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ROLE DES MEDECINS DANS L’ESSOR SCIENTIFIQUE ET TECHNOLOGIQUE DU XVIIIe SIECLE

 

Claude PERRIN

 

Certains médecins se sont rendus célèbres dans un domaine étranger à leur activité médicale.

C’est surtout dans les domaines littéraire et philosophique que se sont exercés les talents qui les ont désignés à la postérité. On cite François Rabelais (1494-1553), 1’impérissable auteur de Gargantua et Pantagruel, et son condisciple, l’astrologue Michel de Notre-Dame (Nostradamus ; 1503-l566), 1’auteur de Centuries qui font régulièrement l’objet d’une nouvelle exégèse. On désigne également Théophraste Renaudot (1586-1653), l’inventeur du journalisme. On pense plus rarement à Julien Offray de la Mettrie (1709-1751), philosophe iatrophysicien qui a défrayé la chronique et a été contraint à 1’exil, devenant l’ami de Frédéric II de Prusse. On n’a garde d’oublier Emile Littré (1801-1881), incontournable auteur d’un monumental Dictionnaire de la langue française, qui fut aussi philologue et philosophe, disciple d’A. Comte. On évoque Georges Clemenceau (1841-1929) président du Conseil pendant la Grande Guerre, à qui son caractère intraitable avait valu le surnom de “Tigre” et qui disait le plus tranquillement du monde “Je fais la guerre”. On pense moins à Gustave Le Bon (1841-1931), esprit universel qui aborda avec bonheur la sociologie, l’histoire, l’anthropologie et même la physique fondamentale. Enfin, plus près de nous, s’impose l’énigmatique docteur Destouches, en littérature, Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), immortel auteur du “Voyage au bout de la nuit”, inventeur d’un nouveau style et d’une nouvelle écriture romanesque, dont la thèse inaugurale était consacrée à Ignace Semmelweiss (1818-1865), le malheureux précurseur de l’asepsie médicale.

On oublie trop souvent que l’essor scientifique du XVIIIe siècle doit beaucoup à des médecins, tant leur réputation scientifique a occulté leur formation médicale initiale. Quatre d’entre eux, qui ont largement honoré la science, méritent d’être évoqués ici :

Nicolas Leblanc, né à Ivoy-le-Pré (Cher) en 1742, mort à Saint-Denis en 1806, sans doute le plus ignoré, peut-être parce qu’il n’était “que” chirurgien. En fait, depuis l’ordonnance royale du 23 avril 1743, les chirurgiens avaient acquis un statut légal : ils étaient délivrés du serment d’allégeance aux médecins que, le premier, Jean-Louis Petit (1674-1750) avait refusé de prêter. En 1780, Leblanc était attaché comme chirurgien à la Maison du Duc d’Orléans. Il rédige en 1786 un mémoire sur la cristallisation des sels neutres. Il découvre un procédé pour faire de la soude à partir du sel marin, ce qui constitue une avancée technique industrielle considérable et qui lui vaut de la part du Duc d’Orléans la construction d’une fabrique de soude près de Saint-Denis en 1790.

Exproprié à la Révolution, on le retrouve membre de l’Assemblée législative et régisseur des poudres et salpêtres. Son génie inventif ne s’éteint pas ; il trouve des procédés d’extraction du salpêtre, du nickel, du cobalt et met au point un procédé d’utilisation des ordures, écologiste avant la lettre en somme ! Il n’en aura pas moins une fin lamentable, puisque pratiquement ruiné, il se suicida. Ce fut une loi du 7 Juillet 1791 qui proclama les découvertes industrielles propriétés de leur auteur. Ne sut-il pas en profiter ?

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Claude Berthollet, né à Talloires près d’Annecy en 1748, mort à Arcueil en 1822, il fit ses études à Chambéry, puis à Turin où il fut reçu docteur en médecine en 1768. Après un séjour piémontais de 4 ans, il partit à Paris où on le retrouve médecin personnel de Mme de Montesson. Personnage attachant que Charlotte Jeanne Béraud de la Haie de Riou (1737-1806), devenue marquise de Montesson à l’âge de 16 ans par un mariage avec un vieillard qui la laissa veuve en 1769. Elle aurait été l’épouse secrète en 1773 du Duc d’Orléans Elle connut la prison sous la Révolution. Protégée de Joséphine de Beauharnais, elle fut l’amie respectée de Napoléon. Reçu docteur à la faculté de médecine de Paris en 1779, Berthollet entame une carrière de chimiste qui l’oppose au début à Lavoisier, mais lui permet néanmoins d’être élu à l’Académie des sciences en 1780. Nommé en 1784 à la direction des teintures, il invente un nouveau procédé de blanchiment des toiles et des fils. Il se ralliera ensuite aux vues de Lavoisier. Il découvre les chlorates, puis, avec son ami Monge, l’argent fulminant. Avec Monge, Fourcroy, Hassenfratz, Vandermonde, Hachette, etc., il fut désigné par le comité de Salut public pour présider aux travaux de physique, de chimie et de mécanique. Après avoir occupé divers emplois, il figure parmi les membres fondateurs de l’École polytechnique où il occupe le rang de professeur de chimie.

Membre de l’Institut en 1795, il sera chargé avec Monge, par Bonaparte, lui-même élu à l’Institut le 26 décembre 1797, de choisir les savants qui devaient participer à la Campagne d’Egypte : “nous emmènerons avec nous le tiers de l’Institut”, avait dit Bonaparte ! Monge et Berthollet étaient si indissolublement liés dans l’esprit des membres du corps expéditionnaire que, de bonne foi, les soldats croyaient que Monge-et-Berthollet n’étaient qu’un seul homme!

Rentré en France en 1804, il se fait élire sénateur à Montpellier et reprend ses recherches en chimie, découvrant un nouveau procédé d’extraction de la soude qui prend d’emblée un grand développement industriel. Il mènera une carrière de chimiste de très grande valeur et une carrière politique qui surmonta l’épreuve des Cent-Jours et de la seconde Restauration. Berthollet a fondé avec Laplace “la société d’Arcueil” qui fut un foyer scientifique de premier ordre, comptant parmi ses membres les plus connus, Biot, Humbolt, Thénard, Gay-Lussac, Arago, et Poisson. Berthollet a laissé des notes, des essais, et des recherches de grande portée. Il fut le digne continuateur de Lavoisier.

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Jean-Antoine Chaptal, né à Nojaret en Lozère en 1756, est mort à Paris en 1832. Brillant chimiste, lui aussi, il commence sa carrière par des études médicales. Il est reçu docteur en médecine en 1777 à Montpellier, ce qui ne l’empêche pas, 4 ans plus tard, d’être nommé professeur de chimie dans cette même ville et de se lancer dans la fabrication industrielle d’acide sulfurique, d’alun artificiel et autres produits. En 1787, il obtint des lettres de noblesse et passe néanmoins sans coup férir l’épreuve révolutionnaire puisqu’on le retrouve en 1793 à la tête des ateliers de Grenelle pour la fabrication de la poudre. De 1790 à 1792, il avait été responsable des hôpitaux de la municipalité de Paris ! Il est bientôt chargé du cours de chimie végétale à l’École polytechnique. Après un bref retour à Montpellier, il est, lui aussi admis à l’Institut dès sa fondation en 1795. Conseiller d’Etat après le 18 brumaire, le voila nommé ministre de l’Intérieur pendant toute la durée du Consulat (de 1800 à 1804) ; cette période faste d’ordre et de paix fut extrêmement féconde et Chaptal contribua grandement à la reprise en mains et à la réorganisation de la nation. Il établit le réseau des canaux français, ouvre des routes. Parallèlement, il crée les chambres de commerce et la première école des arts et métiers.

Bientôt, l’Empereur le couvre d’honneurs et le fait comte de l’Empire (comte de Chanteloup).

Il franchira sans encombre les Cent-Jours et la seconde Restauration, mais finira sa vie ruiné et dans la misère, son fils ayant dilapidé sa fortune. Il a laissé de très nombreux travaux dans des domaines très divers de la chimie minérale et organique et sous les aspects autant fondamentaux que pratiques.

Antoine de Jussieu, né à Lyon en 1686, est mort à Paris en 1758. Ce n’est pas le plus important de la dynastie des Jussieu, mais c’est le fondateur d’une lignée de botanistes et il était médecin ! Avec son frère cadet Bernard (1699-1777), et les 3 fi ls de celui-ci, il inaugure la série qui règnera sur cette discipline pendant plus d’un siècle. C’est la raison pour laquelle nous citons ce botaniste en dernier, alors que la chronologie aurait dû le situer en premier. Reçu docteur en médecine à Montpellier, il exerce son art à Paris où il sera nommé professeur au Jardin royal. Il a laissé de nombreux mémoires sur la zoologie, la botanique et un traité des vertus des plantes.

 

Que dire de ces médecins novateurs dans des disciplines étrangères à leur formation ? C’est du moins que celle-ci ne leur a sûrement pas nui, et même que des esprits éminents pouvaient la rechercher et en rester imprégnés. Sans doute apportait-elle un fond d’humanisme (Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, disait déjà Rabelais) qui a grandement étayé leur rigueur scientifique. Souhaitons que les études médicales continuent à apporter cet humanisme et que les futurs médecins ne soient pas de simples ingénieurs contractuels dominés par une logique médico-industrielle comme les décrit déjà Claude Le Pen. Souhaitons également qu’ils échappent à l’alternative de Michel Serres : savants incultes ou lettrés ignares !