JULIEN FRANCK
(1879-1944)
UN OMNIPRATICIEN ESCLAVE
DE SON ENGAGEMENT OU L’IMMOLATION SUR L’AUTEL DE LA MEDECINE
Nombreux sont les praticiens
issus de certaines promotions formées à la Faculté de Médecine de Nancy à se
souvenir de leur professeur de Physiologie Claude Franck, homme assez rigide,
mais pédagogue hors pair et doté d’un sens de l’organisation de premier ordre, appelé
ultérieurement à devenir recteur (successivement à Dakar, Poitiers puis
Marseille, où il est décédé en 1996). Mais à peu près tout le monde ignore
l’histoire tragique et exemplaire de son père, simple médecin installé dans la
bourgade de Champigneulles, aux portes de Nancy.
Les Franck sont une vieille
famille française, arrivée en Lorraine depuis de nombreuses générations.
Originaires de Delme, certains viennent s’établir à
Champigneulles au début du XIXème siècle comme marchands
de bestiaux, de père en fils. C’est ainsi que Julien Franck est inscrit au
registre des naissances de la mairie de Champigneulles le 17 Juillet 1879. Ses parents
vont le pousser vers des études supérieures : après le baccalauréat, il entre à
la Faculté de Médecine voisine. Il décroche son titre de Docteur en 1907, et
décide d’exercer là où il est né : il ouvre son cabinet de consultation dans sa
ville, rue de Nancy. Dans la foulée, il se marie, prenant pour épouse Blanche
Elvire Bloch, également de religion juive. Le couple aura la joie d’hériter
d’un fils en 1910 : c’est Claude Franck, futur universitaire.
Comme médecin, Julien Franck
fait merveille ; il s’entend parfaitement avec son seul autre confrère de la
bourgade champigneullaise, le Docteur Brady. La cité est surtout peuplée d’ouvriers qui
travaillent les uns aux brasseries, les autres à l’usine de Pompey ou dans les mines
de fer des environs. Notre omnipraticien est tout dévoué à ses malades, qui
l’aiment beaucoup.
La guerre de 1914-1918 envoie le
Docteur J. Franck au front comme médecin major de 2ème classe au XXème corps d’armée. Il est plongé dans l’horreur de la
bataille de Verdun en 1916, mais il échappe à l’hécatombe. Quelques années
après le conflit, il recevra les insignes de la Légion d’honneur, au grade de
chevalier à titre militaire.
La vie civile, après l’armistice
de 1918, reprend ses droits. L’exercice professionnel accapare J. Franck, lui
laissant juste le temps de pousser son fils Claude vers la même voie médicale,
où il ne va pas tarder à briller. En effet, attiré par la Physiologie, au
culot, en 1939, il se présente à 1’agrégation dans cette discipline, et réussit
! Il n’a que 29 ans ! Mais la 2ème guerre mondiale l’empêche de
prendre ses fonctions.
Incorporé dans un régiment de la
ligne Maginot, il subit le sort commun des armées franco-anglaises ; replié
dans le sud de la France, il est finalement démobilisé dans le secteur de Montpellier.
Les Franck père et fils sont dès lors séparés l’un de l’autre : ils sont
destinés à ne plus se revoir.
De fait, Julien a 61 ans à la
déclaration de guerre. Il reste donc civil et poursuit ses activités de médecin
à Champigneulles. Il subit stoïquement l’occupation allemande dans la zone
interdite qui couvre toute l’Alsace-Lorraine. En vertu des lois antijuives
édictées par l’Etat français, il est astreint à coudre sur sa veste l’étoile
jaune de David pour désigner aux yeux de tous son ascendance
israélite. Condamné désormais à vivre dans la crainte, courbé sous le
poids des soucis, on le voit passer furtivement dans les rues de sa cité,
cachant comme il le peut son insigne distinctif derrière sa serviette de cuir
professionnelle.
Incertain de son propre sort, il
se préoccupe surtout de l’avenir de son fils. Il prend langue avec le
Professeur Jacques Parisot, un des «grands patrons»
de la Faculté de Médecine de Nancy, qui connaît bien Claude Franck, et lui fait
promettre de veiller à la carrière de son jeune collègue. Cet engagement sera
tenu scrupuleusement après la guerre d’ailleurs.
Mais sur place, les événements
s’accélèrent : la défaite nazie est inscrite dans le temps, et l’occupant
durcit ses positions. En dépit de multiples conseils de prudence d’amis très
proches, Julien ne fléchit pas dans sa détermination de rester à son poste. En
connaissance de cause, il refuse de passer dans la clandestinité en février
1944, répondant à ses interlocuteurs pourtant suffisamment persuasifs : “Mon
devoir est de rester ici où, avec mon Confrère Brady,
nous avons la responsabilité de plusieurs milliers de familles … Je suis
Officier français, j’étais à Verdun en 1916, je suis Chevalier de la
Légion d’Honneur. On n’osera pas me toucher… Ma décision est irrévocable,
nous (lui et sa femme) restons”.
La grande rafle du 2 mars 1944
1’entraîne avec son épouse au camp d’internement d’Ecrouves, près de Toul, où
les conditions d’existence sont des plus précaires. Malgré tout, Julien Franck
et deux autres médecins détenus comme lui font leur possible pour prodiguer soins
(!) et réconfort aux prisonniers.
Le 30 mars 1944, Julien et sa
femme Blanche sont expédiés sur le camp de transit de
Drancy qui regroupe pour la France entière toutes les populations désignées aux
autorités françaises par la Gestapo en vue de leur déportation en camp de
concentration. Le 13 avril 1944, par le convoi n° 71, les époux Franck sont
embarqués vers Auschwitz où ils arrivent le 16 ; dans un wagon à bestiaux
voisin du leur se trouve d’ailleurs une certaine Simone Jacob, future épouse
Veil et ultérieurement ministre de la Santé.
Désormais, le sort des Franck
est scellé : considérés comme improductifs en raison de leur âge, ils sont
désignés, puis dirigés vers les chambres à gaz, en application de la «Solution
finale». La date officielle de leur disparition est celle du 19 avril
1944, ce dont témoigne le registre de l’état civil de la mairie de
Champigneulles, avec la mention “mort pour la France”, sous la
transcription n°29 d’un extrait de l’acte 424 à partir du registre du Bureau de
l’état civil des Déportés.
Les autorités de la cité feront
tout après la guerre pour perpétuer la reconnaissance des habitants envers le
sacrifice - le mot n’est pas trop fort - de leur médecin. Dans la rue même où il
avait établi son cabinet, est érigé un important groupe scolaire qui porte
dorénavant son nom : le “C.E.S. Julien Franck”, en
mémoire d’un homme qui a su se transcender face à la crainte, la barbarie, le
racisme, et finalement face à la mort.