VAUTRIN Alexis

1859-1927

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ELOGE FUNEBRE

Deux années viennent de s'écouler. Nous avons encore devant les yeux cet émouvant et rare spectacle, d'une foule immense toute empreinte de tristesse, venant conduire à sa dernière demeure celui qui avait rendu à un si grand nombre de ses concitoyens la vie ou la santé. Aujourd'hui, devant cette médaille, nous venons pieusement apporter un hommage public au grand chirurgien, dont la parole abondante et fleurie enchantait, et permettait d'entendre avec plaisir, l'exposé des questions les plus arides et des problèmes les plus ardus, dont la main experte et habile, dirigée par un cerveau lucide, travaillait sans faiblesse et hésitation, puis aussi à l'homme de bien, au coeur loyal, à l'âme droite sans reproche.

Le professeur Vautrin avait commencé ses études à l'heure où les pratiques et les habitudes de la vieille chirurgie régnaient encore presque en maîtresses, mais cette empreinte des temps abolis ne laissa en lui aucune trace et c'est l'âme ardente, le coeur joyeux, plein d'audace et d'espérance qu'il appliqua avec succès les grandes directives de la chirurgie aseptique.

Des méthodes nouvelles il sut rapidement discerner les faiblesses et se plaça bien vite au premier rang des hardis novateurs, de ces champions ardents et convaincus auxquels nous devons cette science immense et triomphale qu'est la chirurgie contemporaine. N'était-il pas taillé, d'ailleurs, pour faire un chirurgien avec son corps robuste, ses larges épaules, sa haute taille un peu voûtée cependant, et comme pliant sous le poids de sa belle tête aux lourdes pensées !

C'est cette force qui lui permit de résister aux fatigues écrasantes de la vie chirurgicale : fatigues physiques, consécutives aux interventions longues, délicates, pratiquées souvent dans de pénibles positions, au milieu d'une salle d'opération surchauffée, à l'atmosphère empoisonnée par les vapeurs anesthésiques ; fatigues morales relevant de la tension cérébrale intense, du sentiment de la responsabilité, des décisions longuement mûries, souvent au cours d'une cruelle insomnie, de l'angoisse des suites opératoires, du chagrin des insuccès, conséquence parfois inévitable d'une lutte trop longtemps poursuivie et dont aussi bien le chirurgien ne peut, malheureusement toujours sortir vainqueur.

Mais son âme était aussi fortement trempée que son corps. Toujours calme, toujours en parfaite possession de lui-même, il conservait sur ses réflexes la domination la plus absolue. Les moments difficiles ne le troublaient point, car son esprit méthodique, sa prudence, même dans ses plus grandes audaces, lui avaient procuré bien vite une maîtrise absolue, basée sur une grande expérience, fruit vigoureux qui ne pousse que sur un sol bien et longtemps cultivé.

Son esprit de pondération, ses réflexions post-opératoires, l'intérêt avec lequel il interrogeait et suivait ses malades, l'avaient vite imbu d'un principe directeur différent de celui de ses devanciers, de celui de la plupart de ses contemporains. Bien vite il avait compris que la chirurgie ne devait pas se contenter d'être destructive - pour un fruit douteux, faut-il couper la branche qui le porte, alors qu'elle pourra donner plus tard de superbes produits ? - non certes, la chirurgie doit être réparatrice, reconstructive et, pendant la plus grande partie de sa vie, le professeur Vautrin plaida cette cause avec une si grande éloquence, une si grande chaleur et une si grande clarté qu'actuellement la cause est entendue, mais est-il toujours rendu justice à son plus chaud partisan?

Grâce à la minutie de ses études anatomiques, grâce à sa connaissais très précise, et souvent renouvelée de la topographie la plus intime da corps humain, le professeur Vautrin avait acquis une adresse manuelle remarquable. Opérateur pratique et anatomiquement précis, il allait droit au but, avec simplicité dans l'attitude, sobriété et fermeté dans les gestes. Tous ses mouvements étaient pondérés, nets, ordonnés, et les interventions les plus difficiles, coupées des temps les plus imprévus, paraissaient aussi réglées que l'opération la plus typique, la plus banale.

Comme le voulait Celse, sa main était hardie et stable, elle était également experte au maniement des instruments et capable de leur faire donner leur rendement maximum. A l'affût de tout progrès, même instrumental, il savait discerner l'indispensable du superflu et ses boîtes d'instruments n'ont jamais connu ces outils, soi-disant perfectionnés, destiné à un acte tellement limité, qu'il ne se rencontre pour ainsi dire jamais.

En raison de sa tournure d'esprit, de son amour des choses claires et nettes, il était précis et ses sutures soignées, minutieuses, complétaient sûrement un acte opératoire élégant, basé sur un diagnostic bien étudié. Cette habileté manuelle, comme toute qualité humaine, du reste, n'était pas seulement un bien congénitalement acquis, elle était le résultat d'une longue application, d'un effort soutenu. Chargé pendant plus de six années de diriger les  travaux  de médecine  opératoire,  à  l'époque où ceux-ci, n'étaient pas un simple mythe, il avait pu améliorer une adresse déjà bien grande, connaître à fond toutes les règles si précises  de la mécanique opératoire et en posséder toutes les finesses.

Toutefois l'adresse manuelle, la rapidité et la précision, ne sont pas tout en chirurgie, il importe encore que le geste, que l'acte soit réglé et régi par un cerveau hardi, actif, prompt aux décisions, sachant pallier rapidement par une combinaison nouvelle à une complication inattendue, pouvant retrouver ou même inventer le procédé, la manoeuvre qui permettra de terminer convenablement l'opération, et de remporter la victoire.

Dès ses premières études,  le professeur Vautrin avait été remarqué pour son intelligence claire et déliée, déjà en rhétorique il remportait, au concours académique, le prix d'honneur. Au cours de ses études médicales, il enleva de haute lutte toutes les récompenses et gravit comme en se jouant les échelons de la vie universitaire.

Travailleur infatigable, tard penché sur ses livres, toujours soucieux de son perfectionnement professionnel, il se tenait au courant de toutes les nouveautés techniques et scientifiques. Curieux de tous les progrès, il se déplaçait volontiers, et aimait préciser les points qui lui étaient restés obscurs. Il aimait à réfléchir, à rechercher la cause des suites opératoires troublées et, dot é d'une mémoire excellente, aimait à rappeler ses interventions déjà anciennes. Comme son expérience était très étendue, ses jugements étaient toujours fort sages et pleins de bon sens.

Esprit puissant, il prôna de nouvelles tactiques et trouva des manoeuvres inédites dont certaines, comme le « décollement du duodénum pour l'abord du cholédoque », « le retournement de la vaginale », dans la cure de l'hydrocèle, sont des trouvailles de génie qui pourraient suffire à illustrer un chirurgien. Ne lui devons-nous pas également un procédé anatomique d'extirpation du ganglion à Meckel ? N'a-t-il pas, dès 1894, trouvé la méthode d'opération transpleurale, thorax ouvert, aujourd'hui acceptée par tous ? La pancréatite chronique n'est-elle pas mieux connue depuis ses travaux? Nous n'insisterons pas sur ses nombreuses communications concernant la chirurgie gynécologique, dont on peut bien dire qu'elle était de beaucoup sa préférée.

Il y a peu de temps, au cours d'un travail sur la nécrose des fibromes, j'avais eu la grande satisfaction de pouvoir retrouver, dans une observation qu'il avait publié, presque au début de sa carrière, des conceptions alors sans écho mais qui, depuis, avaient été acceptées, publiées par d'aucuns, sans rappeler leur origine. J'ai eu la joie de citer les phrases par lesquelles ce maître éminent, prévoyant dans sa sagesse, avait prédit ce qui est arrivé et j'ai pu lui rendre ce qui lui revenait : la priorité d'une conception nouvelle. Intelligence avertie et clairvoyante, il sut toujours reconnaître le bon grain de l'ivraie et travailler à construire l'avenir en se basant sur des fondements solides et éprouvés.

Dans ses dernières années, malgré sa lourde tâche de professeur de clinique chirurgicale, tâche qu'il accomplissait avec zèle, méthode et grande exactitude, malgré sa clientèle très étendue, malgré la maladie qui lui faisait sentir plus lourdement le poids des ans, ne s'était-il pas mis à étudier dans tous ses détails techniques, pourtant si arides, la thérapeutique physique anti-cancéreuse et, nouveau Pierre l'Ermitte, ne l'avons-nous pas vu prêcher une nouvelle croisade contre ce fléau étrange et terriblement mortel qu'est le cancer.

Il parvint à réveiller les bonnes volontés toujours sollicitées, souvent ébranlées, mais rarement décidées et put faire édifier le magnifique Institut radiothérapique, hélas déjà insuffisant, et pour lequel il faudra recourir, une fois de plus, au zèle jamais en défaut, à l'action bienveillante de la Commission des Hospices, toujours prête pour le bien des malheureux et de ceux qui souffrent. C'était bien une foi d'apôtre qui animait le professeur Vautrin, car précisément, à cette même époque, il avait entrepris de moderniser complètement son service opératoire et, d'accord toujours avec la Commission des Hospices, qui lui ouvrit très large son trésor, il put faire édifier le magnifique groupe opératoire qu'il eut la joie de voir fonctionner, mais qu'il voulait perfectionner encore.

Il avait beaucoup fourni : son cerveau, son temps, sa bourse, il donnait plus encore, il donnait son coeur. D'autres plus qualifiés vous rediront ce que vous savez tous, son désintéressement, son abnégation, son dévouement, je dirai simplement qu'habile ouvrier, penseur brillant, le professeur Vautrin était aussi un coeur, réunissant ainsi les qualités du vrai chirurgien qui, suivant une formule chère aux Américains, doit être une main, une tête, un coeur. Il était doux et compatissant pour ceux qui souffraient, énergique cependant avec les timorés, affable et persuasif avec les timides qu'effraient les opérations, patient avec ceux qui s'affolent si volontiers, ferme cependant et ne se laissant pas fléchir par les plaintes mal fondées. Il pesait toutes ses décisions et s'efforçait de les présenter sous un jour agréable, car il était heureux de formuler un verdict favorable et savait adoucir les pronostics sombres et fâcheux par des paroles réconfortantes et consolatrices.

Sa bonté se dissimulait parfois, sous une mâle rudesse qui la rendait peut-être plus efficace, mais elle n'était jamais en défaut et je pourrais citer maints exemples de sa bonté très agissante, même à l'insu de ceux qui devaient en profiter, qualité bien rare. C'est que le spectacle quotidien des souffrances n'endurcit pas, comme on a trop tendance à le croire, au contraire, il fait naître la pitié et rend bienveillant et généreux. Il était doux comme tous ceux qui sont maîtres d'eux-mêmes et calme comme ceux qui sont forts, c'est pourquoi il pouvait réconforter lors des heures pénibles, des heures troublées pleines d'angoisse, lorsque de l'opération qui va être tentée, découlera la souffrance ou la guérison, la vie ou la mort.

Malgré les déboires et peut-être les injustices de la vie, le professeur Vautrin conserva ces rares qualités d'âme jusqu'au bout, car il était de la race de ceux dont le coeur reste ferme, l'esprit lucide et coordonné, le cerveau maître du coeur et de l'impulsion des nerfs, et la maladie ravagea son corps athlétique sans parvenir à affaiblir sa volonté, ni ébranler son courage, tant il reste vrai qu'une âme vaillante est maîtresse du corps qu'elle anime.

Puisse ce monument rappeler pour l'avenir la tâche à remplir, le modèle à prendre. Ne sera-ce pas rendre au professeur Vautrin un dernier hommage, celui qui, au surplus, lui serait le plus agréable, que de continuer son oeuvre si magnifiquement commencée, que de suivre ses directives si mûrement réfléchies et si nettement tracées. Tous ici, soeurs si dévouées qui ont vécu près de lui des années nombreuses et cependant trop courtes, formant pour lui rendre la tâche moins pénible un personnel de choix, étudiants, externes et internes encore pleins de son souvenir, tous, nous voulons, relevant le flambeau tombé de ses mains défaillantes, le prendre comme guide, dans notre bataille incessante, contre la maladie et contre la mort.

Professeur A. HAMANT