet et sûr, en déduire les indications
et individualiser votre traitement,
grâce aussi, et je voudrais pouvoir
insister sur ce point, grâce à ce don naturel que je vous supplie de ne pas laisser se perdre, le bon sens,
ce bon vieux sens commun, naïf et
candide, qui fait bien simplement tenir les yeux ouverts et conduit par la voie la plus sûre à la saine
compréhension des choses.
Et ainsi, vous pourrez, sans présomption mais sans crainte, aborder les
responsabilités de la pratique, continuer votre apprentissage personnel avec un minimum de risques pour vos malades et votre réputation, et sans prétendre
à éviter tous les déboires ni à faire
d'étonnants miracles, trouver dans le
sentiment de la difficulté vaincue et du devoir accompli, cette satisfaction intime qui est souvent pour le
médecin l'unique rémunération d'un
rude labeur et qui reste toujours la
meilleure récompense d'une vie de sacrifice.
Un mot encore et je termine. Les administrations hospitalières s'honorent en France d'être les collaboratrices de l'enseignement supérieur ; nos salles vous sont largement ouvertes ; les malades que le besoin ou la détresse y amènent doivent servir à votre éducation médicale et vous préparer à exercer utilement et dignement votre sacerdoce humanitaire.
A tous les points de vue : scientifique, professionnel et moral, l'hôpital est la grande école du médecin. Profitez largement de ses ressources, de ses laboratoires, de ses malades ; soyez avides d'apprendre. Mais rappelez-vous qu'il n'est permis à personne, même dans un intérêt scientifique et à moins d'une impérieuse nécessité, de prolonger, de répéter un examen, de se livrer à des pratiques d'inspection, d'auscultation, de percussion qui pourraient blesser le malade, lui nuire ou épuiser ses forces déjà profondément abattues. Souvenez-vous aussi que vous avez une mère ou une sœur ; respectez la pudeur féminine et que votre examen ne prenne jamais l'apparence d'une indiscrète ou d'une malséante curiosité. Même les femmes perdues qui entrent dans les hôpitaux n'ont de respect pour nous qu'à la condition que nous en avions pour elles et elles nous savent gré de les traiter avec une retenue qu'elles railleraient peut-être ailleurs, et avec les mêmes égards que de braves filles qui souffrent à côté d'elles. Les investigations les plus intimes et les moins chastes en apparence peuvent être pratiquées et sont le plus souvent acceptées avec reconnaissance pourvu qu'elles soient utiles et surtout jugées telles par les malades. Il ne s'agit pas ici de pruderie, mais de savoir-vivre, de bienséance et de bonne éducation. Il s'agit aussi de bonté. Parlez avec énergie s'il le faut, mais toujours avec bienveillance ; vous obtiendrez plus par la persuasion que par la brusquerie et la colère. Sachez gagner la confiance des malades, et quand leur mal dure, que leur courage faiblit, que leur résignation se perd, quand vous-même vous n'espérez plus, apprenez et efforcez-vous, malgré tout, à relever leur espoir ; ne prononcez jamais une parole qui puisse les éclairer sur la gravité du mal et montrez-leur que vous luttez jusqu'au bout. Ils sont deux fois à plaindre, car ils sont malades et ils sont malheureux ; et à ce double titre, ils ont droit à toute votre sollicitude, à tout votre dévouement, à tous vos respects.
Pouvais-je mieux finir, Messieurs, cet exposé du programme
clinique qu'en vous résumant la
pensée et vous redisant les
paroles de ces maîtres de la clinique
française Trousseau et Dieulafoy.
Texte publié dans la
« Revue médicale de l’Est » (1910 – p. 7051-722)