Le
docteur Maurice Ravey, interne de la promotion 1967,
Chef de Clinique en Chir B puis chirurgien vasculaire
et orthopédique à Epinal vient, à l'aube de sa retraite, d'écrire un très beau mémoire
décrivant de façon très agréable son vécu médical.
La première partie (Des rêves aux réalités)
concernait toute sa formation médicale, en particulier de l’Internat et du
Clinicat.
Cette
seconde partie (Les réalités sans les rêves) qui complète la première, présente
son activité de chirurgien à Epinal.
Je me suis permis d’adapter légèrement ce document en lui intégrant un
sommaire qui facilitera aux lecteurs un accès plus rapide à la période qui les
intéresse.
Bernard
Legras – octobre 2017
De Fil en aiguille
Deuxième partie
Les réalités sans les rêves
Epinal
1976 - 2014
SOMMAIRE
Chronique d'une carrière hospitalière
Acteur et Observateur à la fois.
Sociétaire d'une
équipe de Chirurgie
Sociétaire d'une équipe soignante.
Sociétaire d'un Centre
Hospitalier
Sociétaire d'un univers administratif
Chronique d'une tranche de vie d'un
hôpital
Destination : retour case
départ
Un partenariat purement public.
Trouver
une situation en CDI devient un souci d'autant plus prégnant que s'approche le
terme du CDD en cours : de nos jours, tout le monde sait cela parfaitement, les jeunes comme ceux
qui le sont moins. Mais la modernité se situe davantage dans le vocabulaire que
dans l'incertitude, en rien une nouveauté, quand elle se trouve liée à des
étapes décisives de l'existence. Somme toute, l'Internat et le Clinicat ne sont
que des CDD, censés déboucher sur des
situations espérées pérennes pour l'avenir.
En
cette année de grâce 1976, me voici donc à nouveau à la croisée des chemins. La
voie est connue : celle de la chirurgie générale enrichie d'une double orientation, vasculaire et ostéo-articulaire.
L'orientation, vers l'Hôpital Public ou la Clinique Privée, reste à préciser.
La ville où se fixer pose tout autant question, une question se confondant avec
la précédente.
Le choix pour une installation définitive, ou attendue comme telle,
tient à la conjonction de ce que l'on veut et souhaite autant que des
opportunités du moment ; de ce que l'on ne veut pas aussi.
Pour ma part, poursuivre au CHU était totalement exclu ; outre
l'absence de poste le permettant, je n'en éprouvais aucune envie. Si le travail
en équipe me convenait, la dépendance découlant de rapports hiérarchiques me
devenait de plus en plus pesante. Ne dit-on pas qu'il est préférable
d'être le premier dans son village que le second à Rome ? Voilà une maxime
qui tisse un lien inattendu entre patriciens d'antan et praticiens
d'aujourd'hui !
Autre
piste mise de côté : me poser esseulé en privé à Nancy. J'ai trop vu
d'âmes brillantes végéter pour avoir fait ce choix, naviguant d'une clinique à
l'autre, tributaires d'associés et de correspondants incertains, soumis à des
concurrences où l'argent le dispute aux compétences.
De ce fait, et assez naturellement, mon penchant se faisait pour une place « en périphérie » :
une terminologie toujours actuelle selon laquelle le CHU serait le centre d'un
univers, autorisant ceux qui en sont à quelque condescendance vis-à-vis de ceux
qui en sont éloignés, mais supposés malgré tout graviter autour. J'étais
convaincu que trouver un point de chute me convenant au sein de la région Est
devait être possible ; sans doute autant par fidélité à mes racines et
attaches lorraines qu'en raison d'un manque de goût à m'exiler. Alors, une
seule solution pour connaître et se faire connaître :
Remplacer pour prospecter, pour se frotter à des réalités différentes
de celles vécues en CHU, pour approcher celles bien concrètes à affronter comme
nouvel installé ; pour se confronter également à des mises en situation où
l'on s'engage personnellement sans autre recours que soi-même. Et, soyons
honnêtes, comme moyen appréciable et bienvenu pour « mettre du beurre dans
les épinards » ; au prix cependant d'y consacrer une part de ses
congés et les rares week-ends libres de garde dans son service.
Mon premier remplacement, ce fut à Verdun. « En terra non incognita », pour y avoir vécu deux ans quand la
famille du Commandant Ravey demeurait Quartier
Bayard. Mon temps était partagé entre la Clinique St. Joseph et l'Hôpital St.
Nicolas son voisin, les docteurs Boquet et Durand
officiant aux deux endroits ; en réalité, davantage dans la première que
dans le second. Mon premier contact avec
le bloc opératoire de l'hôpital fut pour l'ostéosynthèse d'une fracture sous-trochantérienne
du fémur. Si je fus séduit par la bonne volonté du personnel, je le fus moins
par la table orthopédique tenant de l'antiquité ; quant au contenu des
boîtes, le constat tint de la consternation : pas un davier semblable à
l'autre, pas de moteur pour pour forer les trous de
vis mais une simple chignole à main ! Comme en 14 ! Peu après, je fus
conduit à réaliser une première pour moi, à savoir opérer en urgence extrême
une rupture de rate chez un enfant de sept ans victime d'une chute de vélo, et
sans autres arguments que cliniques. Au fil du temps, et sous la pression des
chirurgiens remplaçants successifs, les conditions matérielles et techniques
s'améliorèrent notablement.
Je revins régulièrement à Verdun, assuré d'y faire une chirurgie
intéressante et dans des conditions plutôt agréables. J'y rencontrai un
anesthésiste d'une gentillesse et d'un dévouement incroyables, atteint d'un
lymphome qu'il savait devoir l'emporter sous peu ; il travaillait sans
rien laisser paraître, veillant à organiser ses absences pour suivre sa
radiothérapie à Nancy de manière à
pénaliser le moins possible les programmations opératoires ! De sa
façon d'être émanait une impression de sérénité impressionnante ; en son
for intérieur, qu'en était-il vraiment ?
Par
un curieux concours de circonstances, Cl. Lorenzini
s'installa à la Clinique à son départ de Nancy. Il me sollicita avec insistance
pour que je l'y rejoigne. Après mûre réflexion, les charmes de la Meuse
paresseuse et les doux reliefs qu'elle traverse ne m'ont pas suffisamment
convaincu. Précisons toutefois qu'une rénovation complète de cet établissement
vieillot s'annonçait incontournable, conditionnant même sa propre survie à
moyen ou long terme ; un argument qui
pesa pour faire pencher la balance.
Progressant
vers le sud, j'explorai Commercy ; après la cité des dragées, celle des
madeleines. L'architecture de la Clinique de la Providence dans son classicisme
n'avait rien de comparable avec l'élégance du Château du Roi Stanislas. Le père
Grumillier, le propriétaire des lieux, y travaillait
en solitaire, régnant seul de ce fait sur la chirurgie de ce coin de
Meuse ; avec, pour le seconder, une seule anesthésiste, d'une
disponibilité totale et entièrement dévouée à la cause de son établissement. La
succession était programmée au bénéfice de son fils Patrick, lequel était en
début d'internat à Nancy. Ce dernier, quand il en fut le maître, se battit
corps et âme pour la survie de sa clinique ; mais la fin du 20ème siècle,
avec ses cortèges de réglementations et contraintes nouvelles pesant sur les
établissements de santé, en eut raison comme nombre de ces petites structures
esseulées.
Un
crochet vers l'ouest mène à Bar-le-Duc, ville de préfecture réputée pour ses
confitures de groseilles épépinées et la Bergère de France (selon l'image
d'Epinal). La Clinique du Parc était un établissement neuf, servie par deux
solides chirurgiens, les docteurs Beaudoin et Bouchot. J. Préaut
était sur les rangs pour y développer un pôle orthopédique ; les habitants
du Barrois furent chanceux de bénéficier de sa rigueur et de ses compétences,
d'autant, qu'avec ses associés successifs, il sut faire de cette clinique une
structure incontournable pour mieux en garantir la pérennité.
A la faveur de divers remplacements en médecine générale antérieurs, j'avais déjà parcouru de long en large les routes départementales et les chemins vicinaux du nord-meusien profond, autour de Stenay et Montmédy. Mes reconnaissances dans les divers recoins du département de la Meuse ont donc été des plus sérieuses ; et au final, sans prise d'option pour m'y établir.
Mon
tourisme chirurgical me conduisit à la découverte d'autres places du
nord-lorrain. Je passe sur un week-end d'ennui à Villerupt pour permettre au
chirurgien local de se détendre en pourfendant le sanglier.
Un
temps, j'ai bien fréquenté Thionville. Les remplaçants, toutes spécialités
confondues, œuvrant dans l'une ou l'autre des trois cliniques de la ville,
étaient tous logés à la même enseigne : à l'hôtel Le Concorde, au 15ème
étage d'une tour au cœur de la ville. En soirée se retrouvait, au bar ou pour
le dîner, une petite colonie médicale majoritairement nancéienne ;
l'occasion entre autres de se refiler des adresses et les créneaux à pourvoir ça et là.
Très
instructifs, ces remplacements thionvillois.
A la Clinique Notre-Dame, propriété d'une
congrégation religieuse, le secteur d'hospitalisation était divisé en trois
classes, selon un système hérité du passé germanique de l'Alsace-Moselle. La tarification des actes opératoires se trouvait en effet
tributaire de la qualité d'hébergement choisie ; tenant de l'aumône pour
la classe 3, avec chambre commune et décor monacal, pour les pauvres ;
plus raisonnable en classe 2 ; beaucoup plus raisonnable en classe 1, avec
chambre individuelle, vue sur le parc, et sans doute la serviette autour du cou
pour déjeuner. Les menus variaient-ils selon les classes ? Je ne sais. Par
contre, j'atteste que la chirurgie était faite pareillement, sans différence de
classes.
A Ste-Elisabeth, dite encore
« Clinique des Yeux », l'anesthésiste étonnait par son don
d'ubiquité. Ainsi, pendant que j'opérai pour une cholécystectomie, il assura
deux, voire trois, chantiers opératoires simultanés, seul, sans l'aide
quelconque d'une infirmière, anesthésiste ou non ; de temps à autre, il
passait sans s'attarder, question de vérifier que son anesthésie en pilotage
automatique était exempte de soucis.
Mon semestre en Urologie à peine
derrière moi, je m'autorisai à remplacer un confrère de cette spécialité ;
inconscience de la jeunesse ! Il est vrai que le travail demandé était
principalement de consultation, facilité par une assistante chargée par
ailleurs d'effectuer les urographies par voie I.V., un bon fonds de commerce.
L'activité opératoire attendue du remplaçant était minimaliste ;
heureusement d'ailleurs, tant par les négociations à mener pour dénicher un lit
dans une des cliniques qu'en raison des conditions anesthésiques et matérielles
offertes.
Au
final, je n'ai pas trouvé de point d'accroche dans ce coin de Moselle.
La
tentation fut forte à un moment donné de dépasser les limites de la Lorraine.
En cause, la polyclinique de Chaumont. J'en fis la découverte par l'entremise
d'un de ses kinésithérapeutes. Une structure neuve, répondant aux critères
architecturaux de la modernité, concentrant en elle et autour d'elle une
brochette de spécialistes : une proposition séduisante à maints égards. L'anesthésiste
qui semblait en être un actionnaire essentiel gérait aussi l'hémodialyse ;
une âme de financier, ce confrère. Son élégant manoir où il m'invita avait
aussi de quoi laisser songeur. En définitive, le côté « fric » de
l'affaire autant que les charmes relatifs de la Haute Marne me firent renoncer.
Il est vrai qu'une autre perspective se discutait au même moment.
Les Vosges ne furent pas oubliées dans mes
prospections.
J'ai fait quelques incursions dans deux des trois cliniques que
comptait Epinal alors. L'austérité des Sœurs issues d'une congrégation
portugaise et formant le noyau dur des personnels soignants avait de quoi
refroidir le jeune chirurgien de passage. Aux deux endroits, à côté de la
chirurgie polyvalente figurant comme leur activité essentielle, persistait une
petite unité d'obstétrique ; les césariennes revenaient au chirurgien de
garde, quelle que fut sa spécialité propre ! Pour moi, à éviter
L'hôpital de Vittel m'eut à son service à plusieurs occasions, principalement en dépannage en raison d'un sérieux problème de santé de l'un des deux chirurgiens, lesquels étaient d'ailleurs en situation de conflit permanente. Le secteur chirurgical était plutôt bien doté pour un établissement de cette importance, mais l'activité s'y faisant n'avait rien de transcendant. J'y retrouvai J-Y Hesse, alors assistant dans le service de Néphrologie du Pr Gross : un pied-noir ayant fui Alger et à qui on proposa Vittel pour y créer l'unité de dialyse pour insuffisants rénaux des Vosges. Jean-Yves fut un ami et compagnon de route au CH d'Epinal, premier chef de clinique de ma génération à y poser ses pénates.
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De ces expériences plus ou moins probantes et parmi les plus significatives, la question initiale « Que choisir » vient se doubler aussitôt d'une seconde, aussi essentielle :
Sur quels critères établir une décision et selon quelles
priorités ?
En approchant ainsi diverses modalités de la pratique chirurgicale hors du cocon hospitalo-universitaire, les réalités s'imposaient aux rêves. Les surprises comme les sujets d'étonnement n'ont pas manqué, alimentant quelques doutes, brisant quelques-unes de mes fragiles certitudes. En hôpital périphérique, on était loin de la panacée ; en clinique privée, loin de tout eldorado. Quelques constantes communes à ces deux mondes, censés pourtant s'opposer, me sont apparues comme des vérités.
Premier
constat : la rigueur dans la sécurisation des gestes chirurgicaux ne
figurait pas comme un souci systématiquement prioritaire ; elle faisait
plutôt figure de part variable.
Deuxième
constat : l'isolement relatif et assez systématique du chirurgien dans son
exercice. Une évidence s'il travaille effectivement seul, par choix ou par
nécessité ; une même réalité s'il participe d'un groupe où chacun vit
séparément dans sa sphère quand ce n'est pas en conflit avec son voisin. Une association
ne fait pas obligatoirement une
équipe ; elle ne le devient qu'au gré d'un état d'esprit capable de
rapprocher ou réunir authentiquement ses membres. Une situation loin d'être la
généralité à ce que j'avais pu appréhender !
Pourtant, troisième constat et autre évidence : un chirurgien seul n'est rien. Il est tenu par des rapports de dépendance dont il lui faut bien s'accommoder ; pour son outil de travail, à commencer par un bloc opératoire, des lits, les personnels afférents ; vis-à-vis d'autres spécialités, à commencer par l'Anesthésie-Réanimation et l'Imagerie Médicale ; vis-à-vis d'un réseau de correspondants afin de se garantir une clientèle pérenne. En privé, être propriétaire, actionnaire ou locataire de ses lieux d'exercice crée une dépendance supplémentaire, au plan financier ; en public, cette dépendance est administrative, mais aussi économique.
Au final, deux critères essentiels émergent pour qui veut poser sa plaque. Le rapport à l'argent est permanent, qu'on le situe au premier rang ou non ; seul la position du curseur peut varier selon les besoins qu'on en a, pour travailler comme pour en vivre. La manière de s'allier à son environnement tient d'un second curseur, à positionner sur une échelle allant de l'action parfaitement solitaire au travail d'équipe étroitement solidaire. Reste peut-être l'essentiel avant de se poser : la part de risque acceptée et les opportunités à repérer pour s'en saisir à temps voulu.
Mon atterrissage au Centre Hospitalier d'Epinal (C.H.E.) a été la conséquence d'une double rencontre valant opportunité unique.
La première rencontre se déroula à Lunéville, au cœur du Jardin des Bosquets,
un espace de nature offrant sa perspective de verdure et de parterres fleuris à
son merveilleux château, justifiant du titre de « Petit Versailles
Lorrain ». Nous y promenant en famille, poussette en avant, nous tombâmes
au hasard d'une des allées sur Pierre Poisson et sa petite famille, poussette
également de sortie. Après les échanges d'usage au sujet de nos incomparables
progénitures, la discussion en vint aux projets d'avenir des uns et des autres.
Me concernant, j'étais alors en pourparlers avec la clinique de Chaumont.
Pierre évoqua alors avec enthousiasme son plan en cours sur Epinal. Il
conjuguait en effet ses fonctions de Chef de Clinique dans le service nancéien
de Chirurgie Infantile avec un rôle de
chirurgien intermittent et intérimaire dans l'hôpital de ladite ville ; il
concentrait chaque semaine en deux ou trois jours un maximum d'interventions,
mettant sur les genoux les personnels, l'anesthésiste en particulier, Bernard Martin, nouveau venu dans cet
établissement : lui qui pensait y trouver un job tranquille !
Et de raconter l'état d'abandon du service de chirurgie de cet hôpital. Il était cogéré par les trois chirurgiens de la Clinique Notre-Dame, mais de loin et en y assurant une présence à temps moins que partiel : somme toute, dans la norme du moment, comme pour nombre d'hôpitaux équivalents soumis à la mainmise d'un secteur privé dominant. Leurs visites étaient dites se faire « en command car » pour en traduire le caractère vite expédié. Se trouvaient dans les lits une large palette de déshérités et un lot de patients dont l'état ne rendait pas possible ou souhaitable leur transfert dans leur clinique ou éventuellement à Nancy. Pour tout dire : une friche chirurgicale à mettre en valeur, une terre vierge à exploiter. De quoi satisfaire l'âme humanitaire de Pierre, son esprit pionnier, son goût pour les challenges improbables, son énergie missionnaire... Une sorte de Far West chirurgical dans un hôpital qui aurait à peine dénoté dans un pays du Sahel... Sa détermination pour une structure publique plutôt que privée était d'ordre philosophique. Elle trouvait un écho et un renfort dans celle du directeur d'alors, Mr Mansuy, décidé à tout mettre en œuvre pour relever cet hôpital. Pierre me dit sa conviction que le pari était jouable. Il sut tout d'abord me rappeler que l'air du temps était dans le développement des hôpitaux périphériques pour leur donner une place dans le système de soins qui ne soit plus qu'anecdotique. Dans son enthousiasme, il me fit surtout valoir que si j'acceptais d'apporter mes complémentarités à ses pôles d'excellence comme d'ajouter ma volonté à la sienne pour créer du neuf à partir du néant existant, ce pari ne pouvait être que gagné. Sa foi, ses arguments avaient de quoi faire mouche !
La seconde rencontre eut lieu peu
après, dans le bureau des Assistants, en Chir. B. Je
me trouvai, à sa demande, face à Mr Mansuy, ce
directeur dont Pierre m'avait fait l'éloge ; un personnage d'allure frêle,
à l'élégance sobre mais portant nœud papillon, à l'éloquence concise, au parler
direct.
Avec sa canne à pommeau argenté
en guise de bâton de pèlerin, il s'imposait de faire le voyage de Nancy pour
entrer en contact directement et personnellement avec une série de Chefs de
Clinique, ayant en tête le pari d'en mobiliser ainsi quelques-uns pour relancer
la dynamique de son hôpital. Ce rôle de commis voyageur à fin de jouer les
sergents recruteurs a toujours étonné à qui je rapportai ces faits ; comme
s'il avait dérogé à la noblesse de sa fonction directoriale, comme si ce
démarchage tenait de l'abaissement. Avec mes collègues, nous reconnaissions
plutôt à ce petit homme à l'énergie communicative une forme de mérite et de courage pour servir
une volonté à se battre au bénéfice d'un établissement dont il avait fait son
affaire personnelle ; comme étant sa propre entreprise.
Son discours était simple :
un hôpital, ce sont d'abord des médecins qui le portent, avec leurs compétences
et leur technicité. En entrepreneur avisé, sa mission première était d'en
recruter en puisant là où étaient censés être formés les meilleurs. D'ailleurs,
le choix de ses rencontres n'était pas le fruit du hasard ; il réservait à
son agenda des rendez-vous avec des interlocuteurs dont il savait par
informations et recoupements qu'ils possédaient les qualités recherchées.
Lesquels interlocuteurs ne pouvaient qu'accorder davantage de crédit à ses
engagements du fait même de sa démarche singulière. Le premier d'entre eux
étant qu'il se chargeait personnellement de la stratégie et des questions
logistiques pour garantir les moyens nécessaires aux praticiens acceptant de le
suivre ; en financier confirmé, il faisait son affaire des problèmes
d'argent.
Sa philosophie était sans
ambiguïté ; elle se résumait dans cette phrase : « un hôpital
actif, ce doit d'abord être de la technique ! ». Si l'investissement
premier à consentir devait l'être sur
les hommes (et les femmes, bien sûr), le second se devait d'être concentré sur
les équipements et services jugés comme s'imposant dignement pour un hôpital de
la dimension propre au sien. Le retour sur investissement se fera par
l'implication des spécialistes nouvellement recrutés dans un cadre
nécessairement temps plein qu'il leur promettait épanouissant. Voilà pour sa
politique tirée de ses convictions. Ceci étant, à l'usage, il saura aussi se montrer
manipulateur ce qu'il faut, quand ses intérêts, confondus avec ceux de
l'établissement, pouvaient le commander.
Lors de notre entretien, il pouvait se prévaloir d'un palmarès fort honorable, ayant déjà à son actif les venues de Bernard Martin en anesthésie, Jean-Yves Hesse pour organiser la Médecine Interne, Jean-Pierre Saulnier pour relancer la Cardiologie ; quant à Pierre Poisson, il l'avait déjà bien ferré.
Avant de me déterminer, un examen sur site s'imposait ; avec en conséquence quelques remplacements à la clé. Ce fut d'abord en alternance avec les venues de Pierre, puis en y passant une partie de mes vacances d'été 1976 ; bénéficiant de la mise à disposition d'un appartement au troisième étage d'un immeuble jouxtant l'hôpital et dont le rez-de-chaussée était occupé par le couple directorial, je vins avec femme et enfants. Une manière habile de faire apprécier les charmes de la Cité des Images et de ses environs au-delà du seul périmètre hospitalier ; et par là-même d'impliquer mon épouse dans la décision finale.
C'est ainsi que de fil en aiguille le
département des Vosges s'enrichit de cinq nouvelles âmes par l'immigration dans
sa ville de préfecture en septembre 1976 de Laurence, Jean-Noël, Antoine,
Françoise et Maurice Ravey.
De fil en aiguille, qu'en est-il été de
mon pari ?
De l'image éthérée du chirurgien qu'en
avait eue l'étudiant puis l'Externe et l'Interne que je fus, qu'en a-t-il été au fil des
réalités vécues ?
Ces
questions, apparemment simples, se manifestent inévitablement maintenant que je suis sorti de la vie dite active.
Par contre, y répondre n'est pas
simple. Il est vrai qu'une vie professionnelle ne peut se rétrécir à un ticket
de PMU ou se comparer à une partie de loto. Comme il est vrai que des zones
d'ombre peuvent alterner ou se mêler à des zones de lumière, il en a été sans
doute également de mon parcours chirurgical : encore que l'ombre n'est que
par le fait de la lumière.
Dans le rôle de chroniqueur que je m'accorde au présent, je tends à considérer ma propre histoire à partir d'un moi dédoublé. Parce que j'en ai été l'acteur, c'est évident. Parce que je me suis simultanément trouvé en position d'observateur d'un monde dont je fus et de ses mutations, et de ce fait l'observateur de moi-même au sein de ce monde qui fut si changeant. En y ajoutant une seconde distinction : entre la chirurgie telle que je l'ai vécue d'une part, et l'institution hospitalière dont j'ai été l'hôte, analysée selon ma perception, d'autre part ; je prends alors le risque d'être taxé doublement schizophrène. Eh bien soit ! Ceci étant, si j'individualise ces divers registres pourtant communs à moi-même, j'atteste mon hygiène mentale par le souci réfléchi d'isoler la part d'affectivité pouvant nuire à celle recherchée d'objectivité.
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Mais de temps à autre, plus l'un que l'autre
Acteur. On peut l'être de deux façons en raison de deux définitions possibles.
1
– En étant chargé d'un rôle, de jouer un personnage porteur d'un texte. Un
artiste.
Dans
un cadre donné et dont il n'est pas le metteur en scène, on attend de celui-ci
qu'il raconte une histoire selon sa façon d'être et son état d'âme du moment
pour exprimer une vérité.
Pour le texte, et pour commencer, celui
commis pour habiller mes propos tenus publiquement le 7-3-1987 conviendra
parfaitement. Ce fut en présence de Ph. Seguin, alors Ministre des Affaires
sociales et de l'Emploi, ainsi que devant
la communauté hospitalière
spinalienne réunie à la faveur de la remise des insignes dans l'Ordre
National du Mérite à P. Poisson, M. Lestrat, J.L. Pernet et moi-même. Je le
reprends par commodité, mais pas seulement : les idées alors émises avec
les mots pour les servir sont restées ma propre vérité jusqu'au dernier jour de
mon exercice chirurgical en juin 2014.
En introduction, je dis mon étonnement
pour cette distinction : « Je
pensais qu'à cet effet il fallait une certaine ancienneté et justifier de
mérites exceptionnels. Je croyais n'avoir ni
la première ni les seconds. Vous avez estimé qu'exercer de nos jours la
chirurgie, en hôpital général, et à l'hôpital d'Épinal plus spécifiquement,
devait être particulièrement méritant. J'aurais donc mauvaise grâce à prétendre
le contraire ! » Ce qui pouvait
passer alors pour une boutade sympathique se traduira en conviction de plus en
plus assurée à mesure que ma carrière s'avancera : j'aurai l'occasion de
le rappeler lors de mon départ officiel.
Poursuivons :
« Nos
contemporains, pourtant sourcilleux en matière de privilèges, en concèdent volontiers un à nous autres Chirurgiens :
celui d'attenter intentionnellement et en toute légalité à l'intégrité
corporelle de nos semblables. C'est parce que notre ambition est de soulager,
restaurer une fonction, surmonter ou reculer l'échéance fatale que la société
nous donne ce pouvoir, ce pouvoir n'existant en fait que de l'exercice de
devoirs. Trop souvent perçus seulement comme des techniciens, nous restons
avant tout des médecins ; nos mains, avant d'être celles qui réparent ou qui
traitent, sont celles qui examinent et explorent avant d'agir, sont celles qui
posées sur la main du vieillard ou la tête de l'enfant cherchent à rassurer et
à apaiser. »
«
Notre responsabilité tient tant par l'espoir que nous suscitons que par le
risque que notre action peut produire. Cette action, pour satisfaire, oblige à
la synthèse d'au moins quatre éléments :
- une connaissance : un savoir et
un savoir-faire, qui se doivent d'être vastes et évolutifs,
- une rigueur : pas le synonyme
d'austérité, mais celle qui liée à une méthode rend notre geste à la fois
efficace et élégant ; celle d'ordre intellectuel et moral qui conduit à la
bonne décision en toute honnêteté. Cet esprit de rigueur s'impose par ailleurs
à tout notre environnement.
- un esprit d'humilité : le péché
d'orgueil est une tentation quotidienne en raison de notre pouvoir à corriger
nombre de désordres physiques. En fait, nos actes, voire nos audaces, ne sont
réalisables qu'en raison des possibilités fabuleuses de l'organisme humain à les
tolérer ou intégrer leurs effets, de réparer ou compenser ceux de nos
agressions. Ailleurs, c'est notre impuissance face à certains errements de la
biologie ou de la physiologie, quels que soient nos efforts et nos moyens
techniques, qui nous rappelle que nous ne savons et ne pouvons pas tout ; et
pour ce qui est de ce que nous savons et pouvons, les échecs parfois rencontrés
sont là pour nous pousser à la remise en cause.
-
le doute : pas celui qui paralyse, mais celui source de réflexion et de
recherche, celui qui excite le sens critique. Le développement des technologies
modernes de diagnostic n'empêche que le chirurgien reste un homme
« incertain », sa conduite s'apparentant plus à celle d'un juré qui
se détermine selon son intime conviction, preuves certaines à l'appui ou non,
qu'à un simple comportement mathématique. Ce doute est présent à toutes les
étapes de l'action chirurgicale, qu'il s'agisse :
de comprendre, le malade et sa maladie,
de concevoir, un diagnostic ou un
traitement,
de choisir, décider–faire ou ne pas
faire–quoi faire–,
enfin d'assumer ces choix et leurs
conséquences. »
J'enrichirai
aujourd'hui ce propos d'un autre, et que je tenais volontiers à mes internes.
La Chirurgie, pour éviter les déconvenues, demande le respect constant et
absolu d'un ordre de priorités selon une
dégressivité univoque :
en un : un savoir et un savoir-faire
en deux : un pouvoir-faire,
en trois, et en trois seulement : le
vouloir-faire.
Sans
pouvoir faire, même si l'on sait, on ne fait rien ; c'est admis.
Vouloir faire sans pouvoir, ou pire, sans savoir, c'est inadmissible. La bonne volonté sans les moyens, ou pire, sans la compétence, est un danger; quand elle n'est pas jugée comme répréhensible. Si, placé dans cette situation, vous êtes à l'origine d'un événement indésirable ou d'un accident, ne soyez pas surpris de vous trouver encadré du juge et du journaliste et vous voir condamné avant même que de pénétrer dans le prétoire !
La
conclusion de mon intervention fut une allusion
à la tentation que j'éprouvai comme beaucoup de médecins hospitaliers
d'alors de filer dans le privé en raison de réformes (lois Ralite de 1982) aux
effets délétères sur les équipes
soignantes :
« Comme beaucoup, la tentation a été forte de quitter un navire hospitalier bien malmené. Si j'ai choisi une deuxième fois l'hôpital d'Épinal, je le dois à la force des liens unissant les membres de notre équipe chirurgicale ; l'amitié y compte pour beaucoup. La même vision que nous avons de nos devoirs et le partage permanent des idées et des soucis tels que nous le pratiquons constitue de surcroît une richesse qu'il convenait de privilégier à tout autre considération. J'ai la prétention d'affirmer que la préservation de cette équipe aura été une autre chance pour cet hôpital. »
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La Chirurgie étant une chose sérieuse, j'en ai parlé sérieusement ;
trop peut-être. Car pour ceux qui l'ont bien connue, le sentiment et l'affectif
se mobilisent aussitôt à sa seule évocation. Aussi, aujourd'hui, je suggère à
l'acteur ce texte en complément :
Pour rendre plus humaine la Chirurgie,
pourquoi ne pas tenter sur elle une opération transformiste ? La
République s'est bien autorisée une telle audace en s'accaparant le buste
généreux de Marianne ! La Chirurgie sous
les apparences d'une Vénus, pourquoi pas ! Mais alors la Vénus de Milo. L'une
comme l'autre étaient de ce monde au temps d'Hippocrate ; de la première,
l'Histoire rapporte que ce maître de l'Antiquité en savait quelque chose, c'est
sûr ; de ses rapports avec la seconde, les suppositions vont bon train
mais quoi qu'il en soit, il est aussi sûr qu'elle est restée de marbre. L'autre point de nature à associer l'une et
l'autre réside dans l'espoir que toutes deux continuent à traverser le temps à
la satisfaction de l'Humanité. Va donc pour la Vénus de Milo, mais avec les
bras et surtout les mains !
La
Chirurgie, qu'on l'accepte ou non sous les traits de la dite Vénus, l'habillant d'une âme,
voici que je l'imagine comme une personne, morale je ne sais. Vue de loin elle
impressionne, de près elle fascine. Lui prêtant un comportement, l'imaginaire
la glisserait volontiers dans le rôle d'une maîtresse, d'une courtisane si
j'osais. Exigeante, mais capable en contrepartie d'offrir du bonheur en plus du
plaisir. Quand elle se fait récompense, elle est tentation pour qu'on lui offre
encore davantage. Sa drogue favorite, c'est l'adrénaline. Si elle se fait objet
de passion, elle peut être dévorante, d'une omniprésence excessive. Elle frise
alors l'insupportable. Les mauvais jours, elle sait se faire ingrate quand la
satisfaction n'est pas à la hauteur de l'investissement ni des efforts
consentis. Fantasque aussi, quand elle déçoit sans dire pourquoi. J'en ai connu
quelques-uns, peu il est vrai, qui ont fini par la haïr au point de la plaquer
et partir à la recherche de bras plus accueillants. Mais le plus souvent,
impossible de s'en défaire ; et pour peu qu'elle sourit à nouveau à celui qui
la courtise, elle obtiendra un retour en grâce valant pardon pour sa fidélité
capricieuse et sa dureté parfois abusive. Jusqu'à la fois suivante… Quant à la
souffrance dont elle est parfois la cause pour ses chevaliers servants, l'oubli
n'est pas garanti : la faute à la mémoire qui veille.
On
sait bien que trop idéaliser n'est pas sans risque.
On sait bien qu'à fréquenter cette
maîtresse, à côté de ses vertus, on finit par en connaître les travers et les
vices.
Pourtant, et malgré ou à cause de ceux-ci, avec elle, une histoire d'amour durable est possible ; avec ses hauts et ses bas, avec ses allers et ses retours. J'en sais quelque chose.
2
– Est acteur également celui qui agit ; la Chirurgie est un métier
d'action ; et celui qui la pratique son artisan.
Acteur :
il y a donc bien deux façons de
l'être. En soi, elles n'ont rien à voir. Cependant, rien n'interdit le mélange
des genres comme le charme des ambiguïtés qu'il autorise.
Va donc pour l'Acteur dans toutes les acceptations du terme.
L'Observateur : quant à lui, il apparaîtra différent selon qu'il peut être indulgent, critique ou sans concession. Ce sera selon...
A nos feuilles d'observation … et Action...
Comme
Rome s'est faite au long des méandres du Tibre et en colonisant les sept
collines du voisinage, Épinal s'est établie sur les rives de la Moselle et en
gravissant progressivement les collines environnantes. L'une d'elle porte les
ruines d'un château féodal, son Capitole en quelque sorte, son emblème aussi.
Lui fait face au nord, par de là le vallon Saint Michel, le Plateau de la
Justice, dénommé ainsi en raison du gibet qui s'y trouvait aux temps anciens.
Sans rapport avec ce dernier, c'est là que fut établi dans les années 1960 le
centre hospitalier d'Épinal (CHE), en remplacement de l'hôpital Saint-Maurice,
enclavé au cœur de la ville et trop vétuste. Sa construction se fit en même
temps et sur le même mode architectural qu'un vaste ensemble d'HLM urbanisant
tout l'espace. Il est vrai que la bâtisse au moment de son élévation était en
harmonie avec l'ensemble du site, dans la proximité d'une succession de barres
d'habitations comme on sut si bien le faire dans les sixties. Faute de
patronyme dédié, l'usage se chargea de lui en trouvait un : l'hôpital de la
ZUP ! De l'élévation, il en bénéficia donc plus par le site offert que par
la dénomination dont il se trouva affublé, et ce jusqu'en 1992 ; à cette date
en effet, Philippe Séguin eut l'idée de le baptiser du nom de Jean Monnet. On
renonça au père de l'Europe en 2010 pour lui préférer Emile Durkheim,
emblématique père de la sociologie, natif du coin ; un choix signifiant de
temps nouveaux sans doute, encore que, si on se réfère à la représentation de
l'icône avec lorgnons et barbichette, elle ne figure pas comme un symbole
patent de modernité…
Je
donnerai une description du lieu qui fut mon cœur de métier pendant 38 ans tel
qu'il m'apparut à mon arrivée.
Côté
Nord, côté entrée principale, on se trouve face à une longue construction
parallélépipédique. Le bleu des carreaux qui en habille les murs sur toutes
leurs surfaces se teinte de noirceur par endroits ; le blanc soulignant le pourtour
des fenêtres qui s'étagent sur les quatre niveaux réservés à l'hospitalisation
pourrait faire joli si la rouille n'y élisait pas déjà domicile de manière
manifeste. S'y adosse en avant une structure à trois niveaux, dite galette
technique, superposant l'Administration, la radiologie et le bloc opératoire.
Parmi les quelques bâtiments annexes, on retiendra à côté de la conciergerie
l'immeuble logeant la Communauté des Sœurs de Saint Charles avec, le jouxtant,
une chapelle ayant la particularité d'être interdite de toute fréquentation par
la menace d'effondrement du toit au béton fissuré. À l'extrémité opposée, la
Maternité, et un peu plus loin, le nouveau service de Radiothérapie, tenu à
l'écart en raison de la bombe (au cobalt) qu'il héberge ; et dans un autre
coin, à l'étroit, le Laboratoire.
Côté
Sud, la longue façade donne en vis-à-vis sur la colline du Château ; elle
surplombe au demeurant un parc plein de charme, garantissant à ceux occupant
une chambre ou un bureau de ce côté une vue imprenable. Je fus de ces
privilégiés jusqu'en 2009.
Voilà
pour le décor extérieur. Si cet hôpital ne dénotait pas dans son cadre au
siècle où il fut construit comme on l'a dit, au présent, suite à un effort de
rénovation urbaine bienvenue rasant les barres alentour, il subsiste en ce
milieu d'année 2016 esseulé, anachronique, planté au bord d'un vaste trou censé
accueillir son successeur… un successeur dont on ne sait toujours pas quand
sera scellée sa première pierre ; quant à l'apparition de la première grue dans
le paysage, on suppute ! Seule certitude : ce trou conflue avec celui
insondable de notre Sécurité Sociale et contribue à l'alimenter... D'autres que
moi en écriront peut-être un jour l'histoire.
De
l'intérieur, je n'en dirai à ce stade pas grand-chose, si ce n'est que cet
hôpital n'a rien d'un palace, son hôtellerie pouvant être référencée avec
indulgence à un niveau… petit « deux étoiles ». Quant aux services
techniques, ils devront tous être revisités à court ou moyen terme ; on en
reparlera.
Somme
toute, à l'époque de ma première rencontre avec l'hôpital d'Épinal en 1976, car
c'est bien d'une rencontre dont je parle, il faisait déjà montre de signes de
caducité anticipée alors qu'il aurait dû être à l'âge de l'adolescence
épanouie. On ne s'étonnera donc pas qu'il devra être soumis à des cures de
lifting successives et coûteuses pour le conserver dans un état présentable.
Ceci
dit, les praticiens de la nouvelle génération qui se présentèrent à ses portes
alors n'accordèrent sans doute qu'une attention relative au décor immobilier,
comptant bien faire évoluer la structure au gré des apports que les uns et les
autres sauraient promouvoir. En raison de l'addition des compétences offertes
par les nouvelles recrues, avec la foi en l'avenir que donne la jeunesse, avec
l'énergie qu'elle recèle, l'affaire paraissait jouable pour tous.
----------------------------
Le
curseur « cadre professionnel », je l'ai poussé sur l'item
« équipe ».
Au
tout début, en 1976, voilà un bien grand mot pour signifier un groupe composé
de deux chirurgiens titulaires, Pierre Poisson et moi-même, un assistant à
titre étranger, P. Umambo que Pierre avait pris sous son aile, et un médecin
anesthésiste, Bernard Martin. En réalité, cette équipe restait à construire.
Sur
le noyau initial vinrent se greffer trois anesthésistes-réanimateurs en
l'espace de quatre ou cinq ans : ce qui, compte tenu de l'unité de temps à
obtenir quoi que ce soit en milieu hospitalier, doit être considéré comme le
résultat d'un processus de décision accéléré. Fut ainsi constitué un pool de
spécialistes couvrant à tour de rôle l'anesthésie, la réanimation et les
urgences, chacun de ses membres étant par ailleurs en responsabilité d'animer
un secteur propre, quand ce n'est pas à le créer au préalable :
l'anesthésie pour Bernard Martin, la Réanimation pour Richard Jacson, le
SAMU-SMUR pour Hubert Tonnelier, les Urgences pour Daniel Gérard. Bernard Gilet
nous vint plus tard, en 1986. Tous ces praticiens avaient en commun d'avoir été
formés au même moule nancéien, d'être aussi bien rodés aux soins intensifs et à
l'urgence qu'à l'anesthésie à donner au nourrisson comme au vieillard.
Notre
groupe chirurgical ne s'étoffa d'un troisième titulaire, Christian Collet,
qu'une douzaine d'années après la constitution du noyau originel. Les gardes et
astreintes se divisèrent non plus par deux mais par trois: une sacrée
avancée ! À cette même époque, P. Umambo se vit emporté par un état de mal
asthmatique insurmontable, lui qui venait d'accéder au statut de Praticien
Hospitalier après un parcours d'obstacles ayant exigé de lui une ténacité digne
d'éloges.
Pour
la période où nous avons fonctionné en duo, en chirurgie réglée Pierre se
chargea des pathologies digestives, gynécologiques, urologiques, ainsi que
pédiatriques. Quant à moi, mes domaines de prédilection étaient et resteront
l'orthopédie-traumatologie et le vasculaire. Nous couvrions de la sorte un
ensemble d'affections chirurgicales large et adapté à la majorité des
situations susceptibles de se présenter au CHE, sachant par ailleurs
l'existence d'un secteur privé fort sur Épinal qu'il nous arrivait parfois de
solliciter quand nous étions débordés ou par manque de place dans nos services.
Quant à l'urgence, nous étions relativement interchangeables : Pierre se
chargeait aussi bien d'une embolectomie artérielle que d'une fracture ouverte,
et moi aussi bien d'une sténose pylorique du nourrisson que d'une occlusion ou
d'un ulcère duodénal hémorragique. Pour les cas considérés comme des urgences différées
ou ceux émaillés de suites opératoires difficiles, chacun savait pouvoir
obtenir l'aide de l'autre, pour un avis, quand ce n'est pas pour qu'il reprenne
à son compte les cas devenant de son ressort spécifique. Et ceci simplement,
sans négociation, comme allant de soi. Ce partage des tâches agrémenté d'un
esprit de connivence réciproque a rendu tolérables les contraintes à supporter
pour ne gérer qu'à deux la quantité et
la diversité de problèmes se présentant à nous, chacun portant sans rechigner à
part égale la charge de travail.
Christian à son arrivée se vit confier le service de Chirurgie C nouvellement créé, permettant une adaptation de la capacité d'hospitalisation aux besoins insatisfaits autant que pour lui assurer une autonomie indispensable par rapport à ses deux prédécesseurs, Pierre officiant en Chirurgie A et moi restant fidèle à la Chirurgie B. Chacun chez soi, certes, mais les portes de nos services restaient largement ouvertes au réel comme au figuré. Le modèle de fonctionnement antérieur prévalut, Christian ajoutant ses propres compétences ; il porta en particulier la mise en œuvre de la cœliochirurgie, nouvelle venue dans l'arsenal thérapeutique.
Ainsi
se monta « notre » équipe chirurgicale « première », c'est-à-dire
avant qu'elle ne se transforme au fil du temps et de départs successifs
imparfaitement remplacés quand ils le furent. Je dis « notre »
en raison d'un sentiment légitime d'appropriation qu'en avaient ses membres ;
au premier motif, a compté pour beaucoup sa constitution par une cooptation
entre eux, sans intervention mal venue de l'administration, dans le respect
d'une convention non écrite entre le corps médical et les directeurs d'alors.
Dans le prolongement de cette façon de faire, une façon d'être : l'âme de cette
équipe s'est forgée de la volonté des médecins la composant à partager de mêmes
valeurs, à s'accorder sur des principes d'organisation, à épouser des
conceptions convergentes ; en un mot, s'est établie une entente puisant au
registre de la solidarité quand ce n'est pas de l'amitié.
Je veux plus particulièrement témoigner de la qualité de la relation et du rapport de confiance tels qu'ils s'établirent entre chirurgiens et anesthésistes-réanimateurs au sein de cette équipe première. La gestion de leurs opérés, les chirurgiens savaient qu'elle serait optimale, avant, pendant, après l'intervention ; ils savaient pouvoir s'appuyer sur des collègues combinant l'excellence sur trois registres, à la fois médecins de l'équipe, compétents en anesthésie et rodés à la réanimation. Sans formalisme, les uns ou les autres pouvaient être sollicités pour des consultations conjointes, à la demande, pour des décisions réfléchies en commun dans les cas à problèmes ou pour la mise en œuvre de stratégies idoines ne s'encombrant pas de détours compliqués ou inutiles. En cas de difficultés, il ne manquait pas de s'établir une discussion loyale et respectueuse de l'avis de chacun, entre partenaires habitués à s'épauler quand nécessaire. Des coups de gueule, il y en eut bien sûr, parfois et selon les humeurs et les angoisses du moment, la palme revenant à B. Martin (sans vouloir l'offenser) ; ce bémol pour que ma description ne soit pas jugée incroyablement idyllique ! Il n'en reste pas moins que l'art de se comprendre à demi-mot s'additionnant à nos synergies complices dans l'action pouvait figurer pour certains comme étant dans l'ordre normal des choses. Afin de se convaincre qu'il n'en était rien, il suffisait de s'enquérir des modes de fonctionnement d'équipes de droite et de gauche pour vite comprendre que notre modèle n'était pas la règle, suscitant souvent l'envie de la part de nos interlocuteurs.
Le
premier à manquer à notre groupe ainsi formé fut Bernard Gilet. Il disparut
tragiquement le 6 décembre 1994, jour de la Saint-Nicolas, saint patron de son
fils aîné. Il fut victime d'un accident de voiture à proximité de Gérardmer,
son « Espace » s'étant embrasée immédiatement après le choc :
l'horreur !
Bernard
était un être d'exception. D'une énergie inlassable et communicative, il
parcourait les couloirs à grandes
enjambées, les escaliers quatre à quatre, offrant une disponibilité dont
il était facile d'abuser ; il avait un faible pour le « 17 », la
kitchenette du service des Urgences, pour un « break » agrémenté d'un
café bien tassé et d'une cigarette. Je revois son visage émacié, sa mèche de
cheveux noirs, son regard où brille une âme généreuse, inspirant confiance et
confidences, sans omettre sa petite moustache qu'il caressait d'un geste
machinal. Avec lui, jamais de problèmes ; si je m'ouvrais à lui de mon
hésitation à opérer un patient à très hauts risques, là où nombre de ses
collègues auraient conclu par un oukase d'interdiction, il avait régulièrement
cette réponse simple : « si tu es certain de la justesse de ton
indication, tu interviens ; moi, je me charge du reste, et tout ira
bien ». Et tout se passait bien…
Je
lui dois d'avoir réalisé des actes que je n'avais jamais pratiqués, puisque
n'étant pas de ma compétence, me contraignant alors à passer outre à mon refus
initial. Pour honorer sa mémoire, rien de tel que de rapporter deux histoires
exemplaires, gravées de son fait dans ma propre mémoire.
La
première - Il est une heure du matin. Coup de téléphone :
-
Lui : Il faut que tu viennes pour un jeune accidenté qui a un hématome
extra-dural.
-
Moi : Je n'en ai jamais opéré. Envoie-le en Neurochirurgie à Nancy.
-
Lui : Il ne survivra pas au transport. Il faut agir tout de suite.
-
Moi : A-t-on seulement le matériel approprié ?
-
Lui : Avec l'infirmière on a regardé : avec le peu qu'il y a, tu dois y
arriver. D'ailleurs, c'est simple : tu fais d'abord un volet temporal, et l'os,
c'est ton boulot ; puis, tu repères l'artère qui saigne et tu la lies, et le
vasculaire c'est aussi ton boulot. De toute façon, le blessé est installé,
endormi, rasé ; les champs sont prêts à être posés. Tu n'as plus qu'à venir :
tout est prêt !
-
Moi : ... Soit. J'arrive.
Pas
d'autre choix. D'abord lever le volet avec les moyens du bord ; évacuer ensuite
le volumineux hématome qui comprime le cerveau ; survient un jet de sang
signant l'endroit où poser la pince ; ligature. Fermeture après suspension de
la dure-mère.
Le
transfert du patient en Neurochirurgie a pu se faire ensuite sans problèmes. Le
jeune homme s'en tira. Il le dut d'abord à Bernard.
La
deuxième - Un samedi. Une jeune femme polytraumatisée de la route. Laparotomie
pour rupture de rate. Puis ostéosynthèse d'une fracture de jambe. Reste une
fracture ouverte en bouche de la mandibule, justiciable du service nancéien de
chirurgie maxillo-faciale, le spécialiste local étant absent.
-
Moi : Comment va-t-on organiser son transfert ?
-
Lui : Quel transfert ? Pas question ! D'abord, qui assurera les
suites de tes interventions : personne ! Ensuite, qui te dit qu'elle sera
opérée tout de suite ? Alors, on profite de l'anesthésie présente et tu
opères la fracture de mandibule. D'ailleurs c'est simple ; tu fais comme
pour un tibia : tu abordes, tu réduis, tu poses une plaque ad hoc et tu
refermes. C'est ton boulot, et qui plus est, tu as de la chance : tu seras
servi par Mireille ; elle a l'habitude d'instrumenter notre chirurgien
maxillo-facial et elle te dira comment faire !
-
Moi : …
J'ai
abordé, réduit, posé une plaque (pour mandibule, pas pour tibia) et un arc
dentaire en prime pour sécuriser le montage. Bernard avait raison : ce n'était
pas si sorcier !
Personne n'est irremplaçable a-t-on coutume de dire. C'est faux. Chacun de nous est irremplaçable : par rapport à qui et à quoi, ce sont les seules questions qui vaillent. Bernard, pour moi, pour nous tous, il était plus qu'irremplaçable : il était indispensable.
Le milieu des années 90 a joué comme une véritable césure dans l'histoire de notre équipe chirurgicale. La disparition de Bernard n'a pas été sans incidence à cet égard ; elle n'a fait cependant que rendre plus perceptible la profonde mutation en cours qui affectait alors l'institution hospitalière. À l'annonce par P. Poisson de sa décision irrévocable de partir en retraite par anticipation au premier jour de ses 60 ans (octobre 2001), tous les personnels gravitant dans la mouvance chirurgicale du CHE ressentirent comme une évidence absolue qu'une ère était bien définitivement terminée, que « notre équipe première » était bien finie.
Le problème de santé que connut Pierre peu avant ne fit que le confirmer dans l'idée qu'il s'était faite d'abandonner à cette date et la Chirurgie et l'hôpital d'Épinal ; au double effet de changements dans le fonctionnement hospitalier qu'il estimait intolérables et d'un travail chirurgical qu'il jugeait devenu insupportable. Amer et las. Lui qui avait porté le projet d'une résurrection de la chirurgie au CHE ressentit comme une blessure profonde le sort que l'on réservait à l'édifice dans lequel il avait placé tant de foi et d'énergie : au mieux une forme de déclin, au pire sa destruction. En cause : autant les effets délétères d'un interventionnisme administratif à la fois trop prégnant et déresponsabilisant que ceux d'une politique de recrutements qu'il se refusait à cautionner. S'il eût des regrets, ce ne fut pas tant d'abandonner le bistouri précocement que de n'avoir pu, ou plutôt de n'avoir pas été autorisé, à poursuivre certaines activités selon ses propres choix et à son propre rythme. Il quitta le Centre Hospitalier sans que ses responsables n'eurent le savoir-vivre élémentaire d'organiser une manifestation de sympathie pour son départ : une blessure supplémentaire qui vaut symbole. Tout cela fut heureusement oublié dans la fête d'enfer que lui réservèrent les personnels des différents services chirurgicaux, tous présents et étroitement unis pour la circonstance, du médecin à l'aide-soignante ; la dévouée et fidèle Edwige déploya tous ses talents d'organisatrice déjà bien établis pour que se succèdent dans la joie et l'émotion chansons, sketches et remises de cadeaux (entre autres l'inévitable vélo, sans oublier le casque). Un moment d'exception pour un personnage d'exception : l'ordre des choses était rétabli.
Chanson
de Pierre (sur l'air du « petit vin blanc »)
Refrain
: ah qu'il est beau le temps
le temps de la retraite.
On est toujours en fête,
on est toujours content
et puis de temps en temps
joyeux on part en voyage,
on voit de beaux paysages
on est bien entr'amis,
maintenant on profit' de la vie.
Couplet
: pendant des années, tu as travaillé
souvent comme une bête.
Tu l'as bien gagnée, tu l'as méritée
cette sacrée retraite.
Le temps passe vite et on vous invite
à chanter de suite des airs entraînants.
Chantons tous ensemble, même si nos voix tremblent,
le chant nous rassemble dans un même élan.
Refrain
: ah qu'il est beau le temps
le temps de la retraite.
On est toujours en fête.
On est toujours content.
Et puis de temps en temps
joyeux on part en voyage,
on voit de beaux paysages.
On est bien entr' amis.
Maintenant on profit' de la vie.
Pour comprendre les mutations ayant affecté les univers
hospitaliers,-et incidemment le CH d' Épinal-, apportées par la dernière
décennie du XXe siècle, quelques explications préalables s'imposent.
À
cette époque, les services compétents de l'État décidèrent d'une approche
nouvelle de notre système hospitalier par la création des Agences Régionales
d'Hospitalisation (ARH). Ces instances placées directement sous la tutelle du
Ministère de la Santé, en principe indépendantes des pouvoirs locaux, eurent
pour mission première de piloter les nouveaux schémas régionaux d'organisation
sanitaire : les SROS.
Il y eut plusieurs raisons à ce changement de cap radical.
1. A commencer par les effets contestés et contrastés
du Budget Global appliqué dans la décennie précédente. La philosophie ayant
présidé à la mise en œuvre de ce dernier était fort simple : pour contenir les
dépenses de santé, il suffit de maîtriser les coûts des établissements de
santé. En résumé et en simplifiant : seule compte la dépense ; peu importent
les services rendus en nature et quantité. Établir le budget annuel
prévisionnel était donc fort simple : on reconduit celui de l'année en cours
augmenté d'un coefficient lié au taux d'inflation présupposée, fixé
unilatéralement par le Ministère et appliqué de manière univoque à tous les
hôpitaux publics de France et de Navarre (le secteur privé restant tarifé à
l'acte et au prix de journée). Était prévue une marge de manœuvre
départementale et régionale pour divers ajustements et palier à certains
imprévus ; tous puisant à cette même gamelle, il y avait avantage à affiner les
argumentaires pour y gratter quelques subsides supplémentaires. Si les hôpitaux
supposés riches trouvaient avantage à ce système, ceux qui étaient pauvres
étaient assurés de le rester. Dans le classement établi selon le ratio dotation
par patient, l'hôpital d'Épinal figurait à la 74e place sur les 76
établissements de sa catégorie ; sa sortie de l'ornière n'était donc pas pour
des lendemains qui chantent !
Les
limites et les effets pervers d'un tel système conduisirent donc à la recherche
d'autres solutions, car non seulement il n'apporta pas la maîtrise des dépenses
de santé comme attendu, mais il s'avérait de plus inadapté à structurer l'offre
de soins.
2. Devoir réguler et contrôler la part de chaque
établissement dans l'offre de soins au plan régional est apparu comme une voie
plus pertinente. À la maîtrise des coûts s'ajoutait une prise en compte se
voulant intelligente des transformations liées aux possibilités et pratiques
médicales nouvelles ou en cours de développement, comme intégrer les
technologies modernes de diagnostic et de traitement présentes et à venir,
satisfaire les besoins nouveaux ou à naître liés à leurs progrès, tenir compte
de l'orientation de plus en plus étroitement spécialisée des métiers médicaux.
Audits multiples et projets d'établissement ont été sollicités dans la
perspective d'une planification conforme aux schémas régionaux élaborés en parallèle.
Les maternités, les services de soins intensifs, d'urgences, de néonatologie,
de cardiologie, etc... ont été classés en niveaux 1,2, 3, avec des obligations
et des moyens définis en rapport; la répartition des équipements lourds
(imagerie, radiothérapie, dialyse...) fut à l'origine de sérieux marchandages ;
quant au maillage territorial des grandes spécialités médicales et
chirurgicales, le cadre de référence découlait du modèle CHU. En fin de compte,
les dispositifs retenus comme nécessaires se devaient de jouer la cohérence
avec les besoins des bassins de population établis par les statisticiens selon
des ratios, des temps d'accès, savamment étudiés. Les choix et les décisions
ultimes arrêtés s'avéraient alors opposables aux établissements, c'est-à-dire
s'imposant à eux.
3. Le principe de gardes sur place assurées par
des seniors, et pas uniquement par des internes, au lieu de simples astreintes,
imposées pour les divers services de soins intensifs et d'urgences a constitué
un élément majeur de la planification ; le paysage intérieur des hôpitaux et
leur fonctionnement s'en sont trouvés de ce fait fortement modifiés.
4. Tout ce bel édifice en construction supposait
une connaissance aussi fine que possible des soins produits. Ce fut l'objet de
la mise en place complexe du PMSI (programme médicalisé des systèmes
d'information). À partir des bases de données ainsi créées, ce programme fut
progressivement exploité à des fins de tarification pour aboutir en 2009 à
l'application intégrale de la T2A (tarification à l'activité). Nous voici aux
antipodes du budget global. Plus qu'une mutation, une révolution.
Accessoirement, le même PMSI sert au classement
annuel des hôpitaux dont s'est fait une spécialité l'hebdomadaire
« le Point » !
La
somme de réunions, le volume de papiers, la quantité de débats et de salive
dépensée pour que ces changements profonds se mettent en place, j'en ai su
quelque chose, autant par mes fonctions de chef de service qu'en qualité de
président de la Commission Médicale d'Etablissement 1986 à 1995. Tous les
secteurs de l'hôpital, tous ses acteurs, ont été mis à contribution dans ce
mouvement de fond. Quant aux crises occasionnées par ces changements dans leurs
causes et par leurs effets, elles n'ont pas manqué et n'ont pas fini de secouer
l'institution.
Au
niveau des équipes comme à l'échelon des individus, tout cela a été plus ou
moins bien vécu. Tentons de voir ce qu'il en a été à propos d'un cas : le
nôtre, celui de notre modèle.
------------------
Anesthésistes-réanimateurs et
chirurgiens avaient un mode de fonctionnement établi sur la fluidité, chacun de
pouvant intervenir à l'aise dans tous les services dont il n'était pas
responsable en titre, aussi bien en Chir. A, B, ou C qu'en Réanimation ou au
service d'Urgences (SAU). On l'a vu. Les temps modernes exigeaient autre chose.
1.
S'agissant du SAU, bien que resté longtemps sous l'autorité de D. Gérard, il
acquit un statut d'autonomie propre vers les années 1994-95. Les
anesthésistes-réanimateurs qui le géraient au quotidien et à tour de rôle
furent remplacés par un pool progressivement renforcé de médecins urgentistes :
une nouvelle entité avait vu le jour ; chargés également d'assurer les sorties
SMUR, ils sont devenus le premier maillon de l'urgence et de l'accueil du
tout-venant à l'hôpital. L'exil en d'autres lieux des consultations
chirurgicales qui se trouvaient au sein du SAU renforça le sentiment d'autarcie
dans lequel ce service poursuivit son évolution ; en contrepartie ce fut un
élément de souplesse de fonctionnement en moins. Exit donc les chirurgiens et
les anesthésistes-réanimateurs de ce lieu, sauf à y être conviés au cas par cas
et selon les besoins.
2.
L'indépendance du service de Réanimation ne fut accordée que plus tard, pour
être complète et définitive au départ de son fondateur Richard Jacson en 2006,
sachant qu'elle était déjà bien amorcée antérieurement. L'anesthésie ne
cohabite plus avec la réanimation, on ne mélange plus anesthésistes et
réanimateurs. Ses successeurs eurent vite tendance à ériger ce service en une
citadelle, avec digicode et caméra à l'entrée ; pour y faire admettre un
patient, le médecin demandeur devra démontrer que son protégé répond idéalement
aux critères exigés selon les protocoles du moment ; quand s'y trouve un de ses
opérés, diplomatie et prudence sont requises de la part du chirurgien qui
veillera à respecter scrupuleusement les plates-bandes de ses interlocuteurs.
Au demeurant, lesdits successeurs ne furent pendant longtemps qu'une succession
de vacataires venant de tous horizons, et qui, bien que n'offrant aucune
garantie pour l'avenir, coûtèrent bien cher par la générosité dans les investissements
qu'ils imposèrent, sans compter le niveau des émoluments qu'ils exigeaient. Il
aura fallu plusieurs années avant que ce service s'appuie sur la stabilité
souhaitable de son personnel médical et qu'il retrouve ainsi la crédibilité
nécessaire.
3.
En partie liée avec le phénomène précédant, le métier anesthésique s'est
recentré exclusivement sur les seules activités opératoires : réanimation et
anesthésie se sont installées dans des trajectoires parallèles, comme sont
parallèles deux droites faites pour ne pas se rencontrer. À mesure que les plus
anciens quittaient la scène, la nouvelle génération occupant l'espace estima
que la gestion des patients en amont et en aval de l'intervention sortait de
ses prérogatives. Si bien que peu à peu la silhouette de l'anesthésiste s'est
faite de plus en plus rare dans les services chirurgicaux, au grand dam des
opérés, des personnels infirmiers, des chirurgiens.
Ces
trois domaines issus de l'anesthésie-réanimation pour s'inscrire dans les
effets de son émiettement ont conservé un élément de convergence : celui d'un
fonctionnement par gardes sur place H 24, moyennant certaines variantes et
particularités. En corollaire, et pour répondre aux obligations réglementaires,
les équipes en assumant la charge se doivent d'être riches d'un pool
suffisamment étoffé de spécialistes ad hoc : d'urgentistes pour les urgences,
d'anesthésistes pour l'anesthésie, de réanimateurs pour la réanimation. Les
postes furent multipliées en conséquence mais restèrent hélas le plus souvent
vacants au premier motif que les praticiens acceptant d'en être titulaires pour
jouer les cadres permanents se révélèrent
constituer une infime minorité ; les effets du numerus clausus aggravés
de ceux causés par la loi de 1998 sur les 35 heures chère à Martine Aubry
n'arrangèrent rien. Pour assurer la permanence des soins dans ces services
coûte que coûte, les directions n'eurent d'autre choix que l'embauche
contractuelle de vacataires négociant leurs prestations selon la loi du marché,
hors des cadres statutaires classiques : une troupe de mercenaires en prit donc
possession, à des degrés divers selon les secteurs et les circonstances il est
vrai. Dans le lot, on trouve de fidèles réguliers et d'authentiques
intermittents, des expérimentés et des incompétents, des gens dévoués et des
paresseux, des honnêtes et des profiteurs ; on a appris à juger des effets de
l'équivalence des diplômes entre états et de la libre circulation des diplômés.
Pour l'anecdote, il arriva qu'un soir l'anesthésiste de garde fut ramené
totalement ivre au SAU par une patrouille de police !
Comme
on ne choisit pas, il reste à faire avec ou selon.
Voilà
pour mes propres constats, mes propres analyses à propos de domaines que j'ai
côtoyés de près bien que n'étant pas les miens ; jusqu'à mon propre retrait. Je
me garderai bien d'extrapoler sur ce qu'il en est aujourd'hui.
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Le médecin-anesthésiste-réanimateur, trois en un
comme la Sainte Trinité, a été aux divers domaines qu'il couvrait ce que le
Chirurgien généraliste fut à la Chirurgie en général. Comme les dinosaures, ils
ont fini par disparaître : les lois de l'évolution sont vraiment intraitables.
La modernité n'a pas en effet épargné le
domaine proprement chirurgical. Voyons ce qu'il en a été à propos d'un cas : le
nôtre.
En
1996, à force d'une usante insistance, la nécessité d'un quatrième poste de
chirurgien fut enfin reconnue par les tutelles. Pierre Poisson souhaitait se
libérer de l'urologie pour se concentrer sur ses autres domaines de compétences
; nous avions convaincu un des chefs de clinique du service nancéien d'urologie
(B. Pierrefite) qu'il y avait là une opportunité d'autant plus intéressante à
saisir que l'urologue officiant à la clinique Saint-Jean devait partir
prochainement en retraite ; pour le plus grand bénéfice du CHE tout autant
évidemment. Sa venue préparée par des remplacements réguliers devait se faire
comme dans un fauteuil. Hélas : au jour du vote en CME qui devait l'entériner,
le directeur annonça en séance, sans avoir prévenu quiconque au préalable, de
l'opposition de l'ARH à ce projet ; par contre celle-ci avait à nous proposer
un candidat en cancérologie, un mutant en provenance de Saint-Avold. Alors,
ainsi soit-il ! Hélas, mauvaise pioche : en moins de deux ou trois ans
d'activité ce dernier venu se vit interdit de bloc opératoire… No comment.
À
la même époque, la première directrice de l'ARH, Mme Peton-Klein, ne manqua pas
de consacrer une visite à Épinal. Pour faire de la pédagogie sur le SROS
lorrain, pour engager les médecins à s'investir dans un projet d'établissement.
En cours de discussion, on eut tôt fait de connaître le sien concernant la
Chirurgie au CHE : quatre chirurgiens en tout, deux pour le « mou »
-le viscéral, deux pour le « dur », -l'ostéo-articulaire ; une
astreinte pour le « mou », une pour le « dur » : et
chaque chirurgien d'astreinte un jour sur deux. Simple ! Exit les
activités assumées par nos soins jugées alors sortant des deux domaines
assignés, mais sans nous les interdire pour autant ; ce sera à la guise de
chacun mais ces activités estimées annexes ne sauraient être des axes de
développement.
Peu
après, effet 35 heures oblige, ce sera trois « mous », trois
« durs ». Il restait à recruter les oiseaux rares pour combler les
postes ouverts, sans omettre les conséquences de la mise au placard du
cancérologue et plus tard, en 2001, du départ en retraite de Pierre. Les rares
jeunes chirurgiens issus des CHU et qui soient potentiellement concernés ne se
bousculant pas pour le service public, le recours à des chirurgiens mutants
pouvait sembler une solution. En effet, un vaste mouvement de restructuration
hospitalière était en cours avec à la clé le regroupement de nombre de
cliniques privées, la disparition de certaines, la fermeture de petits hôpitaux
ou de services chirurgicaux irrémédiablement condamnés ; en conséquence
nombreux étaient les chirurgiens à la recherche d'un nouveau point de chute.
Les administrations hospitalières ne s'encombrèrent guère de l'avis des
praticiens en place pour imposer leurs recrutements, poussées par l'urgence
qu'elles avaient à satisfaire à leurs obligations de garantir la permanence des
soins dans les services clés. Il était bien fini le temps ancien où chaque
équipe était jugée capable d'établir son tableau d'astreinte sans en référer à
la Direction. Autres temps, autres mœurs : les présents, tenus de se réunir
selon une périodicité régulière, avaient charge de remplir des tableaux fournis
par l'Administration pour être soumis ensuite à son visa : une case pour chaque
jour, un nom dans chaque case, selon deux colonnes, une pour le
« dur », une pour le « mou ». Un temps, j'ai assuré la
double garde : deux cases cochées d'un coup ; le jour où le poids de cette
lourde contrainte se fit trop insupportable, je choisis de ne figurer que dans
la seule colonne « dur ». De la même manière, C. Collet pouvait
apparaître tantôt dans une colonne, tantôt dans l'autre, selon les besoins.
Comme quoi la polyvalence avait encore son intérêt. Et quand les présents
étaient en insuffisance pour que toutes les colonnes soient réglementairement
remplies, il revenait à la Direction de quérir des intermittents pour remplir
les cases vides auprès d'agences de recrutement faisant alors florès au prix
fort.
Vue ainsi, la continuité des soins tient plus de l'apparence que de la constance et d'un vrai souci de sécurité.
Les
chirurgiens « permanents » ont vu leur nombre varier au fil des
circonstances, comme soumis à des effets de flux et de reflux. Parmi les
éléments stables figurait le trio du noyau de base jusqu'à ce qu'il s'étiole au
fil du temps.
En
orthopédie, Alain Reynier est venu renforcer ce groupe avec bonheur au début
des années 2000. La clinique déodatienne où il exerçait ayant fermé ses portes,
en quête d'un point de chute dans la région, il accéda à la demande de la
directrice, Mme. Capelli, elle-même mutante de l'hôpital de Saint-Dié pour celui
d'Épinal. C'est ainsi qu'il posa ses valises dans mon service. Si j'étais un
chirurgien polyvalent avec orientation orthopédique, il était un orthopédiste
exclusif pur jus. Formé à la chirurgie
privée, il s'est montré d'emblée ultrasensible au risque médico-légal, en
particulier celui susceptible de surgir en s'écartant du champ de compétences
qu'il s'était octroyé. Je perçus à son contact, et avec une acuité me faisant
défaut jusqu'alors, qu'à côté des mises en danger de notre propre fait, il y a
celles émanant à notre insu de celui d'autrui, et qui ne sont pas moindres.
Rapidement, je sus que cet associé, malgré sa rudesse de prime abord, possédait
le sérieux, la rigueur, l'expérience exigibles d'un vrai professionnel de
l'orthopédie. J'ai apprécié ses avis, sa confiance, une aide qu'il ne m'a
jamais refusée. Bien que de générations et issus de parcours différents, nous
nous sommes plutôt bien accordés, surtout quand il fallut résister à la mise en
cause du maintien des activités chirurgicales au CHE. J'approchais alors du
terme de ma carrière. J'y reviendrai.
Dans cette même spécialité nous vint du
CHU nancéien un garçon en fin de clinicat, dynamique, ultra compétent, ayant
foi dans le service public. Malheureusement, pour ce dernier comme pour nous,
une fois qu'il acquit au plan local une notoriété suffisante, il céda aux
sirènes du secteur privé et de la polyclinique voisine. Par ailleurs, dans le
cadre de la colonisation des postes hospitaliers vacants par des citoyens
roumains dont le pays venait d'accéder à l'espace européen, on bénéficia
temporairement de la venue d'un jeune orthopédiste en provenance des Carpates.
Pour être complet, à ma cessation
d'activité, arriva de l'hôpital voisin de Remiremont un de ses chirurgiens
orthopédistes (Dr Mangenet). J'espère que sa montée dans la capitale des Vosges
(encore qu'il faille suivre le cours de la Moselle dans le sens de la descente
pour y parvenir) lui procure bien du bonheur.
Qu'en a-t-il été en matière de
recrutements dans le domaine de la chirurgie viscérale en ce début du XXIe
siècle ?
Citons pour commencer la mutation d'office sur Épinal du
chirurgien de Gérardmer à la fermeture de son hôpital ; sa carrière
chirurgicale spinalienne fut écourtée par une autre mutation d'office, vers le
SAMU à ce qui nous a été dit.
Un
autre mutant viscéral assez sympathique ne fit que transiter quelques années
pour proposer ensuite ses services dans le Pacifique, à Wallis et Futuna :
comme s'il avait voulu mettre un maximum de distance par rapport à Épinal.
À la dissolution de l'équipe de
chirurgie cardiaque de l'hôpital de Mulhouse, Mme Capelli fit venir un de ses
membres se trouvant du coup en disponibilité, pour l'intégrer à l'équipe
chirurgicale viscérale du CHE. Si lui demander de renouer avec la chirurgie
vasculaire obéissait à la logique en raison de son parcours, l'obliger à se
recycler vers la chirurgie digestive où il avait beaucoup à redécouvrir n'a pas
été le meilleur cadeau qu'on lui fit.
La
dissolution au fil du temps de l'équipe chirurgicale en entités disparates et
instables ne pouvait aboutir qu'à son affaiblissement comme à une perte de
crédibilité affectant tout autant la réputation du centre hospitalier. Une
réputation mise à mal qui plus est par la révélation de l'affaire des
surirradiés d'Épinal en 2006 ; un événement dramatique et au retentissement
considérable.
En 2009, pour aider à la survie
menacée de la chirurgie au CHE, on fit appel à une idée alors très en vogue :
la mutualisation des moyens, avec le CHU voisin en particulier. Une solution
pour quelques-uns de ses services qui, en pénétrant certains hôpitaux périphériques, y virent une
opportunité pour sauver ou créer quelques postes, pour offrir des terrains de
formation complémentaires à leurs assistants, aussi bien que pour élargir leur
emprise régionale et leurs filières de recrutement en malades. Deux patrons
nancéiens trustèrent les chefferies de service dont s'étaient dessaisis les
chirurgiens locaux : le Pr Bressler en chirurgie
viscérale, le Pr Molé en
Orthopédie-traumatologie : pour un rôle plutôt théorique dans cette
fonction et rassurant surtout le papier, leurs apparitions s'étant vite faites
rares au plan local. Le premier amena dans ses bagages deux assistants ; l'une
se fixera comme PH à Epinal -objectif atteint-, son collègue, de provenance
roumaine, la secondant par des vacations régulières. Le Pr Molé imposa un
système tout autre : venait de
Nancy un de ses assistants, chaque jour différent, chargé de couvrir l'astreinte
comme d'opérer les patients retenus par
lui ou un de ses collègues lors de consultations antérieures ; il devait
de plus veiller aux suites de leurs opérés comme des siens. Pour les
personnels, pour leurs patients, une nouvelle tête chaque jour : de quoi
éviter la routine. Une forme de collectivisme chirurgical moderne bien éloigné
du rapport personnalisé conventionnel. Ces jeunes praticiens travaillaient donc
en autarcie complète par rapport aux chirurgiens locaux, n'ayant d'avis à solliciter
et de comptes à rendre qu'à leur maître. En termes de bénéfices partagés, on
retiendra une charge d'astreintes minorée
pour les permanents locaux, et pour les assistants l'accès à une expérience en
traumatologie courante leur faisant précisément défaut dans leur service
d'origine. Par l'organisation choisie, nombreux ont donc été ces derniers à se
frotter aux réalités de l'hôpital d'Epinal ; pour autant, aucun
n'envisagea de venir y faire carrière. Dommage. Un tel système ne pouvant
perdurer indéfiniment, je crois savoir qu'au présent il n'est plus d'actualité,
avec retour à un fonctionnement plus conventionnel.
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De l'équipe première aux équipes secondes, un long chemin a été
parcouru, sinueux, semé d'embûches ; à la satisfaction respective des
soignés et des soignants, on n'en est pas toujours sûrs ; à l'avantage
respectif des premiers devenus usagers et des seconds placés en prestataires
occasionnels de services, on en est moins certains . Mais l'histoire
continue : c'est l'essentiel.
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D'un Service. Avant
d'en traiter de manière élargie, ce sera à propos d'un cas : le mien. Le service dont j'ai été le pensionnaire plus
que le sociétaire pendant 35 ans : la Chirurgie B du C.H. d'Épinal.
Service : un mot plein du sens d'une vocation,
un mot qui se suffit pour en définir la mission. Un mot qui parle, un mot qui
me plaît.
Le
Service hospitalier n'a pas manqué de connaître diverses mutations et
vicissitudes ; comme les affres du temps –ou celles de la modernité– c'est
selon.
Dans
la première moitié de ma carrière spinalienne, la perception que j'en eus ne
différa pas de celle émanant de mes expériences telles que vécues en CHU : le
Service étant à vivre comme une communauté de soignants associant médecins,
infirmières, aides-soignantes, agents des services hospitaliers, liés les uns
aux autres dans le respect du rôle de chacun ; mêlant leurs savoirs et
savoir-faire au profit du même malade ; unissant leurs énergies dans un combat
commun au service de la santé et de la vie de leurs semblables conduits à eux
par les hasards de l'existence.
A sa tête, un Chef de service, médecin,
nommément désigné par le Ministre de la Santé. Secondé par une Surveillante,
son autorité autant que sa responsabilité s'adressent à tous les
personnels ; de ce fait, son rôle, qui n'est pas seulement d'organisation,
est au aussi de savoir exiger d'eux, de veiller à la qualité des soins
qu'ils donnent ; il est aussi de savoir
les soutenir comme de contribuer à leur progression dans leurs métiers.
Traduction annexe de ce rôle reconnu : un pensum annuel à gérer communément
avec la Surveillante, celui de leur notation ; à considérer avant tout comme
l'occasion d'une reconnaissance pour ceux et celles dont on ne pouvait que
louer le travail ; l'opportunité aussi d'une mise au point en petit comité
quand nécessaire ; finalement un moment ayant son importance.
Au
sein des services à dimension humaine, structurés autrement que comme des
usines à malades, la majorité des personnels y trouvait plus qu'un espace pour
s'investir : c'était comme une seconde famille, où se vivent communément des
émotions, des rires, une fierté. Un repère fort en tout cas. Veiller à ce que
les uns et les autres s'y sentent bien s'inscrivait aussi naturellement dans
les obligations du Chef de service et de la Surveillante. La stabilité des
personnels est un premier marqueur de la qualité relationnelle au cœur de
l'équipe soignante ; la perception que ne manque pas d'en avoir les patients
dans leurs lits en étant un second.
Surveillante
: un mot, une idée, passés de mode. Dommage. Car personnage clé d'un service ;
outre son rôle d'encadrement et de contrôle de l'action des personnels non
médicaux, elle avait pour mission de
surveiller : surveiller tout ce qui se déroule à l'intérieur du service, y
compris par la connaissance de chaque hospitalisé. En toute normalité, elle se
joignait à la visite quotidienne des médecins. Lors des premières années
passées à la tête de mon service, y régnait Sœur Marie- Bruno, de la Congrégation
Saint-Charles ; une jeunette dont la patience et l'infinie gentillesse
n'excluaient ni la fermeté ni l'exigence
participant de sa fonction ; elle donnait une image merveilleusement éloignée
de celle du cerbère volontiers reconnue aux cornettes d'antan. Elle dut
abandonner le service, à son regret comme au mien, quand la Communauté s'étant
réduite à quelques unités, dut se replier sur la maison-mère à Nancy ;
disparaissait de notre paysage hospitalier du même coup Sœur Étienne, la
dévouée directrice de l'école d'infirmières, et Sœur Charles, la très redoutée
Surveillante Générale. Marie Noëlle Defais, déjà infirmière dans le service,
lui succéda ; elle y officiera une vingtaine d'années, s'y donnant corps et
âme, jusqu'à le vivre comme sa principale famille. Atteinte d'un méchant
cancer, elle tint à poursuivre dans ses fonctions tant qu'elle put, y compris
pendant son ultime rémission, opposant à la maladie une énergie et une volonté
à vivre telles que sa fin n'en fut que plus terrible et tragique.
Le législateur bouscula une première fois notre monde
hospitalier dans les années 1982-83. Le Ministre de la Santé, un certain Jack
Ralite, un fervent communiste, était issu du journalisme et du monde de la
culture ; la création du théâtre d'Aubervilliers lui valait comme sa principale
lettre de noblesse. Première mesure : exit les Médecins, Chirurgiens,
Biologistes des Hôpitaux pour affubler ces beaux mondes du titre univoque et
basique de « Praticien Hospitalier » : tous égaux et émargeant au
même statut de P.H. Deuxième mesure : exit les chefferies de service à vie avec
les rentes de situation associées, supposées ou réelles, pour des quinquennats
possiblement renouvelables ; pour une fonction devenue avant tout
d'organisation et qui n'est plus d'autorité sur les P.H participant au service,
chacun d'eux étant reconnu devoir
assumer sa propre pratique sous sa propre responsabilité. Ces mesures
s'attaquant au système mandarin qui prévalait dans nombre de grands services de
grands hôpitaux n'étaient pas neutres idéologiquement. Mais à côté de
celles ayant leur parfaite légitimité s'en ajoutèrent
d'autres, considérées comme vexatoires : telle que la suppression du secteur
privé des médecins hospitaliers, présentés quels qu'ils soient comme des nantis
et des profiteurs à faire rentrer dans le rang. Face à ces remises en cause
menées brutalement, le monde hospitalier se mit en ébullition ; nombre de
spécialistes, et pas des moindres, quittèrent le service public pour se
réfugier dans les cliniques privées épargnées de la vindicte gouvernementale. À
l'hémorragie de talents qui désorganisa
durablement bien des établissements s'ajouta la défiance des jeunes
praticiens pour embrasser la carrière hospitalière, et ce, tout aussi
durablement. Certaines mesures jugées parmi les plus discriminatoires furent
rapportées pour éteindre l'incendie. Le volet sur le financement des hôpitaux
selon le système de la dotation globale évoqué par ailleurs avait de quoi
attiser également les inquiétudes.
En
pratique, la vie des services semblables au mien aura été beaucoup plus
affectée par une mesure imposée à la fin des années 90, passée presque en
catimini, et à la portée initialement trop sous-estimée : je veux parler de la
sortie des personnels non médicaux du champ de l'autorité du médecin chef de
service ; fini, certes, le pensum des notations ! Par contre le
Surveillant Général est promu Directeur
des Soins Infirmiers, et un peu plus tard,
Directeur des Soins -tout court-. Il couvre désormais directement les
personnels en question de l'ensemble des services. En raison de sa capacité
d'agir sur les personnels en toute indépendance des médecins, et par ce biais
sur le fonctionnement des services, ce nouveau directeur se place comme un
personnage absolument central. Et pour ce que j'en ai connu, un personnage
régulièrement jaloux de ses prérogatives, et donc de son pouvoir octroyé. Autre conséquence : exit la
Surveillante, mutée en Cadre Infirmier, sous la dépendance exclusive du
directeur précité. Elle ne surveille plus, elle encadre. Objets premiers de ses
encadrements : des tableaux, à remplir, à actualiser, à gérer ; de
présence, de congés, d'astreintes, de RTT, des réunions à venir...sur le papier
et maintenant sur l'ordinateur. Elle sort du cadre soignant stricto sensu pour
accéder à celui d'administration. En conséquence, connaître des pathologies et
de l'état des patients n'est plus de ses attributions ; passer la visite avec
le médecin non plus. Par contre veiller à la bonne tenue et à la mise à jour
des classeurs rassemblant les moult protocoles en usage fait partie de ses
nouvelles missions.
L'infirmière qui écrit sous la dictée du médecin, c'est devenu ringard. La nouvelle mode, c'est le médecin qui écrit lui-même ses prescriptions, les signe, renseigne l'ordinateur et au besoin y dicte son courrier. La présence de l'infirmière à sa visite reste bienvenue mais pas indispensable. Prendre connaissance des prescriptions, les transmettre, et surtout les appliquer selon les protocoles en vigueur qu'elle se doit de connaître du bout des doigts, voilà qui concentre actuellement l'intelligence professionnelle attendue de l'infirmière ; le souci d'autrui et l'esprit d'humanité n'étant pas réglementairement exigés, ils sont souhaitables mais facultatifs, laissés à la discrétion de chaque soignant, de chaque agent pour en rester au vocabulaire administratif.
C'est
ainsi que de fil en aiguille médecins et personnels soignants ont été conduits
à évoluer pas tant sous un même toit qu'enfermés dans une même enceinte les
isolant de leurs voisins : chacun chez soi ; voici qu'au sein de celle-ci ont
été élevées des cloisons les séparant les uns des autres : chacun pour soi.
Fort de ces constats contraires à mes conceptions et ma philosophie, je démissionnai en novembre 2001 de la fonction de chef de service que j'avais assurée continûment depuis 1977. Être responsable d'une coquille vide n'avait pas plus de sens que risquer des mises en cause là où je ne maîtrisais ni rien ni personne. En guise de réponse : rien de la part des autorités de tutelle, un courrier de la directrice sept mois plus tard me demandant si je sollicitais mon renouvellement dans cette fonction... : un non-événement ; no comment. S'imposa à moi alors cette résolution simple : me concentrer, me rassembler sur mon métier de chirurgien pour mes malades, et m'écarter le plus possible de toute participation de près comme de loin au fonctionnement de cet hôpital ; pour me protéger autant que pour ma salubrité mentale. Plus d'un de mes collègues fut amené dans les temps qui suivirent à se réfugier dans une attitude analogue.
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Protocoles,
traçabilité, évaluation, bonnes pratiques, etc... : autant de mots, de concepts tantôt nouveaux,
tantôt qui le sont moins et alors reprenant de manière formalisée ou autrement
formulée ce qui se faisait, -ou devait se faire-, avant qu'ils ne s'imposent
comme un nouvel Évangile. L'empressement, pour ne pas dire le prosélytisme, avec
lequel celui-ci s'est répandu en ce début de XXIe siècle dans l'univers
hospitalier mérite d'être souligné. Ces mots, ces concepts, avec leurs
finalités louables pour améliorer les comportements individuels et les modes de
fonctionnement en groupe, ont par ricochet contribué à changer
significativement les relations entre les différents acteurs au sein des
services. À ceux de ma génération, il a fallu s'habituer et se plier à cette
sémantique et à ce qu'elle recouvre, ce qui n'a pas été toujours sans mal ;
pour les générations actuelles l'intégration de ces données rentre dans la
normalité de leur formation, leur formatage oserais-je dire.
Plus
qu'une évolution, cela a été comme une mutation d'ordre génétique; avec ce que
cela comporte d'irréversible à court terme
et d'incertitudes à long terme. Les scandales du sang contaminé par le
VIH, des farines animales chargées de l'agent de la maladie de
Creutzfeld-Jakob, en ont en quelque sorte allumé la mèche. Avec le XXe siècle,
l'Homme moderne avait cru dominer à jamais les agents infectieux par les
antibiotiques, les antiseptiques, les vaccins… Funeste illusion. Voici que
des virus et des prions s'attaquent à
lui, sortant du règne animal auquel on les supposait rester confinés, que des
bactéries se sont mises à résister aux molécules censées les vaincre à
jamais : autant de menaces le surprenant dans ses défenses, alimentant ses
peurs, vécues parfois comme la punition
de certains errements ou de défauts de précaution.
Précaution : un autre
mot pour un autre concept. La recherche d'une sécurité optimale tous azimuts se
vit alors dopée par le principe de précaution. Un principe volontiers mis à
toutes les sauces, jusqu'à l'inscrire dans la Constitution de notre République,
érigé par nos gouvernants comme un
rempart absolu face aux peurs de leurs concitoyens nourries de toutes les
modernités présentes ou à venir. Reste que l'Histoire, de Troie à Berlin via la
ligne Maginot, enseigne que les murs, les remparts, ne protègent pas de tout,
toujours, et ne sont parfois qu'illusions dangereuses. Il est vrai que nos
politiques ont su vite en faire bon usage autant au prétexte du bien commun
pour se parer d'une éventuelle vindicte populaire ou judiciaire. Jusqu'à l'excès même, condamnable mais
impossible à condamner au nom dudit principe, comme ce fut le cas dans la
gestion calamiteuse et ruineuse de l'épidémie grippale de 2009–10 ; il est vrai
que peu avant une grippe aviaire avait fait des ravages dans les poulaillers,
alors par extension… sait-on jamais ! C'est à travers ce même prisme que l'on
peut juger de leur détermination dans l'affaire des Surirradiés d'Épinal,
clouant d'entrée au pilori les praticiens supposés coupables avant d'engager la
nécessaire révision des procédures en radiothérapie. Pour les citoyens, il leur
reste à concilier l'inhibition dans la création qu'une application rigide d'un
tel principe suppose avec l'esprit de recherche et d'innovation indispensable à
tout développement : de nos jours un inventeur audacieux se doit d'être aussi
un équilibriste courageux. !
Si nul ne peut contester le souci légitime d'une sécurisation renforcée
aussi bien pour faire face à des technologies porteuses de risques nouveaux et
pas toujours identifiés à l'avance qu'en raison d'une multiplicité
d'intervenants auprès du patient pas toujours bien coordonnés, le glissement
vers une forme d'extrémisme constitue un autre risque, doublant celui à
prémunir ou à combattre . Jusqu'à favoriser les peurs, jusqu'à
l'irrationnel : le risque anesthésique se mue en peur d'endormir, le
risque opératoire en peur d'aggraver, de se tromper, d'infecter, le risque
iatrogène en peur du médicament. Passer du protocole issu d'une expertise
reconnue émanant de tiers afin de
sécuriser là il faut et quand il faut à une forme de prêt-à-penser commode et
paravent des peurs, il n'y a qu'un pas aisé à franchir ; une manière
astucieuse également de noyer son action dans une responsabilité collective. Si
le professionnalisme du soignant est censé dorénavant se limiter principalement
à la connaissance des protocoles et leur mise en application idoine, sa
responsabilité personnelle sera plus liée à un manquement à ces deux niveaux
qu'à un défaut d'intelligence dans sa conduite envers le patient : c'est
ainsi. Guette alors une nouvelle menace
:
L'événement
indésirable. Le trouble et son
fauteur doivent être dénoncés sans délai et sans état d'âme. À qui ? : à
l'Administration. L'infirmière dénoncée par le médecin c'est possible ;
l'inverse tout autant. De quoi instituer
de nouveaux rapports entre les deux. Danger.
Règles et règlements.
En chirurgie, pour revenir à un exemple que je connais, on sait de tout
temps que s'imposent des règles. Elles sont naturellement admises car leur
objet est simple, direct, concret : l'opéré, pour l'espoir du plus grand
bénéfice à son avantage. Au chirurgien d'engager sa responsabilité dans l'art
de les appliquer.
Des règles on est passé aux règlements ; la pensée médicale se glisse dans le moule administratif. La finalité d'un règlement, c'est d'abord son application pour lui-même, quitte à oublier sa justification comme son objet. Et si de sa mise en œuvre surgit un problème ou un accident, comment imputer une responsabilité personnelle à qui n'a fait que l'appliquer, surtout si c'est avec plus de servilité que d'intelligence. Comme quoi vouloir réduire les risques c'est bien mais pas sans dangers !
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Ainsi fil du temps, de réformes hospitalières en réformes qui ne sont somme toute que la traduction de l'état et des demandes de notre société, l'idée de Service s'est dissoute comme l'art de servir s'est transformé. De fil en aiguille a été détricoté ce qui dans les structures de l'hôpital était de nature à favoriser le travail en commun autant qu'une manière d'être forts ensemble. Si les mots ont un sens, avoir remplacé celui de « Service » par celui indigent d' « Unité fonctionnelle » résume à l'envi la transformation de cet univers, sa dérive devrais-je dire.
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Après avoir exploré à propos d'un cas, le mien, ce qu'il en a été des évolutions au sein des équipes chirurgicales et soignantes, celles reliant le Médecin hospitalier à l'Administration méritent aussi un détour. En ce seul terme étant regroupés Direction de l'hôpital et Autorités de tutelle à savoir : la DRASS devenue ARH devenue ARS, avec, couronnant le tout, le Ministère de la Santé. Voilà pour les présentations.
Si j'en juge à l'épaisseur de la pile des
doubles conservés de mes correspondances à l'Administration, j'ai beaucoup
dialogué avec elle au fil des années. Parcourant les documents encore en ma
possession, j'éprouve un regret : celui
que l'énergie dépensée en propos plus ou moins véhéments, au nom de ceux
que j'ai représentés comme au mien, n'ait pas été canalisée dans un sens plus
positif: que n'aurait-on progressé sans doute, en efficacité, en sérénité, en
gain de temps peut-être.
Faire travailler ensemble des professionnels soumis à des finalités communes n'étant déjà pas simple, la mise en ménage des univers médicaux et administratifs, tellement différents, est normalement compliquée. Idéalement, la négociation et le contrat devraient être les maîtres-mots réglant leurs rapports, de sorte que le sens relationnel maîtrisé des interlocuteurs puise aux bons arguments et dans un esprit d'écoute réciproque. Cet idéal est possible, et c'est heureux. Est-il pour autant la norme, cela reste à voir. Bien souvent, le débat commence par l'énoncé des interdits, puis des impossibilités ; reste alors à voir ce que l'on peut faire ! Trop souvent la relation est déséquilibrée : le médecin placé en quémandeur est jugé dérangeant, face à un directeur placé en donateur, à qui est attribué le pouvoir, à tort ou à raison, de dire oui ou non. Le maquis des réglementations, les cordons de la bourse à maintenir plus ou moins serrés, le poids des tutelles qui ont leurs propres objectifs, une information inégalement répartie, expliquent nombre de conflits, d'incompréhensions, de lenteurs, la mise en jeu de rapports de forces peu compatibles avec un esprit de négociation.
Au final, l'administratif a envahi le médical (et non l'inverse), et l'économique a conditionné les deux. Pour s'en convaincre, on peut s'étonner d'observer comme les médecins ont adopté le langage administratif, se sont appropriés son vocabulaire, sa syntaxe, sa froideur ; nombre d'entre eux sont devenus des habitués du Journal Officiel, capables de citer les références selon l'année, le numéro de l'article, du paragraphe, du codicille... Le médecin, le chirurgien, mutés en techniciens, passe encore; en technocrates, c'est dur !
Voir comment a évolué le monde
hospitalier pendant cette période charnière à cheval sur deux siècles, ce sera
encore à propos d'un cas : celui du CHE.
À
partir des observations tirées d'une lorgnette partisane : la mienne.
Un survol simplifié de la question représentant déjà un exercice suffisamment hasardeux, je ne me risquerai pas à un historique exhaustif sur le sujet.
Dans une première période, comme indiqué ailleurs, un usage a prévalu de sorte que la nomination de confrères aux postes offerts soit du ressort des médecins des services concernés, adoubée de l'accord de la Commission Médicale d' Etablissement (CME) , sans intervention du directeur, tout au moins directement... Revenaient à ce dernier les arbitrages financiers tenant compte des moyens à répartir et des choix débattus en CME et avalisés en Conseil d'Administration (CA).
Progressivement, on l'a vu aussi, l'implication du directeur dans les nominations comme dans les affaires médicales a été de plus en plus prégnante, jusqu'à marginaliser le médecin dont l'avis est de moins en moins requis si ce n'est pour la forme ou la bonne conscience. La CME, d'un espace de débats et de propositions, s'est simultanément muée en chambre d'enregistrement.
Dernier
avatar dont je puis témoigner : la loi HPST, due à R. Bachelot, sous le mandat
et par la volonté de N. Sarkozy.
1- L'Hôpital, une structure verticale,
avec :
Au
sommet de la pyramide, le Directeur, aux pouvoirs élargis.
À
l'étage en dessous, une brochette de directeurs adjoints : des affaires
médicales, économiques, des soins, de la qualité, des travaux, etc.
Au plus
bas, les agents hospitaliers et les médecins, devenus eux-mêmes une catégorie
d'agents.
Le
Conseil d'Administration n'est plus que de Surveillance.
Un
directoire médical de quelques personnes comprenant le président de CME
l'assiste comme conseil.
La
CME est convoquée de temps à autre pour communication des décisions prises par
la Direction ; on y vient aussi
pour glaner des informations à partir de ce
qui se raconte ou de ce que l'on
veut bien lâcher à cette assemblée.
2- Le Service est mort. Vive l'Unité
Fonctionnelle (UF). À sa tête, un chef nommé par le directeur -plus besoin
du ministre à cet effet- (il a tant à faire sans doute). Afin de parfaire
l'édifice, il a fallu regrouper ces UF de manière plus ou moins artificielle
pour nouveau découpage de l'hôpital en quelques grandes entités à but
principalement gestionnaire : le Pôle est né. Un mot que l'on attend
suivi d'autres, comme : nord, sud, encore emploi. Non : pôle, tout seul. Un mot
pour un concept qui sent la chaleur humaine, qui invite à s'y investir, à s'y
fondre, à s'y dissoudre !
3-
L'individu médecin dans tout cet édifice ne pèse pas lourd. Pour se faire
entendre, soit il s'allie à d'autres pour former un groupe de pressions
suffisamment puissant, soit il délègue sa parole à un confrère placé près du
pouvoir, de préférence nommé au sein du directoire. Le médecin, ce faiseur,
porteur d'activités, n'est en rien décideur, ou si peu, ou si difficilement, y
compris pour ce qui touche à son propre outil travail.
Il arrive cependant que l'on ait besoin de son expertise ; il est alors invité
à se mêler à l'une ou l'autre des activités transversales proposées :
une élégante manière pour désigner les divers comités et commissions chargés de
se réunir périodiquement pour émettre des avis, établir des organigrammes ou
des protocoles conformes à diverses directives,
pour veiller aux normes, contrôler leur mise en place, leur
exploitation, leur bon usage. L'Hôpital, une structure transversale pour lutter
contre les infections nosocomiales, pour la sécurité transfusionnelle, la
permanence des soins, l'éthique, le bloc opératoire, que sais-je encore... La
commission a dit que…, a décidé que… ; s'y dissout l'identité de ceux qui la composent ; anonymat
garanti.
Me revient à l'esprit ce livre déjà ancien et dont l'auteur a été gratifié du prix Nobel : le Pavillon des Cancéreux, de Soljenitsyne. Y est conté entre autres l'histoire d'un médecin dévoué à ses malades, qui en plus des difficultés matérielles qu'il connaît à les soigner, doit s'accommoder de comités divers et de petits chefs dont le rôle n'est pas tant de l'aider que de justifier de leur propre existence par leur capacité à lui compliquer la sienne. Lorsque j'évoquais une soviétisation en cours de l'hôpital à mon entourage proche, certains en souriaient, la plupart opinait du chef, rares étaient ceux à le dénier.
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De fil en aiguille, le mouvement de fond de modernisation de l'institution hospitalière a eu pour premier effet d'éloigner davantage ses divers acteurs les uns des autres ; avec pour prix, moins d'humanité en son sein, et pour solde, moins d'hospitalité pour le malade devenu usager. Et pour second effet, de rendre le médecin plus esseulé, dans l'objet principal ou accessoire de mieux le contrôler, le dominer, certains diraient : le rabaisser.
Revenons
à propos d'un cas : celui du Chirurgien.
Son
enfermement dans des spécialités de plus en plus étroites et exclusives est de
nature à aggraver par essence les effets des évolutions en cours.
Et
pourtant : seul, le Chirurgien n'est rien, ne peut rien. Devoir gérer ces
contradictions entre dans le champ des
soucis professionnels du chirurgien contemporain, et ce avec une
acuité que n'a guère connue son
prédécesseur. Il lui est donc nécessaire
de repenser son univers, avec d'autres. Du charisme, de l'énergie, de la
conviction, il lui en faut et en faudra beaucoup, surtout s'il veut ou doit se
placer en initiateur ou créateur. Comme ce fut le cas somme toute pour nombre
de ceux qui ont porté la Chirurgie avant lui.
Alors, courage et bon vent...
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Le
chroniqueur, c'est encore moi.
L'hôpital,
c'est toujours celui d'Épinal.
La
période évoquée se superpose toujours au temps que j'y ai passé (1976-2012).
L'exhaustivité de l'historien n'étant pas mon but, mon sujet restera confiné à ce que j'ai connu et à ceux que j'ai fréquentés
Sont une chose les mutations que nous avons évoquées affectant notre institution hospitalière avec par ricochet les incidences qui ont touché ceux qui y exerçant leur métier. En sont une autre les transformations qu'elle a connues dans le même temps dans ses structures et finalités, nourries non pas tant aux premières qu'à l'énergie des hommes et des femmes qui s'y sont succédé, directeurs, médecins, cadres soignants. Des générations nouvelles prirent le pas sur d'autres plus anciennes ; à leur tour elles se sont faites moins jeunes et différemment savantes face à de nouveaux arrivants différemment formés. Des expériences se sont accumulées ; d'autres se sont perdues. Des ambitions nouvelles se sont exprimées, voulues porteuses de créations, elles-mêmes initiatrices d'autres innovations, de façon à se placer dans un mouvement continu cherchant à coller au plus près des progrès émergeant de-ci de-là. Une démarche tenant d'un combat jamais gagné d'avance ni définitivement, avec ses hauts et ses bas.
Au
fait, comment se définit en Médecine, en Chirurgie, un vrai progrès ?
À
l'évidence, il se conçoit dès lors que l'on se trouve en mesure de connaître
et/ou traiter ce qui ne l'est pas encore. Avec une évidence moindre, c'est,
pour ce que l'on traite déjà, atteindre à plus de simplicité et plus de
sécurité ; c'est, pour ce qui est de la compréhension et du diagnostic des
pathologies, en approcher avec plus d'exactitude, de pertinence, pour un public
bénéficiaire élargi, par des solutions moins invasives et contraignantes ; si
c'est pour un coût final minoré, c'est encore mieux.
Mais
à quoi reconnaît-on un progrès ?
Fréquemment, et c'est heureux, il arrive qu'une technique ou un traitement
soient reconnus d'emblée par tous comme allant dans son sens : en imagerie,
l'apparition de l'échographie, puis du scanner, puis de l'IRM, sans cesse
améliorés ensuite, en sont d'excellents exemples ; la situation est alors
assez simple mais il reste à s'en donner les moyens. Et si le plus apporté
émanant de la nouveauté technique ou thérapeutique ne s'accompagne pas par
moins d'humanité, alors, parler de vrai progrès est légitime. Ailleurs,
différencier un progrès d'un gadget ou d'un effet de mode se présente comme une
question ouverte ; certes, le temps restera le meilleur juge, mais avant qu'il
n'officie, il n'y a que le raisonnement autant que la conviction argumentée
pour guider vers ce qui semble le bon choix ou la meilleure opportunité, tout
en ayant identifié l'inévitable part de risque. Que les avis divergent, ceux
qui estiment suivre le courant du progrès auront à ramer contre celui alimenté
par leurs opposants. Des combats qui ont largement animé la tranche de vie
évoquée au sein du C.H.E.
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Retour
à nos débuts.
Le chemin à parcourir pour coller aux standards des pratiques chirurgicales du moment s'annonçait d'autant plus long et ardu que nous partions de loin, augmenté qu' il sera de détours multiples pour contourner les obstacles qui n'ont pas manqué, sans compter diverses fausses pistes.
Cherche lits désespérément...
Le
premier outil de travail du chirurgien, contrairement aux croyances, ce n'est
pas le bistouri : c'est le lit !
Il
ne fallut pas longtemps pour reconnaître que la capacité d'hospitalisation
chirurgicale offerte, 50 lits sur deux services, était notoirement
insuffisante, en saturation constante. Une crise du logement quasi permanente,
d'autant plus problématique qu'elle touchait à l'ensemble des services, de
médecine interne tout particulièrement. Sa récurrence tout au long de la
période qui nous retient en fera un mal chronique sur lequel se grefferont - et
se greffent toujours-, des acmés
ingérables.
Faute
de solution interne possible, sauf à déshabiller Paul pour habiller Pierre, le
directeur, Mr. Mansuy, eut l'initiative dès 1977 d'un détour par Golbey, une
commune de la périphérie proche d'Épinal. Il sut avoir l'intelligence de
s'allier à son collègue, Mr. Boyé, à la tête de l'hôpital local de l'endroit :
un ancien hôpital militaire muté en établissement de long et moyen séjour ainsi
que de retraite. Une convention fut établie de sorte qu'une de ses ailes puisse
loger en deux services les patients en provenance du CHE devant bénéficier de
soins de suite : le rez-de-chaussée pour la chirurgie, soit une petite
vingtaine de lits, sous la responsabilité directe de P. Poisson et de moi-même,
le premier étage pour la médecine, avec J.Y. Hesse comme référent. Notre
service, destiné aux opérés dans l'incapacité de regagner rapidement leur
domicile en raison de leur état physique ou d'un contexte social ou familial
défaillant, concentra prioritairement, puis de manière quasi exclusive, les
victimes de traumatismes et les bénéficiaires d'arthroplasties ; la géronto-
traumatologie finira par se tailler la part du lion. Intégrer une Réadaptation
à inventer tombait alors sous le sens : on y reviendra.
Cette
facilité offerte, indispensable, ne régla pas le problème pour autant. J'en
veux pour preuve cette correspondance retrouvée du préfet des Vosges datant de
mars 1981 où il plaidait la cause de la chirurgie du CHE auprès du ministère ;
entre autres arguments, il faisait état pour l'année écoulée précédente de 350
patients chirurgicaux recensés transférés vers d'autres établissements faute de
place (pour combien de non recensés?). Il suggérait que soit prélevée sur la
capacité jugée excédentaire d'un des hôpitaux voisins la part nécessaire aux
besoins spinaliens ; logique, mais tenant alors de la croyance en l'existence
des anges. Ce nombre évoluera peu jusqu'à l'ouverture le 19/10/1987 du service
de Chir. C, doté d'une vingtaine de lits, avec Ch. Collet à sa tête. Avec une attente
de près d'une dizaine d'années pour satisfaire aux besoins, nous étions dans la
moyenne des délais pour toute création au CHE !
Que
d'énergie consommée pour trouver vaille que vaille des solutions afin de palier
aux effets de la pénurie en lits, et, en cas d'impossibilité à garder le
patient pour gérer son renvoi ailleurs. Un ailleurs, qu'il soit public ou
privé, en général peu enchanté d'être mis à contribution en raison des
insuffisances de l'hôpital voisin. Si les patients sont les premières victimes
d'un tel état de fait, ils ne sont pas les seules ; l'image déplorable
donnée par l'établissement défaillant ne peut que rejaillir sur ses praticiens,
injustement, mais inévitablement.
Rien
n'étant définitif, on revint à la case départ en 2008 sous la pression à
installer une nouvelle entité médicale, profitant à bon compte de l'incertitude
à ce moment quant à la pérennité des activités chirurgicales au C.H.E. Curieux
cheminement que ce retour en direction des origines ! Ce sera pour un autre
chapitre.
Pour être juste, précisons que la disparition d'un des trois services chirurgicaux fut pour partie compensée par la création, - ou plutôt la recréation- d'une petite structure de chirurgie ambulatoire. En effet, lors de la rénovation de mon service en 1990, nous avions eu l'initiative d'isoler quatre places pour les patients traités à titre ambulatoire. Lorsqu'une dizaine d'années plus tard furent publiées les normes réglementant ce type de prise en charge, l'officialisation de cette petite unité en tant que telle ne retint l'intérêt pas plus de la direction que de la communauté médicale d'alors. Un beau jour de l'an 2000 débarqua une fonctionnaire du ministère pour enquêter sur ce grave sujet ; pour un verdict attendu qui soit d'exiger de l'établissement de s'accorder auxdites normes comme d'avoir à installer un nombre de places adéquat pour ce que l'on savait devenu incontournable. Il n'en fut rien : c'est la suppression pure et simple du petit existant qui fut notifié. Donnant comme première raison sa non-conformité aux items du décret référent, ce qui n'était pas une surprise ; l'était davantage le second motif : Épinal était suffisamment doté en chirurgie ambulatoire avec les 16 places que la polyclinique voisine, très réactive sur le sujet, avait eue l'intelligence d'installer sans tarder ! Traduction : de quoi se mêle cet hôpital à vouloir encore faire de la chirurgie ? On verra en quoi cette appréciation était la bonne.
La Chirurgie fait le lit de la Réadaptation
Retour à nos débuts, en 1976. À cette époque, la Réadaptation au CHE :
néant.
La
création alors ex nihilo d'une structure sur le site spinalien et dédiée à
cette spécialité : impensable, mais pourtant indispensable.
Pour
contourner l'impossibilité, Mr. Mansuy, toujours avec sa canne à pommeau
argenté à la main, s'en alla frapper à l'Institut Lorrain de Réadaptation
(ILR), demeurant rue Lionnois, derrière l'Hôpital Central, en cheville étroite
avec le CHR de Nancy mais indépendant de lui. Il trouva une oreille attentive
dans la personne du Docteur Lambert, natif du Thillot, un bourg sur la route du
col de Bussang, se réclamant avec fierté de ses
origines. Une négociation s'engagea ; et quoi de mieux pour la
conclure qu'un véritable repas de gala, selon un procédé dont notre directeur
avait l'habitude et le secret ; le chef, Mr Pierre, heureux de faire état
de ses talents ; le service assuré par un de ses cuistots en veste blanche
et papillon noir ; vins fins,café et pousse-café, rien ne manqua. Au
final, l'IRL accéda à la création d'une
antenne vosgienne de Réadaptation, se
chargeant en conséquence du recrutement des kinésithérapeutes et du médecin
rééducateur, assurant tout autant la tutelle administrative et financière de la
nouvelle structure. Dans la foulée, l'hôpital de Remiremont, connaissant la
même difficulté, bénéficia d'une solution analogue. Par convention, l'équipe
ainsi créée, sous l'autorité de François Jacquemin, se déploya sur les deux
sites, Golbey et Épinal, favorisant de
ce fait une prise en charge intelligente des patients dans leur continuité.
Dans cet esprit, l'initiative d'ouvrir à Golbey des services de moyen séjour en
médecine et chirurgie en lien étroit avec le CHE comme il a été dit n'avait que
plus d'intérêt.
F.
Jacquemin n'eut guère le loisir de voir grandir l'enfant qu'il avait contribué
à faire naître, victime d'un accident de voiture fatal ; il est vrai qu'il
avait la réputation d'un goût excessif pour la vitesse. Lui succéda Chantal Saunier,
une spinalienne pure souche ; on n'en louera jamais assez la compétence et le
dévouement. Pilier majeur de la réadaptation locale, elle devint rapidement un
personnage incontournable au sein du CH de Golbey; notre service de suites de chirurgie regroupant pour l'essentiel des
opérés en orthopédie-traumatologie, elle
en assurera le fonctionnement au quotidien, prenant la réalité des commandes.
Nous autres chirurgiens passions périodiquement à tour de rôle une visite
conjointe en sa compagnie et celle du « chef kiné », Mr Parachini,
pour le suivi sur place de nos patients. De manière simple et naturelle s'est
ainsi installée une communauté d'esprit et de travail autour de ceux-ci,
enviable à bien des égards. Une manière de fonctionner enrichissante et
plaisante, contribuant à des décisions réfléchies en commun pour les espérer
les meilleures. Un café et une tranche de brioche avant de remonter à « la
ZUP » concluaient ces moments de labeur tranquille empreints de convivialité.
L'ampleur
de la tâche sur les deux sites devint telle pour Chantal que le recrutement
d'un(e) alter ego dans sa discipline finit par s'imposer à l'évidence. Une
nouvelle impossibilité comme une autre évidence : la tutelle régionale ne
voyait aucun intérêt à créer un poste médical pour un service de Réadaptation
n'ayant pas d'existence officielle, s'en
remettant pour cela à l'IRL, qui n'en avait pas les moyens, lesquels moyens
dépendaient à ses dires de ladite tutelle. A-t-on déjà vu au royaume de Ubu un
serpent qui se mord la queue !? C'est en effet possible… Une opportunité
se présenta en la personne de Sylvie Guillaume ; elle connaissait déjà bien le
C.H.E pour y avoir déjà pas mal travaillé, notamment en qualité d'interne au
SAU. Nous étions en 1988, le régime de cohabitation touchant à sa fin; or les
périodes électorales décisives ont parfois du bon. Son père était alors
Ministre de l'Agriculture dans le gouvernement Chirac, collègue de Philippe
Séguin, alors député-maire d'Épinal et Ministre des Affaires Sociales (on y
reviendra). L'occasion fut trop belle au pouvoir politique pour s'imposer à sa
propre administration en nous suivant dans notre demande. Le but fut atteint,
même si certains reprochèrent la méthode ; savoir se servir des armes que le
destin offre opportunément fait partie du jeu, surtout lorsqu'il s'agit d'une
bonne cause. Avec la nouvelle venue, on put réaliser des consultations
interdisciplinaires chirurgie-réadaptation, à la demande, et dans le
prolongement de la philosophie associant nos spécialités.
Au début des années 2000, avec la construction du nouvel hôpital de Golbey en lieu et place de l'ancien, un service de Réadaptation à part entière fut créé en lieu et place du service de chirurgie moyen séjour qui en avait donc fait le lit ; de nouvelles têtes arrivèrent, certains de ses pionniers s'en allèrent. Il acquit ainsi son indépendance et les lettres de noblesse afférentes ! On lui souhaite bon vent !
Un
autre nid pour la Chirurgie
Un nid pour les Urgences, un nid pour la Réanimation.
Retour
aux origines pour un état des lieux sommaire.
Le bloc opératoire, deuxième
outil du chirurgien.
Situé
au même second étage que les services d'hospitalisation chirurgicale, il est fait
de trois salles, chacune qualifiée par une couleur : jaune, bleu, rouge,
définissant par convention les types de chirurgie dédiés à chacune d'elles. Le
mobilier tient de placards de cuisine et du formica, les tables d'opération de
masses métalliques peu maniables. Il y a bien des bouches de climatisation mais
plus pour le décor que pour l'efficacité ; l'air frais est davantage attendu de
l'ouverture de fenêtres, lesquelles ont le mérite supplémentaire d'apporter une
information sur le temps qu'il est ou le temps qu'il fait aux personnes s'y
trouvant momentanément cloîtrées. Il s'y ajoute des locaux à destination de
bureau ou de rangement qui se sont vus rapidement transformés en une salle de
réveil, nécessairement petite, devenue impérative, ne serait-ce que pour la
bonne conscience de se placer en conformité avec la nouvelle réglementation sur
le sujet.
En
son sein, ou plutôt en son centre, trônent l'autoclave et les divers
accessoires liés à une stérilisation
artisanale comme cela se pratiquait alors. À l'époque, il était aussi du
ressort des infirmières et des aides-soignantes officiant au bloc opératoire de
laver les instruments, astiquer les seringues en verre, nettoyer les aiguilles
avant de les aligner consciencieusement dans leurs étuis, plier la gaze pour en
tirer des compresses empilées dans des tambours métalliques... Tout cela étant
destiné à rejoindre divers containers remplis de champs, alèses, sarraus
chirurgicaux, dans l'autoclave ou finir au Poupinel pour les petits volumes ou
encore dans le bac de trichloréthylène pour certaines sondes et optiques.
A l'entrée du bloc opératoire, virtuellement séparées de lui par deux portes battantes transparentes,se trouvent deux salles totalisant moins de 30 m², servant aussi bien à l'accueil des urgences, à certains actes de consultation ou de petite chirurgie, ou encore d'antre à J.P. Blime manipulant ses endoscopes digestifs …
Pour
l'accueil des Urgences. A la même époque originelle : néant.
Les
cas aigus étaient directement aiguillés dans le service supposé leur
correspondre et gérés par l'interne de garde, avec appel à un senior
d'astreinte si le problème dépassait ses compétences. Impossible donc de rester
sur cet inexistant. Il fut décidé d'organiser un embryon de Service d'Accueil
et d'Urgence (SAU) dans ces deux pièces, se mêlant et se surajoutant aux
activités auxquelles elles étaient déjà destinées. Deux postes d'internes lui
furent dédiés. La proximité physique immédiate des personnels œuvrant bloc
opératoire était sans doute un avantage, le désordre provoqué par le
remue-ménage en résultant à son pas de porte et dans un espace aussi exigu n'en
était pas un, loin s'en faut ! Encore un problème à solutionner… d'urgence.
Quant à la Réanimation Médico-Chirurgicale, elle fera chambre commune avec la chirurgie pendant plus d'une douzaine d'années, jusqu'en 1989. Cantonnée au départ dans une seule salle au milieu du service de Pierre, elle émigra à l'extrémité du mien, dans la partie Est du deuxième étage, dans des locaux plus dignes de ses missions, après que la Pédiatrie eût vidé les lieux pour la partie ouest du même niveau… avant qu'elle ne finisse quelques années plus tard au rez-de-chaussée quand tout le deuxième étage fut dédié à la seule chirurgie… Le jeu de chaises musicales a été une des spécialités favorites du C.H.E ! En fait, une situation tenant d'un provisoire ne pouvant durer abusivement pour un tel service, trop à l'étroit, loin des ascenseurs, mais proche de l'escalier de secours… condamné irrémédiablement en raison de l'état trop dégradé de son béton…
Voilà pour les données du problème, des problèmes ne concernant que la sphère chirurgicale et les domaines auxquelles elle se trouve liée. Ils étaient à intégrer dans un lot d'autres préoccupations tout aussi importantes comme le besoin de donner à cet hôpital une néonatologie, une cardiologie, une oncologie dignes de notre époque, comme de répondre à la pression de plus en plus incessante d'une pharmacienne tenace…
Pallier aux manques cités tout en voulant faire rentrer cet hôpital dans la modernité tenait de la quadrature du cercle si l'on devait rester dans les limites des murs existants. À l'évidence, à défaut de les pousser, des constructions nouvelles s'imposaient. Il y avait bien un joli parc du côté Sud, mais Mr. Mansuy avait posé comme postulat l'interdiction d'y toucher. Réaliser une deuxième galette technique en façade, réplique de celle déjà existante, fut un temps envisagé mais n'alla pas au-delà de l'avant-projet sommaire. Les autorités de tutelle n'appréciant guère l'indépendance de ce directeur et informées de ses intentions dépensières comme de jouer les promoteurs immobiliers, elles décidèrent de le muter à Tourcoing pour un établissement où il y avait à détruire pour mieux reconstruire.
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Un challenge de
taille attend donc son successeur, Monsieur Balard, qui débarque beau jour de 1980
en provenance de Mont-de-Marsan. Son accent typique du Sud-Ouest confirme ses
origines bien éloignées de notre Nord-Est.
S'engage
une nouvelle réflexion pour rompre la quadrature du cercle. L'évidence d'un
vaste plan de rénovation, ou plutôt de restructuration, était acquise. Restait
à le définir, fixer les étapes, dénicher les moyens. Le passage aux actes sera
le fruit d'un tandem efficace, par l'alliance de ce directeur entreprenant avec
un nouvel arrivant sur la place d'Épinal : Philippe Séguin.
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Deux événements mirent le feu aux poudres pour que soient enclenchés les processus de transformation indispensables.
Au pied de chaque table d'opération une même
trappe offrait un accès commun aux gaz médicaux et au courant électrique. Au
cours d'une prothèse de hanche, un grésillement accompagné d'étincelles se fit
à mes pieds, au contact immédiat de l'arrivée d'oxygène : une situation de
stress qui aurait pu être explosive. Il n'en fut heureusement rien.
L'insécurité des installations déjà dénoncée ne pouvait plus être ignorée plus
longtemps.
Autre événement sérieux et tout autant indésirable, susceptible tout autant d'aboutir à une interdiction d'opérer: la survenue de complications infectieuses postopératoires, initialement inexpliquées, dont certaines gravissimes ou qui furent suivies d'actions en justice pour réparation. L'enquête alors menée s'orienta entre autres vers les systèmes de stérilisation. Elle révéla que les compresses mises en culture ressortaient de l'autoclave chargées de staphylocoques !
Tous ces éléments et événements additionnés finirent à la prise de conscience convaincue de la part de la direction, des tutelles, des confrères hospitaliers, que la priorité des priorités résidait dans la construction d'un bloc opératoire satisfaisant aux exigences du moment couplé à une stérilisation centrale aux normes avec passage aux consommables à usage unique ; l'épidémie de sida en cours ajoutait à la nécessaire transformation des usages en matière de stérilisation et contrôles de stérilité. De quoi alimenter un peu plus la pugnacité de notre chère pharmacienne, Catherine Leclerc, pour que l'on accède à ce que son univers tenant alors de placards à rats dans les sous-sols entre un jour dans la modernité. Ce sera chose faite… en septembre 1997 ! Comme quoi le temps hospitalier est un temps long…
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Construire un nouvel hôpital n'était pas encore une idée dans les cartons. On opta pour une succession d'opérations à tiroirs tenant compte autant des contraintes architecturales (respect du parc... jusqu'en 1997) que des possibilités de financement tirées autant des subventions d'État que de l'emprunt. Pour l'anecdote, je reçus de Ph. Séguin un courrier annonçant l'accord de la subvention ministérielle pour la première tranche -à savoir la création du SAU- le jour où moi-même lui rapportai par la même voie postale l'événement fâcheux qui faillit nous faire sauter.
Pour
résumer, ce fut un mixe d'aménagements, déménagements et constructions
nouvelles menées successivement sur l'espace de cinq années, pour une
conclusion en 1989.
Temps
1 : l'Administration se loge dans le pavillon de la congrégation
Saint-Charles à l'émigration des dernières Sœurs hospitalières vers leur
maison-mère à Nancy.
Temps
2 : le Laboratoire installe ses paillasses dans les locaux libérés par
l'Administration.
Temps 3 : le SAU prend la place du
Laboratoire, en débordant largement ses limites. Ouverture officielle en grande
pompe ministérielle le 10/10/1986. Un mot pour signifier l'octroi au
compte-gouttes des postes médicaux pour la nouvelle entité ; il est vrai que
nos élites tutélaires n'avaient pas encore perçu l'importance de ces services
d'urgences ; ce n'est que bien plus tard qu'elles en firent leur cheval de
bataille et une priorité absolue, le SAU spinalien ayant déjà trouvé sa vitesse
de croisière. Un autre mot pour dire le combat
mené afin que Daniel Gérard, père incontestable de ce service, en soit
nommé officiellement le chef ; pour une reconnaissance à quémander indûment.
Lorsque celui-ci jugea son enfant devenu suffisamment adulte, il eut
l'intelligence de se retirer, confiant les clés à la nouvelle génération, celle
des urgentistes. À l'étage au-dessus sera installé le SMUR, avec ses
téléphones, ses médecins régulateurs, ses permanencières, sous la baguette de Hubert
Tonnelier.
Temps
4 : juin 1988. Le nouveau bloc opératoire construit en mitoyenneté avec le
SAU reçoit ses premiers opérés ; la stérilisation centrale, logée
au-dessous, traite ses premières charges. Dans ce projet d'envergure, le
directeur sut associer les praticiens et cadres utilisateurs à l'élaboration du
cahier des charges, des plans, ainsi qu'aux choix des équipements. Ceci étant,
cette réalisation reste d'abord son œuvre, comme son enfant, un bel enfant. Une
fierté partagée légitime pouvait être tirée de nos six salles d'opération
spacieuses, lumineuses, équipées aux dernières normes et
nouveautés. Pour le faire savoir, le directeur initia une opération portes
ouvertes le 19/6/1988, avec la pompe ministérielle et médiatique locale que
méritait l'événement. Son succès eut de quoi redorer le blason du CHE autant
que doper le moral de ses divers acteurs et aiguiser leur foi dans l'avenir.
Temps 5 : 7 octobre 1989. La Réanimation et la Chirurgie font définitivement chambres à part ; la première prend possession de celle abandonnée par la seconde : le bloc opératoire délaissé fut transformé en un service de réanimation médico- chirurgicale spacieux, à tous égards autonome, doté d'électrocardioscopes et de respirateurs de dernière génération. À la fois un aboutissement et une récompense pour Richard Jacson : lui revient en effet la paternité de cette entité dès ses débuts au CHE, de l'avoir portée dans des conditions difficiles, d' avoir assumé le projet de sa recréation dans son nouvel espace. Au jour inaugural, il se trouva à l'avant-scène de la pompe ministérielle, dans ses petits souliers mais avec le sourire de l'homme comblé. Cette Réa, comme son enfant chéri, il a su la défendre bec et ongles ; sa fibre paternelle imprégnant les liens qu'il tissa avec ses personnels ne fut pas pour rien dans l'air de famille qui y prévalut tant qu'il fut à sa tête ; par sa fibre humaniste il sut faire de cet univers redouté autre chose qu'un lieu de technicité froide.
Ce
même jour marquait le point final d'une restructuration aboutie et cohérente
pour tout ce qui concernait
l'urgence, la réanimation, les
actes opératoires. De quoi mieux armer, enfin, cet hôpital face aux défis du
moment et à venir en ces domaines majeurs.
Ce même
jour fut marqué du départ, pour les cieux de son Sud-Ouest, du directeur Mr.
Balard, le maître de l'ouvrage, contrat
rempli. Il me revint de discourir sur son œuvre et ses mérites, sans omettre
une petite dose d'humour incisif mais bienveillant. Il me
revint aussi de saluer son successeur, Monsieur Colotte, ou plutôt, tel
MacArthur aux Philippines, son retour, puisqu'il avait exercé les fonctions de
directeur-adjoint auprès de Mr. Mansuy avant de gagner ses galons de directeur
au CH de Lunéville.
Ce même jour, une page était donc tournée. Une page parcourue aussi de l'ombre de Philippe Séguin.
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A ce stade
de mon récit, je me dois une pause pour évoquer Philippe Séguin, solliciter de
ma mémoire ce qui l'imprègne toujours de ce personnage d'exception, revisiter
ce que j'ai approché de près ou de loin de ses œuvres.
Mes
responsabilités hospitalières me l'ont fait côtoyer sans cependant avoir été de
son premier cercle, celui de ses intimes, ni prétendre avoir été du second,
celui de ses collaborateurs les plus directs ; disons que je me suis trouvé un
temps dans son troisième cercle. Et comme tout habitant d'Épinal, j'ai assisté
aux multiples transformations qu'il voulut à l'avantage de sa ville d'adoption,
sans manquer d'en bénéficier comme tout un chacun.
Il
n'est ni dans mes intentions ni dans mes compétences d'en faire une biographie
exhaustive, encore moins de discourir sur l'homme politique de premier plan
qu'il a été. Je le raconterai à travers ce que j'en ai connu et perçu.
Ma
première rencontre avec Ph. Séguin, je la dois à Jean Mariot, cardiologue et
spinalien de souche. Elle eut lieu en 1978 dans l'étroit Q.G. de campagne qu'il
s'était trouvé dans la perspective des élections législatives d'alors. Selon
mon confrère, si l'on voulait faire avancer notre hôpital, c'était le
personnage à connaître et à convaincre ; encore que ce candidat à la première
circonscription des Vosges apparaissait pour la plupart comme un
« parachuté », nouvellement débarqué à Épinal et inconnu du grand
public.
Je me trouvai face à un homme à la
carrure impressionnante, les épaules larges (déjà un signe), à peine mon aîné,
c'est-à-dire à peine moins jeune que moi ; son regard barré d'épais
sourcils noirs et marqué d'un sourire discret voire charmeur ne pouvait
qu'accrocher celui de son visiteur, l'invitant à la confidence. Au préalable,
mon accompagnateur me fournit quelques informations bonnes à savoir : sa
naissance à Tunis en 1943, son passage à l'ENA, promotion Robespierre 1970, sa
nomination à la Cour des Comptes, un passage au cabinet de G. Pompidou. Je lui
racontai l'hôpital d'Épinal tel qu'il était, les ambitions que nourrissait pour
lui une nouvelle génération de praticiens, le besoin d'appuis pour soutenir la
dynamique enclenchée. De sa part, aucune promesse, aucun engagement ; une
parole rare, quelques clignements de paupières témoignant d'une écoute
attentive, un air entendu ; pas de notes.
Son
élection dans un fauteuil lui donna simultanément les clés de la présidence du
C.A. de l'hôpital de Golbey, dénommé alors Maison Départementale. Mr. Boyé, son
directeur, prit l'initiative de convier ses médecins, -la plupart travaillant
aussi au C.H.E-, à le rencontrer autour d'un bon repas, dit de travail. La
finesse des mets et des vins servis soutint la convivialité et la libre parole
des présents ; il n'y avait que notre
hôte d'honneur à observer un silence circonstancié, un sourire en coin,
sans omettre des clignements de paupières pour l'air entendu : une écoute mais
pas une promesse, pas un engagement, pas un mot non plus sur la politique du
moment et les politiques la conduisant malgré nos tentatives à contourner sa
prudence.
Ph.
Séguin remporta haut la main la mairie de la ville d'Épinal en 1983. De droit
il accédait de ce fait au fauteuil de président du C.A. de son Centre
Hospitalier. Mes pairs me désignèrent au même C.A. avant de me pousser en 1985
à la présidence de la Commission Médicale Consultative (CMC, qui deviendra plus
tard CME : Commission Médicale d'Etablissement) ; qu'un chirurgien fut
nommé à cette fonction en raison des restructurations en cours n'était pas illogique.
Un usage s'était établi faisant en sorte que le président de la CMC fût aussi
le vice-président du CA. En séance, je me trouvais à droite de Ph. Séguin, et
le directeur à sa gauche ; et lorsque qu'il s'excusait de ne pouvoir être
présent, me revenaient l'honneur et la charge d'occuper son fauteuil, comme de
signer les documents en son nom et rédigés par le directeur. Lorsqu'il n'était
pas en période de sevrage tabagique, il avait la courtoisie d'écraser sa
cigarette avant d'entamer la séance et d'allumer
la suivante seulement à sa fin (la loi Evin n'ayant pas encore cours) ; à noter
que l'arrêt du tabac ne lui valait rien en matière pondérale ! Lui servir un
bon café ritualisait le commencement des débats. En sa présence, ils se
déroulaient dans une atmosphère courtoise et studieuse, chaque intervenant
veillant à peser ses mots, à s'exprimer clairement et succinctement ; les
désaccords, rares, se jouaient plus à fleurets mouchetés qu'à coups de sabre.
Il
était cependant capable de propos autoritaires et cassants. Ainsi, en 1995,
alors qu'il soutenait l'acquisition d'une IRM pour le C.H.E, les syndicats des
personnels hospitaliers vosgiens déclarèrent leur hostilité à ce projet, le
jugeant de prestige plus que de
nécessité. Leur représentante au C.A avait disposé des tracts sur les tables
avant la réunion. D'entrée, il éleva le ton et sa voix forte s'abattit comme un
orage sur l'assemblée, les éclairs visant la CFDTiste qui eut cependant le cran
de dérouler ses arguments sans se démonter ; l'échange fut d'autant plus
déséquilibré que la cause n'était pas bonne. Par contre, le débat qui aurait mérité de porter sur le choix de
la machine imposée et jugée très moyenne par les radiologues n'eut pas lieu. Silence
dans les rangs.
Au même titre, dans ses combats
politiques comme lors des campagnes électorales législatives ou municipales,
Ph. Séguin savait donner de sa voix jupitérienne pour opposer à ses adversaires
des argumentaires sans concession, où se mêlait une dose de mauvaise foi, juste
ce qu'il fallait pour magnifier un peu plus ses effets oratoires. Ce qui ne
l'empêchait pas en coulisse de reconnaître de l'estime à certains de ceux qu'il
venait d'étriller.
En
mars 1986, sous Mitterrand président, la majorité de l'Assemblée bascula
de gauche à droite. Un gouvernement de
cohabitation, le premier du genre, prit possession des palais de la république
sous la conduite de Jacques Chirac. Ph.Séguin fut promu Ministre des Affaires
Sociales et de l'Emploi, un emploi qu'il occupera jusqu'en mai 1988, point de
départ du deuxième septennat Mitterrand. Au soir de sa nomination, il revint de
la capitale dans la Cité des Images auréolé de ses nouveaux lauriers. Un de ses
premiers gestes a été de paraître devant le corps médical et administratif de
son hôpital. Dans l'urgence, tout le monde fut convoqué. À son apparition dans
la salle des commissions, sous les applaudissements, il arborait un sourire
radieux et détendu, signe d'une jubilation intense. Avant qu'il ne prit la
parole et ne s'engagea une discussion avec les présents venus en nombre, il me
revint de lui adresser une petite allocution de bienvenue et de félicitations,
au débotté. Ce qu'il me reste du propos tenu dans l'impréparation et l'émoi du
moment a été de lui dire ceci : « Si notre hôpital était un jeu de tarot,
vous seriez notre 21 d'atout » ! Pour rester à ce jeu, une référence
au Petit ou à l'Excuse eut été malvenue !
Il
me semble qu'il fût plus facile pour le Centre Hospitalier d'obtenir les
financements dont il avait besoin lorsqu'il était député de l'opposition qu'au
temps où il fût ministre. Dans cette dernière position, il attendait sans doute
qu'au plan local on se montrât exemplaire et qu'on ne lui causât pas de tracas
; espoir manqué comme on le verra.
Ce
fut vrai quand il rappela à Georgina Dufoix les engagements de son ministère
pour lui soutirer l'argent nécessaire à l'implantation du premier scanner
vosgien, au sein du C.H.E en janvier
1986. À cet égard, pour maintenir un équilibre avec le secteur libéral, cet
équipement fut accordé moyennant un temps d'utilisation partagé avec les
radiologues privés, et en échange d'une autorisation pour ceux-ci de
l'installation d'une angiographie numérisée.
Idem
pour l' IRM et une coronarographie diagnostique installées en 1996 mais
décidées peu avant le retour de la droite aux affaires. Ces matériels furent
soumis également l'un comme l'autre par conventions à un temps partagé avec les
spécialistes libéraux. La coronarographie était un beau projet et une avancée
qui fut malheureusement sans suite dans la durée ; d'abord par la faute d'une
autorisation pour qu'elle soit également interventionnelle ; ensuite faute de
se garantir un recrutement suffisant car élargi sur l'ensemble Lorraine Sud,
les équipes cardiologiques vosgiennes extérieures à Epinal ayant décliné
l'offre de s'y associer : une occasion de relance pour une autre
dynamique à jamais manquée !
S'agissant du plan de restructuration
Urgences- Chirurgie- Réa, il avait été amorcé dès 1983, à l'accession de Ph.
Séguin à la mairie d'Épinal c'est-à-dire bien avant qu'il ne devint ministre. À
cet égard, à peine installé à la tête du C.A à cette date, sans avoir à lui
rappeler en détail les besoins à satisfaire, il s'accorda avec Mr. Balard sur
le plan directeur, lequel fut entériné sans problèmes par les assemblées
délibérantes , puis il s'engagea sans tarder à obtenir les autorisations
et les crédits nécessaires aux montages
financiers. Comme il a été dit, cette opération complexe a été menée de bout en
bout selon le phasage prévu. À chaque étape, il était là pour démontrer la
vanité des craintes des praticiens quant à l'engagement de la suivante selon le
calendrier initialement prévu, les qualifiant à chaque occasion « d'hommes
de peu de foi ». Le programme a été tenu apparemment sans heurts...
Mais
apparemment seulement… en raison d'une situation de crise imprévue, née d'une
décision du ministre qu'il était, et au moment le plus inopportun pour nous.
Cette
décision : le maintien des dotations des hôpitaux pour 1988 au niveau de 1987,
sans exception ; ceci dans le cadre du énième plan de sauvetage de la
Sécurité Sociale. Pas de chance pour nous : devaient être budgétées
l'ouverture d'une unité d'oncologie de 10 lits ( au lieu de quatre noyés dans
le secteur de dermatologie) ainsi que
la création de 14 postes pour la stérilisation centrale conditionnant
l'ouverture du nouveau bloc opératoire attendue pour septembre 88. Pour rester
dans l'enveloppe budgétaire, le directeur proposait pour la réalisation de ces
deux objectifs la suppression de 14 lits de médecine (ce qui aurait porté le
nombre de patients refusés faute de place d'un peu moins de 300 à plus de
1000), la fermeture un temps du service
de Chir C à peine ouvert, la réduction
drastique des actes externes en radiologie et biologie, sans compter ce qui
pouvait être gratté par ailleurs. Le directeur était dans son rôle par ses
propositions. La CMC que je présidais fut dans le sien en rejetant le budget
proposé ; sa position était au demeurant légitimée par un audit des services
du Contrôle Médical confirmant le
bien-fondé des axes de développement voulus par le corps médical. Bref, il
s'agissait d'obtenir une dérogation par
l'Administration Centrale pour un pactole de 4.110.500 Fr (en euros:
620.000, valeur 1987) ! Question gestion tranquille et sans bruit de son
Centre Hospitalier, notre Ministre-Maire était servi !
Dans
l'incertitude sur la conduite à tenir, et face au directeur ne pouvant contrer le
cadre réglementaire du moment -ou ne voulant en courir le risque-, à
quelques-uns nous eûmes l'idée d'un aller et retour à Tourcoing pour prendre
conseil auprès de Mr. Mansuy son prédécesseur. Celui-ci nous reçut avec les
honneurs comme il savait le faire, ne
manqua pas de nous faire un tour rapide de l'empire sur lequel il régnait. Il
visa les documents comptables, entendit
nos explications ; il en conclut qu'il n'y avait pas d'autre choix qu'une
sérieuse rallonge, et donc à démarcher pour une dérogation ministérielle, à
moins de tirer une ligne de crédit… Au retour ma décision était prise.
J'alertai
le Conseil de l'Ordre et les médecins locaux via leur syndicat des menaces
pesant sur le service public hospitalier local, ce qui ne fut pas du goût du
directeur, bien évidemment. Je m'estimai tout autant dans mon rôle en
sollicitant 48 heures avant le C.A du 30/1/ 88 l'attaché parlementaire de Ph.
Séguin, Mr. Poull, pour qu'il informe son patron des problèmes en question et éviter à ce dernier d'avoir à les
découvrir en dernière minute. Je lui
précisai que je jugeais inconcevable de devoir annoncer lors de l'opération
portes ouvertes prévue le 19/3/88, autour du nouveau bloc opératoire et en
présence du ministre et de sa suite, de l'impossibilité de son ouverture faute
des personnels nécessaires au fonctionnement de la stérilisation
centrale ! Jugeant du danger, il m'engagea à rédiger de suite un texte qui
fut transmis par fax à qui de droit et sans délai. Les coups de téléphone
affolés du cabinet du ministre de tardèrent pas.
« De
quoi s'agit-il ?… Ah bon !… Mais c'est très ennuyeux… A qui le dites-vous !
Introduisant
le C.A, le Ministre-Maire annonça le report de la discussion du budget dans
l'attente d'une ré-appréciation du dossier avec ses services. Le directeur de
l'hôpital, celui de la DASS et moi-même furent conviés le 5/2/ 88 à rencontrer
un de ses directeurs au Ministère de la Santé, avenue de Ségur. Dans le train,
on parla peu. À l'arrivée, pas de taxi, mais le métro deuxième classe, économies
obligent. L'entrevue avec le haut fonctionnaire fut assez brève ; après
l'exposé de Mr. Balard sur les besoins financiers et leur justification, notre
interlocuteur eut cette réponse on ne peut plus significative :
« Je
ne doute pas, Monsieur le directeur, que vous saurez utiliser au mieux les
sommes demandées, mais vous posez un vrai problème en sortant du cadre
requis ». A la médecin inspectrice
qui s'était jointe à la réunion, j'exposai les projets en cours et menacés par
les brutales décisions d'économies. Je crois n'avoir guère convaincu la consœur
parisienne, qui semblait assez mal comprendre pourquoi quelques tenaces se
battaient pour développer un peu de chirurgie et installer un peu de
cancérologie dans leur petit hôpital de province. Le retour à la Gare de l'Est
se fit à pied : non seulement on avait le temps, mais parcourir les quais de la
Seine comme les grands boulevards ne pouvaient qu'aider à la méditation sur les
beautés de l'univers hospitalier et les vicissitudes dont il est parfois la cause.
En
fin de compte, au C.A du 12 mars, Philippe Séguin, en présence du haut
fonctionnaire nous ayant reçu à Paris, fit part des décisions autorisant
l'essentiel de nos demandes ; le budget 88 fut adopté... avec plus de
trois mois de retard. Dans cette affaire, il dut s'opposer à ses propres
services en demandant à ceux-ci d'aller à l'encontre de ses propres
circulaires. Ainsi va le monde.
Le 19 juin 1988 la suite ministérielle
franchissait les portes ouvertes du nouveau bloc opératoire, comme prévu, sans
la crainte d'y tomber sur un os !
À
propos de cet événement, une anecdote l'amusa bien. Après avoir tâté tables
d'opération, scialytiques, et autres matériels destinés à graviter autour des
futurs opérés, le visiteur était invité à s'intéresser à divers panneaux
descriptifs et informatifs. L'un d'eux avait été conçu lors du Congrès des
Ecoles Maternelles s'étant déroulé à Épinal peu avant, avec pour un des
thèmes : « Maîtresse, j'ai mal au ventre » . Y
figurait en bonne place la photo d'un bel appendice joufflu, enflammé, suppuratif : de celui
que j'avais retiré de la fosse iliaque droite de sa fille Isabelle en urgence
au soir de la Saint-Maurice 1987. C'était assurément le 22 septembre, puisque
le jour d'ouverture de la fête attractive d'Épinal, dont le papa, inquiet,
s'était éclipsé après avoir coupé le ruban inaugural pour me rencontrer et
embrasser sa fille juste avant qu'elle ne gagne la salle d'opération. Celle-ci
rit bien de cette anecdote lorsque je la lui rapportai 25 ans plus tard ;
c'était en février 2014 à l'occasion du vernissage de l'exposition « la
Bibliothèque de Ph. Séguin ».
Autre lien qui me rattache à Philippe Séguin : m'avoir désigné pour entrer dans l'Ordre National du Mérite. Toute vanité mise à part, j'ai ressenti avant tout cette distinction de sa part comme un honneur, que je mesure aujourd'hui comme plus grand que je n'ai pu l'éprouver lorsqu'il m'en remit solennellement les insignes le 7/3/1987.
A
l'issue du concert de la Sainte Cécile, alors que mon épouse et moi discutions
avec lui, ma fille Laurence avec ses 18 ans vint demander mon autorisation afin
de poursuivre la soirée en discothèque avec ses amis de l'Harmonie. Je n'eus
pas le temps d'exprimer mes réticences qu'il intervint pour donner son accord
plein et entier dans un grand éclat de rire bien personnel ! La messe
était dite.
Dernier
avatar que je lui dois : à la faveur des élections municipales de 1995, j'avais
accepté de
figurer sur sa liste « Épinal toujours » mais à une condition : celle
d'être placé en situation non éligible. Je fus rangé en 34e position. La mort
dans l'âme, sa décision de quitter la
mairie d'Épinal à mi-mandat, après 17 ans d'action à sa tête, pour se consacrer
à la présidence du RPR et se lancer à la conquête de la Ville de Paris eut pour
conséquence annexe et imprévue que je me
retrouve sur sa liste en position de rejoindre l'équipe municipale pour le
temps qui lui restait à courir.
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A
ce stade de mon écrit, je m'autorise ces quelques paragraphes sur l'homme
politique de première dimension qu'a été Philippe Séguin, recourant en cela aux
souvenirs que le citoyen que je suis a
pu retenir de son rôle dans les actualités ayant agité la société française
dans le cours de la dernière partie du XXe siècle. Dans ses combats qui ont été
nombreux, même si le succès n'a pas toujours été au rendez-vous, loin s'en
faut, il faut lui reconnaître qu'il les a toujours menés en s'appuyant sur des
convictions et une vision dans le temps.
Dans la conscience qu'il avait de la
nécessité d'une réforme profonde de notre système de protection sociale et de
son financement, il lança les États généraux de la Sécurité Sociale : une
vaste consultation nationale pour mobiliser tous les acteurs de la société à
une réflexion la plus riche possible. Ma modeste contribution fut noyée dans la
pile des documents accumulés, documents marqués du logo d'une baleine bleue. En
fin de compte, prétendre que cette dernière ait accouché d'une souris serait
injurieux ; alors disons qu'elle n'a accouché que d'une sardine.
Ph. Séguin a été un animateur
respecté de la vie politique, par ses positions fortes, ses interventions
percutantes, une âme de bretteur servie par une éloquence fidèle au mot juste.
À titre d'exemple, son discours du
9/12/88 défendant la motion de censure contre le gouvernement de Michel Rocard
reste d'une modernité, pour ne pas dire d'une actualité étonnante. J'en cite
quelques extraits tirés du document qu'il avait bien voulu me communiquer.
« Il faut une opposition, c'est
notre affaire. Il faut aussi, bien sûr, une majorité. Certes, l'endormissement
général, le recours à quelques idées faussement simples et de prétendu bon sens
se sont révélés une tactique électorale redoutablement efficace. Mais le drame
serait que cette stratégie, payante, continue à être érigée en stratégie
permanente pour la conduite de la nation. »
« Je suis ici pour dire que si vous
n'avez pas de politique claire c'est parce que vous n'avez pas de majorité. Il
ne semble plus échapper à grand monde que ce gouvernement navigue à vue, au gré
des vents contraires, sans cap ni destination avoués »
« En ne choisissant pas on prend
le risque, même si c'est à son corps défendant, de privilégier le statu quo
contre la modernisation »
« Un pays a besoin d'être conduit,
de savoir où il va, comment il y va, et surtout pourquoi il y va. Faute de
quoi, chaque catégorie se replie encore plus sur elle-même et chacun ne pense plus qu'à son propre
intérêt »
« Faute d'une majorité claire, vos
capacités d'action et de choix s'en trouvent forcément limitées. Surtout, vous
constituez une cible permanente pour ceux dont vous dépendez et qui cherchent à
vous faire payer leur soutien. Nous assistons au spectacle étonnant d'un
gouvernement cherchant désespérément le soutien du parti qu'il dénonce lui-même
comme son pire adversaire » (le Parti Communiste à l'époque, la gauche de
la gauche aujourd'hui, les mêmes) .
« On a cru que la crise que nous
traversons n'était qu'une crise économique. Nous nous tromperions en la réduisant aux
dimensions d'une crise sociale. En réalité c'est crise est avant tout
culturelle, car elle tient essentiellement à l'incapacité de notre société à
s'adapter aux conséquences de la révolution technologique et de l'évolution des
mentalités. Si la France connaît plus de
difficultés que d'autres pays, s'il y a une crise spécifiquement française dans
la crise générale, si notre pays tire parti avec plus de retard que les autres
de ses progrès économiques, cela est dû aux pesanteurs, aux rigidités, à
l'insuffisante fluidité sociale qui lui
sont propres. Ces hypothèques ont fait de la France un des pays les plus
bloqués, les plus inégalitaires. Elles sont aujourd'hui autant d'obstacles sur
la voie des mutations nécessaires »
« Il est plus que temps de comprendre que la compétitivité d'une nation est globale et que la traditionnelle distinction entre l'économique et le social est définitivement caduque ». Etc...
Au plan de la philosophie
politique, Philippe Séguin se définissait comme un gaulliste de gauche : ni
vraiment de droite, ni vraiment de gauche, à part, en un mot: séguiniste. Il
était trop imprégné de l'idée gaullienne de ce qu'est la Nation pour ne pas
discerner dans l'Europe du traité de Maastricht comme un danger pour son avenir
selon l'idée élevée qu'il en avait et telle qu'il s'engageait à la porter. Sa fidélité
intransigeante à ses principes explique son combat contre son camp contre ce
traité lors du référendum de 1992. Il le perdit, mais de si peu ! À cet égard
le débat télévisé qui l'opposa à François Mitterrand reste dans les mémoires de
tous ceux qui l'ont suivi, tant par la hauteur des arguments échangés que par
la courtoisie avec laquelle ils furent
servis.
Cette vision humaniste de la
politique l'amena à disserter sur la fracture sociale et ses remèdes, un thème
central sur lequel s'appuya la campagne
de Jacques Chirac pour gagner la présidentielle de 1995 ; à cette victoire
il y contribua de tout son poids.
Au plan local sa politique avait pour nom l'intérêt général, lequel n'est ni de droite ni de gauche mais pour tous, son pragmatisme évinçant tout esprit partisan ou bassement politicien. Grâce à son énergie visionnaire, Épinal a connu une métamorphose sans précédent. Les idées innovantes qu'il y a expérimentées ont été largement copiées ; nombre d'entre elles étaient même conçues à cet effet. De ce fait, cette ville devenue sa ville, acquit une réputation enviée, débordant de loin les limites de son territoire. En voyage et dans nos conversations, à qui nous annoncions habiter Épinal, inévitablement suivait : « ah ! La ville de Séguin ! Il semble que vous soyez bien chanceux »… et il y avait alors matière à dire, tant il a influé dans maints domaines : culturel, universitaire, sportif, de rénovation urbaine… Je n'en ferai pas la liste. La rue dont il attendait qu'un jour son nom s'y accole n'est pas la plus grande ni la plus passante, mais dessert à la fois l'ENSTIB (dite école du bois) et le golf municipal : une symbolique hautement emblématique.
En s'imposant dans le débat national
comme il le fit et en l'irriguant de sa parole et ses convictions, il acquit la
stature d'un homme d'État, très attaché à la méritocratie républicaine dont il
a été un formidable exemple ; l'orphelin de père parti de rien n'est-il pas
devenu président de l'Assemblée Nationale
(1993-7) ?
Sans doute pas assez enclin aux compromis, il claqua la porte de la présidence du RPR au moment des élections européennes d'avril 1999 après moins de deux ans passés à la tête du parti. Il ne fut pas Premier Ministre. Il se cassa les dents à la Mairie de Paris aux élections de mars 2001, le marigot parisien s'avérant trop pollué pour gagner. En 2002, renonçant au renouvellement de son mandat de député, il abandonnait aussi toute ambition présidentielle. Il préféra retourner à son corps d'origine, la Cour des Comptes dont il fut le Premier Président de 2004 à son décès le 7/1/2010, dans sa 66e année. À cette fonction, il sut redonner le lustre qui lui manquait, interpellant sans concessions les pouvoirs politiques et administratifs à partir du rendu de leurs comptes. Le transfert programmé à Metz de la Cour Régionale des Comptes qu'on lui doit à Épinal et décidé à la suite de la dernière réforme territoriale a été perçu par la population locale comme une blessure grave et indue à sa mémoire.
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De fil en aiguille, l'ombre de Philippe Séguin est venue planer sur mon récit. J'ai dit ce que je sais de lui, donc pas grand-chose en vérité. Je l'ai décrit avec mes mots, donc à l'imparfait. Pour autant je n'ai pas boudé mon plaisir à le faire revivre, tirant parti de la sélection d'images opérée par ma mémoire pour cette autre rencontre. .
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En 2008, la Chirurgie du Centre hospitalier d'Épinal
fut à deux doigts de disparaître en tant que telle.
Comment
le jeune chirurgien que je fus, imaginant cet hôpital à son arrivée comme un
Far-West à conquérir, aurait-il pu supposer devoir être confronté à une telle
situation au terme de son parcours ? Et qui plus est, sans avoir le sentiment à
aucun moment, à tort ou à raison certes, d'avoir démérité.
Que
le monde médical soit fait avant tout pour se confronter avec les divers
aspects de la vie, c'est bien la moindre des choses. Qu'en conséquence, des
activités se créent, grandissent, évoluent, disparaissent, plutôt par mutation
que de leur belle mort d'ailleurs, cela ne surprend pas. Mais que tout le pan
chirurgical d'un hôpital de préfecture, au cœur d'un bassin de population de
200 000 habitants, puisse tomber en entier, qu'un tel besoin thérapeutique
majeur puisse y être gommé, voilà qui paraît inconcevable ; et qui plus
est, quand on sait les efforts partagés, les investissements collectifs et
individuels où nombreux ont été ceux qui n'ont mesuré ni leur temps ni leur
peine ; et ce d'autant plus quand cela vous touche au plus près. Alors que
s'est-il passé pour qu'il en fût ainsi ?
Pour
fantaisiste que fut la comparaison que je me permis de l'hôpital à un jeu de
tarot devant Philippe Séguin, celle-ci avait néanmoins le mérite de signifier
que tirer le meilleur parti de ses atouts du moment faisait partie du jeu.
La métaphore du Jeu de l'Oie, à ce point de mon
récit, se fait tentation. Le praticien n'est qu'un pion, en course avec
d'autres ; un pion qui saute de case en case, plus ou moins vite, ou lentement,
c'est selon les coups de dés ; avec des accélérations, des reculs, des
temps d'arrêt ; près du but, il en est une qui menace d'un retour au point de
départ. Le risque d'y tomber à pieds joints, on ne l'imagine pas nécessairement
pour soi.
Partis
d'un point très bas, comme on l'a vu, nous ne pouvions qu'espérer nous placer
sur une courbe ascendante, marquée d'accidents certes, dans le but
conclure à un point qui soit plus élevé
et d'où partirait la génération nous
succédant. En fin de compte, le chemin emprunté a tellement obliqué qu'il a
fini en boucle. Toujours chirurgien dans l'âme, j'ai cherché à disséquer les
causes qui ont conduit à ce parcours étrange et pour le moins inattendu, en ce
qui me concerne en tout cas.
Rappelez-vous les préceptes fondamentaux de Mr. Mansuy, ce directeur
qui fut notre première rencontre au C.H.E :
un
hôpital, ce sont d'abord les médecins qui le portent ; avec leurs compétences
souhaitées les plus élevés, avec un dévouement attendu le plus généreux, avec
des moyens proportionnés à la confiance placée en eux autant qu'aux besoins
exprimés.
un
hôpital actif, ce doit être d'abord de la technique ; avancer au rythme des
progrès traversant les diverses disciplines qu'il abrite doit figurer au
registre de ses objectifs premiers.
Dits
ainsi, ces préceptes pourraient tenir de l'enfoncement de portes ouvertes ;
dans la pratique il peut en aller différemment. Qu'en a-t-il été, à propos d'un
cas : celui de l'hôpital d'Épinal ?
1- Parlons recrutements médicaux.
Ce
sujet, bien que déjà abordé chemin faisant, mérite une exploration plus avant.
Un des objectifs à la mise en place du financement des
hôpitaux par la dotation globale était de contraindre les établissements à
exploiter de manière optimale le capital de postes médicaux et paramédicaux en
leur possession. Redéploiement : voilà le maître mot ; comme un leitmotiv. J'en
sais quelque chose, ayant consacré un large temps de ma présidence à la CMC à
jouer des demis, des quarts de postes pour en faire des postes entiers ;
l'objectif était alors de constituer une ossature temps plein à des services
fonctionnant jusque-là sur le mode temps partiel, tels que la Pneumologie, la
Pédiatrie, la Gynéco obstétrique… ; de rares « privilégiés » ont pu
par contre bénéficier d'une situation avantagée en créations nettes, comme
l'Anesthésie Réanimation en raison de la diversité de ses implications dans
l'établissement. En Chirurgie, le nombre de postes effectifs n'a pas évolué en
20 ans ; la création d'un troisième service de chirurgie a demandé près de
10 ans ; décider de la venue d'un quatrième
chirurgien, quasiment autant.
Pendant
ce temps, le secteur chirurgical libéral spinalien, qui totalisait trois
cliniques avant leur regroupement, s'étoffait peu à peu, s'enrichissant de spécialistes exclusifs. Le fonctionnement
de l'hôpital était alors basé sur la polyvalence de ses chirurgiens complétée
d'orientations spécifiques à chacun d'eux ; ce fut une richesse et un
avantage face à la diversité des cas se présentant à ses portes, en urgence
bien sûr, mais pas seulement. De ce fait, l'intégration de spécialistes
chirurgicaux de plus en plus étroits selon le modèle en cours de développement
et produit par les CHU n'a été comprise comme incontournable que tardivement ;
trop sans doute. Cette polyvalence finit par jouer comme un inconvénient pour
le positionnement du CHE, plus par l'image donnée que pour son offre véritable,
tout au moins pour l'ère nouvelle annoncée par le basculement tout proche dans
les années 2000.
À
partir de ce moment charnière, le problème en matière de recrutements s'est
posé en d'autres termes ; en cause la mise en place des schémas régionaux
d'organisation sanitaire (SROSS), des 35 heures, des effets du numerus clausus.
Le nombre de postes était une chose; leur définition fixée par la tutelle, pas
nécessairement la plus appropriée au plan local, en était une autre ; la
qualité des personnes recrutées une troisième. S'agissant de l'univers
spinalien, le sujet a été évoqué par ailleurs, avec un ballet d'arrivées, de
départs, le maintien de quelques permanents luttant afin de maintenir le cap au
milieu d'allées et venues d'intermittents ; quant aux mérites des
personnes et leurs compétences, l'éventail a été large.
2-
Parlons attractivité.
Un établissement attractif pour les médecins a toutes
chances de l'être pour la patientèle. Un axiome peu en cour dans l'institution
hospitalière publique.
Sur toute la période où j'ai exercé, constante
a été la préférence pour la majorité des jeunes spécialistes chirurgicaux
sortant du moule hospitalo-universitaire pour la clinique privée plutôt que
l'hôpital public (dans une proportion estimée bon an mal an autour de 80 %). Je
doute que cela ait grandement évolué par les temps qui courent.
La
liberté d'installation, même si elle tend à se relativiser, invite ses
candidats, avant de se poser, à déterminer les critères prioritaires de leurs
choix, et placer sur ceux retenus le curseur à l'endroit le plus souhaité.
Parmi ces critères, citons en vrac :
- une maîtrise jugée suffisante de
l'outil travail,
- s'assurer d'un confort matériel adapté
aux besoins de son exercice,
-connaître une dépendance de tiers qui
soit réduite, et là où elle est incontournable, la gérer comme une coopération
selon un modèle contractuel moral ou formalisé,
- si
l'on souhaite s'intégrer à un groupe, pouvoir fixer son propre territoire ; si
la vie en équipe est nécessaire, autant que cette dernière soit suffisamment
étoffée pour réduire les contraintes de l'astreinte au plus faible niveau,
- trouver
un espace d'exercice intellectuellement motivant et psychologiquement
rassurant,
-
se donner une qualité de vie avec du
temps pour soi comme pour s'épargner le burn-out...
Le rapport à l'argent n'est pas
accessoire. Pour tenter de rapprocher les émoluments des praticiens du public
de ceux du privé, la possibilité d'une activité dite libérale a été reconnue
aux premiers comme un droit statutaire, étroitement encadré ; elle est
considérée par beaucoup comme une faveur discutable, inégalitaire en ce sens
qu'il y a des lettres clés plus enrichissantes que d'autres et que le service
réellement rendu n'est pas nécessairement monnayé à sa juste valeur ; il
apparaît enfin à certains, plutôt logés dans les bureaux, comme un moyen
commode de pression. Ajoutons qu'un contrat bien négocié pour une activité
temporaire offre généralement une rémunération bien supérieure à celle octroyée
aux PH en place, à temps de travail égal et pour moins d'obligations.
Ultime
considération et non des moindres : estimer le caractère porteur d'avenir et de
projets du futur point de chute et s'interroger sur la crédibilité à y
accorder.
Le
statut ou le contrat ne font pas tout.
La
confiance fait le reste.
Qu'un
établissement s'avère peu attractif pour des recrutements pérennes et de
qualité, on attend de ses dirigeants qu'ils s'adonnent à un bilan diagnostique
s'inspirant des critères listés pour définir là où le bât blesse, dans
l'attente des bonnes réponses à trouver. Dans la première décennie du nouveau
siècle, au Centre Hospitalier d'Épinal, le bât a blessé beaucoup.
3-
Parlons moyens matériels.
En
matière de structures immobilières, on a vu le long et lent cheminement pour
que la Chirurgie du C.H.E et son
environnement se hissent à des niveaux qui soient de leur temps.
En
matière de matériels chirurgicaux, la facilité n'a pas été davantage au
rendez-vous. Patience et insistance l'ont été par contre. Voici quelques exemples pour en témoigner.
Suite
aux travaux de l'Ecole Strasbourgeoise, l'enclouage verrouillé s'est imposé
comme le mode préférentiel d'ostéosynthèse des fractures diaphysaires de tous
niveaux et de toutes natures des os longs. Dans l'attente de l'investissement
pour la constitution du stock de clous ad hoc, c'est-à-dire plusieurs années,
j'appliquai ce que j'appelais « l'enclouage verrouillé du pauvre ».
Une fois le clou centro-médullaire standard de bon diamètre et de bonne
longueur mis en place, à l'aide d'une mèche de tungstène achetée en
quincaillerie et dûment stérilisée, montée sur un moteur, je procédais à la perforation transversale du clou dans la
continuité de celle de l'os à deux niveaux, en amont et aval du foyer de
fracture ; chaque trou était alors occupé par une vis standard. Une solution
bricolée, efficace, au moindre coût, mais au prix d'un peu de limaille dans le
foyer opératoire.
P.
Poisson avait suivi une formation auprès du Pr
Dargent à Lyon pour s'instruire à l'hystérectomie par voie vaginale. La
constitution de la boîte propre à cette intervention demanda bien deux ans. On
comprend sa réticence à appliquer cette technique alors, faute d'avoir pu la
mettre en œuvre sans tarder à l'issue des leçons reçues.
Se
mettre à l'utilisation des pinces à suture automatique en chirurgie viscérale a
été une autre affaire d'état, tout comme l'introduction de la plupart des
dispositifs à usage unique d'ailleurs. Imputées sur le budget global de
l'établissement, sans compensation, l'économe du moment contingenta leur
acquisition au minimum, allant jusqu'à demander qu'on lui justifiât de leur
utilisation ! Le cousu main avait encore un bel avenir au C.H.E !
L'obtention de la première attelle motorisée pour
mobilisation précoce des genoux opérés a demandé quatre ans ; pour une valeur
de 15 000 Fr. (2250€).
Au changement de directeur en 2000, la nouvelle venue, Mme Capelli,
s'étonna que l'hôpital qui l'accueillait nouvellement ne soit pas encore équipé
d'un système vidéo avec caméra pour les actes d'endoscopie diagnostique et
opératoire. Son prédécesseur n'y voyait qu'un gadget coûteux.
Etc...
Comme il est pénible de rester sur le quai à voir passer les trains tandis que vos voisins ou concurrents sont autorisés à les prendre en marche. Pas bon pour le moral des praticiens, pour leur motivation ; pas plus d'ailleurs pour la réputation de l'institution.
En
matière d'adaptation des structures aux besoins de l'activité, mêmes combats et
mêmes insuffisances
Dès 1994, on insistait pour que soit installée une
unité de chirurgie ambulatoire conforme aux nouvelles donnes. On a vu ce qu'il
en a été : la suppression sans alternative en 2000 de la structure embryonnaire
que nous avions implantée une dizaine
d'années plus tôt.
Dans le même temps, on insistait sur le besoin d'un secteur de consultations chirurgicales sorti du SAU où il avait été logé par commodité à la création de ce dernier ; une nécessité d'autant plus impérieuse qu'un décret rendait obligatoire la consultation anesthésique en vue de tout acte opératoire. Pourquoi alors ne pas profiter de la construction de la nouvelle pharmacie mordant sur le parc en y ajoutant un ou deux niveaux : nenni. Sous la pression de l'ARH, en 1999, soit cinq ans après notre première demande, on se heurta à la direction voyant dans les 80 m² occupés par l'ophtalmologiste, à l'entrée immédiate du service de Réanimation, la solution pour recevoir environ 14 000 consultants et soins externes par an ! Le combat pour s'opposer à cette ineptie a été rude. La solution finalement dégagée consista à squatter une partie du sous-sol ; la lumière du jour émanant de quelques soupiraux ne sera pas aveuglante, mais la surface utile était là ; les odeurs provenant des cuisines à proximité aussi.
On doit voir à l'origine de ces difficultés la conjonction de problèmes financiers récurrents et d'un dialogue devenu de plus en plus impossible entre direction et chirurgiens.
4- Parlons problèmes financiers ; avec entre
autres effets : la crise du logement, encore elle.
Pour évoquer les difficultés budgétaires de
l'établissement, il suffit de s'en remettre à quelques articles parus dans la
presse locale, assez friande du sujet. Florilège.
En 1996, de l'aveu de Ph.
Séguin : « une journée standard à l'hôpital d'Épinal coûte 1593
Fr. contre 3201 à celui de Corbeil-Essonnes, 1920 à Créteil, 2881 à Beaumont s/
Oise. L'expérience acquise ici en termes d'organisation et de recherche du
meilleur coût porte des leçons au plan national ».
En février 1998, le magazine VSD cite Épinal
dans les 50 hôpitaux en danger en raison de leur grave situation financière.
Réponse du directeur d'alors, toujours dans la feuille locale : « le
C.H.E génère une forte activité : 20 millions de points ISA, ce qui nous place
en troisième position en Lorraine ; quand on divise notre enveloppe par nos
points ISA, chaque point coûte 10,71 Fr. alors que la moyenne Lorraine est de
14 Fr. C'est le témoignage de notre rigueur budgétaire. L'hôpital n'est pas en
déficit mais en manque de crédits de 57 MF. »
On
peut s'enorgueillir des apparences d'une gestion rigoureuse, mais la sous-
dotation chronique eut un coût : des
dynamiques qui s'étiolent, s'épuisent, se heurtant aux murs des impossibilités.
À l'addition des problèmes de recrutement, de mise en œuvre des moyens
techniques, d'adaptation des structures, s'ajoutent les effets d' une capacité
hôtelière insuffisante tout aussi chronique.
On peut se targuer d'une activité élevée pour pas cher, mais on omet que ladite activité eût été encore plus forte si elle n'avait pas été victime de la sempiternelle crise du logement affectant de tout temps le C.H.E. Dans l'article précité de 1998, le directeur fait état de 700 malades refusés faute de place, partagés à égalité entre chirurgie et médecine ; un niveau de rejet semblable à celui mentionné par le préfet des Vosges en 1981. Outre l'effet de ternir la réputation de l'établissement et ses équipes, une des conséquences de cette situation a été une politique d'hébergement dans l'urgence, au coup par coup, le premier lit vacant où qu'il fût étant bon à prendre, sans même l'avis du médecin responsable. L'embolisation des lits dégagés en vue d'accueillir l'urgence ou l'hospitalisation programmée et décidée d'autorité par l'administrateur de garde rendait impossible toute prévision, avec des conditions de prise en charge lamentables des patients ballottés dans des services ne correspondant pas à leur état. Peut-être ne pouvait-on faire différent, mais cette manière de procéder, rendant le quotidien ingérable, ne pouvait avoir que des effets désastreux, s'ajoutant à ceux déjà énoncés.
5-
Parlons problèmes de communication.
En
parallèle à ces diverses difficultés, il est curieux de noter comment le
dialogue avec les directions successives
se fit de plus en plus heurté, pour finir dans une quasi nullité. Aux arguments
donnés par ailleurs pour justifier de ma démission de ma chefferie de service
en 2001 s'en ajoutaient donc bien d'autres ; c'était à trop désespérer.
Puisant dans mes correspondances archivées entre les années 1996 et 2004, je
puis attester que les chirurgiens, et moi le premier, n'eurent de cesse de
dénoncer les multiples impossibilités à poursuivre et développer sereinement
leurs activités, affirmant jusqu'à le hurler qu'au train où filaient les choses
la chirurgie au C.H.E finirait bien par disparaître ; ces écrits ne
faisant que reprendre autrement des propos tenus publiquement. En écho, certaines acquisitions
matérielles se firent à l'arrivée de Frédéric Pfeffer ; ce ne fut pas
suffisant pour retenir cet orthopédiste
de qualité et s'opposer à son attrait pour le secteur privé ; son
départ en 2006 pour la clinique concurrente a été vécu de l'avis général comme
un échec grave pour le C.H.E.
En guise de bilan, dans la presse du 22 février 2008, le directeur (c'était le quatrième en trois ans) faisait état d'un déficit de 78MF, d'une chirurgie « souffrant d'une mauvaise réputation », d'une activité globale jugée insuffisante… ; 10 ans plus tôt elle était jugée excessive pour les moyens accordés, rappelez-vous… Entre-temps, il est vrai qu'il y eut en plus la dramatique affaire des Surirradiés, dévoilée en 2006, ajoutant ses effets catastrophiques aux désordres ambiants, altérant encore plus profondément les rapports de confiance de la ville avec son hôpital. Pour couronner le tout, le C.H.E fut délibérément placé sur une série de fausses pistes qui ne lui valurent rien. Une saga qui vaut d'être contée.
En 2000, un avis à projet est lancé pour le quinquennat à venir.
P. Poisson, C. Collet et moi-même avions la conscience aiguë que devait évoluer en profondeur le modèle que nous avions développé au cours des 20 années précédentes. Un virage à prendre d'urgence. Avec pour axe premier la constitution d'une équipe chirurgicale renforcée, regroupant un ensemble de spécialistes nécessairement exclusifs, à la fois suffisants en nombre pour l'astreinte autant que pour couvrir un éventail élargi de pathologies ; avec pour axe second, penser cette équipe pour qu'elle s'adresse à une population dépassant de loin les contours de la seule agglomération d'Épinal, autant dans un souci d'efficience, de réputation que de coûts raisonnés. Autrement dit, rechercher un partenariat pour constituer une offre de soin large et crédible devenait le cœur du sujet.
Première orientation envisageable, logique ; mais deux voies sont possibles.
P. Poisson avait été sollicité en raison de son expérience et sa réflexion par une société d'audit missionnée pour le projet chirurgical. L'analyse des besoins issue de leur travail commun quant à la nature, au nombre de spécialistes, tant chirurgicaux qu'en anesthésie-réanimation, aux filières à développer, constituait un outil de base pertinent, qui fut très imparfaitement exploité par la suite. L'orientation prise de centrer une partie du propos dans la perspective d'intégrer sur Épinal le potentiel chirurgical de Vittel paraissait d'un intérêt accessoire, tout au moins de mon point de vue. Il est vrai que dans cette affaire un des buts de l'ARH était de légitimer la fermeture du service de chirurgie de cet hôpital voisin. Il n'était que de regarder une carte pour supposer que les habitants de cette ville d'eau réputée, mais petite, avaient plus facile à se diriger sur Neufchâteau, voire Nancy via l'A31 qu'à emprunter les 53 km les séparant de la préfecture des Vosges par une route sinueuse et accidentogène. Cependant l'idée pour un projet de territoire commençait à germer. Au demeurant, il faut savoir que certains audacieux avaient déjà dépassé le stade de l'idée pour entamer celui de la concrétisation ; la fusion des hôpitaux de Belfort et de Montbéliard en était l'illustration phare dans la région.
À C. Collet et à moi-même il semblait qu'un
projet Sud Nord était plus prometteur que dans le sens Est Ouest. En effet, au
regard de la même carte, qu'enseigne la géographie : que la Lorraine c'est
avant tout la vallée de la Moselle orientée dans le sens sud nord, enrichie de
celles de ses affluents, la Meurthe
figurant en premier ; elle oriente les grands axes de communication,
conditionne et concentre les bassins d'activités et de population principaux.
S'intéresser au sens du courant est tout aussi important que humer le sens du
vent ; et, qu'on le veuille ou non, prévaut encore l'adage selon lequel on
descend de préférence les vallées plutôt qu'on ne les remonte ou que l'on ne
passe pas les cols. En matière de pôles
de santé majeurs, au nord il y a Metz- Thionville ; au centre Nancy avec son
CHU et ses polycliniques ; quid au sud ?
Je résume en ces quelques lignes la
proposition que j'avais alors émise : -Constituer une entité hospitalière juridique
unique Épinal-Remiremont dite Lorraine
Sud.
-Construire
un plateau technique Lorraine Sud, au bord de la RN 57 à quatre voies, entre
Épinal et Remiremont, en tout cas au sud d'Épinal (la clinique la Ligne Bleue
étant implantée à proximité du même axe mais côté Nord). Y seraient logés les
équipements lourds, les soins aigus de toute spécialités, les activités
opératoires et interventionnelles ; les uns et les autres servis par des
structures ambulatoires et
d'hospitalisation de très courte durée.
-Conserver
sur Épinal et Remiremont des capacités hospitalières pour ce qui nécessite de
la proximité et des soins ou des actes ne requérant pas le plateau technique
lourd.
-L'activité
des praticiens serait partagée entre le plateau technique principal et les
unités de soins réparties sur les deux
sites.
-Un
tel projet avait naturellement sa place dans l'aménagement du territoire de la
Lorraine du Sud.
Voilà pour la colonne vertébrale d'une
réflexion à approfondir et enrichir,
perfectible à l'évidence.
Qu'en a-t-il été de toutes ses
propositions ? Je ne me souviens pas qu'il y ait eu de véritables débats autour
de la proposition de Pierre comme de la mienne ; le document les regroupant a-t-il seulement été lu par
quelqu'un ?
Comment n'aurai-je pas souri à la lecture de la presse locale dans son édition du 30 janvier 2016. Au cours de la traditionnelle cérémonie des vœux, était solennellement annoncée la mise en chantier d'un projet médical commun Épinal-Remiremont… ! En sachant au demeurant que les deux promis ne connaîtront pas de toit commun, chacun d'eux continuant à habiter dans leurs demeures distantes de 25 km même si c'est de bonne route ; un mariage de raison qui sera d'autant moins simple à concrétiser que les mentors politiques des deux établissements voués à s'unir se sont combattus jusqu'à présent pour en préserver superbement l'indépendance.
Trois tentatives se sont révélées trois fausses pistes.
Le secteur chirurgical privé a été de tout temps puissant sur Épinal, en contrepoint de la place restreinte dévolue à la chirurgie publique. Dans les années 90, deux des trois cliniques (Notre-Dame et Saint Pierre Fourier) se fondent en une seule entité, la SOGECLER, futur maître d'œuvre de la construction de la polyclinique la Ligne Bleue ; environ 200 lits, une dizaine de chirurgiens. La clinique obstétricale l'Arc-en-Ciel s'y adossera quand les gynécologues privés délaisseront « la Roseraie », en ville.
1- S'unir à la clinique Saint-Jean
En 2001, les propriétaires de cette clinique
-80 lits, quatre chirurgiens-estiment qu'elle ne peut survivre durablement en
l'état. Un regroupement avec la SOGECLER serait dans la logique mais ne
satisfait pas tous les praticiens : un rapprochement avec le C.H.E est envisagé
comme une alternative. Une discussion s'engage autour d'une société d'audit
-encore une- missionnée à cet effet. La faisabilité pour un tel projet bute d'emblée sur trois
points majeurs, chacun ne manquant pas d'offrir une incidence financière :
-quid du positionnement des
chirurgiens voulant conserver leur statut libéral ou bénéficier d'un statut
apparenté, loin du de celui du PH lambda.
-quid des solutions à apporter pour
absorber leur volume important d'activité et la capacité hôtelière de la
clinique, même à titre partiel, quand le CHE est bien connu pour son exiguïté
et ses multiples insuffisances.
-quid
du devenir de l'immeuble délaissé par ses occupants.
Pour les deux premières interrogations les réponses étaient dans les questions. Pour la troisième, manquait la réponse. Au final, les chirurgiens rejoignirent ceux de la Ligne Bleue ; y fut adossée une aile d'hospitalisation supplémentaire. Quant à l'immeuble, le C.H.E fut désigné pour s'en porter acquéreur en 2005 pour la somme de 2,2M€ ; somme imputée sur le budget du nouvel hôpital d'Épinal, légitimé entre-temps pour figurer à l'opération Hôpital 2007. Ce que l'on allait en faire, au départ, personne ne le savait vraiment. Après bien des tâtonnements, de projets revus et corrigés, la transformation des lieux, remaniés de fond en comble pour l'implantation d'activités nouvelles ou trop corsetées au sein du C.H.E, doit être considérée plutôt comme une réussite ; j'ai plaisir à le reconnaître.
2- S'unir à la clinique
Arc-en-Ciel.
Un détour sur la tentative d'union des services de
Gynécologie-Obstétrique privé et publique spinaliens me semble utile pour
comprendre la logique des décideurs du moment. Les marier en une seule entité
leur paraissait une idée géniale.
Placer les deux promis sous un même toit
semblant la condition première et nécessaire à leur félicité, le C.H.E fut
invité à racheter à la SOGECLER la clinique l'Arc-en-Ciel pour la somme de 3,6
M€, avec pour contrepartie un loyer annuel de 240 000 € versés par les
occupants privés, devenus locataires, au nouveau bailleur. La condition
nécessaire n'a pas été suffisante pour l'harmonie du couple ; les
protagonistes, pas si demandeurs que cela d'œuvrer séparément dans des locaux
communs, ne purent s'accorder sur des questions exigeant un minimum
d'entente ; la gestion des péridurales pour les parturientes publiques en
est un exemple; la gestion des astreintes un autre : la réglementation
publique en prévoit le début à 18h30
quand en privé la tarification fixe son
point de départ à 20 heures… etc.
Au final, le mariage ne se fit pas ;
les fiançailles ont-elles seulement eu lieu ? On m'a rapporté qu'en 2015
l'Arc-en-Ciel avait retrouvé le giron de la SOGECLER ; pour un prix ou
l'hôpital vendeur n'aurait rien perdu. Et mon interlocuteur de s'en féliciter.
3- S'unir à la Ligne Bleue
Encore plus fort, encore plus fou.
Retour
en 2001. Nouvel audit, mais à visée purement architecturale pour juger de ce
qui peut être encore tiré des bâtisses constituant le Centre hospitalier
d'Épinal. À tourner les épures sous tous les angles et toutes les faces, une conclusion s'impose :
aucune des solutions bricolées envisageables ne tient la route pour solutionner
les insuffisances en surfaces et volumes dont il souffre. Cette étude aboutit à
démontrer une évidence connue de tous : la construction d'un hôpital nouveau
est incontournable.
La
cérémonie des vœux est l'occasion pour les grandes annonces en public ; à
la faveur de celle de 2002 tombe la nouvelle attendue : il y aura bien un
Nouvel Hôpital d'Épinal (N.H.E),
éligible dans le cadre de l'opération Hôpital 2007. Il figurera comme
une des pièces maîtresses de l'opération de rénovation urbaine envisagée sur le
Plateau de la Justice et constituera de ce fait un des leviers pour
l'obtention des subventions nécessaires à la réalisation de cet important
projet. Tomberont donc plusieurs barres HLM, remplacées pour partie par des
habitations à dimension humaine se gardant des erreurs des sixties, et
dégageant pour une autre partie un large terrain destiné aux futur nouvel
hôpital, juste en face de l'ancien, bon à abattre. Le plateau technique
Lorraine Sud, au bord de la quatre voies, ce sera pour une autre fois,
peut-être. Le NHE ne sera donc pas vraiment un « nouvel hôpital de la
ZUP », celle-ci n'étant plus ce qu'elle était. Ce qu'il en sera en
réalité, personne ne le sait encore véritablement.
Peu
à peu se dégage une idée géniale sur le modèle de la solution précitée qui a
échoué deux fois. Mais l'ambition sera plus grande encore : tient alors la
corde la création d'un pôle de santé
unique privé-public, Ligne Bleue-C.H.E, sur le site confirmé du Plateau de la
Justice. Un grand mariage en perspective !
Nous
sommes en 2006. L'hôpital est alors très malade. Le scandale des
Surirradiés fait toutes les unes ; la
directrice vient d'être mutée dans un placard au CHU voisin, alors qu'elle sera
reconnue comme ayant géré ce dossier sans soutien de sa hiérarchie, avec
empathie et sans rien dissimuler. La Chirurgie est au creux de la vague ;
en orthopédie par le départ regretté de F. Pfeffer, en viscéral par une perte
de crédibilité indéniable pour diverses causes. La Maternité avec les incertitudes
qui pèsent sur son devenir ne se porte guère mieux. La Radiothérapie est en
panne. La Réanimation est à éviter… Cerise sur le gâteau : la tarification
à l'activité (T2A) se met en place au même moment ; il n'y a plus personne
pour prétendre que le déficit tient à un excès d'activité pour une dotation
insuffisante ; il est bien le fait de recettes insuffisantes pour une activité
devenue insuffisante.
Aux
trois directeurs qui se succéderont de 2006 à 2008, l'ARH confie une double
mission : gérer le douloureux dossier de la Radiothérapie en liaison avec le
Centre anticancéreux de Nancy, et suivre l'écriture du contrat de mariage
annoncé et dont elle est partie prenante. Éliminer ce qui reste de chirurgie et
de chirurgiens au C.H.E simplifierait bien des choses ; des actions dilatoires
sont tentées dans le but à peine inavoué de pousser les chirurgiens encore
présents vers la sortie ; l'un choisira l'exil pour Wallis et Futuna ; un autre
prospectera sérieusement du côté de sa chère Bretagne ; quant à moi je sus que
je totalisais la quantité de trimestres nécessaires pour une retraite pleine…
Insupportable et indigne !
Les instances dirigeantes des deux établissements s'accordent sur les objectifs et la méthode par l'intermédiaire d'une société d'audit -encore une- missionnée par l'ARH. Un programme de rencontres est établi, un comité de pilotage mis en place. Des quelques réunions où je fus, je retiens l'ambiguïté des positions selon que les confrères libéraux faisaient partie ou non du camp des actionnaires principaux.
Septembre
2008. Sur ces entrefaites, sort le rapport de la Cour Régionale des Comptes sur
la gestion du CHE depuis 2001. Sans concession.
Sont épinglées les directions
successives. « La concentration des pouvoirs entre les mains du chef
d'établissement est une situation complètement inadaptée à la gestion d'un
établissement important » ; sont dénoncés des manquements graves dans
la passation des marchés ; on pourrait y ajouter un management désastreux.
L'absence de stratégie est soulignée à maintes reprises : «
Faute de véritable projet médical interne et encore moins de projet coordonné
avec les établissements privés et publics du territoire, le C.H.E est toujours
à la recherche de ses projets alors que d'importants investissements ont été
décidés et que le défaut des stratégies continue à engendrer des incertitudes
sur les programmes mis en œuvre. »
L'ARH n'est pas épargnée pour avoir cautionné un projet d'établissement 2001 n'apportant aucune réponse sur les stratégies internes et externes à l'hôpital. Le rachat de la clinique Saint-Jean, de l'Arc-en-Ciel, la construction d'un hôpital neuf faute de programme « ont entraîné des dérapages dans les coûts et délais d'exécution. L'établissement et l'ARH ont pris le risque avéré de voir leurs projets structurels dériver au plan financier et considérablement retardés ». Les magistrats s'étonnent des fluctuations du projet de nouvel hôpital : « en 2003 on prévoit 300 lits, 427 en 2005, 457 en 2006 ». Ils s'interrogent sur l'impossibilité d'estimer le montant final du projet de regroupement privé-public : « en s'en tenant au dernier projet du maître d'œuvre, on atteint une prévision de 120M€ pour les seuls travaux, soit plus 71 % par rapport à l'estimation de décembre 2004 ! Etc... Implacable.
On continue vaille que vaille à creuser cette
« formule pionnière ».
Octobre
2008. Un protocole d'accord est établi, communiqué avec la plus large
publicité. Public et Privé toujours sur le même site du Plateau de la Justice,
mais chacun assumant ses propres tâches. Au privé toute la part
médico-technique, valorisante et valorisée -sauf la radiothérapie- : soit
la chirurgie et la stérilisation, le laboratoire, l'imagerie, la médecine
nucléaire, l'hémodialyse rapatriée de Vittel, l'obstétrique restant partagée on
ne sait comment. Précision donnée par le député-maire : seuls 92M€ ont été
alloués sur les 142 prévus au plan Hôpital 2007 ; de ce fait le partenaire
privé financera -et gérera- le plateau technique. La boucle est bouclée. La
capacité de l'hôpital est ramenée à 344 lits ; lui restent les activités
de médecine, les urgences, la gériatrie, les AVC, l'alcoologie… Ce ne sera pas
le mariage de la carpe et du lapin mais celui du crocodile avec le premier
mammifère venu... La messe est dite.
Pas tout à fait cependant. Une réunion plénière regroupant les praticiens concernés au premier chef se tient alors l'hôpital. Un débat surréaliste s'engage entre partenaires libéraux. La grande majorité d'entre eux, non actionnaires, et travaillant au sein de la Ligne Bleue ou gravitant autour d'elle, déclarent découvrir avec effarement le protocole d'accord. Ils accusent le directoire de la SOGECLER de les avoir laissés dans l'ignorance du contenu réel du projet commun. Pas question pour eux de faire ailleurs et autrement ce qu'ils font jusqu'à présent ! Les anesthésistes n'ont aucune envie d'augmenter leurs programmes des urgences chirurgicales tout-venant en provenance du SAU et d'un lot supplémentaire de péridurales nocturnes ; quant aux chirurgiens à qui on demande de gérer en surplus lesdites urgences dans le cadre imposé d'une délégation de service public, l'enthousiasme s'avère très inégal d'autant que les dépassements d'honoraires sont interdits dans ce contexte.
L'ambition
pionnière de nos élites pour un projet novateur prit un sérieux coup dans
l'aile. Les débats houleux furent suivis d'une période de silence curieuse et
prolongée.
Début 2009. Changement de directeur à l'ARH
Lorraine. Avec le nouvel arrivant, changement de cap. Ni mariage, ni PACS, ni même un concubinage
notoire.
C'est ainsi que le pauvre Émile Durkheim fut définitivement éconduit par la belle Ligne Bleue.
Pour être juste, il est quand même sorti quelque chose de cette tentative de rapprochement manqué: la naissance d'un petit hybride ; encore que parler d'adoption serait plus juste. Il s'agit du service de néphro-dialyse qui évacua Vittel pour être logé dans le seul coin qu'Émile D. pût encore offrir : à savoir une construction nouvelle aux façades habillées de feuillage vert en toute saison érigée en lieu et place de l'Administration du C.H.E, laquelle trouvera logis dans des préfabriqués posés sur un ancien parking. Le couloir principal qui le divise a valeur de no man's land : du côté droit, le secteur dialyse, sous juridiction privée : médecins, personnels, malades répondent de la gestion de la SOGECLER ; du côté gauche, le secteur néphrologie, sous juridiction publique, et les mêmes médecins, personnels, malades sont régentés par le CHE. Un service, des occupants, qui bénéficient d'une double personnalité. Il fallait l'inventer !
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De
fil en aiguille, pour l'essentiel c'est donc le retour à la case départ.
Cher
Émile Durkheim, la séduction n'est pas votre fort.
Ne
persévérez pas avec les audits.
Allez plutôt sur les sites de rencontres ; à défaut d'y trouver le ou la partenaire de vos rêves, vous pourrez toujours y espérer du réconfort ou du plaisir.
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Étonnant revirement en effet. À
180°, signifié sans l'once d'une réserve.
L'O.P.A de la SOGECLER à son profit, poussant au démantèlement du
service public hospitalier local, n'a donc pas été appréciée, tant aux étages
supérieurs de la décision que celui des praticiens du terrain, comme une
opération opportune. Il en découle comme un jugement selon lequel l'offre
globale que représente vaille que vaille le C.H.E en tant que service public
devait être préservée ; sans pour autant signer en sa faveur pour le maintien
d'un statu quo ad vitam.
Pour ma part, j'ai reçu cette nouvelle non comme une victoire,
puisque je n'avais rien à gagner, mais comme un soulagement. Au premier degré,
raison m'était donnée de ne pas avoir abandonné mon poste sous la pression
comme de m'être fixé pour ligne de conduite de poursuivre mes activités sans
rien en changer, sauf à pester contre les vents contraires et ceux qui en
jouaient. Au second degré, ce changement de cap m'est apparu comme la
reconnaissance implicite de la nécessité de garder une entité chirurgicale de
service public, à côté d'un service privé chirurgical incontestable ; et par voie de conséquence,
une forme de reconnaissance encore plus implicite pour tous ceux, mes
compagnons et les autres, qui de fil en aiguille ont porté cette activité au fil du temps contre vents
et marées.
Mais
en définitive, de quoi est faite l'identité de la composante chirurgicale
inscrite dans un hôpital public non universitaire ? Somme toute, qu'est-ce qui
la justifie et pour quel rôle ? Une question simple en apparence, pour des
réponses probablement à choix multiples !
À
partir de ce qui fut mon quotidien, pour ne parler que de ce que je connus,
elle pourrait se résumer en trois
réponses n'en faisant qu'une seule. Sa spécificité se fonde d'abord sur
l'urgence : traiter l'urgence tout-venant est en effet une mission majeure de
service public ; la chirurgie y a une
large part ; les chirurgiens hospitaliers y ont la leur, obligée. Beaucoup
voudraient que la chirurgie hospitalière se cantonne à cette seule fonction.
Doublée cependant d'une autre, pour la bonne conscience : offrir un accès
chirurgical aux « usagers » réfutant tout dépassement d'honoraires,
par principe ou par manque de moyens ; en prenant pour référence commode la sacro-sainte liberté de choix. Enfin restent les patients
qui, revendiquant authentiquement ladite liberté de choix, s'en remettent à la
réputation d'un chirurgien, avec un nom, un visage, ne trouvant pas rédhibitoire qu'il œuvre dans
une structure publique ; ce dernier registre constituant pour ce dernier une
sorte de part variable d'activité, une part au demeurant très variable.
C'est
parce que la chirurgie hospitalière d'Épinal est restée sur ces bases trop
minimalistes qu'elle faillit disparaître. Le temps actuel est celui des
filières de soins. Dans le cadre médico-chirurgical, cette culture de la
filière au sein du C.H.E ne s'est faite qu'à la marge. Pourtant, avec toutes
les spécialités présentes sous le même toit, il y avait à faire ; il y a sans
doute toujours à faire. Il est étrange que les personnes qui disposent du
diagnostic sollicitent si peu le voisin qui peut avoir dans les mains la
réponse thérapeutique. À titre d'exemples, je n'ai guère vu de patients adressés
par le rhumatologue consultant à l'un ou l'autre de ses collègues orthopédistes
hospitaliers ; même remarque pour les neurologues vis-à-vis de leurs collègues vasculaires s'agissant de
chirurgie carotidienne assumée pourtant par leurs soins de longue date et avec
la rigueur voulue. La relation telle qu'elle est advenue entre chirurgiens et
anesthésistes les sépare plus qu'elle ne
les rapproche quand elle ne les oppose pas ; seul l'opéré leur est commun un temps. À mon
départ définitif, se posa le problème à mon relais pour gérer valablement et
durablement les abords vasculaires chez les dialysés ; l'implantation du
service de Néphrologie dans l'enclos du C.H.E telle que relatée offrait cette
activité à celui de ses chirurgiens acceptant de s'y intéresser ; à ma
connaissance, personne, et ce ne fut pas faute d'en avoir fait l'annonce en
temps voulu.
Jouer
la grand-messe pour des projets communs entre établissements différents tient
de la gageure quand en leur sein il est
si difficile de vaincre des séparatismes ou des blocages dont il est parfois
difficile d'en comprendre les justifications.
Un hôpital nouveau -toujours
d'actualité à ce qu'on dit- ce n'est pas
que des bâtiments neufs. Il faut lui souhaiter d'être habité d'un souffle
nouveau : un souffle d'intelligence collective qui soit de nature à rassembler
des personnalités décidées à se pousser du col et capables d'établir des
réseaux de confiance pour aller de l'avant.
3 juillet 2009. Est programmé
pour ce jour l'événement festif censé marquer mon départ en retraite. 65
ans déjà, à trois mois après. La salle est réservée, les invitations déjà
lancées pour une soirée « chapeaux » quand tombe la nouvelle,
définitive, que les bans du mariage envisagé privé-public ne seraient pas publiés. A-t-elle dopé mon
mental, au point d'expliquer la rapidité avec laquelle je décidai de remettre à
plus tard le caractère effectif de ladite
retraite ? Les occasions d'une bonne fiesta étant suffisamment
rares, la fête programmée aurait lieu -et eut lieu- comme prévu sans rien en
changer ; sauf pour le prétexte, ce qui n'était qu'accessoire.
Beaucoup
furent étonnés de ma décision, y compris dans mon entourage immédiat. S'il fût
des personnes qui eussent goûté à un départ anticipé de ma part, l'idée de les
décevoir une seconde fois m'enchantait. Ce pouvait être déjà une bonne raison.
Dans les mois et semaines précédant la date
prévue pour ma cessation de fonctions, je n'avais pas modifié significativement
mon activité comme dit précédemment ; par l'addition des préoccupations
inhérentes à la période troublée dont on sortait, je n'avais pas le mental à
tout arrêter d'un coup, à risquer l'état de manque chirurgical du jour au
lendemain. Ce pouvait être une autre bonne raison.
Au
fond de moi, s'en trouvait une autre, plus puissante : m'offrir la liberté de
décider du moment où il me plairait de partir, au gré de mon envie, au rythme
de mes choix. J'avais résisté à la pression d'un départ anticipé ; passer outre
le couperet de l'âge, j'en ferais mon affaire. Cette liberté à poursuivre mon
travail de chirurgien dans l'attente de la solliciter plus tard lorsque j'en
éprouverai le besoin était conditionnelle : plus de gardes, me concentrer
sur mes domaines de prédilection pour les opérés de mon choix ; à cet égard je
savais mon capital potentiel encore riche. Je savais aussi ce sentiment de
liberté revendiqué comme très relatif ; ne se résumait-il pas à l'acceptation
de contraintes librement consenties, avec cependant l'avantage de faire fi
délibérément de toutes celles extérieures à ma seule pratique chirurgicale. Libre du choix de mes responsabilités ; la vraie
liberté somme toute.
Il est étrange qu'il me fallut attendre ce moment pour m'offrir et connaître cette impression de liberté, comme un cadeau que je me faisais et que l'hôpital mon employeur me devait comme étant la moindre des choses.
C'est
ainsi que j'ai prolongé mon temps d'activité de trois ans. Ce fut un temps de
sérénité retrouvée. Un temps mis à profit pour un ultime défi.
Au
cours des années précédentes, Laurent Durin, en qualité de médecin
coordonnateur à l'Agence de Biomédecine, me pressait pour lancer sur Épinal les prélèvements d'organes (PMO). En raison
des difficultés et des incertitudes du moment, je ne m'estimais pas en mesure
de lui offrir cette satisfaction. La donne ayant alors changé du tout au tout,
ma disponibilité d'esprit tout autant, j'accédai alors à sa demande ; je savais
que par derrière poussait à l'action une équipe de coordination locale motivée
et bien préparée. Il me restait à étudier la question de près, à me préparer à
cette chirurgie nouvelle pour moi, à suivre une formation appropriée dans le
service du Pr. Hubert à Nancy.
Le
17 novembre 2010 fut une nuit de première. Aidé de François Panes, deux reins
furent prélevés sur une donneuse octogénaire ; l'équipe de transplantation
qui prit la suite nous annonça quelques
jours plus tard le succès de l'opération. C'est le champagne qui alors fut
extirpé de la glacière !
Pour les PMO suivants, je me plaçai en aide de François avant qu'il n'assume seul et en totalité cette lourde responsabilité. Je lui en sais gré. Il est plus que décevant que les jeunes chirurgiens viscéraux issus de Nancy aient refusé de s'impliquer dans cette voie porteuse d'espoir et de vie.
Quand
je fis état de mon intention de cesser toute activité pour l'été 2012, je reçus
un appel téléphonique de Jacques Oréfice, une vieille connaissance,
obstétricien libéral, mais intervenant comme un des responsables de la
SOGECLER.
« Si tu pars, qui va réaliser les
fistules des candidats à la dialyse ? Reste, ne serait-ce que pour cela ; au
besoin je te propose de venir opérer à la clinique ». Ce même souci
n'était pas venu à l'esprit des responsables médicaux du C.H.E !
En fin de compte, je conservai pour
seul rôle chirurgical celui de m'occuper des abords vasculaires chez les
dialysés dans l'espoir qu'un chirurgien au plan local soit en mesure de venir
prendre la suite ; espoir hélas déçu. Je restai malgré tout fidèle au C.H.E,
une fois de plus, m'y réservant une matinée opératoire hebdomadaire, à peine
suffisante d'ailleurs pour satisfaire les besoins.
Un beau jour, on me signifia qu'on ne pouvait plus m'octroyer qu'une
matinée par quinzaine…
Un
beau matin, j'eus droit à une prise de bec avec un anesthésiste, d'une autre
génération que moi, bien sûr.
Un
dernier matin de juin 2014, je posai définitivement le bistouri. Le moment
était venu. Ce
fut sans regret.
En ce début du mois de mars 2016, je me
suis attardé dans la zone de la Voivre, aux portes d'Épinal. J'y ai vu un pôle
de santé privé, solidement implanté, bien intégré à son environnement, occupant
un large espace qu'il ne semble pas prêt à abandonner.
En
ce même jour du mois de mars, de l'aire de jeux qui domine le Plateau de la
Justice et d'où on jouit d'une vue imprenable sur la ville, mes pas m'ont
conduit vers une longue palissade métallique. Par endroits, elle se trouve percée d'ouvertures grillagées à hauteur
d'homme, comme autant d'invitations pour le passant à y mettre le regard.
J'étais alors ce passant, curieux de voir ce que peut bien cacher cette
palissade. Elle circonscrit un trou, vaste, profond, aux surfaces lisses, aux arêtes
bien marquées, touchant à la quasi perfection, épousant une géométrie non
exempte d'esthétique ; un trou d'une pure beauté. Fait de terre
uniquement, pas un buisson. Dans un angle, une structure métallique pouvant
être une hélistation. Pour le reste, rien. Personne, interdit au public sans
doute. Un désert parfaitement délimité ; il y a des déserts vivants ; ici,
c'est un désert mort.
Ce
passant, dans ce rien qu'il a vu derrière la palissade, a cru malgré tout
percevoir quelque chose. Quelque chose qui a un goût, le goût amer des attentes
déçues, des énergies abusées.
C'est à se demander si le Fantôme de l'Opéra,
cher à Gaston Leroux, n'aurait pas fait le voyage d'Épinal, et par quelle magie
ses mânes ne l'auraient changé en Fantôme de l'Hôpital ? Par quel mystère et de
quel droit son esprit maléfique, après avoir si manifestement infiltré les
coursives, les étages, les bureaux du dit hôpital, s'accorderait-il l'audace de
prendre possession d'un trou d'exception pour y cacher un Hôpital Fantôme !
On
nous promet que dès octobre prochain le passant ne se dérangera plus pour voir
rien. Comme Vénus sortant de l'onde, un hôpital nouveau émergera du trou. Cette
annonce se double cependant d'une autre : avant que sa première pierre ne soit
posée, il doit rentrer à tout prix dans une enveloppe ; à cet effet il sera
délesté d'une aile. Couper une aile pour entrer dans une enveloppe ! Quelle
idée ! Qui ne dit qu'en cours de route
on ne trouvera de bonnes raisons à rogner celles qui lui restent ?
Après
une gestation aussi anormalement
prolongée, dans quel état sera-t-il lorsqu'il daignera sortir du trou! ?
Curieux, comme de fil en aiguille peut cogiter le passant à la contemplation d'un trou... Et lui de
quitter les lieux en chantonnant... trou la la...trou la lère...
Passé
le seuil d'un cabinet médical ou dépassé le hall d'entrée d'un hôpital,
l'entrant sait d'emblée de quel camp il
tient. Car deux camps cohabitent en ces lieux : dans l'un les soignés ou les
candidats à le devenir, dans l'autre les soignants. Deux camps vivant l'un de
l'autre, faits pour vivre de leurs rencontres. Dans le lien de dépendance qui
les unit, seuls les seconds doivent reconnaître leur existence comme fondée sur
celle des premiers ; la proposition
inverse n'est pas applicable, à moins d'accepter l'idée politiquement
incorrecte selon laquelle être malade puisse être le fait du médecin… drôle
d'idée…Un changement de camp est possible : lorsque le médecin se fait
malade ; la situation inverse, lorsque le malade se fait médecin, n'est
pas dans l'ordre des choses...encore que... L'excellent caricaturiste Jacques
Faizant, croquant à merveille les vieilles dames, faisait dire à l'une d'elles
: « Docteur dites-moi votre diagnostic ; je vous donnerai le mien
ensuite » !
D'un
manichéen aussi simpliste tient le
postulat technocratique liant l'offre (les soignants) à la demande(les
candidats aux soins) et selon lequel en réduisant la première (par le numerus
clausus à l'entrée des études médicales) la seconde s'en irait nécessairement
sur la même pente ; comme si moins de médecins ferait moins de malades ; alors
qu'il n'en sortira que plus d'inégalités entre candidats aux soins. Chacun peut
juger de la perversité de ce mode de
pensée à l'aune de ses expériences personnelles.
Au
premier abord, une frontière invisible sépare ces deux camps ; ou plutôt ces
deux mondes. Cette frontière tient dans l'idée que reconnaît toute société et
de tout temps à certains de ses membres de posséder des dons, des savoirs, un
pouvoir, de nature à intervenir sur les corps et les esprits de leurs
semblables ; de sorte que ceux qui en sont dépourvus se trouvent fondés à
requérir leurs services et se soumettre à leurs préconisations. Ce qui était
vrai au temps de l'empirisme chamanique s'est vu conforté à mesure que la
science a infiltré de ses progrès les connaissances sur l'être humain et
colonisé l'art de soigner.
Des lors que l'on passe aux choses concrètes et au stade des individus, ladite frontière se matérialise ; par un simple bureau par exemple ; modernité oblige, l'ordinateur posé sur lui et son écran qui s'interpose définissent davantage les territoires. Passant à la salle d'examen, inutile d'être devin pour comprendre où se situent le personnage en tout ou partie dévêtu, à l'horizontale sur une table inconfortable, et celui, debout à ses côtés, habillé d'une blouse blanche. Une passerelle telle une main tendue relie leurs univers : elle a nom la confiance, tantôt ténue et fragile, tantôt solide et durable ; c'est selon.
Il reste à définir les personnages placés de part et d'autre de la passerelle.
En adepte de la charité bien ordonnée, on commencera par ceux à qui sont dévolus l'art et la mission de soigner, dont c'est le métier et qui en vivent. Ils sont médecins, chirurgiens, spécialistes, à qui la société se remet parce qu'ils possèdent à la fois les connaissances sanctionnées par des diplômes et la moralité par l'engagement pris devant leurs pairs de se conformer à une déontologie. De ce côté de la passerelle, la situation est assez simple.
De l'autre côté, que trouve-t-on ?
Le
malade, d'abord et bien sûr ;
réel ou supposé, peu importe.
Il
se confie à l'interlocuteur médecin pour lui dire ce qui trouble sa santé, et
obtenir de lui le remède qui le soulagera ou le guérira ; à défaut, il
espère de lui le conseil ou le bon aiguillage qui le mènera aux bonnes
solutions.
La
nature du lien qui se tisse entre ces deux personnages tient de la palette du
coloriste. Il est bien révolu le temps du paternalisme et, qui plus est, de l'impérialisme
à la Jean-Louis Faure, dont le règne absolu domina la chirurgie gynécologique
sur la période charnière des 19è et 20è siècles ; il considérait par
principe le malade comme un ignorant, dont le rôle était de se remettre aux
décisions du médecin détenteur du savoir, de se soumettre à son pouvoir né de
ce savoir. De nos jours, l'application de ce savoir se confond dans un devoir,
celui de « donner des soins, non quelconques, mais consciencieux et
attentifs, conformes aux données actuelles de la science » : un lien
contractuel dans un esprit humaniste. Rien n'interdit d'enrichir ce lien
d'empathie.
Parmi
les écueils et de toute bonne foi, il y a l'empire que peut prendre le médecin
sur le malade, menaçant le libre arbitre de celui-ci par un sentiment
d'appropriation abusif. Que recouvre dans la réalité l'expression « mon
malade » si communément utilisé par le médecin ? Une autre forme de
pouvoir ? Ou plus simplement un rapport d'obligé à obligé, reliant
« mon malade » à « mon médecin ».
Le nuancier est aussi large que la relation peut être différente.
Le patient.
Considéré
comme synonyme de malade, il lui ressemble à maints égards mais ne se confond pas
nécessairement avec lui. Il consulte, mais est-il seulement malade ? Il se peut
qu'il ne le soit pas, ou qu'il ne le sache pas. S'il le sait, il est dans
l'attente de quelque chose qui requiert de la patience : le résultat redouté
d'un examen, celui du traitement en cours ou de l'opération subie, ailleurs
c'est de devoir prendre son mal en patience.
On
est patient dès qu'on s'installe dans la salle d'attente ; attendre que s'ouvre
la porte, attendre son tour. Attendre ensuite du médecin : qu'il interroge,
examine, consulte un dossier ; attendre de lui ce qu'il dira, ne dira pas,
la manière de le dire, un mot comme un verdict, ce qui se cache derrière la
rareté de ses mots, derrière quelques Hum... ; attendre ce qu'il va faire,
peut faire, ou ne peut plus faire. Dans toute attente se mêle l'espoir de
quelque chose, ce peut-être beaucoup ou pas grand-chose. C'est selon.
Le patient attend aussi du médecin de
l'écoute, et donc qu'il lui offre du temps ; pas tant comme un cadeau que
comme un besoin. Une denrée précieuse par les temps qui courent ! La rencontre
passée, que reste-il de toutes ces attentes ?
Plus malade on est, plus patient on doit être, et plus patient on se trouve. Être patient est une vertu qui se mue alors en état ; un drôle d'état…
L'assujetti.
Dans la perspective du risque qui peut vous sortir un jour ou l'autre, pour un temps pas toujours prévisible, du monde des bien portants, tout un chacun, dès son premier emploi, se fait cotisant et se range dans le camp des assujettis, à la Sécurité Sociale s'entend ; fiché sous un numéro de matricule, et détenteur d' une carte Vitale en guise de sésame. Pour l'avenir, vous voilà socialement assuré et individuellement rassuré. Passer au stade suivant se fait sans formalité.
L'usager.
L'assujetti est détenteur de droits. L'usager qu'il ne manquera pas
d'être un jour exprimera alors la conscience de ses droits ; des droits
constitués pour qu'il en fasse l'usage ; des droits qu'il assimile volontiers à
ceux du consommateur qu'il est aussi. La santé, ce bien à part, notre société
en a fait un bien de consommation courante. Est-ce un bien banal pour autant ?
Vaste sujet.
L'usager
s'est fait acteur incontournable de notre système de santé ; au travers
d'associations où il milite, il y pèse d'un poids d'autant plus lourd. Que sa
voix au Conseil de Surveillance de l'hôpital vaille celle de tout autre, du
médecin en particulier, tient plus que du symbole.
Notre
société qui invite au consumérisme prêche aussi l'égalité : l'égalité pour un
accès à des soins qui soient les meilleurs et au plus vite. De là à exiger
l'égalité devant la maladie, la confusion n'est pas loin. L'injustice bien
réelle face à elle, et à la mort qui se trouve au bout, n'en est que plus
difficilement comprise ou acceptée.
Les
attentes du patient deviennent exigences chez l'usager. De ce droit d'obtenir
découle naturellement celui de porter un jugement sur ce qu'il a reçu et
comment il l'a reçu ; en langage actualisé, cela s'appelle une évaluation sur
prestations.
L'esprit
« usager » modifie les usages : il est tendance de dépouiller le
médecin de son image conventionnelle pour la réduire à celle d'un prestataire de services plus ou
moins occasionnel ; et quand il est gratifié d'un remerciement tout aussi
occasionnel, il s'en trouve surpris.
À
fin d'explication, à l'esprit consumériste et égalitariste ambiant s'ajoute une
autre donnée : la croyance dans une démocratisation des savoirs. Lorsqu'elle
est réalité, tenant d'une culture suffisamment approfondie des sciences
médicales, on ne peut que s'en réjouir ; ailleurs, et c'est bien souvent le
cas, elle est plus supposée que réelle, au prétexte d'un droit de savoir égal
pour tous mal placé, puisant ses références à la télé, dans une littérature
sélectionnée, selon Internet, aux avis de la concierge ou du voisin…
Décider de son sort en toute connaissance de
cause, maîtriser son destin en toute chose se veulent aussi comme les conquêtes
de l'homme et de la femme modernes. Ceci dit, le sujet n'est pas nouveau.
« Le consentement éclairé » à obtenir du patient apparaît comme une
obligation cardinale dès la première édition du code de déontologie, à partir
de la délivrance d'une information « sincère, loyale et
approximative ». Somme toute, rien de nouveau si ce n'est que l'accord
verbal et la poignée de main qui vaut confirmation ne suffisent plus. Le
« top la » qui scelle un contrat ou un marché n'a plus cours dans le
négoce depuis belle lurette. Seul fait foi l'écrit lu et approuvé, paraphé et
signé en plus d'exemplaires qu'il n'en faut -précaution oblige. Faire crédit à
la parole est passé de mode. La traçabilité des faits comme des dires, selon
des protocoles précis, est une vérité à laquelle la pratique médicale n'a pas
manqué d'échapper. La loi Kouchner de 2002 a transformé le devoir d'informer en
une obligation dûment formalisée ; le document établi entre les parties -ainsi
sont désignés le patient et son médecin-, et destiné à rejoindre le dossier
médical, est censé contenir toutes les informations indispensables aux prises
de décision ; la consignation des risques potentiels encourus par le
premier constitue tout autant un moyen pour le second de se prémunir de mises en cause toujours pénibles. En
principe, tout au moins… Il arrive que l' abondance des données inscrites
contienne tant de possibles que cette démarche aille à l'encontre du but
recherché, tant l'addition des incertitudes et des inquiétudes qui en découlent
viennent s'ajouter à celles légitimées par le souci de santé en cause ; ceci
est d'autant plus vrai que la masse d'informations aura été picorée tous azimuts. Et que dire
d'un consentement éclairé à l'annonce d'une vérité trop aveuglante, de faits
mis en lumière sans ménagement ! Combien de fois en fin de compte l'entretien
ne se termine-t-il pas par « c'est vous le Docteur, faites ce qu'il y a à
faire… ». Je puis en témoigner.
Tirer profit d'un préjudice par le
biais d'une accusation de défaut d'information préalable est devenu monnaie
courante de la part des malades insatisfaits ; ce moyen est un filon
d'autant plus commode à exploiter que la démonstration contraire revient au
médecin. Je reconnais pour ma part avoir eu bien du mal à admettre cette interférence
de papier dans ma relation avec mes futurs opérés.
Cette
évolution législative répondant à une demande sociétale a été conçue à
l'avantage premier du patient malade ; certains y ont vu un plus
démocratique à son endroit...on peut s'en étonner, mais pourquoi
pas ! Malgré son côté contraignant et paperassier, le praticien peut y
trouver matière à protection face à des usagers procéduriers, puisant aux
meilleurs conseils, à la recherche de bénéfices tirés d'aléas ou de problèmes
comme il ne manque pas de s'en produire
en chirurgie, obstétrique, anesthésie, pour ne citer que les domaines de la
médecine les plus soumis aux contestations. En contrepoint, faut-il s'étonner
de la prise de distance d'un praticien vis-à-vis d'un patient en proportion du
risque qu'il estime encourir du fait de ce dernier ? Si la méfiance s'en
mêle, elle peut être tout aussi réciproque qu'une confiance accordée sans
arrière-pensée.
En positif, le partage des informations est avant tout à concevoir comme un moyen de dialogue d'égal à égal au but premier d'une acceptation de la part du malade-patient-usager du problème de santé qui l'assaille ; au but second d'obtenir de lui une participation active aux soins et donc à des choix de vie décisifs, parfois définitifs, qui ne reviennent qu'à lui. Laisser à chacun le choix de sa mort, son moment, ses moyens, sans que quiconque ait à en juger des motifs, serait dans le prolongement logique du droit reconnu à décider de son futur de vie. Faut-il voir comme un paradoxe que notre société n'y soit pas encore prête, reste divisée sur le sujet, majoritairement opposée dès que sont prononcés les mots euthanasie ou suicide assisté. Sans doute en raison d'une question jusqu'à ce jour sans réponse : qui pour donner la mort demandée et de quel droit ? Cette idée de pouvoir décider de sa mort est cependant en marche ; elle progresse, à petits pas. C'est ainsi.
Le client.
S'immisce un rapport à l'argent entre
le malade-patient-usager et le médecin. Il y a ceux qui estiment que c'est dans
la nature des choses. Il y a ceux pour qui avoir à débourser peut dénaturer
leur relation ; en nourrissant un sentiment d'inégalité par l'argent, et
donc d'injustice ; par la crainte que le côté commercial porté par l'argent
vienne à primer sur l'éthique. Cette intervention de l'argent est susceptible
d'interfèrer dans le rapport que le
malade-patient-usager entretient avec la pathologie qui l'atteint. En effet, si
l'accès à un thérapeute, à un traitement, dépend de la somme à poser sur la
table -sous la table dit-on parfois-, ou
du dépassement d'honoraires exigé, voilà de quoi ajouter à la difficulté de
certains choix ; de quoi alimenter aussi une culpabilité si un résultat
décevant est perçu comme lié à un refus d'avoir payé.
Pour le client, plus il débourse plus il
en veut pour son argent ; en conséquence, plus le médecin est soumis à une
obligation de résultat. Si on admet le prix d'une compétence, sa
marchandisation en est-elle le corollaire normal ? Alors, que vaut celle du
praticien qui ne demande rien ? Quel lien de proportionnalité entre le
prix demandé et la compétence offerte ? Au demeurant, si le client est le
payeur, en cas de tiers payant, le vrai client serait la S.S. ; le
consommateur de soins est ravalé au rang d'usager, à ses droits, dépossédé de
celui d'exiger plus pour ne pas avoir ouvert son portefeuille. Et s'il est mis
à contribution pour partie, n'est-il client qu'en proportion ?
Au final, où se situe le prix de la
confiance et comment l'évaluer ?
Les sous et la maladie : un
vivre ensemble pas commode et qui n'a pas fini de poser question !
Et l'opéré ?
La
Chirurgie se trouve incontestablement au cœur des mutations relationnelles évoquées.
Elle offre une spécificité par rapport aux autres disciplines médicales : dès
lors que le chirurgien a pénétré l'intimité physique de son semblable, qu'il
soit patient, usager, client, ou simplement malade, -ou tout en un-, à la
sortie du bloc opératoire celui-ci rejoint une cohorte bien particulière :
celle de ses opérés. Ce sont les mains qui ont mené le geste qui ont
noué le lien entre eux. Par ce lien une rencontre singulière a eu lieu,
spécifique et très variable d'un cas à l'autre : de l'instant ou durable,
sans lendemain ou fidèle, clientéliste ou désintéressée ; riche ou pauvre d'humanité, empreinte ou non
d'empathie.
De fil en aiguille, une rencontre ratée ou réussie.
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Assez parlé de l'environnement
hospitalier sous ses diverses coutures.
Je dois ne serait-ce qu'un
chapitre à mes opérés, aux rencontres dont ils ont été l'occasion, aux soucis
dont ils ont été la raison.
Par
ma vocation initiale généraliste, recentrée peu à peu sur mes deux pôles de
prédilection -vasculaire et orthopédique-, ma palette chirurgicale a été large.
Chirurgien hospitalier, l'urgence, avec ses spécificités, était contenue dans
cette vocation. Par ma longévité dans le même établissement, j'eus pour autre
vocation à gérer dans la durée un certain nombre de fidèles ; la rencontre
initiale s'est alors prolongée d'une autre, privilégiée, grâce au temps.
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Les actes chirurgicaux dans ce qui les motive comme dans ce qui en menace les suites ont partie liée à une triade : l'infection, l'hémorragie, la thrombose.
L'infection.
À l'étudiant que j'étais, il a semblé un temps que les progrès dans les connaissances et les moyens thérapeutiques du moment et à venir, à défaut de pousser à la disparition des bactéries et virus, finiraient bien par dominer les infections de toutes natures, au point de les maîtriser suffisamment pour ne plus avoir à les craindre. Espérance déçue par un excès de confiance dans les pouvoirs de la science sur ceux de la nature. L'antibiotique, le vaccin, ne peuvent pas tout. Elles continuent à remplir une partie des hôpitaux, à menacer les actes opératoires des plus simples aux plus sophistiqués, quand ce n'est pas à occuper périodiquement la une de l'actualité. Combien de vies mises en jeu, de parcours d'existence perturbés à jamais en raison d'un microbe malicieux et malvenu !
L'hémorragie.
Elle est pour le chirurgien une autre hantise. Il y a celle qui menace dans une dissection difficile, dans l'accès à l'organe malade. Il y a celle effective, qui commande le geste d'hémostase pressant et efficace ; incontrôlable, l'opérateur trouvera toujours à se reprocher de n'avoir pu ou su faire face pour la maîtriser, y parer, l'éviter. C'est la difficulté à contrôler l'anévrisme rompu, la plaie vasculaire profonde ; c'est la prothèse ou la suture vasculaires qui pleurent le sang en raison de troubles de la coagulation irréversibles engendrés par une hémorragie trop abondante ; c'est le lâchage d'une ligature, la désunion subite d'une suture par la déchirure de la paroi du vaisseau, la rupture du surjet… : la vie qui tient à un fil ! Autant de souvenirs blessés et cruels logés à un étage particulier de la mémoire de tout chirurgien.
La
thrombose.
Les
processus de coagulation sont là pour préserver la vie. Quand ils dépassent ou
débordent de leurs finalités, ils ont le tort de se faire dangereusement
pathogènes.
La
thrombose dans les veines profondes, avec son risque d'emboles dans les artères
pulmonaires, figure comme une complication possible de toute chirurgie,
certaines étant plus concernées que d'autres. Les traitements préventifs
systématiquement administrés en réduisent le danger sans le faire disparaître.
Alors que dire quand elle survient là où on ne saurait l'attendre. Par sa
faute, j'ai été confronté à un juge d'instruction ; en cause, un accidenté de
scooter en état d'ébriété, porteur de contusions diverses mais ne justifiant
d'aucun traitement particulier et placé en observation dans mon service, qui
s'effondre, les lèvres bleues, à son premier lever ! Et que dire quand
l'héparine, l'anticoagulant de référence, est responsable, par un mécanisme
immunologique mal élucidé, de thromboses extensives par activation anormale des
plaquettes. J'ignorais que cela fut possible quand je fus confronté à un tel
problème en 1985 : la cause ne fut identifiée qu'après plusieurs
désobstructions artérielles menées en 48 heures lorsqu'on comprit que
l'augmentation des doses d'héparine aggravait les phénomènes en même temps
qu'une thrombopénie !
Quand la thrombose s'installe dans l'artère, elle a un double potentiel, d'embolie et d'ischémie ; ces dangers sont de même nature que l'artère concernée soit destinée à un membre, au myocarde, au cerveau. Que le caillot déborde de son rôle d'étanchéité de la suture pour obstruer la lumière du vaisseau restauré reste toujours du possible, même après les gestes apparemment les plus parfaits. Une menace qui peut se faire jour aussi bien à la levée des clamps que secondairement ; une menace qui impose une vigilance rigoureuse, et qui, si elle se réalise, contraint à une reprise sans retard quelque soient l'heure, la fatigue de l'équipe, le temps d'anesthésie supplémentaire. En définitive le chirurgien vasculaire joue en permanence sur la ligne de crête étroite entre hémorragie et thrombose.
Il
est à craindre que « l'homme augmenté » promis par l'emballement des avancées techniques sera
condamné à son corps défendant et pendant longtemps à voir sa superbe menacée
par les effets de l'infection, de l'hémorragie et de la thrombose, leurs causes
et leurs conséquences. Comme autant de rappels bienvenus à l'humilité pour l'homme
moderne autant que pour ceux décidés à l'ensorceler sous l'apparence des
intentions les plus généreuses.
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Les
quelques récits à venir, et qui font partie d'un passé qui m'est encore bien
présent, mêlent tous ces ingrédients à des degrés divers. De leur faute, ce
sont des vies qui ont basculé, dont le cours a été bousculé. De leur fait se
nouèrent des rencontres singulières pour
lesquelles la mémoire, moins que jamais, ne peut se satisfaire de l'oubli.
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La chirurgie gynécologique, bien qu'étant
assez éloignée de mes préoccupations ordinaires, m'obligea à son service malgré
moi à diverses reprises. En voici deux exemples parmi les plus emblématiques.
La
patiente est une de nos infirmières. 48 heures après une césarienne pour son
premier enfant, elle présente un état septicémique gravissime à welchia
perfringens. Aussitôt le diagnostic posé, aidé de l'obstétricien, on
ré-intervient. Les tranches d'hystérotomie sont le siège d'une infection
manifeste ; les lésions de nécrose et l'odeur caractéristique confirment
le germe anaérobie responsable. Chez cette femme jeune se pose la question
d'une hystérectomie dite de sauvetage. Me référant à mon expérience de la
chirurgie en matière de gangrène chez des patients en Réanimation Larcan lors de mon clinicat, je pensai un geste
conservateur possible; à condition d'une excision complète des tissus nécrosés,
jusqu'en zone assurément saine, d'un
drainage efficace, par voie utéro-vaginale en l'espèce ; et terminer par un bon
lavage à l'eau oxygénée ; enfin, aucune suture, la vessie et le péritoine
servant à couvrir les tranches utérines. Les antibiotiques feront le reste.
Bonne pioche, avec des suites favorables. Quelques années plus tard elle
connaîtra les joies d'une seconde naissance, par les voies naturelles, et sans
problèmes.
Comme quoi la nature peut rester bonne fille.
Je me prépare pour une prothèse de genou quand surgit
Daniel Gérard.
Lui :
Marie-Noëlle (son épouse ; elle est
anesthésiste à la maternité Arc en Ciel) vient
de m'appeler pour une femme qui présente
une hémorragie de la délivrance après expulsion d'un enfant mort. Avec
l'obstétricien, elle pense qu'il
faut procéder à une ligature des
artères hypogastriques. Sinon elle va mourir.
Moi :
Il y a deux chirurgiens vasculaires à la clinique de la Ligne Bleue. Et j'ai
cette prothèse qui m'attend.
Lui :
Pour l'instant, aucun n'est disponible.
Tu viens...
Moi :
Je n'ai jamais fait cela. Est-ce seulement la bonne solution...Alors soit...
J'abandonne mon monde. Une boîte vasculaire sur le bras
je monte dans la voiture de Daniel qui
file à l'Arc-en-Ciel.
Moi :
Bonjour tout le monde.
Elle
(Marie Noëlle) : Merci d'être venu ; mais dépêche-toi.
Laparotomie
; l'extériorisation de l'utérus « ex-gravide » facilite plus que je ne
l'imaginais l'accès aux deux carrefours hypogastriques. Test de clampage : le
saignement cesse. La ligature des deux hypogastriques sera donc bien la
solution. Les nœuds posés, au revoir tout le monde. Retour à ma prothèse.
Quelques
mois plus tard, en cours de consultation :
L'infirmière :
Deux personnes veulent vous voir.
Moi :
Je suis en retard ; qu'elles attendent ou prennent un rendez-vous.
L'infirmière :
Ce n'est pas possible ; c'est assez particulier...
Moi :
Alors, faites entrer.
Se
présente un jeune couple :
Lui :
Ma femme et moi voulions connaître le chirurgien qui l'avait opérée ;
savoir qui il est.
De leur démarche et de leurs remerciements dits en toute simplicité, j'en garde encore toute l'émotion. Je sais que par la suite ils eurent la joie d'un autre enfant.
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Mr.
K. est admis en provenance d'Oran via Europe Assistance. Je suis à Épinal
depuis peu. En Algérie où il passait ses vacances dans sa famille d'origine, un
accident de scooter lui vaut une fracture fermée du fémur droit. Elle est
stabilisée par un clou centro-médullaire posé dans l'hôpital du secteur. À son
entrée, frissons et 40 de fièvre. À la dépose du plâtre pelvi-pédieux qui
emballe le membre, s'extériorise une suppuration émanant de l'abord
transquadricipital utilisé pour la mise en place en va et vient d'un clou à la
tenue manifestement insuffisante ; un va et vient accompagné de
staphylocoques en masse.
Dépose
du matériel, toilettage, excisions à la demande jusqu'à la certitude de
l'éradication de toute nécrose, stabilisation par fixateurs externes,
constituent en plusieurs gestes les premiers temps du traitement. Au final, 15
cm d'os diaphysaire séquestré ont été retirés. Vaste chantier.
Pour
la reconstruction, on fait appel à la méthode de Papineau. Tous les sites
capables d'offrir de l'os spongieux en suffisance sont exploités. La partie de greffons non
circonscrite par les muscles sera le siège d'un exsudat puriforme, traité au
quotidien plusieurs heures durant par un lavage de sérum au
goutte-à-goutte ; peu à peu cet exsudat s'amenuise à mesure qu'une
épidermisation se fait progressivement de manière concentrique et que les
greffons se trouvent incorporés.
Au
bout de sept mois, la couverture cutanée est complète, tout écoulement tari. La continuité osseuse est rétablie mais
on s'interroge sur sa solidité. On envisage un appui progressif sous couvert
des fixateurs maintenus en place quand survient une complication imprévue.
À
ma visite du soir est constaté un jet de sang le long d'une fiche de fixateurs
placée au-dessus du genou : sans nul doute la pointe de celle-ci en
prenant du jeu est-elle venue perforer l'artère poplitée haute. Intervention
toute affaire cessante. Après dépose du système de fixateurs et sous protection
d'un garrot posé à la racine de la cuisse, on aborde la jonction
fémoro-poplitée avec les pires difficultés : par l'impossibilité de fléchir le
genou irrémédiablement fixé en extension
et en raison d' une sclérose des tissus invraisemblable. Une fois l'artère
contrôlée, et réséquée la partie lésée
jusqu'en zone saine, soit quelques cm, que faire ensuite ? Une ligature,
c'est exclu car c'est l'amputation assurée ! Reste à rétablir la continuité
artérielle à tout prix; la veine saphène interne, en soi le matériau idéal,
trop filiforme à droite comme à gauche, s'avère inexploitable ; interposer
une prothèse en dacron en ce milieu contaminé est à trop haut risque ;
reste une solution, totalement impossible de nos jours et même punissable :
pour les dialysés rénaux dépourvus de capital veineux utilisable, on recourait
à des segments veineux saphènes retirés lors de cures de varices et conservés
dans une solution de cialit (un procédé qui sera par la suite abandonné) ;
va pour un segment de veine conservée !
L'audace
s'avère payante. La suite se passe simplement. Un appui progressif est
entrepris sous couvert d'une orthèse externe. Le membre est sauvé au prix d'un
genou raide en extension. Peu à peu l'os greffé se densifie, se rapprochant de
l'os cortical.
Dix-huit
mois plus tard, Mr K. me revient en raison d'une « boule » battante
et progressivement croissante dans la zone artérielle pontée. À la reprise,
l'allogreffe a disparu, expliquant le faux anévrisme. La saphène interne
s'avère redevenue utilisable pour un nouveau pontage.
Au
plan chirurgical, l'affaire peut être vue comme un succès. Au plan humain,
c'est une tragédie. Pas de retour possible à l'emploi initial (chauffeur de
taxi) ; pas de reclassement possible, en tout cas réalisé ; il est
voué à vivre dans l'oisiveté de sa pension d'invalidité ; l'alcool fera le
reste. Il était soutenu par une femme admirable de ténacité et par le courage
qu'elle lui insufflait ; elle me sollicitait dès qu'un problème survenait, même
s'il n'était pas de ma compétence ; les larmes vinrent s'ajouter à ses propos.
Elle soutint tant qu'elle put le combat contre la déchéance progressive de son
mari ; jusqu'au jour où n'en pouvant plus elle s'en sépara. Quant à lui, il mit
fin à ses jours, soit une dizaine d'années après un accident qui ne fit pas que
lui briser le fémur.
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Un
étudiant de « la Filasse » (Ecole d'ingénieurs en industries
textiles) d'origine tunisienne me consulte pour une vieille infection dont le
trajet fistuleux conduit en direction de
l'échancrure sciatique. La hanche de ce côté a subi une arthrodèse à la suite
d'une coxalgie (tuberculose de la hanche) alors qu'il avait huit ans. On
arrivera à lui résoudre ce problème. Il exprime alors son désir de voir
corrigée l'attitude vicieuse liée à cette arthrodèse, en adduction et flexum
excessifs, qui l'oblige à marcher sur la pointe du pied et au prix d'une
boiterie qui ne souligne que davantage son handicap. Ce sera réglé par une
ostéotomie haute du fémur à l'occasion des vacances universitaires suivantes.
Cette correction laisse en place un raccourcissement fémoral de l'ordre de 4
cm. Il se réserve d'autres vacances à
cet effet . On fera appel à la méthode de Wagner, en deux temps ; le
premier consiste après ostéotomie du fémur en un allongement progressif moyennant le fixateur dudit Wagner ; le
second vise à interposer une greffe dans l'espace ainsi créé et à remplacer le
fixateur par une longue plaque vissée. Au terme de ce programme étalé sur les
trois années qu'il passa à Épinal pour ses études, il repartit heureux pour sa
Tunisie natale, le bassin équilibré, débarrassé de sa fistule, et un diplôme
d'ingénieur textile en poche.
Merci Épinal, merci la France. Un parcours à tout le moins insolite en raison d'un vieux staphylocoque.
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Mr. V.,
tout juste 20 ans, présente, suite à un accident de moto, une fracture ouverte
de jambe gravissime. Après les gestes de parages initiaux nécessaires, un court pontage sur l'artère tibiale
postérieure rompue et un alignement osseux par fixateurs externes, le sauvetage
du membre n'est pas garanti ; il y aura lieu de combiner ensuite des plasties
cutanées à des gestes de reconstruction osseuse, avec les aléas que l'on suppose. Pour de telles
situations, l'école Strasbourgeoise, à la suite du Dr. Jenny, a mis au point une solution originale
avantageuse en temps et efficacité ; on s'y conformera avec exactitude. Un
premier temps consiste à se garantir de l'exérèse en une seule fois de tous les
tissus dévitalisés, os compris, mais en s'arrêtant au juste nécessaire. À cet
effet on injecte en début d'intervention une solution de bleu de
disulfine ; les tissus vivants se colorent de bleu, ceux dévitalisés
non ; les justes excisions peuvent être alors menées. Par ce fait même,
l'opéré est transformé en un homme bleu, un véritable schtroumpf ! S'en
différenciant seulement par la charlotte verte coiffant sa tête au lieu d'un
bonnet bleu. Bien que préparé, Mr V. fit une drôle de tête lorsqu'il se vit
face à son miroir ; comme annoncé, la décoloration demanda quelques jours.
Au cours du même temps opératoire, un chapelet de petites billes de ciment
imprégnées d'un antibiotique (Gentalline), fut placé en interposition entre les
extrémités osseuses et couvert par un lambeau cutané de translation. Six
semaines plus tard, on remplaçait les « Gentabilles » par des
greffons spongieux, tassés dans une loge aux parois d'un rouge parfaitement
homogène garantissant la parfaite vitalité des tissus ambiants. En conséquence
de quoi la biologie orientée favorablement fera le reste du travail pour
aboutir à la consolidation.
Du
courage, il en fallut à ce garçon sympathique afin de se ré-autonomiser et persévérer
dans son métier de paysagiste à son compte, en raison des troubles trophiques
et cicatriciels inévitables après de telles lésions initiales. Une quinzaine
d'années plus tard, chutant de son camion, il se fit une mauvaise fracture de
cheville dont les suites ajoutèrent aux séquelles de l'accident premier.
Entre-temps, le bleu de disulfine a été interdit d'usage et les «Gentabilles » retirées du circuit commercial. Les avatars du progrès aboutissent parfois à des vérités bien instables.
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Le
jeune Damien, 14 ans, m'est adressé pour un raccourcissement du membre
inférieur droit de l'ordre d'une dizaine de centimètres. Son épais dossier
maison révèle une prise en charge prolongée pour une histoire d'ostéomyélite de
la partie distale du fémur alors qu'il avait 7 ou 8 ans ; un dossier géré de
bout en bout par P. Poisson. Il marche sous couvert d'une volumineuse chaussure
orthopédique qui maintient la cheville en flexion plantaire pour un appui
confié au bout du pied. On ne maudira jamais assez les effets pernicieux des
staphylocoques, qu'ils soient dorés ou non, sur l'os infantile.
Un allongement selon la méthode de
Wagner, avec ses deux temps, sera d'abord réalisé sur le fémur. Deux ans plus
tard, pour les 4 cm restant à compenser, le tibia bénéficiera d'une autre
technique d'allongement progressif : après une ostéotomie dans la
métaphyse supérieure, sans qu'il soit
nécessaire d'apport de greffons à aucun moment, l'os se régénère grâce aux
vertus du périoste soigneusement respecté. Une déformation en varus se fit
insidieusement de manière seconde au sein de l'os néoformé, suffisante pour
contraindre un geste d'ostéotomie correcteur ultérieur ; malheureusement un
syndrome de loge en émailla les suites immédiates. Comme quoi l'impunité n'est pas toujours au
rendez-vous des meilleures intentions ! À moins que de trop jouer aux
apprentis sorciers... En fin de compte, ce jeune homme réussit à s'insérer dans
la société et à vivre d'un travail plutôt physique.
Il
me sollicita peu avant mon départ en retraite. À la quarantaine passée, il
présentait une gonarthrose évoluée alliée à des déformations conséquentes sur
les extrémités osseuses, en lien avec les histoires passées. Je demandai à
Alain R. de me succéder dans ma fonction d'apprenti sorcier pour la prothèse
qui s'imposait.
Est-ce le dernier épisode d'une série d'aventures causées par un staphylocoque qui eut un jour l'idée malencontreuse de faire son nid dans une de ses métaphyses fémorales ! On le lui souhaite.
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J'ai toujours pensé que chirurgies vasculaire et orthopédique pouvaient se marier de manière heureuse. L'éclatement de la chirurgie en entités totalement distinctes a conduit à une forme de ségrégation entre elles deux, rendant impossible pour ne pas dire inconvenant une telle union contenue dans de mêmes mains. Pourtant, agir en ménageant les tissus en orthopédie comme on le fait en vasculaire est une bonne chose ; savoir où sont les vaisseaux quand on accède à l'os en est une seconde ; savoir traiter les traumatismes des vaisseaux associés à ceux des os en est une troisième. La Chirurgie d'aujourd'hui se refuse au métissage. C'est ainsi.
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Le Docteur S., installé à Lerrain, là où
je fis mon premier remplacement en médecine générale, passe la soirée au
bowling de Golbey. Un forcené armé d'un fusil de chasse tire dans l'assistance.
Il est blessé au membre inférieur droit, touché à bout portant. Il présente une
fracture ouverte haute du tibia au point d'impact central des projectiles ;
paradoxalement, il souffre atrocement du pied ; pas besoin d'examens
complémentaires pour affirmer l'ischémie distale.
Sans
artériographie préalable, on aborde l'axe poplité ; le thrombus qui occupe la lumière de l'artère a fait
l'hémostase d'une première perforation causée par un plomb ; une seconde est
trouvée plus en aval, et une troisième, encore plus basse, sur le tronc
tibio-péronier ; sans compter les quelques trous dans les veines
adjacentes. Le tronçon artériel lésé est remplacé par un pontage saphène. De
longues incisions de décharge sont menées sur la jambe en raison d'un œdème
musculaire sous tension liée autant au syndrome de revascularisation qu'aux
hématomes produits par la dispersion des petits plombs. Un long montage par
fixateurs externes tendu de la partie basse du fémur au pied immobilise le
genou, stabilise la fracture tibiale, évitera les attitudes vicieuses de la
cheville prévisibles en raison des diverses atteintes
musculaires ; les gestes
secondaires en seront d'autant facilités, qu'ils soient d'excision de nécroses
puis de lambeaux cutanés et de greffes.
Le
Dr. S. reprenait appui sur ses deux pieds au bout de trois mois ; il retrouvait
sa sacoche de médecin de campagne au bout du quatrième. Fumeur invétéré, je le
revis une dizaine d'années plus tard pour des problèmes d'artérite ; mais c'est
un cancer du poumon qui l'emporta.
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Dans le registre plaies par armes blanche
et à feu, je peux faire état d'une certaine expérience. Assez exemplaire fut
cette affaire qui fit la une des médias nationaux. Un forcené barricadé chez
lui à Deyvillers, dans la proche banlieue d'Épinal, blesse un livreur qui, au
volant de sa camionnette, a la malchance
de passer dans sa ligne de tir. On fit appel
au fameux GIGN, commandé par le non moins fameux capitaine Barril, pour
maîtriser le danger public. Quant à sa victime, c'est moi que le hasard de la garde plaça sur sa
route. Le projectile avait explosé le colon sigmoïde, traversé le cotyle en
évitant par chance les vaisseaux iliaques, pour terminer sa course dans la tête
fémorale, elle aussi explosée. La résection colique fut suivie d'une colostomie
dans l'attente d'un rétablissement de continuité deux mois plus tard. Quant à
la hanche, une prothèse de type intermédiaire fut mise en place qu'il nous
fallut changer en prothèse totale sept ou huit ans plus tard. Jamais ce patient
ne reprit d'activité ; je crois que le statut de victime lui allait plutôt
bien.
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Il arrive que vaisseaux et orthopédie ne fassent pas bon ménage, surtout quand thrombose et infection s'en mêlent. Qu'une même main gère la cascade de problèmes que leur combinaison malvenue engendre n'est pas sans avantages.
J'avais traité Mr. G. d'un anévrisme poplité bilatéral en deux temps successifs par résection-greffe veineuse. L'arthroplastie de genou droit que je fus amené à lui poser pour une arthrose évoluée fut suivie d'une complication infectieuse larvée. Après avoir tenté de jouer la temporisation par l'antibiotique pendant plus de deux ans, on n' échappa pas à l'inévitable reprise pour une dépose des pièces en place ; six semaines plus tard une nouvelle prothèse était mise en place. Au décours de ce dernier geste, mené pourtant sans garrot, on eut droit à une surprise inattendue sous forme d'une ischémie par thrombose du pontage poplité ; la désobstruction alors menée sans retard, cette complication fut sans conséquence. L'imprévisible est vraiment partout ! À distance, ces divers événements furent rangés par le patient au rang des péripéties et des mauvais souvenirs en raison d'un retour à une vie normale.
Mr.
P, victime d'un grave accident de la route, présente à la fois une fracture du
cotyle droit et une disjonction-fracture ilio-pubienne gauche. La fracture
cotyloïdienne est opérée en premier ; une traction continue stabilise
provisoirement les lésions de l'hémi-bassin gauche dans l'attente de leur
ostéosynthèse. Quelques jours plus tard survient un état septicémique grave
confirmé par des hémocultures systématiquement positives ; l'antibiothérapie
adaptée est sans aucun effet. Le foyer opératoire ne semble pas en cause. En
peu de jours, on voit le patient de décliner dangereusement. À un nouvel examen
attentif à la recherche d'une cause, on note un œdème discret de la racine de
la cuisse droite. À cette époque nous étions très sensibilisés aux questions de
thrombose veineuse profonde en raison des propositions de thrombectomie
chirurgicale assez en vogue. Une phlébographie est demandée à tout hasard (le
scanner n'est pas encore né). Bonne pioche : elle montre une thrombose
ilio-cave extensive ; selon toute probabilité le thrombus sert de nid aux
staphylocoques. Tentant le tout pour le tout sur un malade en état de choc
infectieux, on procède un abord direct de la veine cave inférieur pour la
débarrasser des caillots qui l'obstruent ; un geste qui n'est pas sans
risques tant au plan hémorragique qu' infectieux. Il sera salvateur.
On
ne pourra traiter comme voulu, par nécessité, les autres lésions touchant
l'anneau pelvien. Elles consolideront avec un effet d'ascension sur le membre inférieur
gauche de 3 cm. On s'autorisera un an plus tard un geste d'égalisation par un
raccourcissement d'autant sur le fémur opposé.
Une vingtaine d'années plus tard, je le revis pour une coxarthrose
droite demandant une prothèse. Il se dispensa de toute complication
thrombo-embolique et infectieuse ; il est vrai qu'il fut l'objet d'une
attention et de mesures de prudence qui auraient pu finir par l'inquiéter...
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Cette
charmante dame m'est confiée d'un service de médecine pour une tuméfaction
palpable dans la région inguinale gauche. Elle y avait été admise pour une
embolie pulmonaire. Une thrombose veineuse iliaque gauche objectivée par les examens en est assurément
la responsable. Je l'avais opérée trois ou quatre ans plus tôt d'une prothèse
de hanche comportant un couple de friction en céramique d'alumine. La poursuite
des explorations démontrera une rupture de la céramique sur le versant
cotyloïdien, avec des débris enkystés dans une poche à développement antérieur,
au contact de la veine iliaque, cause de sa thrombose, et donc de l'embolie !
Une reprise s'impose tant pour changer la prothèse que retirer les débris de
céramique essaimés ; elle obligera à l'arrêt temporaire du traitement
anticoagulant, avec alors un risque sérieux de relance de la maladie
thrombo-embolique : ou comment conjuguer deux contraires. Pour parer à ce
dernier risque, je descendrai un filtre cave par voie jugulaire droite
percutanée avant d'installer la patiente en vue du changement de
prothèse : les nouveaux implants comprendront un nouvel insert cotyloïdien
à base de céramique, mais provenant d'un autre fabricant.
Faire, défaire, refaire pour un retour à l'état antérieur… moyennant quelques péripéties en cours de route.
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Urologie et vasculaire forment parfois un curieux couple.
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Mr. G.,68 ans, ne se plaint de rien
d'autre que d'une baisse de forme. Le bilan réalisé par son fils, pharmacien à
Vittel, révèle un début d'insuffisance rénale (urée 0,41g/l, créatinine
21mg/l). S'ensuit une urographie intraveineuse (UIV) qui démontre à droite une
hydronéphrose sur calcul enclavé et un rein gauche muet. L'urologue de la
clinique Saint Jean, m'appelle au décours de l'opacification urétérale
rétrograde qu'il vient de réaliser sous AG ; les clichés révèlent une longue
sténose filiforme de l'uretère gauche. Il n'est guère besoin de palper
l'abdomen pour constater un anévrisme de l'aorte sous rénale ; la relation de
cause à effet est établie.
Au
plan tactique, priorité est donnée au rein droit (Dr Leroux) : extraction
de la lithiase par lombotomie suivie d'un drainage urétéro-pyélique qui posera
quelques problèmes avec des phénomènes infectieux intercurrents. Ceux-ci
réglés, on intervient sur l'aorte un mois plus tard.
On a la surprise de tomber sur un
anévrisme inflammatoire, une forme tout à fait exceptionnelle ; il apparaît
tant dans sa forme que par son aspect blanc en surface comme un petit œuf d'autruche. Les plans de
clivage habituels ont disparu. La libération de l'uretère gauche ne pourra être
que partielle. À l'ouverture de l'anévrisme pour la mise en place d'une
prothèse aorto-bi iliaque, sa paroi, une vraie couenne, est épaisse de un à
deux cm.
Les
soucis à venir n'ont pas été d'ordre abdominal ou vasculaire. Surviendra
d'abord une pneumopathie avec un encombrement d'autant plus sévère qu'il était impossible
d'obtenir du malade qu'il veuille cracher ; elle aurait pu l'emporter sans
l'action énergique des réanimateurs. Passé cet épisode, on se heurta plus qu'à
un syndrome d'abandon, un refus systématique du patient aux besoins et
exigences les plus élémentaires : refus d'être levé, et surtout de
s'alimenter. Comme une attitude d'opposition d'ordre infantile, impossible à
raisonner. Je n'ai vu aucun cas analogue de toute ma carrière. Pas d'autre
solution que de l'alimenter par sonde. Sa femme, très présente, trop ?, insista
pour partager l'hospitalisation au côté de son mari, nous assurant qu'elle
obtiendrait de lui ce qu'il nous refusait ; quant à son fils, il ne voyait son
père qu'au travers des résultats biologiques. On accéda à la demande de
l'épouse pour une chambre qui leur soit commune dans mon service. Mauvaise
pioche : elle faisait obstacle à l'approche des infirmières auprès du patient,
considérait comme une forme d'agression la moindre intraveineuse, intolérable
l'exigence du kiné à ce qu'il bouge, se lève, s'appuie sur un déambulateur.
L'impasse. Un oukase fut finalement donné au couple : en imposant une date au
départ de la femme, une autre à l'ablation de la sonde digestive et enfin au
retour à domicile qu'il réclamait tant. Au terme du deuxième mois
postopératoire, à la veille de sa sortie, on réussit non sans mal à arracher
leur accord pour une UIV de contrôle : le rein gauche avait retrouvé une
fonction normale tandis qu'à droite l'hydronéphrose s'était reconstituée. Et au
final, cette manière de procéder fut la bonne.
Il est parfois surprenant de constater l'énergie que peuvent déployer
certains patients à vouloir ne pas guérir, supérieure à celle que d'autres
offriront pour s'en sortir. Quant à l'estime que retirent les soignants de tels
malades et de leur entourage, on éludera la question.
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Il est arrivé à P. Poisson et
moi-même d'exploiter nos complémentarités pour réaliser des interventions combinées solutionnant dans
le même temps un problème urologique et une pathologie obstructive
aorto-iliaque qui n'auraient sans doute pas pu être traités aussi complètement
et valablement en deux temps successifs. En voici deux exemples.
Premier cas. Pierre réalise une néphrectomie élargie pour cancer
du rein gauche par thoraco-phréno-laparotomie. Par la même voie, j'implantai
ensuite une prothèse aorto-bifémorale sur l'aorte thoracique basse, de manière
d'autant plus justifiée que l'aorte sous rénale était trop calcifiée pour
permettre la même implantation ; ceci fut d'autant plus aisé que la loge
rénale était libre et disséquée. Les
suites de ce double geste ne s'en sont pas trouvées particulièrement
alourdies.
Deuxième cas. Pierre a réalisé une
cystectomie totale pour cancer. Avant qu'il ne confectionne une vessie iléale
et qu'il n'y implante les uretères, je posai de manière conventionnelle une
culotte aortique ; ce choix de double opération en un temps était conditionné
par l'impossibilité absolue de réaliser le même geste vasculaire secondairement
et à distance du geste urologique, ce dernier à lui seul rendant définitivement
inaccessible l'accès à l'espace rétro-péritonéal.
Dans les deux cas, personne n'eut à se
plaindre de la stratégie choisie.
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Mr. Sa. est admis pour une
hémorragie digestive haute d'emblée menaçante. C'est P. Poisson qui reçoit ce
nord-africain, ancien harki, à l'état général déficient au vu de son apparence
malingre. L'hypothèse d'un ulcère duodénal à la cause de ce saignement est
jugée la plus probable. À la laparotomie menée en urgence, point d'ulcère ; par
contre une masse suspecte le long de l'aorte abdominale. Il est en effet
porteur d'une culotte aortique posée il y a quelques années pour lésion
obstructive aorto-iliaque. Après une dissection difficile, l'opérateur met en
évidence une désunion partielle entre le corps prothétique et l'aorte,
fistulisée dans le quatrième duodénum. La brèche vasculaire est traitée, en
situation de sauvetage, par un patch prothétique. Devant des suites
immédiatement favorables, on opte pour en rester là.
18 mois plus tard, faisant mon
tour au SAU, j'y découvre dans un box Mr. Sa. Il est en attente de transfert en
Médecine pour un bilan de baisse de l'état général avec anémie. Sans
discussion, direction mon service. Les diverses endoscopies s'avèrent négatives.
L'aortographie (on est encore au temps pré-scanner) révèle une voussure
suspecte à la jonction aorto-prothétique. Une fistule aorto-duodénale itérative
est considérée comme le diagnostic probable, mais sans certitude absolue. La
décision qui en découle n'est pas mince, par l'obligation de déposer toute la
prothèse vasculaire en place supposée contaminée. Le projet opératoire
finalement retenu, dans la perspective de la ligature de l'aorte sous rénale,
comprendra deux temps en un. On commence par une restauration artérielle
préalable à l'aide d'une culotte aortique prothétique passant à distance
de la prothèse en place, branchée à cet effet sur l'aorte thoracique basse
après thoracotomie gauche ; ses deux branches seront glissées, après traversée
du diaphragme, dans les espaces rétro-rénal gauche puis rétro et sous-péritonéal jusqu'aux deux
carrefours fémoraux. Ceci fait, après avoir repris la laparotomie médiane, on
accède au carrefour prothéto-aortique ; c'est alors seulement que l'on a
confirmation de la justesse du diagnostic. La prothèse est déposée, l'aorte
ligaturée sous les artères rénales. Un marathon chirurgical de plus de sept
heures.
Je revis souvent la frêle silhouette
de ce patient à ma consultation, et pas seulement pour un suivi de principe à
long terme justifié par son histoire peu ordinaire. Périodiquement, il se
manifestait en raison de l'apparition de petites boules au pli de l'aine,
tantôt à droite, tantôt à gauche, témoignant de la survenue de faux- anévrismes
anastomotiques. Il m'en faisait l'annonce avec le sourire, sans la moindre
inquiétude, comme faisant une bonne blague : « Docteur Ravey, vous
m'arrangerez bien cela ! ». Je n'avais pas d'autre choix que de reprendre
l'ouvrage, chaque fois plus difficile et aléatoire, et ajouter un petit bout
supplémentaire de prothèse ; pour tenir combien de temps ?
Un infarctus du myocarde l'emporta. J'éprouvai beaucoup de peine à cette nouvelle. Je crois qu'on s'aimait bien.
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Monsieur S. vint me voir sur le conseil
amical de sa fille, médecin en Réadaptation sur l'établissement. Il était un
architecte reconnu sur la place d'Épinal.
Opéré quelques années plus tôt d'une
culotte aortique pour anévrisme, il consultait pour une tuméfaction apparue à
la racine de la cuisse gauche. En réalité s'était développé un important sérome
péri prothétique occupant largement l'espace rétro-péritonéal gauche et se
prolongeant sous l'arcade crurale. Cet épanchement séreux, complication rare et
spécifique du Dacron, empêche l'intégration de la prothèse aux tissus
avoisinants et met en péril la restauration vasculaire. Pour pallier au risque
de désunion prothéto-fémorale gauche, une plastie de couverture avec le muscle
couturier sera d'abord réalisée ; l'épanchement rétro-péritonéal sera drainé
mais récidivera ultérieurement. Il fallut se résoudre à déposer toute la partie
de prothèse baignant dans le liquide, et à la remplacer par une autre d'une autre
texture (PTFE), entourée d'épiploon, dans l'espoir d'en favoriser une
intégration accélérée par les tissus adjacents ; un pontage croisé en position
pré-vésicale pour revasculariser le membre inférieur droit compléta le geste
mais dut être repris dans l'urgence en raison d'une thrombose précoce.
La
remise en route fut difficile, requérant du convalescent beaucoup d'énergie et
autant de courage. Ultérieurement, le problème vasculaire étant oublié, c'est
pour un autre type de prothèse qu'il me confia son genou.
Mr S. était un homme délicieux, toujours bien disposé, dominant étonnamment ses problèmes physiques. Il offrit gracieusement ses services quand je le sollicitai pour un aménagement de ma maison. Son souvenir m'est toujours autant présent lorsque mon regard s'arrête sur l'aquarelle qu'il m'offrit, car il était aussi un artiste. Il fut emporté par la récidive d'un méchant mélanome.
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Il y a des moments plus inconvenants que d'autres pour faire bénéficier ses semblables de son savoir-faire chirurgical, comme ces jours censés porter des messages de paix et de santé. Me laissent un souvenir indélébile cet enfant en train de partir d'une rate rompue une nuit de Noël, comme cet autre patient qui rompit son anévrisme aortique au moment précis où l'année basculait dans la suivante. Comment oublier cette autre nuit de la Saint-Sylvestre où m'arriva un jeune homme la jambe broyée, sans autre alternative possible que de devoir l'amputer ; il avait eu le malheur de se trouver assis jambes pendantes à l'arrière d'une remorque non éclairée et sur laquelle s'écrasa une voiture !
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C'est sûr, c'était un jeudi soir ; de
quelle semaine, de quel mois, je ne saurais le dire. Après une journée
non-stop, j'en avais plein les sabots. En soirée, le radiologue de garde
m'appelle pour un patient adressé de la clinique Saint-Jean et qui souffre
d'une sciatalgie hyperalgique depuis 24 ou 36 heures, allant en s'aggravant. Il
s'agit du prêtre en charge de la paroisse Saint Maurice, le père Humbert. Le
scanner révèle un anévrisme de l'aorte abdominale rompu sur son plan postérieur,
expliquant cette symptomatologie trompeuse. Avec R. Jacson aux manettes de
l'anesthésie, on s'attelle à l'intervention qui s'impose de manière immédiate.
Cette affaire périlleuse se passe plutôt bien. À sa sortie du service de
réanimation au quatrième jour, je lui
rappelai ce mot d'Ambroise Paré : « je le soignai, Dieu le
guérit ». En fait, pas tant que cela : dans le bilan d'entrée avait été
noté un taux de protides sanguins anormalement élevé, passé au second plan dans le contexte de
l'urgence. Ce bilan fut repris et approfondi : il mit en évidence une
hémopathie jusque-là infra-clinique révélée par le hasard de son urgence
vasculaire ! Révélation lui en fut faite le jour où lui était donnée sa
date de sortie du service, au moment précis où il pouvait se croire
définitivement sorti d'affaire : comme un coup de massue !
Il sortait d'une épreuve qui aurait
pu l'emporter pour une autre non moins difficile et incertaine. Lui, plus que
tout autre, était en droit de se demander où était la justice divine? Il fut
pris en charge par l'équipe d'Hématologie du CHU de Strasbourg :
chimiothérapie, chambre stérile, greffe de moelle... Un programme qui le cassa
physiquement autant qu'il brisa sa voix qu'il avait superbe. Il se fixa pour
objectif le retour à ses activités pastorales pour Noël. Il retrouvait
effectivement sa prestance et sa voix pour la circonstance. Imaginez notre
émotion réciproque lorsque nous nous sommes retrouvés face-à-face au moment de
la Communion ! Par la suite, il a marié notre fille, baptisé notre première
petite-fille, officié aux obsèques de Marie Noëlle D, la surveillante de mon
service emportée par un cancer. Pour fêter son retour à la plénitude de ses
fonctions et à sa joie de vivre, il rassembla un soir dans un moment chargé
d'émotion et d'amitié sa parenté, les personnes l'assistant dans son travail
pastoral, et les médecins qui s'étaient chargés de ses problèmes de santé
successifs.
Il fit une première rechute quatre ans plus tard : même protocole, encore plus dur à supporter. Trois mois avant que ne se déclare la seconde rechute qui l'emportera, il conduira encore un groupe de jeunes à la découverte du massif du Mont-Blanc, les faisant bénéficier du petit chalet qu'il avait aux Contamines.
La faveur de cette rencontre avec le Père Humbert n'a probablement pas été sans effet dans le sens donné par la suite, de fil en aiguille et comme à mon insu, à mon métier de chirurgien. Non pas qu'il ait dévié vers une orientation différente de ce qu'elle était depuis mes débuts ; plus exactement, il s'agit de ma conviction, au prix d'une acuité accrue, du caractère plus que particulier et privilégié que confère la capacité dévolue au chirurgien de s'introduire par effraction, même si elle est consentie, au sein de l'anatomie de ses semblables. Par ce fait, pénétrant dans leur intégrité corporelle, il accède à leur intimité la plus secrète, de la même manière qu'on accède à tout ou partie de l'intimité de quiconque dès lors qu'on entre dans sa demeure, que l'on y soit invité ou que l'on s'y invite d'autorité. Le rapport de proximité on ne peut plus immédiat qui s'instaure au plan physique ne peut que s'enrichir, ne serait-ce qu'un temps, d'un même rapport au plan mental et intellectuel. L'opéré, si proche du chirurgien le temps de son action, devient pour lui un proche ; un proche dont il a, dont il doit avoir le souci ; il se fait son prochain au sens chrétien du terme, qu'il le veuille ou non, qu'il soit croyant ou mécréant. De surcroît, la singularité qui s'inscrit dans chaque relation l'invite alors à se défaire de comportements portés par l'habitude ou la routine, réservant ces derniers plus utilement à d'autres usages. Un autre idéal comme un autre défi confrontés aux réalités du quotidien !
La manière d'être du père Humbert autant que sa parole portaient témoignages d'idées aussi fortes que simples en apparence. Pour lui, il était clair que le destin de chacun n'est en aucune manière prédéterminé par une volonté divine quelconque ; il est d'abord le résultat de l'exercice de sa propre liberté, laquelle est -ou serait- un don de Dieu. Sa foi en Dieu passait d'abord par une foi en la Vie, celle-ci valant tous les combats, bien des sacrifices, si ce n'est tous les sacrifices. Et pour mieux soutenir celle-ci face à l'avenir, il y a l'Espérance. Mais de quelle essence est cette dernière lorsque l'ultime espoir n'a plus lieu d'être ? Dans la transcendance qu'on lui suppose, le doute peut-il s'inviter pour mieux la nourrir ? Aussi bien qu'il pourrait, sournoisement, la détruire au dernier souffle ? Qui sait ce qui lui habita l'esprit à cet instant ? Que Dieu, seul à héberger son secret, fut bien là alors pour l'accueillir est ma première espérance pour lui ; qu'Il sut le recueillir à la hauteur de sa foi, de ses mérites et de ses peines en est la seconde.
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Je
ne puis terminer ce chapitre que je pourrais poursuivre à l'infini sans évoquer
les malades en dialyse rénale chronique. J'ai eu à m'occuper tout au long de ma
carrière des accès vasculaires pour nombre d'entre eux, en provenance du
service d'Hémodialyse, implanté initialement à Vittel, et transféré en 2010, à
Épinal.
J'ai
vu se modifier peu à peu les motifs à insuffisance rénale, la glomérulonéphrite
post angineuse du sujet jeune disparaissant quasiment au profit de la
néphropathie vasculaire du sujet âgé et de celle du diabétique. Dans l'attente
d'une greffe rénale longue à venir, comme parfois à la suite d'un rejet, il
faut trouver des solutions pour un branchement aisé à la machine qui épure
trois fois par semaine. Face à un capital vasculaire sérieusement malmené par
des années de dialyse, l'imagination doit être mise sérieusement à contribution
pour encore trouver une réponse quand tout a été tenté.
Je suis admiratif de ces patients
soumis aux doubles contraintes de leur maladie et de la machine sollicitée pour
en combattre les effets ; de leur patience face à une épreuve qui n'en finit ;
de leur courage exigé par un quotidien difficile et pourvu de nombre d'aléas ;
de leur espérance dans une greffe, pour ceux inscrits sur la liste d'attente,
sans en ignorer toutes les difficultés ni les incertitudes.
Pendant des années, je me suis occupé du cas de Roselyne ; deux greffes, deux échecs. Elle cache ses deux membres supérieurs zébrés de cicatrices en tous sens, tachés de vieilles ecchymoses, douloureux au contact et à leur mobilisation. Elle impressionnait en positivant en une vie qui n'était qu'une survie inconfortable, de plus en plus pénible. Elle décida un jour de ne plus aller subir ses dialyses. Elle savait mieux que quiconque vers quoi conduisait ce choix.
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La vie, c'est un cheminement au milieu du monde. Ce
cheminement connaît un premier jour ; un dernier jour aussi, son point final. Comme
en toute chose. La mort fait partie du parcours ; ce fait que l'on peut juger
regrettable découle d'une loi incontournable ; elle n'est pas seulement dans la
nature des choses ; c'est la nature même qui est ainsi. Et qui plus est,
mauvaise nouvelle, vivre est risqué.
Le
nouveau-né, lui ne sait pas tout cela. Le saurait-il que pourrait lui prendre
l'envie de regagner la chambre utérine d'où il a été expulsé d'autorité et non
sans risques, s'accrochant alors à son cordon comme on monte à la corde, tout
en continuant de se nourrir aux saveurs du placenta. Ce n'est que plus tard que
l'enfant qu'il deviendra apprendra cela peu à peu, quand la conscience lui
viendra que le seul présent est fait pour déborder et s'élargir vers le
sentiment qu'il existe un futur, en pensant aussi le jour vécu en fonction de
ses lendemains.
L'âge
de raison, aux dires de nos parents, était supposé atteint lorsque leur enfant
avait accédé à la conscience de la finitude de l'existence. C'est à ce moment
également, pour rester dans l'univers qui fut le nôtre, que l'enfant était
convié « à faire sa première communion » ; initié à l'existence de
Dieu, la naissance et la mort de Jésus, la résurrection du Christ. À défaut
d'une compréhension précise dans des actes de foi qui l'interrogeront tout au
long de son existence, il se trouve alors pénétré que sa vie sur terre n'aura
qu'un temps, un temps que ses proches ne lui manqueront pas de lui souhaiter le
meilleur et le plus long possible, comme à chacun de ses anniversaires. Quant à
savoir ou supposer ce qu'il y a après la mort et au-delà d'elle, c'est une
autre affaire.
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Cette
question existentielle quant à un au-delà supposé, espéré, voire redouté,
traverse avec une étonnante constance toutes les époques et toutes les
cultures. Le plus surprenant tient à ce que des mondes qui n'ont jamais
communiqué entre eux, en raison des siècles qui les séparent aussi bien que par
l'isolement géographique dans lequel ils
sont enfermés, trouvent des points de rencontre très forts, aient élaboré des
constructions sur le sujet qui se rejoignent ou se concurrencent plus qu'elles
ne se s'opposent.
Il n'y a pratiquement que l'homme moderne pour
croire à un néant absolu après la mort. Sans doute parce qu'il estime que la
pensée qui le définit au même titre que le corps placé sous sa dépendance se
résume dans les interactions savantes et complexes de processus neuronaux,
humoraux et hormonaux, définitivement mortels dès lors qu'ils ne sont plus
alimentés par la chimie qui les conditionne. Le cerveau en est le siège ;
quelques minutes d'anoxie, et alors il n'est plus rien, et ne produira plus
rien à jamais.
Le refuge de l'âme est le cœur ; sans doute
parce que ses battements se rythment aussi à ceux de nos émotions. La mort, ce
n'est pas perdre son âme ; c'est la rendre. À qui, à quoi ?
Difficile
de définir l'âme, principe immatériel de la vie que se reconnaît l'espèce
humaine comme spécifique à elle-même. Dans maintes cultures et sociétés, il
s'est mué en un principe spirituel attaché indissolublement à ce qui définit
notre humanité même ; jusqu'à le considérer porteur d'une transcendance
susceptible de survivre au corps après
sa mort ; lié au corps mais capable de s'en détacher. Quant à estimer
possiblement ce principe comme étant d'essence divine, il n'y a qu'un pas.
Cette
conception duelle du corps et de l'âme qui l'habite pour mieux s'en évader au
dernier battement du cœur, par sa permanence à travers les âges et les
civilisations, touche à un merveilleux auquel on ne demande qu'à souscrire ;
comme pour permettre à l'humain, via
diverses croyances ou espérances, à se raccrocher à l'infini de l'espace
et à l'éternité du temps.
Ce
possible voyage de la mort à une autre vie questionne autant celui voulant
l'espérer qu'il interroge celui se l'interdisant.
On reconnaîtra aux récits mythologiques qui
abondent, colportés de génération en génération au cœur du monde antique
jusqu'à nous parvenir, le mérite de poser de vraies questions mais d'y répondre
en mêlant l'invraisemblance des légendes au réalisme de choses et situations
concrètes. Ne portant pas de dogmes en eux, il était dans leur vertu d'accorder
à ceux les écoutant une liberté : celle de mêler à la philosophie qu'ils y
puisaient la part de rêves ou de croyances de nature à les satisfaire.
Ainsi,
les contemporains de Homère, ne voyant guère dans le ciel un espace de navigation
pour esprits en errance, étaient préoccupés de ce qui pouvait se tramer dans le
monde souterrain régenté par Hadès ; que devenait l'âme du défunt qui,
interdite de retour chez les humains par Cerbère, n'avait d'autre choix que de
s'en remettre à Charon pour traverser le Styx et l'Achéron avant d'être
jugée ?
Au
pays des Pharaons, l'âme chargée sur la barque solaire pour une traversée
rappelant en tout point celle du Nil du temps où elle habitait le corps de son
propriétaire, quittait le rivage des vivants pour celui des morts. Accueillie
par Anubis, dieu à tête de chacal, et après s'être soumise à diverses épreuves,
il restait à son cœur à subir la pesée
sous le regard d'Osiris et le contrôle de Thot : aussi légère que la plume
de Maat, direction le Paradis ; dans le cas contraire direction la gueule du
monstre Amenuit qui guette au pied de la balance et en fera son festin.
Les
religions offrent d'autres voies dans ce cheminement de la mort à la vie, balisées
de dogmes et d'exigences morales. Pour celles qui sont nées d'une révélation,
leur théologie s'est enrichie, ou encombrée, des produits de l'Histoire et de
courants qui n'ont pas manqué de parcourir et diviser les sociétés où elles se
sont répandues, si ce n'est imposées.
Pourtant
et pour en rester aux fondements de la foi chrétienne, à en juger par les
iconographies sculptées dans la pierre aux tympans de nombre de nos cathédrales
comme celles traitées dans les fresques colorées ornant par exemple les
monastères orthodoxes les plus réputés des Balkans, des parallèles ne manquent
pas entre ce qu'enseignent les Saintes Ecritures et les récits inscrits sur les
pylônes des temples de Haute Égypte ou encore les écrits des philosophes et des
tragédiens de la Grèce antique. Ainsi du Jugement Dernier, dont les
représentations font état avec la même force démonstrative du bien qui mérite
récompense contre le péché qui mérite punition ; à la droite du Christ en
majesté se rangent les âmes personnifiées des Saints et des élus qui se
pressent en foule en son Royaume, nouvelle terre promise ; à sa gauche
figurent celles tout autant personnifiées des âmes bannies au feu de l'enfer ou
condamnées à être digérées par le tube digestif d'un monstre insatiable à la
gueule en forme d'entonnoir. On imagine mal comment cette dernière engeance
trouverait la capacité d'émerger au moment de la résurrection promise un jour à
l'ensemble de l'humanité !
Si les religions se fondent, entre autres arguments, sur un au-delà
promis ou prometteur, c'est qu'elles possèdent un gène dominant commun : que la
vie a pour destinée d'être gagnante quoi qu'il advienne, qu'elle est condamnée
à perdurer sous une forme ou une autre. Et au bout, elles portent toutes une espérance.
C'est ce qu'elles enseignent et prenons cela comme une bonne nouvelle. Pour
autant, à la lecture de leurs livres d'histoire ou de leur presse quotidienne,
les terriens sont à même parfois de formuler quelques doutes sur ces annonces ;
à moins que ce soit les hommes les fautifs, ayant trop dénaturé le message délivré par le Dieu
auquel ils accordent leur foi.
La
croyance chez les Druzes, une minorité musulmane du proche Orient, selon
laquelle l'âme quittant le corps d'un défunt s'évanouit dans l'espace à la
recherche du premier-né qu'elle rencontrera pour venir l'habiter est plus
qu'une belle idée poétique : elle est généreuse et garante d'éternité. Elle me
plaît bien.
Rien
à voir avec celle selon laquelle 72 vierges seraient promises au djihadiste
après avoir actionné sa ceinture d'explosifs ; au demeurant rien n'étant dit
quant au consentement des jeunes filles, c'est un viol en série qui se
produirait au paradis d'Allah. On serait tenté de voir dans la volonté
d'asservissement sexuel imposé par les islamistes purs et durs comme le besoin
qu'ils ont de connaître sur terre ce que leur nouvelle vie auprès d'Allah ne
leur garantit pas nécessairement après avoir disséminé la mort et les doutes
qu'ils peuvent avoir à cet égard.
À
plus d'un titre on peut trouver extraordinaire la manière dont s'est imposé et
répandu sur une large partie du globe le principe de réincarnation de l'âme né
d'une révélation faite au prince Siddhartha sous un banian avant de devenir le
Bouddha révéré. Il est vrai que cette philosophie ne comporte que du positif et
de quoi rassurer. Puisque la qualité du karma propre à chacun conditionne le cycle des réincarnations,
autant veiller à ce qu'il soit le meilleur possible en cédant aux bonnes actions
comme à respecter avec scrupule et empathie tous les êtres vivants puisque
susceptibles d'abriter l'âme d'un parent ou d'un semblable qui auraient plus ou
moins mal tourné ; le chien qui traverse la rue pourrait bien abriter celle
damnée d'un lama ! En tout cas, ce cycle destiné à se poursuivre tant que
l'esprit n'a pas atteint une perfection menant à l'Eveil ou à se fondre dans un
Nirvana synonyme de béatitude éternelle offre l'avantage d'entretenir l'espoir
au commun des mortels ; leur âme continuera leur vie vaille que vaille même si
elle transite à travers des êtres plus ou moins désirables. Et, s'inscrivant
dans une philosophie qui prône le temps et la patience, elle finira bien un
jour ou l'autre, empruntant l'un ou l'autre Véhicule, le Petit ou le Grand, à
trouver le chemin qui mène à l'épanouissement idéal.
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En définitive, aux temps pharaoniques comme au temps présent, la pensée
religieuse quelle qu'en soit l'obédience invite chaque individu à structurer sa
vie terrestre, voire à la conditionner, de manière à ce que la vie dans
l'au-delà qui l'attend ou qu'il espère s'engage le moment venu sous les auspices
les meilleurs. Et ce que l'on croit pour soi, on le souhaite légitimement pour
ses proches. Par contre, on peut être tout aussi fondé à penser l'au-delà comme
un vaste néant ; pour autant, pour les disparus qu'on affectionne, comment
s'interdire d'imaginer qu'ils ne sont pas quelque part autour de nous.
« La mort n'est rien. Je suis simplement passé
Dans la pièce d'à côté.
- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
Je vous attends. Je ne suis pas loin,
Juste de l'autre côté du chemin »
Ch. Péguy.
Le culte des morts tient ses réalités sans doute depuis que l'homme existe, par le besoin qui le pousse depuis toujours à maintenir un lien de son vivant avec ceux qui l'ont précédé. Il est possible que c'est en le cultivant qu'homo est devenu sapiens, ou encore un peu plus sapiens ; sapiens car sachant ce que les autres créatures ne peuvent savoir, entre autres qu'il y a des présences que l'on ne voit pas dans l'espace et le temps où il se débat, les espérant plus protectrices que maléfiques, et où se mêleraient en qualité d'intercesseurs les esprits de ses proches disparus.
Nous
avons besoin de lieux pour réactiver notre mémoire vers des passés alimentés
des images que nos défunts ont laissées d'eux en nous. Les cimetières en sont
l'exemple le plus commun. Les tombes alignées côte à côte ne sont pas que leur
ultime demeure ; ornées de symboles ou dépouillées à l'extrême, elles
portent un ou quelques noms gravés dans le marbre. Un nom n'est pas qu'une
identité ; c'est aussi le support élémentaire à toute relation. Chaque
cimetière a son âme, celui blotti près de l'église du village comme celui du Père-Lachaise. Le
cimetière chinois de Manille se présente comme une ville silencieuse organisée
autour de larges rues bordées d'habitations à l'architecture recherchée, se
présentant comme d'authentiques pièces à vivre ; sur la porte de nombre d'entre
elles se trouve une boîte aux lettres ; sobre et puissant symbole
attestant du maintien d'une communication entre les vivants et les morts
qu'Internet n'est pas en mesure de concurrencer en l'espèce...
Plus
modestement, s'offre sous une toute
autre dimension l'autel de prières qui occupe un angle de la cour ou
d'une pièce de toute maison balinaise, agrémenté de quelques fleurs, de bâtons
d'encens et souvent de portraits miniatures.
Question
proximité, la palme revient aux Incas de la période pré hispanique qui avaient
pour tradition de placer la momie de leurs parents en position fœtale dans des
niches murales destinées à cet usage.
À l'inverse, par les temps qui courent, il serait plutôt tendance chez nous de disperser les cendres sans même laisser quelque part une petite plaque de commémoration : plus rien !
Ce
n'est pas sans raison non plus que les vivants se soumettent à des rituels pour
encore communiquer avec ceux partis mais restés présents à leur cœur ; ils
constituent tout autant un support à l'identité de la plupart des cultures. On
peut évoquer à cet égard les rites vaudou aux Caraïbes, les danses au rythme
effréné des Masai de l'Est africain ; les festins funèbres et ruineux pour
les familles au pays Toraja, avec sacrifices devant les invités de maints
cochons et buffles de prix, en sont un autre modèle.
Ailleurs, comme c'est un peu partout, une conversation silencieuse, un temps de recueillement, une prière accompagnée de fleurs devant une tombe…
Penser le Ciel, tombé
dans l'espace public depuis l'origine des temps sans doute, de l'Homme certainement, pour servir de lieu privilégié au repos des âmes est tellement
commun et partagé, où que l'on vive sur notre planète, qu'on en oublierait la
raison comme sa signification... Pourtant les cosmonautes ou les satellites
visitant régulièrement son espace n'en ont jamais débusqué ni signalé la
présence.
Alors pourquoi les terriens, pourtant
informés, continuent-ils à se tourner ou prier le Ciel à la disparition d'un
être cher ? À l'opposé du corps prisonnier dans sa tombe sous terre, l'âme
y trouverait un espace de liberté sans
limites : peut-être. Pour les chrétiens, c'est l'assurance d'y retrouver le
Christ et la Vierge Marie, « montés au Ciel ». Pour beaucoup,
c'est plus simplement comme donner un sens utilitaire aux étoiles, en imaginant
qu'au sein du firmament couvert de paillettes il y aura bien l'une ou l'autre
pour porter la lumière des êtres qui nous manquent ; cette lumière, c'est une
onde qui nous relie à eux à une tellement grande vitesse (TGV) que le contact
est immédiat, même si elle tient du fil imperceptible ; et en les pensant
ayant ainsi rejoint l'infini de l'univers n'est-ce pas leur proposer un gage
d'éternité...
100 milliards d'êtres humains
auraient habité la Terre avant de la
quitter. Si ce nombre correspond ou est
inférieur à celui des corps célestes de toutes natures se baladant dans le
cosmos, chacun a pu trouver une place ; si c'est davantage, rien n'interdit que
soit partagée une même étoile : on a bien inventé ici-bas les gratte-ciel.
Au demeurant, maintenant que l'on sait l'univers en perpétuelle expansion autorise
à imaginer que se créent en permanence davantage de places pour davantage de
monde.
Une autre bonne
nouvelle, autant pour....
« celui qui croyait
au ciel
celui qui n'y croyait
pas ». Aragon.
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D'autres itinéraires, moins
métaphysiques mais en revanche moins poétiques, peuvent être explorés dans ce
cheminement de la mort à la vie, et ce, tout en se référant à ce que
l'existence de nos proches a laissé sur nous comme en nous.
À l'échelon individuel, il revient
avant tout à la mémoire de jouer son rôle en réactivant périodiquement ce qu'elle a fixé d'eux et classé au rang des
souvenirs. Point n'est besoin d'y insister, tant la chose s'impose d'elle-même,
avec sa charge de plaisir et d'émotions. Son périmètre reste nécessairement
limité à ce qu'elle a connu avec priorité à la parenté et aux amitiés les plus
fortes. Reste que cette mémoire fait partie de l'intime de l'histoire qui a
construit chacun.
À l'échelon d'une lignée, nous
savons que chaque être vivant a pour signature son ADN. Grâce à Watson, Crick et Walkins, prix Nobel en
1962 pour avoir décrit dix ans plus tôt sa structure en double hélice porteuse
du capital génétique propre à chaque individu, je sais que l'ADN qui
m'appartient en propre et envers qui je suis redevable à tout instant porte en
lui cette autre mémoire qui est celle de mon intimité cellulaire. Je sais aussi
que mon ADN, comme celui de tout un chacun, est le fruit de l'organisation
savamment mêlée de celui de mes deux parents, lequel provient de leurs propres
parents, qui l'ont hérité à leur tour de leur père et mère, et ainsi de suite,
au-delà de ce que je puis connaître. Cet ADN puise probablement dans celui
d'Homo sapiens, des primates qui l'ont précédé, et de fil en aiguille jusqu'aux
premiers êtres microscopiques vivants qui sont arrivés sur notre planète il y a
quelques milliards d'années, on ne sait ni d'où ni comment. Mes enfants,
petits-enfants et suivants qui ne me connaîtront pas se transmettront à leur
tour des segments de chaînes d'ADN provenant de mes propres cellules.
Mon ADN me relie à toutes les
générations qui m'ont précédé comme à toutes celles qui me suivront. La vie
éternelle, est-ce aussi cela ?
Plus largement, cet ADN qui définit
le vivant se comporte comme une chaîne qui le relie à l'origine du monde autant
qu'à son développement futur vers un infini impossible à imaginer. Encore une
autre bonne nouvelle !
Par mes
arrière-arrière-arrière-
grands-grands-pépères et grand-mères-grand
et mères et pères et pères et mères
et par ce qui les
précédèrent
tout ce si loin si
loin si vieux
si vieux zaïeux
par tous mes macchabées
zancêtres
je suis de zorigine
humaine.
Généalogie . Louis
Calaferte.
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Aller de la mort vers la vie peut
emprunter un itinéraire original propre au carabin : remonter le corps humain
en progressant dans son étude selon les étapes au programme de l'enseignement
délivré au cours de ses années fac ; comme un horloger remontant une pendule en
assemblant les multiples pièces qui la composent jusqu'à donner vie à ses
aiguilles à la seconde près et à son carillon à chaque heure qui commence.
Les premières leçons d'anatomie se
concentrent sur les os et sur la manière excluant toute fantaisie selon
laquelle ils s'articulent entre eux. Aux stades suivants, les différents étages
du squelette sont habillés de tendons, de muscles ceints d'aponévroses. Ce qui
n'est pas enseigné par démonstrations « en live » sur des corps tirés
du formol l'est par des planches, des schémas, des coupes tirées de dissections
cadavériques. Ce sont ensuite les viscères qui sont mis à leur place comme il
se doit, les uns dans une cage -thoracique-, d'autres dans une cavité
-abdominale-. Il ne reste plus qu'à disposer les nerfs et les vaisseaux, prêts
à conduire l'influx pour les premiers, le sang pour les seconds.. Que la pompe
cardiaque soit lancée et les neurones activés, l'ensemble prend alors les
couleurs de la vie et s'anime. L'anatomie descriptive initiale cède alors le
pas à l'anatomie fonctionnelle ; la physiologie se met de la partie, lui
revenant de préciser, expliquer, le fonctionnement de la mécanique complexe
ainsi mise en mouvement. Il faut encore habiller l'écorché de peau doublée d'un peu de graisse pour l'esthétique et le
confort, enrichir ce corps de cinq sens ;
le voici alors tout à fait présentable, capable à la demande de se tenir
debout, marcher, fléchir et étendre les doigts, faire la pince…
Cette construction mentale progressive
d'un corps de plus en plus complet et capable d'adaptation finit par prendre
vie au point de nous ressembler. Et pour parfaire l'ouvrage, il n'y a plus qu'à
lui donner une âme.
En définitive, Gepetto n'a pas
procédé différemment pour inventer Pinocchio.
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L'Anatomie,
la Physiologie, nous ramènent naturellement à la Chirurgie. Qu'elle
figure en première ligne dans le combat pour la vie contre la mort est
sa place naturelle. Mais son ambition ne se limite pas à cette seule mission,
attendue aussi qu'elle est pour sa contribution là et où elle le peut à ce
confort premier qu'est la santé ; ne serait-ce que pour pallier à certains
effets du temps comme à ceux de divers accidents de la vie.
Il lui est demandé encore plus de nos
jours :
Comme
de « faire
greffe » : prendre sur un mort
un organe encore vivant pour l'implanter en lieu et place de celui dont la
défaillance rend la vie impossible au malade à qui arrive une telle malchance.
C'est plus qu'un chemin de la mort à la vie ; c'est comment profiter de la mort
pour apporter encore plus et mieux de vie.
Ma
réflexion s'offre à explorer ce chemin et à le parcourir comme son ultime ligne
droite.
La
transplantation d'organes ne fait plus la une des journaux depuis longtemps ;
pas plus d'ailleurs que la mise en orbite de satellites ou d'astronautes autour de la Terre. Mon temps professionnel
s'est déroulé à la période charnière privilégiée où l'on est passé en ce
domaine du rêve à une réalité touchant au quotidien. Je n'en ai aucun
mérite ; j'en revendique seulement la chance.
Je me souviens avec précision de la bombe médiatique que fut l'annonce de la première greffe cardiaque au monde : Christian Barnard, un chirurgien de 45 ans, en avait été l'auteur à l'hôpital Groote Schurr au Cap, en Afrique du Sud. « Jésus, Dit gant werk ! (Jésus,ça va marcher) » jaillit comme un cri de victoire et de joie au petit matin du 3 décembre 1967 lorsque le cœur transplanté à la place de celui à bout de souffle de Louis Washkansky se mit à battre. Les premières tentatives de greffes rénales à partir des années 50, puis de foie par l'américain Starzl (1963), avaient eu lieu dans une confidentialité relative, en tout cas sans connaître le même retentissement à l'échelon mondial : le privilège du cœur sans doute. L'effet de surprise et d'émerveillement à cette annonce sur les ondes fut comparable en nature et intensité avec les effets ressentis à travers le monde à la nouvelle de l'envoi de Youri Gagarine en orbite autour de la terre par l'Union soviétique dans une capsule tenant de la boîte à chaussures quelques années plus tôt (12/4/1961). Cette grande première ne manqua pas de susciter de sérieux débats ; il y avait ceux pour, admiratifs de l'exploit jugé porteur d'un progrès décisif, et ceux contre, y voyant une expérimentation sur l'homme contestable et en tout cas prématurée.
En d'autres pages, j'ai raconté mon
émotion aux premières gouttes d'urine apparues au bout de l'uretère d'un rein
transplanté alors qu'interne il me fut donné d'assister et même de participer,
même si c'est très modestement, à l'une des premières greffes réalisées dans le
service d'Urologie du Pr Guillemin. L'équipe nancéienne s'était alors
résolument inscrite dans le mouvement de la transplantation rénale tout en
restant sur le versant de la prudence. D'autres en France et ailleurs avaient
déjà bien plus d'antériorité à cet égard.
A commencer par ce grand pionnier que
fut le lyonnais Alexis Carrel, écrivant en 1901 « J'ai commencé les
recherches sur la technique des anastomoses vasculaires dans le but de réaliser
la transplantation de certains organes ». À ce titre, la chirurgie vasculaire
dont il fut l'initiateur a été une « retombée » heureuse de la
transplantation. Tout comme l'immunologie un peu plus tard.
En
effet, si peu à peu les problèmes techniques ont été solutionnés, les résultats
bénéfiques à long terme pour les receveurs se sont faits attendre. Le premier
vrai succès, avec une durée de vie prolongée du greffon -et du patient- suivit
la greffe entre deux vrais jumeaux, à Boston en 1954. L'unité génétique entre
donneur et receveur dans l'obtention du succès était une évidence, certifiant
par là même que la la majorité des
échecs rencontrés avait pour cause un défaut de compatibilité entre le receveur
et le rein greffé. On se pencha avec d'autant plus d'ardeur sur les problèmes
immunologiques. À côté de l'immunité humorale fut dégagée la notion
d'histocompatibilité tissulaire ; l'identification à la même époque du système
HLA (human leucocytes antigens) valut à son découvreur Jean Dausset le prix
Nobel en 1980. Dès lors, le problème de l'avenir de la transplantation se
trouvait principalement lié aux capacités à maîtriser les phénomènes de rejet.
Pour revenir aux débats qui avaient cours au début des années 1970 et aux échos que j'en avais perçus, on retenait comme principe formel d'exiger les meilleures compatibilités entre donneur et receveur, limitant d'autant le nombre des indications ; l'Imuran et les corticoïdes à fortes doses constituaient l'essentiel du traitement immunosuppresseur, auxquels il convenait d'ajouter le sérum anti lymphocytaire sur lequel étaient fondés de grands espoirs. L'autre facteur limitant la multiplication des greffes était d'un ordre banalement organisationnel et humain ; il était en effet demandé aux services de neurochirurgie par lesquels transitait la quasi-totalité des donneurs potentiels de gérer les temps de réanimation, de diagnostic de mort cérébrale, de rapport aux familles, représentant un lot de contraintes supplémentaires trop difficiles à assumer et plaçant leurs personnels dans un mélange des rôles malvenu.
Par
la suite, je ne suivis les évolutions en ce domaine qu'à travers ce que voulait
en dire la presse médicale généraliste, c'est-à-dire d'assez loin.
Après un engouement et la
multiplication des grandes premières dans les années 1960 et 70, alimentés au
demeurant par un esprit de compétition entre grandes équipes chirurgicales, le
soufflé de la transplantation eut tendance à retomber ; des résultats souvent
décevants pour les efforts consentis limitèrent d'autant les ambitions dans ce
domaine considéré pourtant comme prometteur.
Il me fut donné à la fin des années
1980, à la faveur d'un congrès de chirurgie vasculaire, d'assister à une
conférence du Pr Cabrol ; rappelons qu'il était à l'origine de la première
greffe cardiaque non seulement en France mais en Europe (27-4-1968). Loin de
toute agitation médiatique, il continuait à tracer son sillon. Il faisait alors
état de résultats stupéfiants qui en surprirent plus d'un : en cause,
outre une meilleure maîtrise dans les techniques chirurgicales et les
indications, l'introduction de la Ciclosporine en 1982 comme médicament majeur de l'immunosuppression et
son apprivoisement dans son utilisation. À partir de là, ce furent tous les
domaines de la transplantation qui furent reconsidérés et de ce fait relancés.
Le sujet me revint comme en
boomerang à la fin de ma carrière. Il convient de préciser qu'au décours de la
première décennie du XXIe siècle « les pouvoirs publics »
avaient inscrit la transplantation d'organes comme une grande cause, avec une
mobilisation de moyens en conséquence, l'ambition affichée étant de favoriser
les prélèvements multi organes (PMO) chaque fois que possible et leur réalisation dans l'hôpital, CHU ou non,
abritant le donneur potentiel.
Comme je l'ai raconté par ailleurs,
je fus soumis à la pression amicale mais néanmoins insistante de Laurent Durin,
qui avait troqué sa fonction d'urgentiste spinalien pour la coordination
régionale au sein de l'Agence de Biomédecine, afin que j'initie cette activité
au CH d'Épinal et que ce dernier figure sur la liste des établissements
habilités à prélever. Il me savait intéressé par le sujet et susceptible de
relever ce challenge à un moment où il me fût naturel d'abandonner le bistouri.
Par mon expérience en chirurgie polyvalente renforcée de celle que j'avais en
chirurgie vasculaire, il estimait que me revenait ce rôle en toute
logique ; le lien entre chirurgie vasculaire et transplantation n'a pas
concerné que le seul A. Carrel !
Il me fallut donc m'imprégner des
principes techniques des PMO. À cet effet, il suffisait de se référer à
l'excellente documentation fournie par l'Agence de Biomédecine ; elle est
maîtresse d'ouvrage de l'organisation générale de la transplantation sur le territoire
français comme elle a pour mission de conduire la coordination logistique pour
chaque greffe jusque dans ses moindres détails. À sa lecture ressortait
le sentiment rassurant que le moment venu tout serait parfaitement balisé, ne
laissant place à la moindre fantaisie ni
à une improvisation quelconque. Néanmoins, une formation sur ce thème dans le
service du professeur Hubert au CHU de Nancy fut la bienvenue.
Les notions qui m'étaient restées de
ma très modeste expérience au temps de mon internat méritaient d'être
sérieusement revisitées. Les étapes successives, de l'annonce d'un donneur
probable jusqu'à mener au receveur sélectionné, enchaîne une succession de
protocoles bien précis dont l'application est contrôlée en temps réel et en
permanence par le coordonnateur de l'Agence, véritable chef d'orchestre des
opérations. Au plan local, cette gestion parfaitement cadrée est confiée à une
équipe « de coordination » composée de volontaires motivés et
formés ; la détermination et l'attente des personnels du groupe spinalien
m'apparurent telles que je n'avais d'autre choix que de lancer le mouvement dès
la première opportunité offerte. Il lui appartient, en lien avec le
coordonnateur de l'Agence, à traiter à la fois toutes les actions en amont du
prélèvement et les aspects logistiques locaux ; en conséquence, les personnels
chargés des soins ne sont aucunement
impliqués dans les processus liés au PMO dès lors que leur patient accède au
statut de donneur potentiel. Le mélange des genres est exclu.
Le chirurgien local entre en scène
à l'heure qu'on lui indique. Il découvre la personne à prélever à son arrivée
au bloc opératoire, sans nécessairement connaître son nom ; il affronte
son visage seulement s'il en éprouve le besoin.
À
la laparotomie, c'est encore un malade qu'il opère. La paroi saigne, les
viscères ont la couleur, la chaleur, l'aspect de la vie. Les dissections,
l'exposition des vaisseaux sont menées normalement, c'est-à-dire avec une
efficacité qui n'exclut pas la douceur des gestes. Après canulation de l'aorte
et de la veine cave inférieure, on voit arriver la mort en quelques minutes :
les viscères se décolorent, deviennent froids, l'intestin atone, les vaisseaux
se vident ; réelle ou supposée, on perçoit une odeur. Il reste à terminer
l'ouvrage, rapidement. Chaque organe prélevé est alors confié à une glacière
qui sans tarder voyagera en taxi, par le train ou par les airs pour aboutir
dans les mains d'un autre chirurgien ; grâce à lui, l'organe froid et décoloré
retrouvera chaleur et vie dans le corps d'un malade ignorant tout du nom, du
visage, de la personne qui a donné comme du chirurgien qui a prélevé. La chaîne de soins, partie d'un service
de réanimation quelque part en France n'a d'autre choix que de se dérouler dans
une continuité parfaite de bout en bout jusqu'à un bénéficiaire qui ressemble à
celui qui a donné. Cette chaîne met en jeu de manière précise une succession de
professionnels qui sont autant de maillons anonymes, chacun dépendant
étroitement de l'autre, chacun étant indispensable à la place qu'il
occupe ; des professionnels des horizons les plus divers du monde de la
santé, mais pas seulement et loin s'en faut.
En cas de prélèvements multiples, les
choses se compliquent. À l'équipe locale il revient de s'occuper des reins ;
pour chaque autre organe se déplacera pour prélever l'équipe qui ensuite le
greffera. La coordination sans anicroche
de l'action des divers intervenants dans
un planning calculé au plus juste, de sorte que les différents temps
s'enchaînent sans retard ni attente, tient chaque fois de la performance.
Étonnamment, au regard de ce que j'ai vécu, ces allées et venues réglées comme
un ballet bien répété entre personnes ne se connaissant pas se sont toujours
bien passées, dans le calme, la sérénité, la courtoisie. Avec parfois une
agréable surprise, comme ces chirurgiens arrivés de Zurich pour prélever un
foie et venus les mains chargées d'un gâteau biscuit. À mon dernier PMO, deux
équipes sont venues séparément de Paris, de la Pitié pour le cœur, de l'hôpital
Foch pour les poumons, tandis que l'équipe foie venait de Strasbourg ; les
reins furent pour Nancy. Dans un tel cas, chaque équipe procède à tour de rôle ; d'abord à la préparation
de l'organe, les reins avant le foie avant le cœur et les poumons ; pour leur
explantation, on procédera dans l'ordre inverse. Il peut y avoir des moments
communs et à négociation : comme à déterminer le niveau de section de la veine
cave inférieure entre les équipes foie et reins, chacun cherchant à gagner un
ou deux centimètres supplémentaires pour faciliter les implantations futures ;
alors s'engage comme un marchandage étonnant à l'approche des ciseaux !
À
distance, tous ceux qui ont participé à l'aventure habituellement nocturne que
constitue un PMO attendent avec impatience les suites de l'histoire. Il est
d'usage qu'un coup de téléphone donné quelques jours plus tard apporte les
informations attendues ; bien que ne concernant que le court terme, selon mon
expérience, il fut rare qu'elles ne fussent bonnes.
En
pratique clinique courante, il est de l'intérêt commun que s'instaure une
relation personnelle entre le chirurgien et son patient ; qu'il s'agisse
d'une transplantation, du côté receveur, ne modifie rien à l'essence de ce
lien. Par contre, du côté donneur, la situation est toute autre. Que le
chirurgien ne soit en rien responsable d'un malade en l'espèce peut l'expliquer
; agissant sur une personne déclarée morte, son souci s'inscrit dans le succès
du processus de greffe en cours en assumant sa part. Le peu de l'histoire que
j'ai connue des personnes prélevées ne m'a
été donné chaque fois qu' à la condition que je questionne ; comme si ne
pas fouiller dans le passé le plus récent d'un défunt serait à même de
mieux respecter celui-ci.
Mon premier cas concernait une femme de 82 ans ; la
seule chose que je sus d'elle fut qu'elle portait sur elle une carte attestant
de sa volonté d'offrir ce qui pouvait l'être de son corps à son décès. L'âge en
soi ne figure pas plus une limite au don que dans la volonté de donner.
Quant à mon ultime PMO, c'est lorsque je retirai mes gants qu'une infirmière me confia que le « donneur » était un jeune homme de 22 ans qui avait mis fin à ses jours par pendaison suite à une déconvenue amoureuse. Ses parents ont-ils vu leur chagrin amendé à la nouvelle que par sa mort quatre malades dont la survie était comptée virent exaucer leur vœu d'une greffe comme pour une renaissance en recevant l'un son cœur, le second ses poumons, un troisième son foie, et le dernier un de ses reins. Quatre personnes dont ils ne sauront rien mais dont ils savent maintenant que c'est grâce au désespoir de leur fils qu'elles ont renoué avec l'espoir de vivre encore et mieux ? Quant à la jeune femme supposée en cause dans cette histoire, comment sa possible culpabilisation lui apparaîtrait-elle différente si elle venait à connaître que d'autres, des anonymes pour elle, ont tiré bénéfice de la tragédie dont elle a eu peut-être une part ?
La comédienne Charlotte Valendrey relate de manière romancée dans son livre « De cœur inconnu » sa propre histoire autour de la greffe de cœur dont elle a bénéficié. Elle évoque en particulier des cauchemars récurrents, des sensations impérieuses de déjà vu, des changements intérieurs curieux, comme autant de phénomènes ne venant pas d'elle mais du passé d'un autre ; émanant peut-être de celui dont elle porte le cœur dans la poitrine. Comme si ce cœur conservait une mémoire liée à la personne qu'il faisait vivre précédemment. D'aucuns évoquent la chose possible par l'intermédiaire d'une mémoire contenue dans certaines cellules nichées dans le myocarde greffé et capables de communiquer avec le cerveau de sa nouvelle propriétaire comme agirait une Wi-Fi. À supposer que l'hypothèse évoquée ne relève pas du pur fantasme, de quels effets pourraient être la mise en jeu de cette mémoire cellulaire émanant du cœur du jeune suicidé dont j'ai relaté l'histoire ? Une question qu'il est souhaitable de préférer sans réponse.
L'espace et la transplantation
d'organes sont deux conquêtes que l'on peut considérer comme de même nature.
Aussi fabuleuses l'une que l'autre. Deux rêves tenant de l'inaccessible pour
l'humanité jusqu'à ce que la fin du XXe siècle les aient concrétisés. Il n'est
pas indifférent de noter que ces deux conquêtes furent menées et ont abouti à
la même époque.
En moins de 50 ans, nous avons connu
le premier Spoutnik, les missions lunaires Apollo, les robots sur Mars, la
station orbitale permanente. Dans le même temps, on est passé des tentatives
expérimentales de greffer des organes sur le chien et le chimpanzé à la
capacité de les transplanter d'une personne à une autre comme étant de monnaie
courante ; ce qui ne signifie pas que tout soit réglé ni que tout se passe
simplement.
Saint Côme et Saint Damien sont
reconnus comme patrons des chirurgiens pour avoir, selon la légende, greffé
avec succès à un sacristain la jambe prélevée sur le cadavre d'un Maure (un
vitrail de l'église de Vézelise en atteste). Ce miracle ne tient plus du mythe
depuis que l'équipe rassemblée autour du Pr Dubernard a réussi le prodige de
greffes de mains tandis que d'autres ont produit celui de transplanter tout ou partie d'un visage.
L'admiration pour l'exploit se voit tempérée du questionnement sur
l'appropriation de parties du corps n'appartenant pas en propre à l'individu
receveur et de nature à modifier ses relations au monde qui l'entoure quand ce
n'est pas à sa propre identité. Un questionnement qui en rejoint d'autres comme
par exemple celui ayant trait aux manipulations génétiques. Et qui ramène aux
interrogations éthiques soulevées par des avancées scientifiques qui n'ont de
cesse et l'audace prise par certains avant-gardistes quant à leur mise en œuvre
sur l'être humain.
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De la naissance à la mort, il y a le temps pour une vie. C'est une chose heureuse, même si elle est risquée.
Partir
de la mort ou l'utiliser pour une naissance à une autre vie est problématique.
Mais ce n'est pas impossible.
Les voies de la spiritualité dans leur diversité sont sur les rangs. Au détour des questionnements qu'elles peuvent susciter, certaines se font passerelles vers le surnaturel. Que se mêlent des certitudes tirées de convictions à des doutes émanant de croyances n'est pas antinomique aux sens de l'existence que l'on y cherche ou que l'on y trouve.
Réfléchir le vivant, et l'homme en son centre, comme un avatar biologique qui le relie au cosmos est un autre chemin qui mène je ne sais où, mais assurément très loin.
Prendre à contresens la piste pour bâtir l'humain, partant de l'anatomie et l'histologie, remontant le cours de la physiologie pour déboucher sur un être de pensée et d'action est un chemin original à réserver de préférence aux initiés.
Reste
de manière plus concrète et tout aussi fantastique la voie ouverte par des pionniers audacieux et courageux à relancer
une vie menacée à court terme
par une transplantation à partir d'un
corps mort et fruit d'un don. L'ambition
n'est
pas de s'avancer sur une route menant vers une forme d'immortalité improbable, mais simplement d'offrir à un
malade une capacité à vivre qui ne soit
pas sensiblement différente de celle de la majorité ses semblables. Si on ne touche pas aux étoiles, cela vaut de
marcher sur la lune.
Transgresser
la mort parce que l'homme la juge scandaleuse est somme toute légitime. Et s'il est en mesure d'en tirer profit
au service de la vie, c'est comme lui
faire un pied de nez.
... De fil en aiguille...
de ces vagabondages de l'esprit puisés aux réalités concrètes de l'existence, il y a matière à se rassurer quand ce n'est pas à se réjouir...
C'est une chose étrange à la fin que le monde.
Un jour je m'en irai sans en
avoir tout dit.
Ces moments de bonheur ces midis
d'incendie,
La nuit immense et noire aux
déchirures blondes.
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C'est une chose au fond que je
ne puis comprendre,
Cette peur de mourir que les
gens ont chez eux,
Comme si ce n'était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait
paru si tendre...
Malgré tout je vous dis que
cette vie fut telle
Qu'à qui voudra m'entendre à qui
je parle ici,
N'ayant plus sur la lèvre un
seul mot que merci,
Je dirai malgré tout que cette
vie fut belle.
Louis Aragon