Le docteur Maurice Ravey, interne de la
promotion 1967, Chef de Clinique en Chir B puis
chirurgien vasculaire et orthopédique à Epinal vient, à l'aube de sa retraite, d'écrire
ce très beau mémoire décrivant de façon très agréable son vécu de toute sa
formation médicale, en particulier de l’Internat et du Clinicat.
Je me suis permis d’adapter légèrement ce document en lui intégrant un
sommaire qui facilitera aux lecteurs un accès plus rapide à la période qui les
intéresse.
Je l’ai
complété également par des liens avec les professeurs décédés.
Bernard Legras
– octobre 2015
Addendum : Une seconde partie (Les
réalités sans les rêves) qui complète la première, présente son activité de
chirurgien à Epinal (octobre 2017).
De fil en
aiguilles
Maurice RAVEY
Des rêves aux
réalités
Nancy
1961 - 1976
Sommaire
Les Années Fac : Suite
et Premiers pas
à l'Hôpital
Dernières
longueurs avant le
jour J
Intermède : le
Service Militaire
Interne à l'Hôpital
A. Limouzin
Interné à l'Hôpital
A. Limouzin
La Clinique d'Orthopédie
et Traumatologie
Le Service des Voies
Urinaires
Rien
ne me prédisposait à la Chirurgie. Le métier de Chirurgien que j'ai embrassé,
je l'ai aimé.
Désormais
que je me trouve éloigné de sa pratique et ses réalités, me revient en mémoire
toute une galerie de personnages, tant par leur nom que leur visage, jusqu'à
leur voix. Je les retrouve curieusement à cette époque de ma vie avec une
acuité qui m'étonne moi-même, avec tout ce qu'à un moment donné ils ont été,
m'ont appris, m'ont apporté. Je sais aujourd'hui qu'ils m'ont habité à des
degrés divers au long de l'exercice de ce métier exigeant et passionnant ;
et à un point que j'étais loin de savoir ou supposer au temps où je l'ai
pratiqué. Comme je sais aussi qu'ils ont contribué à me façonner par leur
savoir, leurs qualités, leurs mérites, leurs limites parfois. Sur eux, à cause
d'eux, j'éprouve un irrépressible besoin d'écrire, de puiser au bric-à-brac de
mes souvenirs, non pour en faire l'étalage, mais pour un simple plaisir :
celui de raconter.
Raconter
de fil en aiguille, comme à l'aide d'un fil serti de deux aiguilles,
Dérouler
le fil de rencontres mêlées et successives,
Un
fil au long duquel se sont noués des liens, pour un temps long ou court, c'est
selon,
Un
fil conducteur chargé de la souvenance de gens, d'événements, qui s'y glissent
tels des perles,
Que
la première aiguille est venue piquer aux divers étages de ma mémoire,
Tandis
que la seconde, que j'ai voulu garder à
l'autre bout du fil, servira à piquer la curiosité de qui voudra me suivre au
fil des pages.
Rien
ne me prédisposait effectivement à la Chirurgie.
En
premier lieu, je n'étais pas d'une famille médicale, encore moins chirurgicale.
Mes parents étaient originaires de milieux campagnards plus que modestes. Mon
père avait fait carrière comme officier de gendarmerie; il devait y mettre un
terme en 1962 alors chef d'escadron à la Légion de Gendarmerie Mobile à Verdun,
anticipant de deux ans sa mise à la retraite, pour rapatrier toute sa famille à
Nancy, au motif premier de faciliter les études de ses cinq enfants; il
avait réussi à trouver par ailleurs un emploi de bureau au
siège social des Fonderies de Pont-à-Mousson, un emploi a priori pas très
exaltant, mais il nous en parla peu. Cette transition, pour ne pas dire cette
rupture dans la vie de mes parents, fut pour le moins difficile et douloureuse.
Au regard des choix qu'ils ont su opérer à cette époque, nous, leurs enfants,
leur en sommes particulièrement redevables -des parents au demeurant unis,
aimants, exemplaires.
Mon
bac en poche à 16 ans, se posait donc le choix crucial de mon devenir. Ce bac,
préparé au lycée Buvignier de Verdun, filière Maths-Elem, je l'ai obtenu sans véritable éclat; il est vrai que
j'étais plus intéressé par l'Histoire-Géo, les Sciences Nat. La Physique, que
les Mathématiques. Plutôt que de raisonner en termes de métier futur, je me
suis interrogé sur la nature des études supposées m'offrir le plus d'intérêt et de plaisir.
Pas
vraiment attiré par les études littéraires, en droit, encore moins
scientifiques, l'idée de m'orienter vers la Médecine s'imposa à moi sans trop
envisager d'autres alternatives; que ma sœur aînée Renée ait choisi cette voie,
entrant alors en 3ème ou 4ème année,
cela n'a pas été sans influence sur mon choix; j'étais impressionné par
l'étendue et la diversité des connaissances à ingurgiter avant que d'imaginer
toucher un patient; quant à le traiter, on en était bien loin! Que dire de la
fascination exercée par les « Rouvière »,
ces volumineux ouvrages d'anatomie, riches de beaux dessins certes, mais dont
le texte apparaissait aussi dense qu'indigeste, aussi poétique que le Bottin:
tout cela pour être mémorisé comme des fables de La Fontaine, se déclinant de
haut en bas, de dehors en dedans et d'arrière en avant... Me lancer dans des
études longues ne me faisait pas peur et je me sentais prêt à y consacrer les
efforts nécessaires. Je ne fus point déçu.
Octobre
1961. Les dés en sont jetés. Ce sera donc Médecine à Nancy.
Avant
de parler études, évoquons le contexte.
Pour
entrer dans ce monde nouveau, il fallait bien sûr quitter le cocon familial,
mais ce fut en partie seulement: en effet, pour loger communément leurs trois
enfants inscrits en fac à Nancy, nos parents avaient loué un petit meublé au
deuxième étage d'un petit immeuble à Laxou, situé au sommet d'une rue fortement
pentue. Je m'en souviens d'autant mieux que mon moyen de locomotion habituel
était le vélo m'ayant récompensé de mon succès au BEPC ! (ce n'est qu'en 5ème
année que je le troquerai contre la 2 CV de Renée, une bonne mais vieille
occasion.); la fac se situant alors derrière l'Hôpital Central, il me fallait
traverser Nancy au moins deux fois par jour quel que soit le climat, assurant
par-là ma dose quotidienne de sport. Ce choix parental tenait autant à des
motifs économiques qu'à celui du confort rassurant de nous savoir ensemble.
La
pièce dévolue à Renée était triste à mourir et dépourvue de chauffage; pour
l'anecdote, lui ayant offert un cyclamen pour son anniversaire en novembre, la
plante mourut de froid dans son pot un beau matin du mois suivant : il est vrai
que ma mère avait insisté sur la fragilité
à la chaleur de cette fleur ! La seconde pièce avait dû bénéficier d'une
indispensable rénovation tapissière par mon père avant que d'y habiter; elle
servait de chambre à coucher à Jean-Claude et moi-même, de séjour et de lieu de
travail pour nous trois; le chauffage était assuré par un petit poêle à bois,
avec nécessité de monter de la cave bûches et briquettes en période hivernale;
pour les WC, ils étaient situés sur un palier intermédiaire, communs avec les
habitants de l'appartement du dessous. Quant à la cuisine, des plus rudimentaires,
heureusement qu'existaient les restaurants universitaires ! Malgré le côté
assez spartiate de ce logis, nous nous y sommes trouvés bien, d'autant que
l'entente entre les colocataires fut régulièrement bonne ; le mérite en revient
d'abord à Renée, suffisamment accommodante, voire maternante
ce qu'il fallait avec ses frères.
Les
retours vers le cœur familial caserne Bayard à Verdun furent nécessairement
espacés; en premier lieu, bûcher ses cours le temps d'un week-end en
famille tenait du vœu pieux; ensuite la faute aux liaisons ferroviaires entre
Nancy et
Verdun
trop rares et compliquées. Je redoutais, surtout les mois d'hiver, les retours
sur Nancy les dimanches soirs, avec un premier trajet dans un vieil autobus
brinquebalant jusqu'à Etain, pour ensuite prendre
une « micheline » offrant plus de places debout qu'assises pour
le même tarif, pour terminer en fin de soirée par une marche à pied de quelques
kilomètres valise à la main pour retrouver notre gîte Lexovien.
Quant
aux beautés nouvelles de la vie étudiante, hormis ce qui avait trait aux
enseignements et à l'étude, les sorties furent plutôt restreintes; il est vrai
que nous n'étions pas là pour l'amusement; ensuite, l'argent de poche, une fois
acquis polycopiés et tickets de R.U., n'autorisait guère les folies. Une
distraction essentielle de nos dimanches nancéiens consistait à déjeuner au
mess des Officiers: salle de restaurant classe, serveurs en veste blanche:
voilà qui changeait agréablement des restaurants universitaires, tant celui de
l'A.G, au bas de la rue G.Simon que du GEC, avec
leurs queues et leur tambouille à 2,10 francs le repas. Il n'y eut pas de
véritable bizutage cette année-là, tant mieux. L'événement marquant de la vie
étudiante auquel j'ai participé fut le pèlerinage à N-D de Sion, soit une
quarantaine de km à pied par les chemins de campagne depuis Nancy, et en
chantant et priant...: arrivée sur les rotules, les pieds broyés par des
rangers prêtés mais surtout inadaptés à la morphologie de mes pieds: je crois
avoir gagné à cette occasion suffisamment d'indulgences pour toute la durée de
ma vie étudiante !
Revenons
à nos chères études.
Pour
accueillir les 6 ou 700 étudiants inscrits en 1ère année de Médecine, les cours
magistraux étaient donnés à l'amphithéâtre Parisot
nouvellement construit à cet effet rue Lionnois. La
première rencontre avec le monde enseignant universitaire se fit par le
speech introductif donné par le Doyen
Beau : d'entrée, il ne laissa pas indifférent son jeune auditoire par sa
prestance, son discours élaboré, sa parole forte et claire, allant et venant
sur l'estrade micro à la main : bref, l'image même du Professeur en Médecine.
Le
premier cours était, je crois, d'Embryologie comparée donné par le Pr. DOLLANDER ; il me semble n'avoir pas tout compris des effets
comparés si ce n'est comparables des amours chez les tritons, oiseaux et autres
reptiles avant d'arriver quelques semaines plus tard au cœur du sujet où il
était question de morula, blastula et autre gastrula.
Qui
n'avait l'impression de découvrir l'intime de la vie en apprenant que la cellule possède un noyau avec un stock de
chromosomes égal pour tous et remplis d'hélices propres à chacun, un cytoplasme
où s'y promènent des ARN messagers via les mitochondries, et qui peut même
s'adonner à la pinocytose ou la phagocytose.
La
chimie était enseignée par un savant Cosinus de la Fac de Sciences, rendant
cette matière d'autant plus incompréhensible qu'il parlait dans sa barbe et
l'usage du micro lui était inaccessible; le chahut faisait le reste.
On
n'échappa pas aux statistiques, aux beautés des courbes en cloche dont on se ...gausse encore !
Je
n'ai manqué qu'exceptionnellement les cours donnés, avec le sentiment de devenir chaque jour un peu plus
savant, mais qu'avant de l'être vraiment, il faudrait encore pas mal de temps,
beaucoup d'ouvrage et de courage. En fin de compte, l'ai-je seulement été un
peu ?
En
découvrant les T.P. et enseignements dirigés, c'était tout autant l'occasion de
pénétrer dans divers laboratoires.
Pour
la Chimie, il fallait se rendre à l'ENSIC, rue Grandville; les exercices
tenaient d'une drôle de cuisine où, mêlant anions et cations, en ajoutant
quelques gouttes de ceci ou cela en évitant d'avaler le contenu d'une pipette,
en chauffant quelques instants, en agitant aussi parfois, on voyait apparaître
quelque précipité ou changer de couleur le mélange élaboré dans une éprouvette
ou un erlenmeyer; restait alors à transformer le résultat en chiffres, courbes
ou schémas.
Se
servir d'un microscope pour y voir ce qui se cache entre lame et lamelle et
surtout comprendre ce qu'on y découvre, en même temps qu'apprécier
l'esthétique contenue par certaines
coupes histologiques, c'était comme aborder un nouveau monde.
Parler
Anatomie, c'est ouvrir un chapitre à part; c'est une façon de cheminer de la
mort vers la vie comme d'étudiant on peut devenir chirurgien.
Evoquer
les T.P. d'anatomie renvoie nécessairement au travail sur cadavres.
L'expérience
que j'avais pu connaître de la mort au cours de ma jeune existence tenait au
décès de mes grands-parents maternels dans un village d'Alsace, et plus
particulièrement de ma grand-mère; je la vois encore, allongée dans une robe
noire sur un lit parfaitement bordé, son chignon de cheveux gris toujours aussi
parfaitement mis, un rosaire placé dans ses mains jointes pour une ultime
prière, le visage apaisé et lointain.
En
pénétrant pour la première fois dans la salle de dissection, ce fut là une
toute autre rencontre avec la mort, brutale. Une rencontre d'une toute autre
dimension par la découverte d'une série de corps nus, couverts de lividités,
exposés impudiques sur des tables de granite, exhumant une pénible odeur de
formol; des corps objets, anonymes, dépouillés de tout, y compris et surtout de
ce qui pouvait rappeler la vie; Comment faire abstraction de l'âme qui les
habitait il y a encore peu, et comment admettre le comportement irrespectueux
de certains étudiants à leur encontre. Cette réalité avec la mort en rejoindra
d'autres au décours de mon exercice de chirurgien.
Pour
bien enseigner l'anatomie, que l'on soit simple prosecteur ou professeur, il
faut la capacité de dire de mémoire un
texte à la syntaxe et au vocabulaire à la fois précis et spécifiques en même
temps que dessiner (à l'époque aux craies de couleur sur tableau vert) des
schémas et plans de coupe aussi figuratifs et justes que possible, et
témoignant d'une certaine esthétique de préférence. Certains excellaient
particulièrement dans cet exercice combiné, oratoire et pictural, et sur des
sujets aussi complexes que le système nerveux central ou médullaire, comme le
Doyen BEAU ou le Pr. CAYOTTE
(réputé aussi pour sa collection de cravates).
Matière ingrate pour beaucoup, les colles périodiques dans cette
discipline en désespérèrent plus d'un.
L'anatomie
était alors encore considérée comme une discipline fondamentale maîtresse,
justifiant qu'un temps important soit consacré à son enseignement et son
apprentissage. Au concours de l'Internat, elle pesait autant que la biologie.
En la potassant bien au cours des deux premières années de fac, ce que j'en ai
mémorisé alors m'aura à l'évidence été des plus utiles, non seulement pour
l'internat, mais pour toute ma pratique
chirurgicale future.
Pour
le chirurgien, le travail d'apprentissage des techniques opératoires va de pair
avec celui de l'approfondissement de l'anatomie descriptive et fonctionnelle;
il faut alors comprendre cette dernière comme un puzzle, qui, dès lors que les
multiples pièces le composant sont correctement assemblées, fait découvrir
quelque chose de merveilleux et étonnant. Certains, comme le Pr. Bonnel, chirurgien et anatomiste montpelliérain, savaient
captiver leur auditoire sur des sujets ésotériques en expliquant l'anatomie à
partir de ses finalités; classiquement on tend plutôt à déduire les
possibilités fonctionnelles à partir de l'analyse descriptive des structures
concernées; il prenait délibérément le parti inverse, cherchant à déterminer à
quelles solution ou adaptation anatomiques la Nature avait abouti pour
satisfaire à une fonction déterminée avec la meilleure ergonomie qui soit.
Quelques exemples :
-
en quoi
l'existence d'une coiffe des rotateurs est la meilleure réponse pour que
l'épaule fonctionne avec la meilleure sécurité et le meilleur rendement.
-
en quoi le
découplage des articulations de la cheville et de l'arrière pied constitue le
seul moyen d'organiser à la fois une propulsion efficace, une bonne stabilité à
l'appui et une adaptation permanente du pied au sol qui soit performante
-
en quoi le dessin
si particulier des articulations sous-astragaliennes,
qui fait que le calcanéum vire, tangue et tourne sous l'astragale, permet cette
adaptation optimale du pied au sol.
-
en quoi les
ligaments croisés du genou sont la clé de voûte de la cinétique de cette
articulation, et comment leur déficience met en jeu ou altère les structures de
voisinage. Etc...
A
partir de telles réflexions qui n'ont rien de théorique, on aboutit dans une
même synthèse au pourquoi de la présence et du « design » de telles
ou telles structures anatomiques, au comment de leur fonctionnement cohérent,
au pourquoi des effets de leurs atteintes, au comment des meilleures solutions
pour y pallier. Le puzzle est alors parfaitement assemblé.
Toute
année universitaire se conclut par des examens. L'année 1961-62 correspondait à
la mise en œuvre d'une importante réforme des études médicales, la première
d'une longue série. Exit le PCB (Propédeutique Physique Chimie Biologie) dont
l'enseignement était éclaté entre Facs de Sciences et Médecine pour tout
concentrer sur la 1ère année de Médecine. Entre autres innovations, nous fûmes
gratifiés d'une double série d'examens, en février et juin. En raison du nombre
important d'étudiants, il fallut nous
familiariser avec les QCM (questions à choix multiples), avec leurs diverses
variantes, figurant alors comme le dernier cri en matière d'évaluation. Bien
que le numerus clausus ne fût pas encore d'actualité, la sélection n'en était
pas moins réelle, ne passant en seconde année pas plus d'un étudiant sur
quatre.
. Je rentrai pour ce qui sera les
dernières grandes vacances verdunoises tous mes examens en poche. J'étais
rassuré pour la suite, la voie choisie semblait être la bonne. Je crois que mes
parents, même s'ils se montrèrent peu
expansifs à leur habitude, furent autant si ce n'est plus heureux que moi. Mes
aînés ayant connu les mêmes satisfactions, ceci ne fit que les conforter dans
la nécessité de se fixer à Nancy dès la rentrée suivante.
Les Années
Fac : Suite et Premiers
pas à l'Hôpital
Pour
la rentrée 1962, changement de décor.
L'acquisition
de la maison envisagée par nos parents dans le quartier N-D de Lourdes n'ayant
pu se concrétiser en dernière minute, ils se rabattirent en catastrophe sur un
appartement déniché par une ancienne amie de ma mère dans le quartier de la
gare. Situé au 2ème étage d'un immeuble à l'écart de la circulation urbaine, il
apparaissait au premier coup d'œil d'un sinistre saisissant: il sentait le
vieux et l'abandon, avec tapisseries noircies et pisseuses, des parquets et
peintures d'un gris pas encore de mode; les fenêtres principales donnaient sur
les murs d'un entrepôt de quincaillerie inspirant la tristesse, et sur ceux plus
en retrait, d'un silo à voitures barrant toute perspective.
Le
premier coup au cœur passé, on sut à
quoi passer une partie de nos vacances d'été; avec mon frère Jean-Claude nous
nous mîmes gaillardement à la tâche. On apprit vite que peintre en bâtiment
était un métier, et que comme dans tout métier, il y a une courbe
d'apprentissage (pas une courbe de Gauss); pour retirer les diverses épaisseurs
de papier peint, il ne suffit pas de travailler de la seule raclette, mais
l'investissement dans le Dissoucol dilué à la bonne
posologie est tout bénéfice; le Saint-Marc, s'il nettoie efficacement, décape
les épidermes; peindre des baies vitrées
en ne colorant que les montants sans opacifier les carreaux adjacents est un exercice
de patience qui connaît des limites. Quant à redonner leur blancheur aux
plafonds, on n'insistera jamais assez sur l'ingratitude de l'exercice, d'autant
que la
peinture acrylique n'était pas encore connue, de nous en tous cas. Je ne
conseille pas pour cet usage le Blanc Jardin - c'est le nom du produit, sans
doute à base de poudre de plâtre, proposé dans cette indication à l'époque
- ; après la pose de deux couches sur le plafond de la salle à manger, ce
qui représentait un effort et une prise de risques louables vu la hauteur du
dit plafond et les qualités de l'escabeau à disposition, le résultat ne tint
pas de la blancheur idyllique attendue. Qu'à cela ne tienne: en rajouter une
couche et les satisfactions attendues ne
sauraient manquer; le travail terminé, c'était nettement mieux, en tous cas
plus blanc; mais hélas dans la soirée on
vit se développer une succession de cloques comme si la surface peinte était
atteinte d'une gigantesque varicelle ou plutôt d'une dermatose bulleuse !
Ecœuré, j'allai me coucher sans dîner.
Au
final, il fallut emménager, le chantier de rénovation étant loin d'être
terminé; on n'échappa pas à faire appel
à d'authentiques professionnels pour finir le travail. Pour ma part, je fus
heureux d'abandonner pinceaux et brosses à encoller pour reprendre stylo et cartable
et retrouver le chemin de la Fac -en vélo- afin d'attaquer la 2ème année.
Pour
terminer sur ce sujet, il faut préciser que nous vécûmes quelques années à sept
dans cet appartement quatre pièces-cuisine, au chauffage central alimenté par
un poêle à charbon avant d'en changer. Les deux filles avaient leur chambre,
par ailleurs passage obligé pour accéder à la salle de bains; les trois garçons
avaient la leur, avant que Jean-Claude n'émigre un peu plus tard vers la
chambre de bonne au 4ème, entièrement rénovée pour la circonstance sans faire
appel à des professionnels. Il est certain que pour les uns et les autres les
conditions pour étudier ne furent pas toujours idoines; on s'en contenta, ce
qui n'empêcha pas chacun d'arriver à une conclusion heureuse de ses études.
Ensuite, petit à petit, à mesure que chacun fit son nid, l'appartement vit son
nombre d'habitants se restreindre. Pour ma part, j'y vécus jusqu'en 1968, c'est-à-dire mon départ pour
le service militaire.
Ce
fut toujours avec le plus grand plaisir que les uns et les autres retrouvaient le 14 rue de Serre, surtout aux
occasions que savaient créer nos parents pour rassembler leur grande famille.
Pour
les années couvrant jusqu'au terme du 2ème cycle, les enseignements restent
centrés sur les sciences fondamentales, mais selon une progression permettant
de glisser des données générales à l'explication et la compréhension des grandes fonctions vitales, ce qui les
organise et donne leur cohérence. Comment ne pas voir dans la mission de chaque
enseignant celle de délivrer, chacun dans son domaine, les pièces d'un vaste
puzzle dont il serait détenteur; à l'enseigné de faire l'effort de les
identifier puis les assembler en bonne place. Mais au final, qui peut prétendre
être en mesure de reconstituer l'intégralité de ce puzzle, au nombre de pièces
quasi infini, et de ce fait prétendre à un savoir complet sur l'être humain.
Quant à percevoir les contours et la profondeur de la nature humaine, c'est une
autre histoire et un autre défi. En fin de compte, qu'il n'y ait qu'un côté
partiel, voire superficiel à certaines notions enseignées, et plus encore
acquises, est une évidence, tolérable à condition de ne pas transiger avec
l'essentiel.
La Biochimie
(Pr. PAYSANT) se dissèque en acides aminés conçus pour s'associer
savamment en polypeptides et protéines, en lipides destinés certains à
circuler, d'autres à être stockés, et pour sucrer le tout, en oses divers à
cinq ou six carbones. Toutes ces molécules jouent à se combiner et interagir
pour la plus grande satisfaction de métabolismes bien déterminés , tel l'universel cycle de
Krebs; ailleurs leur finalité sera de participer à la constitution d'une
infinité de cellules, formant elles-mêmes la trame d'une diversité incroyable
de tissus s'organisant enfin en entités anatomiques bien définies, faites
elles-mêmes pour satisfaire à des fonctionnalités précises et cohérentes. Tout
cela se joue dans un subtil et permanent équilibre entre anabolisme et
catabolisme, entre facilitations et inhibitions; toutes ces régulations sont
comme soumises à l'autorité de micro-ordinateurs parfaitement coordonnés par un
ADN qui réussit l'exploit de faire en sorte que chaque individu soit différent
de son voisin, tout en restant son semblable. Je ferais par ailleurs preuve
d'une coupable injustice si, pour expliquer ne serait-ce que partiellement
cette magnifique harmonie,
-
je faisais fi
d'une douzaine de vitamines jouant leur rôle à doses homéopathiques,
-
je faisais
abstraction de multiples dispositifs hormonaux placés sous la baguette de
l'hypothalamus et sa voisine l'hypophyse,
-
je faisais
silence sur les mécanismes humoraux transmetteurs d'influx et d'informations,
-
je semblais tout
ignorer des liquides circulants, tantôt transporteurs de substances vitales,
tantôt véhicules chargés de l'élimination de déchets produits par cette vaste
usine chimique à la fois consommatrice et productrice d'énergie que constitue
l'organisme humain.
-
je semblais
méconnaître que le même liquide sanguin s'écoule fluide et sans caillots tant
qu'il reste dans ses contenants, les vaisseaux, et qu'il sait enclencher par un
processus complexe et bien rodé l'arrêt du saignement, dès qu'une blessure,
même infime touche à son espace circulant.
Cet
ensemble infini de molécules mises en jeu dans un ordre défini, selon des codes
préétablis, qui se mobilisent, s'associent,
se désunissent, interfèrent sans discontinuer, dans un équilibre tantôt
précaire, tantôt durable, orchestré, cela porte un nom: la Vie. Le plus
surprenant est que toute cette machinerie, on ne peut plus complexe, puisse
fonctionner selon une harmonie totale au point que nous n'en avons
habituellement pas conscience; communément, cela porte un nom: la Santé.
Que
des dérèglements, même très limités, se produisent au cours du temps, devrait
moins surprendre; le danger tient surtout aux effets en cascade engendrés;
communément, cela porte aussi un nom: la Pathologie. S'ouvre alors un chapitre
infini, aussi infini que celui qui compose la Vie.
A
quelques encablures de la Biochimie se trouve la Biophysique. (Pr. BURG et MARTIN), elle-même découlant de la Physique tout court. Elle
a ses lois, intangibles, qu'on ne peut ignorer même si elles ne sont pas
toujours simples à comprendre ou se représenter. Pour l'étudiant qui ne se
veut point trop savant, la plupart lui
apparaîtront tenir de l'acte de foi et leur étude du cours de droit. Dans les
lois de Poiseuille, de la mécanique quantique ou ondulatoire, celles présidant
au tableau de Mendeleïev, il n'y a pas que de la relativité. Et à partir de ces
lois on s'efforcera de comprendre : pourquoi il y a des sons qui nous
atteignent et d'autres non, comment la lumière peut se décomposer et offrir des
perceptions variées,
-
d'où naissent les
rayons X et en quoi il y a avantage à leur opposer des films couverts d'argent: rien à voir avec
les films X même s'ils mettent à nu jusqu'à l'os celui les recevant.
-
comment des
isotopes émettant des rayonnements différents peuvent être tantôt bénéfiques
par l'énergie produite en se transformant ou en aidant aux diagnostics et traitements de certaines pathologies ou
tumeurs, tantôt maléfiques parce que détruisant la source des éléments figurés
du sang ou favorisant certains développements tumoraux.
On
ne sait pas toujours de quelle étoffe sont faits les êtres qui nous entourent,
mais nous nous savons tous façonnés des mêmes tissus. En connaître constitue l'Histologie,
domaine alors du Pr. GRIGNON ; en
rien une école de confection ou de
couture pour les non-initiés ! Même si dans l'architecture des divers tissus dont
nous sommes faits il y a bien des points communs, tel le stroma
interstitiel empli de conjonctif à effet
de soutien ou de remplissage, les cellules qui les composent s'offrent dans
leur présentation, disposition, assemblage, d'une manière spécifique et propre
aux objectifs fonctionnels de chacun d'eux.
-
ainsi des
neurones caractérisés par leurs dendrites pour des interconnexions sans limites
et des axones, qui regroupés en nerfs, n'oublient aucun territoire de
l'organisme, même les plus éloignés, comme pour permettre au cerveau d'exercer
son empire sur la moindre parcelle, y compris les plus distantes et anodines
comme le dernier des orteils.
-
ainsi de
l'épiderme pour protéger le milieu intérieur de l'extérieur, des muqueuses
faites pour la même fonction frontière, une frontière voulue non seulement
perméable mais conçue pour les échanges.
-
ainsi des os dont
la trame calcifiée et orientée permet à l'être humain d'avoir une tenue autre
que celle du poulpe, bâti pour se tenir debout et non pour ramper; ces os sont
en règle encroûtés à leurs extrémités d'un cartilage dense et élastique à la
fois, conçu dans le but de donner un maximum d'économie aux mouvements, eux-mêmes commandés par des haubans tendino-musculaires composés de cellules striées,
contractiles, soumises à l'autorité neuronale via des plaques formées aux
transferts d'influx.
-
ainsi du
syncytium monocouche tapissant les alvéoles au contact des capillaires
pulmonaires, également monocouches, pour des échanges gazeux des plus aisés
entre l'hémoglobine et l'air ambiant.
-
Ainsi, ainsi de
suite ...
Je
reviens sur un domaine qui me tient sans doute à cœur savoir l'Anatomie. Au
cours de l'année précédente, son étude s'était concentrée sur les membres, soit
le « Rouvière » tome 3 ; restaient à avaler
et digérer les deux premiers volumes.
On
commencera par le tome 1, celui qui traite de l'ensemble tête et cou. Pour
retenir l'ostéologie tourmentée et étonnamment complexe de cette région, l'aide
d'un crâne récupéré par ma sœur, je ne sais par quel trafic, fut on ne peut
plus judicieuse. Comment se représenter, sans toucher, le Sphénoïde composé
d'un corps sur lequel poussent deux ailes et qui s'appuie sur le Palatin;
placer les os propres du nez est facile, mais où caser les cornets, l'unguis et
le vomer ? Comment se figurer les multiples trous perforant la base du crâne et
les éléments vasculo-nerveux qui les parcourent. Pour l'étudiant, il est
heureux que les paires crâniennes se limitent à douze ...
On
ne nous a pas tout dit sur l'anatomie du tronc: un enseignement tronqué en
quelque sorte. Je dois au Pr. Prévot (par ailleurs
chirurgien infantile) de connaître du contenant de ce tronc, thorax et abdomen;
je retiens surtout ses explications sur les mouvements de rotation in utero du
mésentère pour conduire à divers accolements péritonéaux, tels les fascia de Toldt et de Treitz, à
l'existence de l'arrière-cavité des
épiploons s'ouvrant dans la grande cavité par le hiatus de Winslow: autant de
notions et d'identités ésotériques, mais dont la connaissance est fondamentale
pour nombre d'abords viscéraux en exploitant des plans de clivage exsangues par
la possibilité de décollements larges utilisant les dits fascias: la base même
de la dissection dite anatomique en chirurgie viscérale.
Les
disciplines précédemment citées convergent naturellement vers le domaine
passionnant de la Physiologie (Pr. ARNOULD et Boulanger). Cette science explique comment
s'exécutent de manière cohérente et adaptée les grandes fonctions produites par
les différents organes constitutifs du corps humain, qu'elles soient
respiratoires, circulatoires, motrices, digestives, de reproduction et autres
...Elle nous apprend tout autant
-
comment certaines
fonctions sont soumises à un pilotage automatique, capables d'adaptations
appropriées, au chaud, au froid, à l'effort, au stress, au temps qui passe.
-
comment il en est
qui doivent rester du domaine réflexe et d'autres conçues pour subir
avantageusement l'exercice de notre volonté, selon le profit sensé en retirer
notre être, ne serait-ce qu'en capacités d'adaptation, protection ou
anticipation.
-
comment leur
assemblage comme il se doit connaît comme aboutissement la constitution d'un
être vivant.
-
comment par la
réussite finale de la combinaison cohérente et complexe de ces multiples
fonctions elles-mêmes complexes se créent des êtres capables d'action.
- Mais au fait, cette science, aussi savante et aboutie qu'elle soit, explique-t-elle absolument tout, en particulier pourquoi les êtres de chair et de sang que nous sommes avons les capacités de penser, créer, aimer. Si ces dernières ne sont que les fruits de processus biologiques, elles seraient donc irrémédiablement mortelles; je veux croire qu'il se peut qu'elles soient aussi d'une autre essence. Mais qu'en est-il ? Qui sait vraiment ?
Arrive
enfin l'initiation à la Pathologie; le but ultime des études médicales n'est-il
pas pour l'étudiant de connaître des maladies et traumatismes pour se placer
plus tard en thérapeute ? La voie obligée et naturelle pour aborder cet
inépuisable domaine s'appelle la Séméiologie. Sous ce vocable, on
regroupe l'ensemble des signes cliniques ou symptômes par lesquels une
pathologie peut se manifester; leur
étude est d'abord nosologique, les présentant en tant que tels selon une
sémantique précise, souvent spécifique; elle est aussi analytique, définissant
les différents aspects sous lesquels ils peuvent se traduire. La démarche
clinique consiste ensuite à regrouper tous les symptômes identifiés en des
entités ou syndromes, qui, correctement authentifiés, doivent orienter vers une
affirmation ou quelque hypothèse diagnostiques selon les cas; à partir de là,
on sera autorisé à solliciter les explorations complémentaires appropriées pour
accéder à ce but final qui est, certes, d'aboutir à un diagnostic réputé exact,
mais tout autant à un lot de bonnes informations nécessaires à de bonnes
décisions thérapeutiques.
Au
cas par cas, ces recherches et identification des symptômes tiennent d'un
processus d'enquête, et comme tel, impliquent méthode et rigueur. Leurs
regroupement et mise en perspective tiennent aussi du puzzle: chaque signe
retrouvé figure comme une pièce dont l'importance et la place se déterminent en
fonction des autres symptômes décelés, valant comme autant d'autres pièces. De
l'assemblage final doit naître un tableau -un tableau clinique bien sûr- plus
ou moins démonstratif, aussi figuratif que possible du problème à traiter.
En
pratique, les Séméiologies Médicale et Chirurgicale sont enseignées séparément,
et ce de manière assez artificielle, tant les points communs ou de
rapprochement sont nombreux; cette dichotomie tient principalement à ce que les premières le sont par des
médecins, les secondes par des chirurgiens, et qu'il y a des choses ou des gens
qui ne se mêlent pas. Enfin, ce n'est que mon avis.
Comme
dans toute enquête, la recherche des données commence par l'Interrogatoire du suspect - enfin, de la personne suspecte
d'être un(e) malade. Avant de solliciter l'énoncé des symptômes, il est d'abord
l'occasion d'établir une rencontre, une rencontre qu'il ne faut pas manquer,
entre une personne - un homme, une
femme, un enfant -, et une blouse blanche ; tantôt elle tient d'un hasard,
comme dans les situations d'urgence, tantôt d'une demande liée à une réputation.
Mais peu importe: d'un côté il y a donc cette personne, avec son inquiétude,
une souffrance, des demandes, de l'autre il y a quelqu'un vêtu d'une blouse
blanche; d'un côté sont attendus professionnalisme et empathie, de l'autre
confiance et sincérité. Si l'enseignant sait convaincre son auditoire sur le
caractère essentiel de ces préliminaires pour le bon déroulement de la suite,
c'est bien. Mais est-ce la règle ?
Ce
premier contact établi, passons aux aveux, habituellement spontanés.
1-
En tête de liste, une douleur, des douleurs, la
Douleur.
Si
elle fait suite à un traumatisme, la correspondance est apparemment simple, sa
compréhension aisée, encore que la prudence s'impose pour parer à une
évaluation incorrecte.
Si elle
est d'installation sans facteur extérieur patent, alors laisser dire ou faire
dire le patient le plus possible est une règle première; un bon questionnement
amène de bonnes réponses, une bonne écoute une bonne analyse, analyse capitale;
de cette dernière, et à partir de ce seul symptôme douleur, s'ouvre en règle la
bonne piste à suivre. Ainsi cette douleur:
-
en coup de
poignard thoracique, suffocante, signe le pneumothorax; vite, un drain, sans
retard !
-
d'installation
brutale, crucifiante d'emblée, qui se maintient
terrible, insupportable, souvent choquante, signe l'ischémie aiguë d'un
territoire du cœur, de l'intestin, d'un membre, selon les cas; si, étant du
même type, elle transfixie de plus l'abdomen ou le
thorax et s'associe à une anémie témoin d'un saignement, elle a toute chance
d'annoncer une rupture aortique. S'offrant ainsi, à elle seule, elle signe
l'urgence absolue.
-
spasmodique,
évoluant par paroxysmes de plus en plus redoutés, elle signifie probablement la
lutte d'un viscère contre un obstacle: irradiant vers l'omoplate droite, elle
signe la lithiase biliaire, vers le bas-ventre un calcul urétéral, à l'ensemble
de l'abdomen une occlusion intestinale qui peut-être se développe.
-
d'installation
progressive pour devenir pulsatile, lancinante, interdisant le sommeil, elle
évoque une inflammation qui se mue en suppuration; et ceci est aussi vrai par
exemple qu'il s'agisse d'une racine dentaire ou d'une pulpe digitale; elle
signe une nécessaire mise à plat au plus vite.
-
survenant sur une
articulation, on la dit mécanique si elle est liée aux mouvements, à l'appui,
source de boiterie ou d'enraidissement, sensible au temps qu'il fait comme au
temps passé; elle signe sans surprise l'entrée dans l'arthrose, subie alors
souvent comme une pénible fatalité mais où le miracle reste possible par
prothèse (inter)posée.
Poursuivre
ce chapitre me devient trop douloureux.
Voyons
autre chose.
2 -
L'interrogation du thermomètre peut apporter davantage que celle du patient
pour juger de sa Température ambiante.
-
trop basse, on
parle d'Hypothermie; s'abaissant encore, elle risque de tuer froidement
-
trop élevée, le
malade dit qu'il a de la fièvre, le médecin qu'il fait de l' Hyperthermie;
entre l'état subfébrile et les 40 frissonnants tous les intermédiaires sont
possibles; au fil du temps, le report des chiffres sur une feuille dite de
température fait parler de température en V, ondulante, en plateau, hectique
...La fièvre de cheval par contre est à voir dans l'art vétérinaire ...
Poursuivre
ce chapitre me donne la chair de poule.
Voyons
autre chose.
3 -
Passons au Tube Digestif par exemple.
Le
bol alimentaire peut connaître des parcours incertains ou aléatoires avant que
d'être digéré. Ainsi, rencontrant un obstacle au bas du pharynx ou sur
l'œsophage, il devra se faire petit ou pâteux pour contourner une dysphagie. Ou
bien, rencontrant un pylore fermé, ne serait-ce que momentanément, il peut
faire le trajet inverse mêlé à un vomissement dit alimentaire, mais qui peut,
par un mécanisme réflexe intempestif perdurant, devenir bilieux, peu productif,
mais reste toujours aussi pénible; qu'il s'y ajoute du sang, on parle
d'hématémèse; que l'obstacle antro-pylorique soit
organique et total, jamais ce bol n'aura la chance de parcourir le long chemin
intestinal, rejeté invariablement dans des vomissements en tombereau.
Inversement, il se peut qu'il parcoure le dit chemin à une vitesse abusive et
incontrôlée, sans possibilité de se poser un instant, dans une diarrhée dite
postprandiale. Pas de veine, vraiment pour ce bol ! Quant à prétendre que les
expressions « pas de bol », « ras le bol », tirent leur
origine dans les avatars rapportés, la prudence s'impose.
Autres
aspects transitaires: il est des constipations étonnamment opiniâtres, des diarrhées tenant
de la débâcle, au pire des cas, cholériformes car exceptionnellement
cholériques; quand de plus les selles se font mastic pour mieux adhérer au
plat-bassin et em...der l'aide-soignante, on touche à
l'improbable !
Quant
à la boulimie, l'inappétence, l'anorexie, le transit en tire profit ou en
est victime, mais n'en est en rien la cause, une cause à rechercher
ailleurs.
Poursuivre
ce chapitre pourrait couper l'appétit.
Voyons
autre chose.
4-
Ce qui touche au Cœur par exemple.
-
le cœur, c'est d'abord
une question de tension; en connaître par la prise des pressions systolique et
diastolique tient de l'indiscrétion médicale la plus élémentaire; l'Hypotension
traduit une méforme certaine; l'Hypertension ne signe pas pour autant la
superforme, surtout si elle se fait maligne.
-
le cœur, c'est
aussi une question de rythme; fonctionnant comme une horloge, il bat le temps
et garantit qu'on le vit; qu'il en manque, il bradycarde
; qu'il en ait trop, il tachycarde; qu'il soit désordonné, c'est l'arythmie, l'anarchie
en quelque sorte.
-
le cœur, c'est
encore une question de courant; fonctionnant comme une pile alternative, il
irradie ses impulsions électriques par des faisceaux; en connaître se fait
grâce à l'électrocardiogramme: il y est question d'ondes en forme de de R, S, T
...; que le Q se négative n'est pas bon signe; qu'une onde de Pardee apparaisse annonce l'infarctus; que le tracé
s'aplatisse subitement, un bon massage s'impose ...
Poursuivre
ce chapitre me fend le cœur.
Voyons
autre chose.
5-
Ce qui touche à l'Appareil Respiratoire par exemple.
Pour
avoir du souffle, il ne doit pas manquer d'air, fonctionnant comme un moteur
qui carbure à l'oxygène:
-
qu'il en manque,
c'est l'hypoxie doublée d'une dose d'hypercapnie, annoncée par un changement de
couleur du visage et des mains d'abord, qui se cyanosent, virant au bleu.
-
qu'il se mette à
tousser signifie au minimum qu'il est en train de se gripper; d'abord toux
sèche, quinteuse, voire coqueluchoïde, qui peut
devenir humide, grasse, productive; en d'autres termes, par un processus dit d'expectoration,sont extériorisés des crachats, tantôt
spumeux ou muqueux, tantôt puriformes ou carrément purulents, tantôt teintés de
sang, hémoptoïques : classiquement, en bon clinicien,
outre leur analyse par un regard approfondi au fond du crachoir, on testera
leur adhésivité aux parois du dit crachoir: toute une science !
-
qu'il ait du mal
à se saisir de l'air ambiant définit la dyspnée, inspiratoire avec tirage et
cornage, ou expiratoire, asthmatiforme. Y a-t-il plus grand supplice que devoir des efforts
conscients, épuisants, pour aspirer l'une après l'autre quelques goulées d'air,
avec cette sensation d'en manquer en permanence, le patient devant rester assis
dans son lit ou son fauteuil faute de pouvoir s'allonger, n'osant plus dormir
de crainte de ne pouvoir jamais se réveiller ?
Poursuivre
ce chapitre me coupe le souffle.
Voyons
autre chose.
6-
Parlons Voies
Urinaires par exemple.
Mirer
les urines, les tester du bout des doigts pour déceler sucre ou ammoniaque,
tiennent d'un art ancien qui, sans remonter à Molière, semblaient de nature à
permettre les plus audacieuses divinations sur les humeurs du patient et les
phlegmasies supposant le traverser. De nos jours, c'est d'un œil distant, voire
distrait, qu'on louera leur transparence ou déplorera leur aspect trouble, la
présence de filaments moirés ,de dépôts peu engageants, voire leur caractère
macroscopiquement sanglant, alors inquiétant au plus haut point; c'est sans
déplaisir que le soignant s'en remettra aux laborantines, qui du bout des
lèvres, tirant sur leur pipette, sauront en prélever ce qu'il faut pour y
quantifier les substances dissoutes, compter les cellules y flottant,
identifier les bactéries les contaminant; Gloire à elles !
L'Urologie
est un domaine pour partie sexiste, anatomie oblige.
-
L'homme, l'âge
venant, redoute l'obstacle prostatique par sclérose, adénome ou cancer; une
dysurie, nycturie, pollakiurie, progressivement contraignantes ne trompent pas;
le négligent est guetté par la rétention aiguë ou l'incontinence par
regorgement; autant dire qu'il est candidat à un sondage, lequel n'a rien à
voir avec la curiosité d'un institut ad hoc puisqu'il se résume à la pose d'un
tuyau salvateur en attendant mieux. Pisser ou mourir. Plus confidentielle est la goutte matinale;
rien à voir avec un petit verre de schnaps au petit déjeuner, car, urétrale,
elle fait craindre la blennorragie et ses gonocoques, pas toujours d'accord
pour disparaître à jamais.
-
La femme, l'âge
venant aussi, redoute, elle, l'incontinence et les fuites à cause d'un plancher
périnéal de plus en plus déficient. Pas plus que pour l'homme, rien qui ne
prête à sourire.
Poursuivre
ce chapitre me coupe toute envie.
Voyons
autre chose.
7-
Passons au Système Nerveux par exemple.
Accéder
à sa compréhension n'est déjà pas simple en fonctionnement normal; il faut un
cerveau de neurologue pour s'y entendre un minimum dès lors qu'il quitte les bons
rails. Qui plus est, la proximité d'un dictionnaire de dernière génération est
des plus utiles pour qui veut accéder à l'ésotérisme du vocabulaire employé.
-
Les troubles
moteurs se déclinent en mono, hémi, paraplégie ou parésie, en paralysies
flasques ou spastiques.
-
Les troubles
sensitifs se définissent en pares, anes, hyperes, hypoes – thésie. (!?)
-
Broca et Wernicke
ont tout dit des troubles phasiques.
-
Stupeur et
tremblements sont du registre de Parkinson et pas seulement l'apanage d'E. Abécassis.
-
Peut-on dire du
bien du Grand et du Petit Mal ?
-
Adiadococinésie, nystagmus et démarche ébrieuse ont leur origine dans
un cervelet altéré.
-
Je n'insisterai
pas sur les praxies; j'ai beaucoup oublié sur les gnosies, et je ne veux pas
faire la connaissance du dénommé Alzheimer.
-
Entendre
disserter sur les comas tient du roman noir; mais avec le Pr. Larcan au pupitre, grâce à la clarté de sa parole, sa
pédagogie, son savoir encyclopédique, on pouvait avoir l'envie d'y sombrer !
De
ce rapide énoncé, beaucoup de pièces manquent. Ma mémoire serait-elle
défaillante, ou plutôt comme vous le pensez sans doute, n'aurai-je pas été assez assidu en temps voulu comme je le
crois.
En
première approche de l'univers neurologique, il apparaît surtout qu'être
atteint dans son système nerveux, c'est hériter d'un handicap souvent sévère,
souvent déficitaire soit d'emblée soit de façon progressive, et rarement
accessible à une thérapeutique qui sache guérir; seuls peuvent dire combien il
brise les existences ceux qui en sont
victimes et leurs entourages immédiats; de plus, étant souvent de nature à
s'exposer au regard d'autrui, il peut détruire d'autant plus.
Poursuivre
ce chapitre est trop déprimant.
Pour
moi, l'interrogatoire est clos.
Pourtant,
de tout ce qu'il peut apporter, je n'en ai pas tout dit, bien évidemment.
Vouloir
prétendre à l'exhaustivité de tous les justes mots employés pour désigner tous
les injustes maux susceptibles d'atteindre à notre bien-être a tout risque
d'aboutir à la production d'un catalogue
style La Redoute, tant en volume que par la diversité et la richesse des
rubriques contenues. Je m'en garderai.
Passé
l'interrogatoire. Venons-en à la mise en examen.
L' Examen Clinique bien-sûr.
Avant
d'en traiter, quelques considérations touchant aux conditions de son
initiation; je ne sais si elles ont fondamentalement changé.
Les
aspects théoriques étaient traités en cours magistraux en amphithéâtre.
L'enseignement
clinique proprement dit était donné par des Agrégés ou des Chefs de Clinique au
sein de Services de l'Hôpital Central (le C.H.U.de Brabois
n'était pas encore construit); pour l'étudiant que j'étais, comme pour la
majorité de mes camarades, ce fut là le premier contact avec l'univers
hospitalier, un contact assez lointain il est vrai. En pratique, les étudiants
étant répartis en divers groupes, cet enseignement était dispensé selon deux modalités
principales:
-
Dans le premier
cas, réunis dans ce qui s'appelait la Salle de Jour, au confort spartiate,
située derrière la Chapelle, ou dans un local attenant à un Service, le
conférencier faisait venir un ou des patients consentants pour se soumettre à
l'interrogatoire et au regard d'étudiants, à leur examen par quelques-uns;
suite à quoi, le patient s'étant retiré, étaient données les explications
traitant du cas concret et de l'affection qu'il illustrait.
-
Dans le second
cas, nous étions conduits dans le dédale d'un Service pour un enseignement dit
au lit du malade; regroupés sagement, parfois compactés, autour d'un lit
portant un malade, il y avait intérêt à se trouver d'emblée en bonne place pour
voir et entendre sans avoir à se tordre le cou ou demeurer sur la pointe des
pieds; en revanche, ceux situés au premier rang avaient toutes chances d'être
sollicités pour avoir à répondre, sensément de préférence, à de bonnes
questions devant la communauté présente, ou à en poser une à leur tour qui
n'apparaisse pas idiote. Il est évident que plus le groupe était restreint,
plus on pouvait trouver d'intérêt à ce type de présentation, sous réserve
d'être en compagnie d'un conférencier pédagogue, disponible, pas trop hautain
ni pédant.
La
vraie pratique clinique, je l'apprendrai en réalité au cours des étapes
suivantes, à savoir l'Externat et l'Internat.
Je ne
savais pas que je connaîtrais quelques années plus tard le privilège d'être à mon tour dévisagé par des étudiants
apparemment sages, certains se tordant le cou ou demeurant sur la pointe des
pieds, rougissant d'une réponse redoutée idiote, hésitant à poser leur question
malgré l'invitation faite.
Enseigner
et soigner ont au moins deux points communs: à savoir d'entrée de jeu mettre en
confiance et faire preuve de patience.
Examiner
un patient met en jeu, en alerte, les divers sens de son examinateur, à
commencer par son sens pratique; au fil du temps et de l'expérience se forme,
se développe un autre sens essentiel pour tout médecin: à savoir le sens
clinique.
Bien
conduire l'Examen Clinique d'un malade
s'apprend. C'est une question de méthode avec des étapes successives qui ont
pour noms :
Inspection
– Palpation – Percussion – Auscultation – TV, TR, en pathologie
abdomino-pelvienne.
L' Inspection
On
commence donc par regarder la personne en face de soi; simple, mais en
apparence seulement.
D'abord,
s'attarder sur son visage. Au premier coup d'œil on repérera :
-
la pâleur de
l'anémique, les conjonctives décolorées,
-
le teint jaune
paille de l'ictérique, ses conjonctives pareillement colorées,
-
le teint cyanique, voire vultueux de l'insuffisant respiratoire, ses
jugulaires tendues,
-
le teint gris,
plombé du patient en choc septique; la péritonite aiguë se lit sur le visage,
que l'on qualifie alors de faciès péritonéal. Qu'à l'ouverture de la bouche la
langue apparaisse sèche, rôtie, c'est que s'y ajoute une grave déshydratation:
sans attendre, que l'on apporte de l'eau et du sel.
L'examen
par le regard, c'est aussi aller à la rencontre de celui d'un autre, avec ce
qu'il peut contenir d'attente, inquiétude, souffrance, de tristesse et de
larmes parfois.
De
la contemplation d'un ventre, on le jugera :
-
plat ou ballonné,
parfois d'un volume tel qu'il suscitera des comparaisons inédites pour le
profane: ventre en obusier, de batracien ...
-
respirant
normalement ou non, cette expression laissant suspecter que les poumons
pourraient avoir changé d'étage ...
-
balafré de
cicatrices pour avoir déjà donné à la Chirurgie, laissant craindre des
adhérences qui n'ont pas bonne réputation pour le transit intestinal.
-
déformé par une
éventration, une hernie, les plus grosses n'étant pas nécessairement les plus
dangereuses.
-
dessiné par une
circulation collatérale, elle-même dégât collatéral d'une hypertension portale
...
Parcourir
du regard un membre, supérieur ou inférieur,
-
chez un accidenté,
c'est pour juger non seulement des déformations dues à une fracture ou une
luxation, mais tout autant de la menace pesant sur la vitalité des téguments au
contact. qu'il y ait ouverture d'emblée ou non.
-
chez
l'artéritique, c'est pour apprécier d'emblée du degré de coloration -ou de décoloration- des
extrémités et donc du niveau d'ischémie possible; au premier coup d'oeil, le constat d'une plaie nécrotique ou d'un orteil
momifié, et c'est l'annonce d'une mauvaise nouvelle qui se profile
La Palpation
Toucher
le corps de ses semblables est un privilège sollicitant du tact, dans tous les
sens du terme. Les mains posées à plat, avec douceur, avec chaleur, comme pour
apprivoiser là où cela fait mal, ce sont en fait les pulpes digitales qui
mènent l'enquête.
Il
s'agit d'abord de localiser la zone siège d'une douleur élective, qualifiée
même d'exquise (!) quand elle se concentre en un point très précis comme au
site d'une fracture non déplacée.
Au
niveau d'un abdomen souffrant, on demande également à la pression douce des
doigts de rechercher au point douloureux une éventuelle réaction dite de
défense, comme si la paroi se
contractait pour se protéger de la main inquisitrice; ailleurs, ils pourront
déjà se trouver face à une contracture localisée. Si par un retard regrettable
cette contracture apparaît GPTI, à savoir généralisée – permanente -tonique –
invincible -, on se trouve devant un ventre de bois, un état qui sent le sapin
si de suite ne sont pas mises en œuvre les bonnes décisions.
Ailleurs,
la même main aura à se prononcer sur l'existence d'une tumeur, son volume, ses
limites, sa consistance. La présence ou non d'adénopathies, ou comme à définir
les caractères d'une collection dans ses localisation et extension, son degré
de rénitence ou de tension, et en conséquence sur la nécessité et l'urgence de
sa mise à plat.
Sur
un genou qui s'épanche, une pression brève mais appuyée du bout des doigts sur
la patella est de nature à produire un choc -un choc rotulien s'entend.
Mettant
à profit les vertus thermométriques du dos de la main, son contact sur un front
brûlant affirmera qu'il y a fièvre, ailleurs là où une inflammation s'installe.
Pareillement sera apprécié le refroidissement d'un segment de membre en
ischémie; les pulpes de l'index et du médius alors placées aux bons endroits
pour rechercher les pouls sauront prédire
là où se situe l'interruption du flux artériel.
La Percussion
Sa
technique consiste à frapper du bout des doigts de la main droite sur le dos de
la main gauche elle-même bien posée à plat sur le thorax ou l'abdomen pour en
tester les sonorités pouvant en émaner; voilà une instrumentation simple et peu
onéreuse, mais qui exige de se couper les ongles. Il faut une écoute attentive
et exercée pour repérer tantôt une matité, tantôt une sonorité, qui sort de la
norme.
Une
matité perçue dans les flancs de l'abdomen ou à une base thoracique évoque en
premier lieu l'épanchement liquidien; elle oriente au besoin vers le geste qui
en découle, à savoir une ponction à l'aiguille, exploratrice avant d'être
évacuatrice. C'est parfois l'occasion d'une vraie surprise; ainsi pour ce
marinier d'eau douce à qui l'annonce que je lui fis d'avoir une plèvre remplie
d'eau laissa pantois: lui, qui ne buvait jamais d'eau de son propre aveu ! On
retrouve le même étonnement chez le cirrhotique éthylique comprenant mal
pourquoi son foie se mette à transformer le vin en eau; de plus, que la
pression sur une hépatomégalie flottant dans l'ascite donne le signe dit du
glaçon tient de la provocation pour qui ne suce pas que de la glace, à moins
que celle-ci n'ait d'autre usage que de rafraîchir le pastis !
Constater
une hyper sonorité pouvant culminer au tympanisme revient à affirmer un
épanchement gazeux là où il ne faut pas, ou la présence de gaz là où il faut
mais en volume excessif: dans les deux cas, une situation plus qu'anormale,
grave; il est heureux que de nos jours il y ait d'autres moyens pour affirmer
le pneumopéritoine par perforation d'un viscère creux que la sonorité pré
hépatique !
L'Auscultation
Grâce
à elle, c'est une autre façon d'écouter son malade et ce que son corps peut
avoir à dire.
Au
plan technique, elle est dite immédiate quand l'oreille de l'examinateur
s'applique directement au contact de la zone à explorer, le thorax avant tout.
La seule fois en j'en vis une démonstration ce fut par le Pr. Louyot, en Rhumatologie; conformément aux bonnes pratiques
– anciennes -,un voile de Sœur de St. Charles avait été posé sur le dos du
patient avant qu'il n'y collât son oreille; je ne sais si ce qu'il entendit lui
parut plus angélique ou s'il trouvât un agrément particulier au toucher de
l'étoffe; quant à prétendre que l'obsolescence de cette méthode tient à ce que
les nonnes aient mis les voiles des hôpitaux, ce serait excessif ...
Elle
est dite médiate quand elle se fait par l'intermédiaire d'un instrument inventé
par Laennec- et amélioré depuis -, à savoir le stéthoscope, préférable à la
méthode précédente qu'il a mis au rancart.
-
appliqué sur un
thorax, à qui il est demandé d'inspirer, expirer,
tousser, il met à l'écoute des finesses
du murmure vésiculaire ou de variations sur d'autres thèmes moins musicaux,
tels ceux émanant de ronchus sibilants ou de râles
crépitants ...
-
posé à l'avant
gauche du même thorax, c'est le cœur qui parle par ses bruits de pompe, de
valves qui claquent: qu'on surprenne un bruit de galop n'est pas un signe de
santé pour le myocarde...
-
en bonne
clinique, l'abdomen demande aussi à être entendu: l'imposition des mains ne
suffit pas. Qu'on y décèle des bruits hydro-aériques au son de borborygmes est
de bon augure; au mieux ils rendent compte d'un intestin qui transite
normalement; au pire, cet intestin est en lutte contre un obstacle, et l'en
savoir capable est rassurant ...jusqu'à un certain point ... Un silence
auscultatoire signifie un transit en panne, ce qui est malheureux; ce l'est
davantage si associé à une douleur intense ce mutisme viscéral s'enferme dans
le silence sépulcral de Grégoire : signant l'infarctus mésentérique, question
pronostic, la messe est dite ...
-
posé sur le
ventre de la mère, le rudimentaire stéthoscope obstétrical est un merveilleux
outil de communication avec l'enfant en attente de naître.
-
les artères aussi
sont bonnes à entendre; qu'elles manquent de souffle est préférable à
l'inverse, car libres de sténose significative; par contre, que disparaisse le thrill de la fistule artério-veineuse de l'insuffisant
rénal, sa mise en dialyse devient
impossible: une solution urgente est à trouver absolument.
Si je
me suis ainsi attardé sur l'examen clinique des patients, ce n'est pas le fruit
du hasard. Il est vrai que je me suis délecté à me remémorer toute une série de
notions, de thèmes, cachés souvent sous des mots tenant d'un figuratif
volontiers parlant, empreints d'un réalisme à la limite de la drôlerie voire du
cocasse; des mots qui semblent venir d'un autre temps, fruits d'une tradition
colportée jusqu'à nos jours, des mots -avouez-le- qui ne manquent pas de
charme; un charme que je ne retrouve guère dans le vocabulaire contemporain
induit par les concepts et techniques modernes; gageons cependant que les
générations futures puissent dans ce dernier y trouver à leur tour comme un
parfum de temps jadis !
J'y
ajoute une autre raison :ces notions apprises pour être appliquées avec
conscience et rigueur, je les crois pour la plupart non seulement toujours
actuelles mais vouées à une certaine permanence pour quelques décennies encore;
en un mot toujours essentielles – essentielles en ce qu'elles renvoient à l'essence
même de la pratique médicale, à savoir de la part du médecin assumer de son
mieux le souci d'autrui, autrui étant en l'espèce la personne se confiant à
lui.
Les Examens Complémentaires se déduisent
logiquement de l'ensemble des données
cliniques assemblées; dans la modernité présente, il n'est pas rare, à ce qu'il
me semble, que l'on agisse dans le sens inverse.
Sans
vouloir développer outre mesure ce thème, je crois bon de rappeler que dans la
période de mes années fac les explorations complémentaires à disposition
n'avaient rien de comparable avec ce que l'on connaît aujourd'hui en termes de
qualités d'informations, facilités d'accès, de moindre caractère invasif: en
comparer sera digne d'un chapitre à part.
Pour
faire court, ces examens peuvent être regroupés pour l'essentiel en trois rubriques.
1-
les Examens Biologiques
En
tête, les bilans sanguins, incontournables, qui parfois, par la générosité des
prescriptions et leur répétition pouvaient bien concourir à l'installation d'un
état anémique.
Que
tout ce qui est retiré, prélevé, ponctionné, soit l'objet d'analyses ciblées,
précisant clairement leur objet, tant à des fins bactériologiques, chimiques,
ou anatomo-pathologiques, tient d'une règle intangible dont il faut s'imprégner
au plus tôt.
2 -
l' Imagerie
Sachant
que le scanner et l'IRM n'étaient pas encore de ce monde, elle reste confinée à
la Radiologie, dite aujourd'hui conventionnelle.
Les
Radiographies simples, ou standard, utilisent toutes les ressources des
Rayons X en termes d'incidences et pénétration pour une exploration adéquate,
avec l'inconvénient d'inscrire un volume sur une surface plane, d'où
l'obligation d'un vrai savoir et d'un œil exercé pour une juste lecture.
Au
niveau thoracique, la R.P. (radio pulmonaire) reste la base; j'ai connu des
maîtres en la matière capables de voir de loin ce qu'un examinateur lambda
n'était pas capable de déceler de près. Les tomographies constituaient une
première approche d'imagerie par coupes, mais sans commune mesure avec l'apport
ultérieur du scanner en termes de rendu.
-
au niveau
abdominal, la radio standard explorait surtout l'urgence, obligatoirement
réalisée sur un malade debout pour en tirer le meilleur; schématiquement, trois
possibilités :
Ou
bien pas d'anomalie patente, ventre a priori normal
Ou
bien un croissant gazeux sous-diaphragmatique, signant le pneumopéritoine
Ou
bien les niveaux liquides de
l'occlusion, a priori du grêle si plus hauts que larges et comparés à des
tuyaux d'orgues si en grand nombre, a priori sur le colon si peu nombreux et
plus larges que hauts.
Pour
l'analyse du squelette, traumatique ou non, cette imagerie en première
intention est toujours d'actualité, et reste à bien connaître pour encore un
certain temps ...
Les
Radiographies avec opacification faisaient avant tout appel à
l'excellente baryte, à avaler sous forme de bouillie crayeuse pour explorer le
tractus œso-gastro-duodénal,
donnée en lavement pour le cadre colique ; les produits iodés injectés par voie
I.V. étaient destinés à visualiser les voies biliaires (Chol-
angiographie) ou urinaires (urographie) ; quant au Lipiodol il était réservé,
aux saccoradiculographies (pour dépistage de hernie
discale) et aux bronchographies. Les opacifications vasculaires des membres
inférieurs se faisaient par aortographie Trans lombaire (sous AG, patient sur
le ventre) ou par ponction fémorale et les angiographies cérébrales par ponctions carotidiennes: des techniques
non dénuées de risques, y compris dans les mains les plus expérimentées,
d'autant que pratiquées dans des conditions tenant de l'artisanat : des
conditions qui auraient toutes chances d'envoyer aujourd'hui leurs auteurs
directement en prison ...
3
- l'Endoscopie
La
fibre optique était encore à inventer,
tout au moins dans ses applications médicales.
En
conséquence, elle se faisait par tubes
rigides, avec le stress et l'inconfort qu'on imagine pour le patient et les limites
de l'exploration dans son étendue,
Le gastroscope
atteignant difficilement l'antre gastrique,
Le
rectoscope dépassant de peu la charnière recto-sigmoïdienne,
Le
bronchoscope butant aux divisions lobaires.
S'agissant des investigations complémentaires, j'ai eu la chance d'être d'une génération qui a vécu une véritable révolution, mais surtout qui en a bénéficié : un sujet digne d'un prochain chapitre ...
1964
- 1967
1964.
L'examen de fin de 3ème année avait aussi valeur de concours pour accéder aux
fonctions d'Externe des Hôpitaux. Du lot des épreuves passées pour la
circonstance, je n'en ai pas de souvenir éclatant; hormis une question en
séméiologie médicale qui me laissa perplexe: l'examinateur, dans sa curiosité,
voulait qu'on lui dise tout de la sphygmomanomètre...; celui qui l'ignore
apprendra en lisant ces lignes que ce mot savant (né du grec sphugmos,
pouls)
désigne les conditions de la mesure de la pression
artérielle par le tensiomètre ainsi que de la pulsatilité
des vaisseaux périphériques à l'aide de l'oscillomètre de Pachon...
Accéder
à la fonction d' Externe était essentielle, non pas tant par le rôle modeste
qui lui était dévolu dans le fonctionnement hospitalier que par le fait d' être
partie intégrante d'une équipe médicale, d'en vivre le quotidien, d'accéder au
malade et son dossier de manière naturelle ; pour qui voulait s'en donner la
peine, c'était la garantie d'apprendre son métier de médecin par le bénéfice de
la symbiose née des relations, des échanges se faisant entre les divers membres
de la hiérarchie du service, du Patron à l'Externe. Ce titre d'Externe, vécu
comme le bas de l'échelle hospitalière, n'en constituait pas moins le premier
barreau, laissant espérer en gravir d'autres dans le futur- pourquoi pas-, ce à quoi ne pouvaient malheureusement pas prétendre ceux
dont le classement les en avait écartés.
N'en
restant pas moins étudiant, l'Externe connaît donc l'avantage de pénétrer ce
monde si particulier qu'est l'Hôpital; concrètement, cela signifie y entrer
chaque jour pour y travailler, observer, apprendre. Voyons le cadre avant
d'évoquer la fonction et ce qu'il en fut pour moi à travers les stages
effectués.
A cette époque, le C.H.R. correspondait à ce que l'on
désigne aujourd'hui sous le terme Hôpitaux de Ville, regroupés dans un même
grand quartier (le CHU de Brabois n'étant encore pas
né ni même en gestation) avec les ensembles
Villemin-Mariner-Fournier, Saint-Julien, l'hôpital Marin, la Maternité
Pinard, et le cœur du système à savoir l'Hôpital Central.
L'Hôpital Central.
A ce stade de mon récit, il mérite que je lui réserve comme une escale,
par un détour d'autant plus justifié qu'il fut durant mes années de formation,
et jusqu'à mon installation définitive en 1976, comme mon port d'attache ; au
présent, dans mon souvenir, je le vois comme un point d'attachement, où
l'affectif le dispute peut-être à ce qu'il me revient des réalités vécues.
Son
entrée principale se fait par un grand porche qui passé, donne accès à une
première cour ; encore faut-il que le concierge, un solide gaillard à
l'uniforme noir, coiffé d'une casquette assortie, vous lève la barrière qui en
interdit le passage au tout venant ; tant que je me déplacerai en vélo, je lui
épargnerai cet effort; plus tard, avec ma vieille 2 CV, il m'aura vite repéré,
et j'aurai même droit à son salut amusé.
Dans
l'axe, la perspective s'arrête sur la Chapelle, surmontée d'une petite flèche
pointue où s'y loge une cloche se manifestant de temps à autre sur un ton aigu
; elle ferme une allée bordée d'arbres dont le feuillage colore avec avantage
ce lieu austère. Le nouvel arrivant qui pénètre cette cour ne peut qu'attarder
son regard sur les brancards montés sur des chariots équipés d'une paire de roues de vélo, poussés
sans excès de vitesse par des gens dont c'est manifestement le métier, seule
manière a priori de transporter les malades couchés d'un service à l'autre.
S'il prend le temps de suivre les allées et venues de ces équipages faisant
partie intégrante du décor, il en verra certains apparaître, d'autres disparaître
de chaque côté de la chapelle: c'est qu'ils empruntent des plans inclinés
couverts pour accéder aux bâtiments bordant une seconde cour placée en
contre-bas.
La
voie de gauche conduit aux services notés A :
-
au rez de chaussée: la Chirurgie A, sous la férule du
Pr. CHALNOT, dit « le Pépère », un surnom appelant le
respect voire la crainte de tous les futurs chirurgiens d'alors, qui à cette
époque ne pouvaient manquer de passer
dans son service. Affirmer qu'il a été un grand maître incontesté en même temps
qu'un des grands fondateurs de l'Ecole
Chirurgicale de Nancy tient d'une évidence que se plaisaient déjà à reconnaître
ses contemporains.
-
au premier étage: la Médecine A - Pr HERBEUVAL -, avec des orientations affichées en Hématologie (Pr
Guerci) et Maladies Métaboliques (Pr LARCAN avant qu'il ne gagne son futur service de Réanimation)
-
au deuxième étage, en fait sous les combles aménagés: la Cardiologie (Pr FAIVRE et Gilgenkrantz) ; confort rustique assuré, froid l'hiver,
chaud l'été...
La
voie descendant à droite de la chapelle bifurque au bas de sa pente:
Poursuivant
tout droit, vous accédez au bâtiment B, symétrique du précédent avec :
-
au rez de chaussée la Chirurgie B (Pr BODART) pour les salles 2, 6, et 8 en partie, et la
Neurochirurgie (Pr LEPOIRE) pour les salles 4 et 8 pour son autre partie.
-
au premier étage: la Médecine B - Pr KISSEL,
initiateur de l'Ecole Neurologique de Nancy.
-
sous les combles, pas de service, mais des secrétaires et de quoi stocker des
piles de dossiers régalant une armée de rongeurs papivores.
Poursuivant
encore tout droit, longeant le bâtiment précédent sans y pénétrer, vous arrivez
à l'extrémité de cette grande cour rectangulaire, fermée en contre-bas par le
pavillon Virginie Mauvais, réservé à la Chirurgie Infantile (Pr BEAU)
Si
vous empruntez le passage couvert qui s'offre à votre droite, vous accédez à un
autre ensemble immobilier comprenant les services d'Urologie (Pr GUILLEMIN), ORL (Pr GRIMAUD), Maxillo-Faciale (Pr GOSSEREZ),
Pédiatrie (Pr NEIMANN) le
Laboratoire Central (Pr PAYSANT), la Radiologie (Pr. TREHEUX).
Je ne
m'attarderai pas sur diverses constructions préfabriquées au confort sommaire
et à l'esthétique tenant de la cabane de jardin, occupant de-ci de-là des
espaces initialement libres, affublés du nom d'Annexes:
-
chirurgicales A et B, plutôt réservées aux patients que l'on souhaite voir de
loin, tels certains chroniques, infectés ou amputés, ou dont on souhaite
s'affranchir du contrôle patronal ...
-
médicales, dans les bâtiments dits Prouvé A et B, du nom de l'architecte nancéien dont
on célèbre le génie aujourd'hui, un génie qui n'était certainement pas de
nature à sauter aux yeux de ses
occupants d'alors.
Parler
de la Fonction
de l'Externe devrait
conduire à évoquer en premier lieu ce qui le soucie le plus, à savoir son rôle
à jouer au milieu d'une équipe structurée selon un modèle plutôt univoque.
Cependant,
placé en découvreur d'un nouvel univers pour lui, il s'en fait aussi
l'observateur: des rituels convenus, des
codes déterminant les rapports entre les membres qui composent sa hiérarchie,
tout cela figurant comme autant de constantes. Ceci étant, il devra s'adapter à
autant de variantes qu'il y a de services ; entre certes d'abord en ligne de
compte la nature des activités qui s'y font ; mais il faut peu de temps pour
reconnaître, même au plus novice, le poids déterminant du « Patron », sa personnalité, son
aura ; cela se mesure - se juge même - à l'aune de sa présence, son autorité,
sa capacité à déléguer à ses collaborateurs autant qu'au sérieux - voire la
sévérité - de son contrôle sur leurs décisions et actions menées en son nom. A
chaque changement de stage, les plus jeunes devront rapidement rentrer dans le
moule imposé avec plus ou moins de fermeté par le Chef de Service ; quant à
ceux, plus anciens et qui s'en réclament les élèves, ils devront non seulement
anticiper ses attentes, mais agir selon sa demande ou son assentiment supposé
en étant fidèles à ses conceptions et son enseignement. De ce fait, que le
Patron placé en Maître, - à la fois maître à penser et maître des lieux -,
exerce une tutelle plus ou moins forte sur son entourage est bien
compréhensible ; que cette tutelle soit parfois jugée pesante et même « freinatrice » d'initiative par certains ne peut
surprendre. Ce sont là autant de facteurs déterminants de l'ambiance d'un
service, ambiance qui touche au bien-être de chacun de ses acteurs, y compris
les plus humbles, y compris les hospitalisés.
Parler
de la fonction de l'Externe, avant de le voir à l'ouvrage, conduit à évoquer la
tenue et les attributs du « fonctionnaire ». Sa blouse blanche
passée, il est tenu alors de ceindre à sa taille un tablier, analogue à celui
des prosecteurs d'anatomie, avec une poche centrale dans laquelle il loge
stéthoscope et marteau à réflexes ; en possession par ailleurs d'un stylo et
d'un carnet, il est fin prêt pour entrer en scène.
Le
matin, à son arrivée dans le service, le scénario prévoit que l'Externe doit
s'enquérir des bilans sanguins à réaliser, tels que programmés par l'interne la
veille ou le matin même sur la feuille de température. A cette époque, le
matériel stérile à usage unique n'était pas la règle: aiguilles et seringues de
verre étaient nettoyées après usage par le personnel infirmier pour être
ensuite stérilisées au Poupinel en même temps que les
tambours de compresses où l'on y puisait le nécessaire à la demande. Les
trocarts habituellement employés pour les prises de sang n'avaient rien de
rassurant dans leur aspect...Le patient voyait arriver l'Externe jouant les
insectes piqueurs avec son matériel et
son lot de tubes à remplir avec
une circonspection teintée de crainte ; son inquiétude pouvait se transformer
en légitime angoisse lorsqu'il se confirmait qu'il avait affaire à un novice
encore plus stressé que lui; il n'était pas rare qu'il revint à la victime de
prodiguer à l'auteur de ses sévices des paroles d'encouragement quand ce
n'était pas quelques conseils ...
Second
rôle à l'actif de l'Externe: veiller au bon ordre des dossiers des patients à
sa charge, la pièce maîtresse en étant la feuille dite d'observation.
« Faire l'observ. » constitue le travail
médical réservé en propre à l'Externe: un devoir écrit où il consigne en termes
médicaux ad hoc et en bon français si possible, lisibles de tous de préférence,
toutes les informations issues
des courriers en possession,
de l'interrogatoire puis de son examen
clinique ; il trouve là matière à appliquer concrètement les données théoriques
qui lui ont été inculquées, à s'interroger sur celles qui lui échappent et
chercher les réponses idoines auprès des « sachants
» ; à l'Interne revient en principe d'y mettre sa conclusion après vérification
du contenu. Document de référence par excellence, autant pour la suite du
parcours de l'hospitalisé qu'en vue
d'une éventuelle exploitation ultérieure de son dossier, la rédaction de
l'observation puis ses mises à jour demandent de l'exactitude et de l'exigence:
un vrai métier ...
L'Externe
se voit volontiers confiné dans un rôle de figurant lors de la sacro-sainte
visite ; il lui revient de pousser le chariot et y puiser à la demande le bon
dossier, chercher en catastrophe la radio ou le résultat qui manquent par un
fait exprès à ce moment précis ...Quant aux grandes visites patronales, elles
tiennent d'un rite processionnaire allant lentement d'un lit à l'autre ; se
placent en tête de la cohorte, aux côtés du Maître, les plus élevés dans la
hiérarchie et ceux en charge directe du malade approché ; ces derniers ont tout
intérêt à en connaître parfaitement et l'histoire et le dossier dans la
perspective d'avoir à répondre aux questions immanquables et se soumettre au
jugement et décisions du chef ; c'est là que la lecture en public de
l'observation peut tenir du tourment pour qui en est l'auteur. Et plus on
approche de la queue de la procession, plus les sujets de conversation
s'éloignent de ce qui se passe en tête: que fais-tu ce week-end, pas mal le
dernier film, mignonne la nouvelle petite infirmière ...Quant aux malades
placés en spectateurs d'une scène dont ils sont censés être l'objet, voire les bénéficiaires,
il y a ceux qui y trouvent simple matière à distraction, d'autres fiers de leur
statut de cas difficile, certains rassurés de savoir tout ce beau monde à leur
service ; il y a enfin ceux déçus à l'issue du passage de cette cour de ne pas
en savoir plus sur le mal qui les touche et leur devenir ; le « on va
venir vous expliquer » n'est pas de nature à les rassurer.
Dans
les services de Médecine, cette visite en grande pompe occupe l'essentiel d'un
matin. En Chirurgie, le temps qui lui est imparti est moins long, salle d'op
oblige ; il est vrai que les décisions y sont prises en amont le plus souvent
et que les visites matinales ont pour objet principal de faire la connaissance
des entrants de la nuit, s'assurer de la normalité des suites opératoires et
déceler les éventuels problèmes. Au sein de cet univers, l'Externe est chargé
d'une mission supplémentaire, plutôt physique: être l'aide -opératoire-
intelligent et non jaloux sans qui rien n'est possible ; il lui revient le
privilège de tenir les écarteurs, en premier aide si l'opérateur est l'Interne,
en second si c'est l'Assistant, en troisième ou pas du tout si c'est le Patron.
Plus son rang est éloigné, moins il voit, plus il doit tirer dur sur sa valve
en béquant juste ce qu'il faut, en tenant la position sans bouger, sous peine
de se faire reprendre vertement... De quoi dégoûter du métier...
Tout
ce qui vient d'être dit se déroule en matinée.
En
soirée se passe la contre-visite, la « contre » en abrégé. Elle a lieu
en comité restreint, habituellement sous la houlette de l'Interne, accompagné
de l'Externe et l'Infirmière, au calme. C'est un moment de rencontre avec tous
les malades du service, en s'attardant sur les entrants, pour un examen en
commun, déterminer les explorations à mettre en œuvre, démarrer un traitement
au besoin ; on y décide aussi des sorties et des prescriptions qui
accompagnent. C'est un moment en général détendu, sympathique ; on y prend le
temps d'échanger au sujet des malades mais aussi de thèmes les plus divers,
surtout s'ils pouvaient éloigner de
leurs soucis.
Que
l'on soit généraliste ou spécialiste, en pratique libérale ou
hospitalière, il est dans la nature du métier médical d'avoir à participer à un
système de garde ou d'astreinte, un service -car c'en est un- dénommé dans la
terminologie actuelle Permanence des soins. Cette nécessité d'ordre public peut
être vécue différemment à titre individuel selon les conceptions propres à
chaque praticien, la nature de sa pratique, la disponibilité offerte, selon les
différents temps de sa carrière aussi ; elle peut l'être comme un agrément
rarement, une source intéressante de revenus parfois, un devoir probablement,
une obligation sans doute, une contrainte très souvent. Cela, je l'appris de
bonne heure, à peine nommé Externe, comme tous mes semblables d'alors ; je
n'y échappai que 45 ans plus tard.
Le
Service de Garde de porte de l'Hôpital Central était assuré par périodes de 24
heures, de midi à midi, par un Interne assisté de deux Externes, le premier dit
« jeune Externe »,nouvellement nommé, le second « vieil
Externe »,un peu plus ancien donc. Les locaux à disposition se trouvaient
à droite du porche d'entrée ; on y accédait par une première pièce où trônait
un baby-foot, patiné moins par le temps que par un usage intensif de la part
d'une succession de générations d'Internes et d'Externes, certains considérés
comme d'authentiques pros et en ayant fait leur spécialité ; la salle de garde
proprement dite, assez vaste, comprenait un mobilier sommaire fait de quelques
fauteuils fatigués de style Prouvé, une table basse où s'étalent des revues
encore plus fatiguées, et une télévision, en noir et blanc-vue l'époque- seule
distraction offerte à condition qu'elle veuille donner une image stable et pas
trop neigeuse. Enfin, contiguë, la chambre à coucher de l'Interne, avec son
outil principal, à savoir, non le lit, mais un téléphone à cadran noir, lui aussi bien patiné par l'usage ; pas de
portable évidemment, mais un « bip », et encore, pas pour tous.
A
proximité, il y avait bien un local avec quelques box pour y déposer les
malades arrivant, servant également de P.C. aux brancardiers, le tout placé
sous l'autorité d'une maîtresse-femme. Pour y accéder, le médecin de garde
devait traverser une partie de la cour ; une fois sur place, ses possibilités
d'action y étaient limitées ; certes, il y examinait les entrants, mais au but
principal de décider de leur bonne orientation car y réaliser des soins
authentiques, et qui plus est d'urgence, était fort théorique, tant les moyens
à disposition étaient rudimentaires ; en d'autres termes, les patients
n'avaient aucun intérêt à y moisir, sauf à attendre un lit disponible, le mieux
étant qu'ils soient conduits au plus vite dans le service à destination via les
brancards à roulettes dont j' ai déjà parlé.
En
journée et aux heures ouvrables, le rôle de l'équipe de garde était assez
contingent, les services gérant à la fois les patients présents et leurs
entrants pour les raisons indiquées. En
nocturne, la situation était toute autre: hormis les services chirurgicaux
ayant leurs propres astreintes, il était de la responsabilité de l'Interne de
garde de gérer tous les problèmes médicaux pour lesquels on le sollicitait,
nouveaux arrivants comme hospitalisés ; son domaine s'étendait aussi à
l'Hôpital St. Julien auquel on accédait par un sinistre tunnel. Ce n'est que
vers 1970 que s'ouvrit le service de Réanimation sous l'autorité du Pr. Larcan, dotant enfin le C.H.R. de Nancy de l'unité de soins
intensifs qui lui manquait gravement, marquant de ce fait le début d'une
restructuration qui se conclura à Brabois ; l'équipe
de garde voyait simultanément son P.C rapproché de ce nouveau service et sa
mission redéfinie, déchargée avantageusement d'un lot de situations d'urgence.
Cependant, l'idée d'un vrai S.A.U n'était pas encore dans les cartons...
Revenons
à ce qu'il en était au sujet des deux assesseurs de l'Interne de garde.
L'Externe junior, en journée, avait pour mission d'ouvrir le courrier
d'admission de tout entrant, s'assurer de sa bonne orientation et d'une place
disponible au bon endroit: rien que de très formel ; de nuit, était fait appel
à son instinct d'insecte piqueur pour un bilan d'urgence, poser une perfusion,
mais surtout « faire les héparines » en Cardiologie ; à cette époque les traitements
anticoagulants se limitaient aux A.V.K et à l'héparine IV discontinue, les
héparines sous-cutanées n'étant pas encore connues, hélas ; il devait effectuer
à minuit et à 6 heures les injections IV d'héparine aux patients listés sur un
cahier prévu à cet effet: une vraie hantise que cette délicate mission, tant
l'accessibilité à leur capital veineux était en règle difficile. Quant à
l'Externe senior, il secondait ou bien l'Interne, ou bien son jeune collègue
dans ses difficultés à trouver une veine.
Pour
clore ce sujet, il me revient avoir joué l'Ancien avec le futur député-maire de
Nancy, A. Rossinot, en situation de junior bien qu'il fut par l'âge nettement
plus ancien que moi...Me trouvant à sa table beaucoup plus tard à la faveur
d'une grand-messe médico-administrative en son Hôtel de Ville, il sut m'en
rappeler le souvenir.
J'oubliais:
pour le service rendu, pour personne: pas un franc, pas un kopeck.
Gardes à Maringer
Sur
la base du volontariat, et contre rémunération cette fois, les Externes étaient
les bienvenus pour des gardes nocturnes au service des Maladies Infectieuses du
Pr Dureux, à Maringer. Il
fut pionnier dans le domaine de la Réanimation neuro-respiratoire, initiateur
des assistances respiratoires prolongées ; tout commença lors de l'épidémie de
poliomyélite à la fin des années 1950: la réponse face aux complications
respiratoires de la maladie avait été donnée dans l'urgence par le poumon
d'acier, sorte de caisson où était glissé le malade, et dont le thorax était
censé bénéficier des variations de pression externe pour susciter une
ventilation spontanée: on en imagine les limites. Au moment où j'y pris des
gardes, les patients à surveiller étaient atteints soit de maladie de Guillain-Barré, soit de tétanos sédatés par des doses phénoménales de Valium ;
trachéotomisés, ils étaient branchés à un respirateur ancestral, le
SF4,véritable prothèse respiratoire, imposant son rythme et le volume insufflé,
sans capacité véritable à s'adapter à la respiration spontanée des patients ;
de ce fait, ceux-ci étaient placés en quasi coma thérapeutique, obligeant à une
surveillance d'autant plus stricte. Qu'il est difficile de rester éveillé toute
une nuit à côté de personnes profondément endormies!
Me
remémorer les Services que j'ai fréquentés en qualité d'Externe me conduit à
revisiter des lieux qui depuis, au mieux ont été profondément remaniés, au pire
ont disparu, à revoir par la pensée nombre de personnages qui ont marqué aussi
bien leur temps que ceux qui les ont côtoyés.
Elle
fut mon premier terrain de stage.
Elle
occupait l'Hôpital Fournier. Le Patron, le Pr. BEUREY, était un petit bonhomme, au collier soigneusement taillé,
charmant, étonnant par son dynamisme, irradiant d'une énergie communicative ;
il parcourait son service à grandes enjambées, sa secrétaire sur les talons,
bloc-notes en mains, bien en peine pour le suivre -ou le poursuivre, chargée en
chemin de noter ses rendez-vous, lui rappeler ceux qu'il pourrait oublier,
prendre ses courriers en sténo. Dans cette spécialité où le visuel compte pour
essentiel, véritable puits de science par ailleurs, il savait au premier coup
d'œil et sans hésitation donner le diagnostic sur la dermatose ou toute autre
anomalie cutanée qui lui était présentées ; en cas de doute, il demandait qu'on
lui présentât sans tarder le « Degos »,
véritable bible en la matière, autant pour discuter ses propres hypothèses que
donner sa propre opinion sur la teneur du verset de la dite bible relatif au
problème posé. Il ne manquait pas d'autre part de faire référence à sa
formation d'interniste à qui voulait l'entendre.
Sa
consultation tenait du tribunal ; assis au centre de la pièce, entouré d'un
aréopage de jeunes confrères, qu'ils fussent de son service ou extérieurs à
lui, on lui présentait à tour de rôle, les patients à voir ; à peine assis ou
le pansement retiré, ils avaient connaissance du diagnostic et ses causes comme
d'un verdict, mentionnant au passage les noms propres ou savants afférents ;
cela dit solennellement et sans conteste par le Maître avait de quoi rassurer,
quand bien même les possibilités thérapeutiques ne dépasseraient pas le niveau
du symptomatique temporaire ou de la simple contemplation. En règle, la
consultation se concluait par une prescription magistrale, vraie potion
magique, dictée d'un souffle à la secrétaire, mélange savant d'ingrédients multiples, quantifiées
en grammes, milligrammes et QSP ; y revenaient assez régulièrement
l'hydrocortisone, la lanoline, vaseline et résorcine, sans oublier quelque
savon liquide ou colorant à appliquer au préalable ou en alternance avec la
pommade à composer par l'apothicaire.
Quand il m'arrive de parcourir le carnet où j'avais retranscrit une série de
prescriptions-types, c'est comme tourner les pages d'un livre de cuisine de
grand-mère, avec ses recettes éprouvées au parfum du temps jadis.
Il
arriva même qu'il fit venir un dimanche matin, dans le cadre de rencontres
médicales organisées par ses soins, un certain nombre de ses patients porteurs
de pathologies cutanées démonstratives ou inédites ; et ses invités de passer
de chambre en chambre pour regarder, détailler, ce qu'avaient à montrer de leur
affection les dits patients ; si ces derniers avaient accédé à sa demande pour
se prêter à ce qui peut apparaître comme une forme d'exposition choquante, même
réservée à un public limité et averti, c'est dire l'aura et le charisme que ce
patron exerçait sur sa patientèle.
Bénéficiaient
des secteurs d'hospitalisation d'une part des patients dont l'état exigeait des
recherches diagnostiques particulières, mais tout autant ceux pour lesquels les
traitements s'avéraient impossibles à domicile, souvent par le fait de
pathologies chroniques, telles les plaies dites variqueuses. Ces malades
voyaient de larges surfaces de leur corps mises en peinture ; la variété des
couleurs n'avait rien à envier à la palette impressionniste: figuraient entre
autres le bleu de méthylène, le vert de méthyl, le
rouge éosine, le jaune fluorescéine, le
noir goudron ; le blanc des pâtes à l'oxyde de zinc pouvait couronner l'ouvrage
comme la crème chantilly vient parfaire
une coupe de myrtilles ou de fruits rouges...
Outre
que ce service fut logiquement pionnier en Allergologie, on ne saurait conclure
ce chapitre sans rappeler que l'associée traditionnelle de la Dermatologie
s'appelle la Vénéréologie. Le BW systématique alors dans tout bilan sanguin
permettait parfois des découvertes imprévues. Dépendait de ce service le
Pavillon Ricord réservé aux prostituées porteuses de maladies vénériennes
actives, alors placées en milieu fermé sur décision préfectorale pour
obligation de se traiter: des femmes victimes du tréponème, un vibrion dans le
nom duquel résonnent étrangement les sonorités « aime » ou
n'aime »...
La
Dermatologie, pour un début, j'ai bien aimé.
Elle m'eut
ensuite à son service.
Lui
était réservée une partie de l'Hôpital St Julien, sur deux niveaux.
Le
Pr. LOUYOT tenait de l'archétype du patron-médecin ; la calvitie
bordée de tempes aussi grisonnantes que sa moustache, on le dira d'un certain
âge, ce qui ne lui interdisait pas un maintien strict, une allure docte et
austère ; au-delà du savoir encyclopédique qu'il possédait dans son domaine, il
connaissait tout de l'intimité et de perversité des métabolismes
phosphocalciques, uriques et autres ; il n'ignorait rien des mauvais tours
joués par certains protéoglycanes ou autres
prostaglandines au sein du conjonctif. Ses apparitions dans le service étant
relativement espacées, l'essentiel de la responsabilité effective revenait à
son agrégé et futur successeur le Pr. Gaucher ; élancé, peu disert, il vivait
assez mal son rôle de second et semblait comme en retirer un long ennui.
Le
hasard voulut que je retrouve dans ce service l'ancien chef de troupe scoute de
la 1ère Lunéville, chef Claude, où je figurais alors comme « cul de pat » ; il y terminait son
externat avant de s'installer à Vicherey ; il sut
m'aider dans mes débuts difficiles. Autant les bilans sanguins demandés étaient
souvent démesurés, autant au plan radiologique il y avait abondance de
production, par la nécessité entre autres de multiplier les incidences pour
déceler ce qui de nos jours serait démontré par quelques coupes de scanner ; la
contre-visite était précédée de la lecture commune des radiographies du jour
sous l'autorité des seniors présents: l'occasion d'une première approche de
l'imagerie ostéo-articulaire. Entre autres personnages marquants, j'accorde une
mention particulière à l'Interne de la salle commune du rez-de-chaussée, une
fille -rareté à l'époque- fort mignonne avec de grands yeux sombres ; arrivant
tard et partant tôt, on suppose que la tolérance démontrée par le Patron à son égard
tenait au charme qu'elle dégageait.
Les
pathologies rencontrées avaient, de mon point de vue, un côté assez
désespérant, d'autant que les ambitions curatrices des traitements proposés
apparaissaient bien souvent des plus modestes. Le type même en était la
Polyarthrite Rhumatoïde et autres affections apparentées telle la
Spondylarthrite Ankylosante; en rester aux sels d'or, à la Phénylbutazone ou
passer aux corticoïdes, tels étaient les
termes du débat. Les lombalgies chroniques et leur lot d'incapacité
professionnelle représentaient un autre gros bataillon, sans solutions
probantes hormis quelques infiltrations et la recherche d'un reclassement
improbable. Il n'était pas rare que le bilan demandé fut l'occasion de
découvrir des métastases osseuses d'un cancer pour lequel la recherche du foyer
primitif tenait davantage d'un souci intellectuel que d'une finalité réellement
pratique. Me revient le souvenir d'une jeune femme d'une grande beauté et au
corps de princesse chez qui la cause de son mal tenait à la diffusion
métastatique d'une mastite carcinomateuse jusqu'alors méconnue: tragique.
Qui aurait pu dire à ce médecin -et de
quel droit, allant à l'encontre de sa certitude exprimée, que les algies
rachidiennes qui lui brisaient la vie n'étaient pas dues à des ostéophytes
exubérants mais aux métastases d'un cancer bronchique qui allait l'emporter
sous peu?
On
aurait pu s'étonner que l'on ne cherchât guère de solutions thérapeutiques
autres que médicamenteuses face à des pathologies avant tout dégénératives de
l'appareil locomoteur ; il y avait bien un attaché qui proposait son
savoir-faire en manipulations vertébrales ; mais à titre d'exemple, bien qu'il
y eût sur la place de Nancy un pionnier
dans la chirurgie de la main rhumatoïde, le Pr
Michon, il n'était pas d'usage de faire appel à ses compétences ; de
même, les possibilités des appareillages
Et
de la rééducation étaient sous-employées ; il fallait une sacco-radiculographie
plus que démonstrative pour confier une hernie discale an neurochirurgien. Les
chirurgies arhroplastiques n'en étant qu'à leurs
prémices, l'arthrose était vécue comme une fatalité où l'aspirine et l'usage
d'une canne figuraient comme les recommandations principales ; l'hydrocortisone
en infiltrations pouvait apparaître comme une solution miraculeuse temporaire
au prix de quelques catastrophes infectieuses.
La
Rhumatologie, j'ai apprécié, mais sans
en faire ma tasse de thé.
Elle
fut ma destination suivante.
Plus
exactement la Pneumo-Phtisiologie
Hommes : d'abord parce qu'il existait un service Femmes indépendant (Pr DE REN), ensuite parce que la tuberculose -la Phtisie des
Anciens- était toujours bien présente à défaut d'être galopante. Pourquoi
était-elle encore une réalité prégnante alors qu'on avait les moyens de la
prévenir et le traiter? Cette question me fut posée par le Pr LOCHARD, chirurgien thoracique réputé, à l'examen oral de 4ème
année ; la réponse attendue était: la c...rie des gens ; j'eus une bonne note.
L'Hôpital
Villemin, aux allures de sanatorium conventionnel avec ses salles communes et
ses hautes baies vitrées, abritait l'hospitalisation des services de
Pneumologie au premier étage, la Chirurgie Thoracique au rez-de-chaussée. Les
locaux de consultation et d'endoscopie avaient été relégués dans les sous-sols,
faute de mieux ; si les salles d'examen apparaissaient juste acceptables, la lumière du jour n'y
pénétrant que parcimonieusement à la faveur de rares soupiraux, la salle
d'attente tenait de la « coursive d'une péniche du port de Dombasle »
comme l'écrira un jour dans la presse régionale le maître des lieux pour
dénoncer publiquement l'incurie de l'Administration hospitalière du
moment ; quelques chaises étaient disposées dans un
Tunnel
aux murs blanchis à la chaux, parcourus par une série de canalisations, câbles
et autres gaines techniques: qui ne put se croire égaré
en fréquentant des lieux si ... inhospitaliers.
Le
Pr LAMY pouvait être rangé dans la catégorie des patrons peu
présents et s'intéressant de loin à leur service. La charge en revenait
essentiellement au Pr Anthoine. Personnage
charismatique, il avait le contact simple et rassurant pour les malades, direct
et courtois avec les personnels, y compris les plus petits. La clarté de son
esprit et de sa parole, la précision et le pragmatisme de ses analyses
rendaient ses visites et les staffs qu'il animait fort recherchés ; très apprécié
des médecins installés par sa pédagogie et sa connaissance des sujets traités,
les E.P.U. pour lesquels on le sollicitait étaient assurés de faire salle
comble ; il était de plus un puissant soutien et ami de l'Internat, ce qui ne
gâchait rien!
Un
secteur annexe de ce service était hébergé à Maringer
en situation de quasi autonomie ; se trouvait à sa tête le Dr Briquel, plus typique du phtisiologue classique que du
pneumologue moderne ; cet homme de grande qualité avait un problème
d'élocution, mais il ne serait venu à l'esprit de personne d'en sourire tant il
était affable et disponible.
Les
problèmes liés à l'insuffisance respiratoire chronique étant gérés
indépendamment dans le service du Pr SADOUL
à Maringer, l'essentiel de l'activité tournait autour
des affections pleuropulmonaires inflammatoires et infectieuses d'une part, des
pathologies tumorales d'autre part ; l'embolie pulmonaire, l'asthme et
autre poumon évanescent figuraient en comparaison comme des domaines relativement
contingents. S'agissant des premières, la tuberculose était encore abondamment
représentée ; le diagnostic porté, le patient ne coupait pas à un séjour
hospitalier de plusieurs semaines pour bénéficier de la trithérapie d'usage: la
Streptomycine dans les fesses, le P.A.S dans les veines, le Rimifon
par la bouche ; ensuite, direction un sanatorium plutôt qu'un retour à
domicile, d'autant que le repos et le bon air étaient jugés aussi salutaires
que les antibiotiques ; pour l'ambulatoire, on verra plus tard...S'ajoutait un
lot de chroniques revenant périodiquement, aux poumons détruits, crachant du
B.K quoi qu'on fasse : désespérant. Des indications à la collapsothérapie étaient encore posées, plus par
pneumothorax que par pneumopéritoine ; pour ce faire, on utilisait un système
de deux vases communicants, permettant, le liquide allant de l'un à l'autre par
gravité, d'insuffler un volume d'air ambiant déterminé vers la cavité à laquelle il était relié ;
j'eus l'occasion de pratiquer à maintes reprises cette thérapie, aujourd'hui
rangée dans les placards de l'histoire.
Face
aux cancers broncho-pulmonaires, les principes thérapeutiques connus actuellement étaient déjà établis:
la chirurgie d'exérèse là où on espérait être curateur, la radiothérapie(par
cobalt) et la chimiothérapie là où il était plutôt question de prendre sur le
temps ; même si dans ces derniers domaines on ne peut nier de vrais progrès, et
au prix de plus d'agressivité, quel a été le véritable gain en capacité de guérison en 50 ans?
La
Lorraine d'alors était riche de ses mines et sa sidérurgie ; en contrepoint
sévissaient les fléaux de la silicose et la sidérose ; l'asbestose -merci
l'amiante- n'avait rien non plus d'exceptionnel: ou quand pour vivre le travail
tue.
La
Pneumologie, je m'y suis bien intéressé ; mais je n'en ferai pas mon métier.
La Médecine A
Elle
me prit alors à son service.
Premier
séjour à l'Hôpital Central. Rappelez-vous: le bâtiment sur la gauche de la cour
en contrebas de la chapelle, avec quatre salles communes: 9 et 11 pour les
Hommes, 13 et 15 pour les Femmes.
Le
Patron de ce grand service, le Pr HERBEUVAL, était un homme régulièrement pressé, très occupé,
mais assez peu par son service à ce qu'il m'a semblé. Président alors de la
C.M.C (Commission Médicale Consultative) du C.H.R, cette responsabilité
médico-administrative importante lui consommait l'essentiel de son temps et de
son énergie qu'il avait pourtant grande. Ses avis et messages étaient délivrés
principalement lors des staffs hebdomadaires où les Externes étaient vivement
incités à présenter les dossiers, exercice redouté mais ô combien formateur.
Le
service tournait grâce à ses collaborateurs, mais il tournait tranquille, cool.
En
salle 9, le futur Pr Guerci se chargeait avant tout
des questions d'Hématologie ; se mettaient en place les premiers protocoles
chimiothérapiques face aux diverses leucoses aiguës et chroniques, les maladies
de Kahler et Hodgkin pour ne citer qu'elles ; obtenir une rémission, en freiner
un temps l'évolutivité apparaissaient déjà comme des succès, la modestie
primant en la matière. L'idée que l'on puisse en guérir un jour définitivement
tenait de l'espérance en la venue du Messie ; les greffes de moelle osseuse
n'étaient pas encore d'actualité et le plus grand empirisme régnait sur les
chimiothérapies: quel chemin parcouru depuis dans ces domaines, et quel chemin
il reste encore à parcourir...Le seul à « techniquer »
au sein de ce service était un autre
futur professeur, le Dr Thibaut, en charge des lymphographies, seule
manière alors d'en savoir plus sur les extensions ganglionnaires profondes de
ces hémopathies ; garçon brillant et d'un humour incisif, il étonnait par son
côté dilettante ; en tous cas, ses visites avaient l'agrément d'une détente.
En
salle 11, se concentraient surtout les problèmes métaboliques, diabète en tête,
et les pathologies du foie, cirrhoses en tête aussi ; y officiait assez
spécifiquement le jeune Pr LARCAN ; tantôt ses visites valaient du cours savant et
magistral, n'en finissant pas, tantôt elles tenaient de l'inspection du chef de
bataillon sur le front des troupes, se faisant présenter chaque
« cas » de manière synthétique par l'Interne ou l'Externe présent et
donnant son avis de façon toute aussi succincte ; à cet égard faut-il y voir
une préfiguration de sa promotion future au rang de général de réserve?
Je
ne puis faire l'impasse sur un rite immanquable et fort apprécié qui se
déroulait vers 11 heures à l'issue du
travail principal de la matinée, à savoir la sacro-sainte visite ; se
retrouvaient en effet ensemble dans la kitchenette attenante au service
médecins et infirmières pour la non moins sacro-sainte « glycémie »:
une façon de parler d'un bon casse-croûte à base de salamis et mortadelle dans
un contexte on ne peut plus convivial ; la salle 9 était particulièrement
réputée pour l'excellence de sa glycémie.
La
Médecine A : un passage en tous points positifs, sans stress excessif ; il y
aura matière à comparer avec la destination suivante.
La Chirurgie B
1966
Pour
y accéder, impossible de me tromper: je n'avais qu'à traverser la cour et
emprunter la porte d'entrée du service ouvrant de plain-pied sur la galerie
couverte.
Découvrant
les lieux, le nouvel arrivant pouvait avoir le sentiment de plonger dans une
séquence du film « Monsieur Vincent » avec P. Fresnay dans le rôle
principal, sauf qu'on n'y rencontrait pas les cornettes en fuseau et doublement
ailées si caractéristiques des Sœurs de St. Vincent de Paul ; en lieu et
place les cornettes plus sobres et strictes signant l'appartenance à la
Congrégation St. Charles des sœurs soignantes encore largement présentes alors
pouvaient porter à croire davantage à un changement de casting que d'époque.
Le
hall d'entrée frappe d'abord par son allure froide et sinistre ; certes,
le vert pisseux le colorant de tous côtés compte pour beaucoup, mais les deux
médaillons de bronze insérés dans le mur face à l'entrant comme pour
l'accueillir et figurant le profil austère avec barbiche et lorgnons de deux
anciens maîtres ayant régné en ces lieux n'en améliorent pas le côté peu
sympathique de prime abord. Quittant ce hall par la droite, on accède
successivement aux salles 4 et 2, par la gauche aux salles 6 et 8 ; face à
l'entrée se trouve un autre couloir, bordé à droite par la salle de radio et un
petit local de soins, à gauche par la salle de plâtre, et qui conduit à son
extrémité au sas d'accès du bloc opératoire formé de trois salles et de l'unité
de stérilisation.
Hormis
la salle 4 réservée à la Neurochirurgie, déjà cloisonnée en chambres à deux et
quatre lits, les autres salles d'hospitalisation sont restées en l'état
original, à savoir des salles communes comptant chacune au bas mot 20 à 25
lits, placés côte à côte ; le sol est fait de larges dalles de calcaire
blanc, patinées et usées par les allées et venues de générations de soignants
sur un nombre de lustres que j'ignore ; le centre est occupé par un long meuble de chêne plus que séculaire,
servant à la fois de table pour la préparation des soins que d'espaces de
rangement à la faveur d'une série de tiroirs et placards bas exigeant une
souplesse certaine de la part de ceux devant y accéder ; les quatre coins
ont été transformés en autant de box pour isoler les patients devant l'être,
que ce soit dans un souci d'humanité pour eux ou de tranquillité pour les
autres. De hautes fenêtres donnaient bien de la lumière du jour, mais se
reflétant sur de grands murs gris, le soleil devait se faire généreux pour
rompre avec l'infinie tristesse des lieux ; ajoutez une douce odeur
d'éther flottant en permanence dans l'air et vous avez une idée du décor.
La
promiscuité aidant, ce sont autant de souffrances et détresses qui apparaissent
comme exposées, nues et impudiques, au regard et la perception d'autrui ;
comment y cacher des vérités, si ce n'est pour chaque alité celles renfermées
dans leur intime le plus profond ; pour autant et au même motif, comment
ignorer ces moments de chaleur bienfaisants et de bonne humeur communicative
traversant parfois tout ou partie de la salle commune, comment ne pas imaginer,
toute comparaison s'en trouvant facilitée, que certains aient pu s'estimer
moins mal lotis que d'autres. Bien sûr, cette perception des choses était déjà
manifeste dans les services de Médecine précédemment rencontrés et connaissant
une même disposition architecturale ; elle se vit cependant avec une
acuité particulière dans cet univers chirurgical par l'exposition de la manière
la plus crue au regard de tous de l'état où se trouve chaque malade, chaque
opéré, sans pouvoir rien en cacher ; ainsi de l'occlus ou de l'opéré
abdominal perfusé et en aspiration digestive côtoyant le
traumatisé en traction continue sur attelle de Braun et/ou porteur
d'appareils plâtrés dont le design et
l'encombrement laissent augurer autant sur leur inconfort que l'incertitude
quant au devenir à terme du membre immobilisé ; dans la même proximité et
avec la même évidence, qui ne pouvait éprouver au moins de la compassion à la
vue du brûlé grave voisin d'un amputé de membre ou d'un patient victime de
plaies suppurées, tous objets de pansements conséquents (d'autant que le
pansement cotonné compressif était alors très en vogue) et pour lesquels il
était facile d'imaginer à quelles sinécures devaient se plier à la fois ceux
qui en étaient porteurs et les soignants lorsqu'il s'agissait de procéder à
leur renouvellement au lit mais comme sur la place publique.
Les
façons d'être et d'agir des praticiens officiant dans cet univers le rendaient
pour tout nouvel arrivant encore plus particulier, plus impressionnant, voire
déstabilisant ; en être le temps d'un semestre m'apparut comme un choix
indispensable mais hautement redouté.
Le
patron du service était le Pr. BODART, un humaniste de la Chirurgie mais alors trop âgé
pour opérer encore ; il avait un côté paternel avec les patients et les
étudiants qui pouvait étonner.
Son
équipe comprenait deux jeunes professeurs agrégés qui avaient leur activité
propre et ne s'intéressaient que de loin à ce qu'il m'a semblé au
fonctionnement de l'ensemble du service.
Le
Pr. SOMMELET se concentrait sur l'Orthopédie, une discipline
encore balbutiante surtout si on la juge à partir des critères actuels. A titre
d'exemple, les idées pionnières des premiers audacieux à croire dans le
remplacement articulaire prothétique n'avaient pas encore reçu son assentiment,
hormis la prothèse de Moore pour le traitement de certaines fractures du col
fémoral ; en raison de la nouveauté de celle-ci et l'originalité de sa pose,
faire la « Moore » en salle rouge restait du domaine exclusivement
professoral ; l'évolution sera telle que quelques années plus tard cette
intervention figurera parmi les premières confiées aux Assistants puis aux
Internes dans cette spécialité, plus par un effet de banalisation que de
démocratisation. Dans le même registre, la chirurgie de la coxarthrose, là où
elle était indiquée, restait nécessairement conservatrice et toujours autant
professorale ; elle se déclinait tantôt en ostéotomies de recentrage de
l'extrémité haute du fémur pour une meilleure répartition des contraintes
passant par la tête, tantôt en opération de Voss, espérant un effet salvateur
d'un effet décompressif supposé par un section des petit et grand trochanters ;
trouvaient parfois une indication une arthrodèse coxo-fémorale ou une résection
tête col dans les cas trop invalidants exclus des interventions précitées,
apportant leur handicap en termes de mobilité ou de stabilité en contrepartie
de la promesse d'un soulagement durable. Figurer comme aide-opératoire du Pr. Sommelet tenait plus de la réquisition que du
volontariat ; ma modeste contribution à ses œuvres ne m'a pas laissé de
souvenirs grandioses, si ce n'est que trop éloigné pour y voir grand-chose et
en incapacité d'y comprendre davantage, l'ambiance sous tension donnée par
l'opérateur n'incitait pas l'Externe stressé sur ses écarteurs à se risquer à
un questionnement quelconque. J'aurai l'occasion d'approcher davantage l'homme
et cette spécialité quelques années plus tard au cours de mon internat.
Le
Pr. BESSOT était d'une personnalité toute différente. Il avait
opté pour une orientation en chirurgie viscérale, et avant tout cancérologique
; cela ne lui interdit pas pour autant d'écrire un article dans l'Encyclopédie
Médico-Chirurgicale sur le syndrome du canal carpien qui fit longtemps
référence. Il était d'un tempérament plutôt chaleureux, aisément accessible.
Les chirurgies d'exérèse les plus larges étaient de son ressort, les plus
audacieuses et les plus risquées aussi, sachant qu'elles n'étaient pas
garanties par une unité de réanimation appropriée en aval. Conscient que le
traitement des cancers digestifs ne pouvaient se résumer à ces opérations
mutilantes, il menait sur le sujet des travaux de recherche fondamentale avec
le Pr. DUPREZ, anatomo-pathologiste distingué, dans le souci de
trouver des solutions visant à réduire suffisamment la tumeur dans ses volume et
agressivité pour la rendre alors plus facilement extirpable et donc
véritablement curable. A cet effet, le thème central de ses recherches
consistait à démontrer qu'il était possible par un premier protocole de chimiothérapie locorégionale de placer un
maximum de cellules néoplasiques dans une même phase mitotique, et les rendre
alors spécifiquement vulnérables à l'action d'une autre cure précisément active
sur cet état ; la mise en œuvre de ce traitement séquentiel le conduisait
à poser à la faveur d'un premier temps opératoire un cathéter dans l'artère
irriguant l'organe cible , le foie le plus souvent (les techniques d'angiographie sélective et de radiologie
interventionnelle seront initiées à la faveur de telles indications grâce au
Dr. Fays, un passionné haut en couleurs) ; celui-ci était
branché sur un « chronofuseur », un système
de pompe breveté de son invention, pour délivrer en continu et au débit voulu
les drogues cytolytiques ; il réintervenait
quelques semaines plus tard pour en juger des effets et procéder aux exérèses
tumorales nécessaires et techniquement possibles. Se chargeant de ce fait de
patients jugés ailleurs incurables, il s'était fait une réputation dépassant
nos frontières, recevant notamment une clientèle transalpine. Combattant
acharné de la maladie cancéreuse, il fut abattu par celle-ci sous la forme
d'une hémopathie qui l'emporta sept ans plus tard ; la valeur de ses
travaux fut largement reconnue mais il n'y eut personne pour les poursuivre,
sur Nancy tout au moins. A l'époque, trop novice pour juger en connaissance de
cause, m'avait surtout frappé son élégance toute professorale, tant du fait
d'un nœud papillon toujours bien mis que par la qualité de son verbe ;
aujourd'hui, au rappel des conditions de la réalisation des actes chirurgicaux
lourds dans le contexte d'alors, et par comparaison avec les moyens actuels,
comment ne pas être profondément admiratif pour l'énergie et la foi qu'il
plaçait dans son entreprise : pas un combat, mais des combats multiples,
et quels combats !
L'essentiel
du fonctionnement du service au quotidien, à ce que j'ai pu observer à partir
de ma modeste place, reposait sur les épaules du seul Chef de Clinique en titre
secondé par quelques Internes, Francis Guibal ;
son père, lui-même chirurgien, compta parmi les nombreuses victimes de la
catastrophe ferroviaire de Vitry-le-François et mourut d'une rupture de rate
opérée trop tard. Sa personnalité s'imposait comme un modèle de
chirurgien ; je le ressens encore aujourd'hui comme tel. Il était la rigueur
et l'honnêteté intellectuelle mêmes, soucieux à l'extrême de ses opérés avec
lesquels il savait dialoguer simplement ; il était la référence quasi
exclusive pour tous les personnels, Internes en tête bien sûr ; placé au
cœur des décisions, personne ne se serait estimé en droit de les contester, si
ce n'est lui-même. Paraissant sur tous les fronts, il était toujours accessible
même quand peu disponible ; face à un interlocuteur, il pouvait passer de
la bienveillance à l'attitude la plus sévère, voire à une colère redoutable dès
lors que l'exigence attendue n'était pas au rendez-vous, tant dans la mise en
œuvre en temps et en qualité des soins que du travail effectué ou à produire.
Combien de fois il paraissait le teint pâle, les traits tirés, fatigué, mais sans
rien en dire et continuant comme si de rien n'était. Il reste sans conteste un
des personnages les plus marquants de mon externat.
Au
jour le jour, c'est évidemment avec son Interne - et par extension l'ensemble
des Internes du service - que l'Externe noue une relation privilégiée. Au
souvenir que j'en garde, la majorité de ceux alors en fonction dans le service
avaient déjà une certaine ancienneté et venaient de « traverser la cour », signifiant qu'ils sortaient
de Chir. A, le service « d'en face » et
avaient subi le Pr. CHALNOT. Pour en citer quelques-uns, je revois le
« grand Touati », un pied-noir tranquille, le « petit
Favre », d'une famille d'industriels textiles de Cornimont et qui fera
carrière ensuite à Epinal à la Clinique St. P. Fourier , Ph. Sommelet, neveu du Professeur, qui s'installera à
Dole ; je citerai aussi H. HEPNER que j'entendis affirmer, suite à une déconvenue
opératoire, qu'en cas de nouvel échec de même nature, il n'hésiterait pas à
abandonner le bistouri : il prendra plus tard les rênes de la
Neurochirurgie nancéienne ; B. Richaume, le plus
jeune de la bande, vibrait de la passion de son métier ; un soir, au
moment de prendre place en vue d'opérer un patient pour appendicite, il me dit
sans prévenir : « c'est toi qui opères, on change de côté », et
il prit les écarteurs ; ce fut ma première intervention, un événement dont
je sortis - j'en suis sûr- tremblant d'émotion ; mon aide d'un instant à l'initiative
de cette première en fut tout aussi heureux-je le crois -. Plus tard, à maintes
reprises, passant de l'autre côté de la table, j'offrirai ce plaisir de leurs
premières interventions à nombre d'Internes placés sous mon autorité ;
dans l'action, il est vrai que le dit plaisir est assez relatif, demandant
patience et pédagogie ; cette forme de devoir que je m'imposais se payait
en fin de compte d'une satisfaction réciproque bien sympathique.
Tenir
les écarteurs, tenir la position de réduction de la fracture tandis que l'opérateur
pose le plâtre, tenir les plaques tandis que « Dédé » le
manipulateur, ayant traîné l'appareil de radio mobile en salle, prend les
clichés face et profil pour vérifier la qualité de la réduction ou la position
de la broche-guide annonciatrice du clou-plaque
définitif dans les fractures du col fémoral: tout cela faisait partie du
quotidien de l'Externe, rappelant au passage que la chirurgie par voie
endoscopique n'était pas encore née pas
plus que l'ostéosynthèse à foyer fermé faute d'ampli
de brillance.
Assister,
participer aux consultations était aussi de ses attributions. Celle du jeudi
matin dédiée aux suites en traumatologie tenait de la cour des miracles ;
pas vraiment de bureau, une toute petite salle d'attente pour les valides, rien
pour les invalides si bien que couchés sur leurs brancards, ils étaient alignés
sur le sol du hall d'entrée, au point que s'il vous prenait le besoin de le
traverser, il n'y avait d'autre ressource que d'enjamber les dits brancards et
leurs occupants. Il faut préciser que le traitement des fractures étant très
majoritairement à base de plâtre, l'ostéosynthèse restant alors d'une pratique
restreinte (hormis le clou-plaque), l'embouteillage du lieu était garanti pour
la circonstance. Le parcours imposé
consistait donc à la réalisation première par « Dédé » des
contrôles radiologiques (le même était en mesure de réaliser les angiographies
cérébrales par ponction carotidienne...), puis à solliciter l'avis d'un
chirurgien disponible pour décider selon le niveau de consolidation soit de
l'ablation définitive du plâtre, soit d'en changer, une dépose-repose en
quelque sorte ; c'est là que l'Externe pouvait tenir un rôle sous le
contrôle et l'autorité de Mr. Servillat, Paul pour
les intimes, infirmier spécialisé formé sur le tas, maître de la salle de
plâtre ; il savait tout de la fabrication des appareils plâtrés : la
botte parfaitement d'équerre, le cruro-pédieux genou
fléchi à 15°, le thoraco-brachial bien campé, sans omettre le redoutable
pelvi-pédieux, les redoutés corsets et autres minerves... ; une petite
dose de talc au lissage ultime du plâtre, et le malade repartait avec un carcan
tenant de l'œuvre d'art tant sa réalisation tenait de la perfection ; à
noter un détail qui lui était propre, un rituel intangible, à savoir la pause
de 10 h. pour un bol de soupe tiré d'un pot de camp.
Il
me faut citer aussi deux chirurgiens qui ont marqué ma mémoire. Le Dr. Coxam venait encore opérer parfois dans le service ;
il travaillait avec une précision, une rapidité, une adresse exceptionnelles :
de ce fait, un chirurgien très sûr. Bien plus tard, dans sa clinique où il
œuvrait seul, bien qu'ayant orienté son activité principalement vers
l'orthopédie, il se chargea des pathologies abdominales compliquées qui ont
touché mes deux parents, avec des suites des plus simples.
Les
rapports avec la Neurochirurgie ne manquaient pas, ne serait-ce que par le
partage des locaux pour partie avec la Chirurgie B. Le Dr. MONTAUT était la cheville ouvrière principale de ce service
avant d'en être le patron, succédant alors au Pr. LEPOIRE
qui en avait été le créateur ; couvrant une spécialité à très haut risque,
désespérante à bien des points de vue, terriblement soumise à la contrainte de
l'urgence, il savait offrir la disponibilité, la patience, la maîtrise de soi
que requiert la pratique d'une discipline aussi exigeante et dure à vivre.
Je
sais aujourd'hui avoir rencontré alors un ensemble de figures qui m'ont laissé
une empreinte plus conséquente que je n'ai pu l'imaginer pendant longtemps. Je
retrouve en eux comme premier point commun une passion étonnante, dévorante
chez certains, pour la Chirurgie, un univers qu'ils semblaient idéaliser comme
on peut le faire d'une maîtresse exigeante ; est-ce par le sentiment, ou
le besoin, qui sait, d' agir, voire d'exercer une forme de pouvoir sur la
Nature humaine par celui de réparer les effets du temps ou d'un traumatisme, de
corriger une anatomie ou une fonction défectueuses, d'extirper un mal voué à
tuer, ou encore, pourquoi pas, d'éprouver du plaisir dans l'esthétique d'une
dissection réussie, surtout si la difficulté fut au rendez-vous ;
curieusement, n'enlevaient rien à cette idéalisation le fait que sa pratique
consistât aussi à manipuler du sang, de l'urine, du pus, des selles, à
connaître de la souffrance d 'autrui, prendre des risques qui sont aussi
pour soi, et un rapport à la mort qu'on ne peut ignorer même s'il n'est pas
toujours immédiat. Pour des ego souvent forts, on pouvait s'étonner qu'en cas
de succès le soulagement d'avoir surmonté une difficulté, la satisfaction
d'avoir conduit son patient au résultat espéré, pussent l'emporter sur un
triomphalisme mal placé. Le contraste entre des temps d'émotions, de stress
intense, pouvant basculer instantanément en d'autres de saine récréation ou
livrés à des facéties ou plaisanteries douteuses, aurait pu surprendre ou
choquer le non-initié ; mais en être, c'était vivre des moments de
solidarité rassurants ou
réconfortants ; cela pouvait, et peut toujours être vu comme l'expression
d'une forme de bonne santé mentale collective bienvenue.
En
quête d'un choix futur, j'étais en mesure de juger des différences profondes
individualisant le monde de la Chirurgie de celui de la Médecine. Qu'on ne se
méprenne pas : mon ressenti sur ce sujet, uniquement tiré de mon
expérience commençante, ne faisait aucunement référence aux temps lointains
moyenâgeux au cours desquels la tâche de soigner était dévolue aux Médecins d'abord,
des clercs œuvrant sans toucher au
corps, commentant les écrits (déjà), et spéculant ; les Chirurgiens
ensuite, considérés comme des travailleurs manuels agissant selon les
prescriptions des premiers et réalisant
les interventions dépassant le tabou du sang ; les Barbiers enfin,
méprisés, se contentant de la petite chirurgie. Rien à voir, quoique... De quoi
s'interroger sur la pérennité de certains atavismes...Mais, qu'importe :
de cette première plongée dans l'univers chirurgical, j'ai pu apprécier ce qui
le rendait attractif et en quoi il pouvait être difficile d'accès. Tenter le
challenge d'en être me condamnait - autant qu'il m'encourageait - à passer et
réussir le concours de l'Internat.
On
l'aura compris ; la Chirurgie B a eu pour moi valeur d'initiation, une
initiation à partir de laquelle mon imaginaire se mit à cheminer ; on
devine vers quelle direction.
La Pédiatrie
Changement
de d'aile et de décor, mais aussi changement de dimensions.
« Le Petit de l'Homme n'est pas un Homme en miniature,
mais un individu à part entière » : un thème rappelé à l'envi par
le patron, le Pr. NEIMANN. Au vu de la
division du service en trois niveaux selon les degrés d'âge des hospitalisés,
on pouvait penser que le dit Petit devait en fait former à lui seul trois
individus distincts et successifs. Au
plus haut, en terme d'étage bien sûr, les tout-petits : nouveau-nés et
nourrissons, le plus souvent placés au chaud de l'enclos d'une couveuse ;
la Réanimation néo-natale en était à ses débuts, s'ouvrant de plus en plus
largement sur la prématurité, pour rappeler au passage
qu'un prématuré est jugé d'autant plus grand
qu'il ressemble davantage à une crevette ; initiée par le Pr. PIERSON, et grâce au Dr. puis Pr. Vert, cette entité connaîtra un développement qui
en fera un service à part entière au sein de la Maternité Régionale, reconnu
comme des plus pointus et des plus renommés.
Aux étages plus inférieurs sont logés séparément les petits et les plus
grands, un enfant malade étant supposé grand à partir de 7-8 ans.
A
la tête de cet important service, riche des diverses spécialités inhérentes à
la multiplicité des pathologies pouvant affecter l'Enfant jusqu'à ce qu'il soit
un jeune adulte, le Pr. Neimann donnait l'image du
Pédiatre clinicien par excellence, au savoir et à l'intuition tirés d'une
expérience exceptionnelle ; de sa personnalité, de sa parole sans emphase,
se dégageait une simplicité et une autorité naturellement respectée. Il savait
offrir de plus un côté paternel apaisant pour l'enfant méfiant quand ce n'est
pas terrorisé à la vue d'une blouse blanche, rassurant ce qu'il faut pour les
parents pétris d'angoisse. Il se faisait un devoir d'inviter chaque année tous
ses collaborateurs, y compris les plus modestes, à son propre domicile :
un fait unique dans mon expérience.
Son
adjoint, le Pr. MANCIAUX, était de la même veine ; en plus de sa pratique
clinique dans le service, il développait des actions de Santé Publique liées à
l'Enfance dans le cadre de l'INSERM, ce qui le conduira à des fonctions élevées
à l'OMS.
Réputation
oblige, n'accédaient à ce service que des Internes en fin de cursus,
« Ayant
de la bouteille », et se destinant à cette spécialité ; autant dire
leur niveau élevé, et pour ceux admis aux fonctions de Chef de Clinique,
touchant à l'exceptionnel. Je me souviens en particulier des deux frères Sapelier : le cadet, encore Interne, rondelet et
bonhomme, et son aîné, à la fois son contraire et son supérieur hiérarchique,
et on ne peut plus brillant ; tout aussi remarquable était le Dr. Marchal,
tout aussi digne que son collègue
précité d'une agrégation qui n'échoua cependant à aucun d'eux : faute de
poste ? Ils émigrèrent, le premier dans le Nord, le second à Metz pour y
reprendre et développer la Néonatologie, ce qui valait en soi un poste
d'agrégé. Dans cette pépinière de talents, je me dois de citer aussi la future
Mme. Le Pr. Olive qui se consacrera à l'Oncologie pédiatrique, et le tout aussi
futur Pr. Deschamps qui dériva vers la chaire de Santé Publique sans renoncer à
ses attaches pédiatriques.
Des
domaines pédiatriques, j'avais tout à apprendre. Des pathologies qui lui sont
propres évidemment, d'autant qu'absentes des cours reçus, et des traitements
qui se mesurent en ml et mg par kg de poids. Mais au préalable, j'avais tout à
découvrir de l'Enfant normal en commençant par ce qui fait et caractérise sa
croissance harmonieuse, aux plans physique, neuropsychique, affectif, et quelles étapes la jalonnent ; ou encore l'adaptation de
sa diététique au fil des mois et des années : quel type de lait et en
quelle quantité appréciée en meurettes,
le moment propice pour introduire
les petits pots ou les petits plats, la recette de la soupe de carottes et la
bonne dose de gélopectose en cas de diarrhée ;
et en guise de première leçon, ce qui tient normalement à la conclusion de
toute ingestion : être attentif au rot ! Se familiariser à une bonne
approche de l'enfant, qu'il soit nourrisson ou adolescent, à l'art d' examiner
son corps et entendre son cœur, y mêler astucieusement au besoin un effet
ludique ou dérivatif, cela aussi ne s'invente pas ; l'idée de
« famille soignante » au sein de laquelle se font ces apprentissages
me paraît appropriée, pour souligner entre autres le rôle essentiel des femmes gravitant dans ce milieu si particulier, par
ce qu'elles savent offrir de leur dévouement, leur patience, leur tendresse.
Mes quelques collègues déjà parents avaient à l'évidence une sérieuse longueur
d'avance sur les jeunes célibataires
encore un peu gamins comme moi ; de ce fait, ils trouvaient leur place
plus aisément au sein de cette famille.
Dans
un service d'enfants, il y a une forme de vie qui n'inspire pas la tristesse,
et c'est heureux...A quelques exceptions près cependant, alors ô combien
dérangeantes. Ceci pour évoquer avant tout les images gravées en ma mémoire de
ces enfants atteints de leucoses ou autres néoplasies que j'ai approchés,
inexorablement condamnés alors, soumis à des chimiothérapies éprouvantes ;
comment s'interdire un regard compassionnel sachant qu'il sera immédiatement
perçu comme tel par l'enfant en découvrant sa calvitie, en accrochant ses yeux
qui disent tout, suffisamment en tous cas pour ne pas savoir s'il est bienvenu
de tenter rompre son silence . Y porter la main pour trouver une voie
veineuse, pour une ponction sternale ou lombaire, pouvait donner le sentiment
d'ajouter à leur souffrance de manière injuste ; la matinée de
consultation hebdomadaire d'oncologie se vivait comme une véritable hantise, en
voyant défiler périodiquement ces enfants qu'il nous revenait de gérer pour la
réalisation des bilans sanguins : une épreuve redoutée, d'autant que
l'épuisement de leur capital veineux rendait l'exercice souvent problématique
(recourir à la ponction jugulaire n'était pas exceptionnel de ce fait).
La
Pédiatrie : j'y ai beaucoup appris ; j'y ai aussi sans doute mûri.
Je n'y ai pas vu cependant ma vocation.
Trois
lettres pour dire en trois mots : Oto-Rhino-Laryngologie.
J'accédai
à ce service en qualité de F.F.I : Externe Faisant Fonction d'Interne.
J'en avais la possibilité car proche du terme de mon temps d'Externat et
autorisé par le Patron de ce service, le Pr. GRIMAUD pour pallier la vacance d'un de ses deux postes
d'Internes. C'était l'occasion de tester d'abord une spécialité médico-chirurgicale originale à mes yeux, ensuite de gravir un échelon intermédiaire et enfin
toucher un salaire qui ne soit plus une aumône.
Au
départ, ma curiosité était attirée avant tout par son versant
chirurgical ; c'était méconnaître que cette spécialité désignée par trois
initiales dépasse la simple prise en compte de trois domaines différents :
nez, gorge, oreilles ; c'est en fait un domaine riche par l'addition et
l'intrication des divers pôles d'intérêt qu'il offre. Le carrefour
pharyngolaryngé, avec les cavités buccale et nasales en gardes avancées, se
présente comme le sas d'entrée des voies aériennes et digestives, autorisant
trois fonctions capitales : respirer, avaler, parler ; elles sont
elles-mêmes liées à trois fonctions sensorielles sans lesquelles il n'est point
de plaisir à vivre : l'odorat juge des parfums, le goût des saveurs, et
l'ouïe pour s'entendre dire autant qu'entendre dire. Chacune de ces fonctions
est liée à une anatomie et une physiologie propres, et pour leurs
dysfonctionnements une sémiologie singulière qui sort du cadre général
enseigné : autant d'apprentissages de base à appréhender avant de s'intéresser
à des investigations spécifiques telles l'audiométrie ou l'électro
nystagmographie. L'endoscopie reste cependant le premier mode d'exploration des
différents conduits et cavités définissant l'espace O.R.L. ; l'image la
plus classique donnée par le praticien qui en exerce la science, au cinéma
comme en B.D., n'est-elle pas celle d'un visage mangé en son centre par un
miroir de Clar, conçu pour concentrer sa lumière sur
le site à explorer ; pour les tympans et les fosses nasales, la seule
participation exigée du patient tient à son immobilité ; pour les amygdales et
le fond du pharynx, l'entendre prononcer un âââ...
grave et prolongé donne plus d'efficacité au jeu de l'abaisse-langue :
c'est encore assez simple ; pour les cordes vocales et le fond du larynx,
c'est un êêê... tenace qui est demandé tandis que
l'examinateur tracte la langue et plonge le regard sur le miroir judicieusement
manipulé au fond du gosier : un exercice plus compliqué qu'il n'y paraît
et qui, croyez-moi, demande de l'expérience avant d'affirmer qu'on y voit et la
nature de ce qu'on y voit.
On
comprendra qu'avant de faire preuve d'un minimum de fiabilité dans la pratique
de ces examens, un néophyte comme moi se trouvât dans le besoin d'être
étroitement cornaqué ; idem pour orienter les conduites à tenir face aux
pathologies spécifiques à cette sphère. Ce rôle de mentor revint d'abord à B. Bleicher, l'autre Interne, mais un vrai, titulaire, avec
qui je me liai d'amitié pour un temps ; depuis son entrée en Médecine il
savait sa destinée vouée à cette
spécialité, d'autant qu'il y baignait déjà par son père, O.R.L. reconnu sur la
place de Nancy. En second, je me tournais vers le Dr. Janin, unique Chef de
Clinique du service, charmant quand il était de « bon poil », ce qui
arrivait le plus souvent. Lors des consultations, j'avais aussi la possibilité
de quémander l'avis d'un collègue en C.E.S. (Certificat d'études spéciales)
simultanément présent ; j'eus ainsi l'occasion à plusieurs reprises de
solliciter les lumières du Dr. Rossinot, en formation dans cette discipline
avant d'obliquer vers la politique, ma première rencontre avec lui ayant été
contée par ailleurs. Les rapports avec le Chef de Service, le Pr. Grimaud,
étaient empreints de distance, de celle qui pouvait le séparer de ses Internes
du fait de son âge, patron à l'ancienne et en fin d'activité, comme celle
d'éprouver réticence et difficulté pour
tenter de l'aborder au moment propice en raison de son côté bourru.
Il
pouvait arriver que le jeune Interne soit conduit à assumer seul et dans
l'urgence, c'est-à-dire la nuit ou le week-end de préférence, des actes tout à
fait inédits pour lui, faute d'un senior pour le doubler systématiquement .
Pour ma part, entre autres exemples, je citerai le cas d'un jeune patient,
plutôt frustre, qui se présenta en fin de soirée pour avoir avalé, disait-il,
un morceau de viande crue qui se serait bloqué dans l'œsophage, interdisant
toute déglutition et source d'une salivation abondante. Je dus d'abord obtenir
de la veilleuse qu'elle veuille réveiller la Sœur infirmière responsable du
Bloc, puis plaider auprès de celle-ci pour
qu'elle accepte d'en apporter la clé avant que de préparer les instruments nécessaires et
m'assister pour l'extraction du corps étranger ; il me fallut la
convaincre ensuite de ce que, malgré mon inexpérience personnelle en la matière, je saurai, pour
avoir déjà vu faire ce geste par le Patron , descendre l'œsophagoscope rigide
sans problème, ce qui nourrissait autant
ses propres doutes que mon propre stress ; ceci étant, ce n'est pas sans
soulagement ni le triomphe modeste que
je retirai du même mouvement l'endoscope et, collée à son extrémité, la pièce
de steak coupable solidement ferrée dans
les mâchoires de la pince préhensile : je marquai un point !
Dans
le même ordre d'idée, se posait le problème des épistaxis sévères ; si un
tamponnement antérieur bien tassé solutionnait en règle le problème, il
arrivait qu'il fût insuffisant ; la pratique du tamponnement postérieur
s'avère un sport, surtout quand on le découvre, par la nécessité de pousser un
drain dans chaque narine et d'en récupérer au fond du pharynx les extrémités
auxquelles on noue un solide tampon vaseliné destiné à être bloqué dans les
fosses nasales postérieures ; au cours de ces manœuvres, le malheureux patient
assis sur son tabouret se trouve inévitablement soumis à des épisodes de toux
ou de vomissements éclaboussant autant l'opérateur que ce qui l'entoure, murs
et sols compris.
Parler
Chirurgie en O.R.L., à ce que j'en ai retenu, peut se résumer à un
triptyque :
D'abord
les chirurgies de l'oreille moyenne, menées sous microscope ; la
tympanoplastie en figurait comme le prototype, domaine quasi exclusif du Pr. Wayoff, un des maîtres en la matière ; pour le reste,
bien qu'étant l'adjoint et futur successeur du Pr. Grimaud, sa présence au
service était rare. En principe d'astreinte certains week-ends, il n'était
jamais joignable : aficionado du champ de courses de Brabois,
il avait mieux à faire.
Ensuite,
les rhinoplasties, à la frontière des chirurgies fonctionnelle et plastique,
plaçant le service d'O.R.L. en concurrence avec celui de Chirurgie
Maxillo-Faciale, logé à l'étage au-dessus.
Enfin,
et surtout, les cancers : pas tant ceux développés sur un bord ou à la
base de la langue, en règle traités par curiethérapie que ceux touchant le
carrefour laryngé ; face à ces derniers, le choix oscille entre une
radiothérapie palliative pour les cas trop évolués et une chirurgie d'exérèse
quand elle paraît techniquement et raisonnablement possible ; il faut donc
considérer plutôt comme une bonne nouvelle l'éventualité d'une laryngectomie,
avec en corollaires une trachéostomie définitive se doublant en règle de la
perte de la jugulaire interne et d'une partie des muscles adjacents d'un côté du cou, sans oublier en complément habituel une
radiothérapie sur la zone opérée... : un non choix pour au final devenir un mutilé du cou autant
qu'un handicapé de la communication par
la perte de la parole ; ceci étant, par une longue et pénible rééducation
certains opérés sont en mesure de retrouver une capacité de dire à
nouveau, parfois jusqu'à l'émerveillement : mais à quel prix ! Pour les cancers non opérés ou récidivés
guettent l'asphyxie progressive pour un jour se faire aiguë et fatale si une
trachéotomie en urgence n'est pas pratiquée...à condition qu'elle soit encore
réalisable.
Dans
ces mêmes affections l'hémorragie
incontrôlable constitue une autre terrible menace ; il faut des
circonstances d'exception pour retourner une situation qui s'annonce
désespérée : témoin cet exemple que j'eus à connaître au cours de mon
clinicat. Arrive en extrême urgence un patient, véhiculé depuis son village
vosgien, et qui assure par la pression de son propre index le contrôle d'une
hémorragie extériorisée d'une ulcération cervicale gauche à l'aplomb du
carrefour carotidien : cette chance d'arriver vivant à l'hôpital, il ne la
devait qu'à lui-même grâce à sa présence d'esprit et sa foi qu'il en avait de
s'en sortir ; il nous raconte alors avoir été opéré il y a quelques années
d'une tumeur parotidienne avec radiothérapie dans les suites ; une
ulcération cutanée se fit de manière seconde au centre de la zone
irradiée ; le médecin qui le suivait l'assurait qu'il était bien guéri de
sa tumeur mais qu'il avait en contrepartie toute chance -ou malchance- que
survienne un jour, ou une nuit, une hémorragie du fond de ce cratère : il
suffisait donc d'attendre ! Je pus en assurer l'hémostase par la ligature
de la carotide primitive et sans qu'il connût de complication
neurologique : là fut sa deuxième chance. Confié ensuite aux collègues
plasticiens de Chirurgie Maxillo-Faciale, ils apportèrent une solution
définitive en remplaçant la zone cutanée pathologique par un lambeau de peau
libre prélevé à proximité d'une crête iliaque : une intervention d'exception
qui le reste encore de nos jours, mais qui l'était d'autant plus qu'elle
s'inscrivait alors dans l'innovation la plus récente et la plus pointue, tirée
des techniques microchirurgicales en pleine phase de développement à cette
époque ; le succès qui fut au
rendez-vous constitua sa troisième chance . Seulement alors on put le
considérer comme guéri de sa tumeur, une guérison où la main de Dieu dans sa
forme trinitaire guida peut-être celle des hommes : pourquoi ou comment ne
pas y croire.
Avec
ce séjour en O.R.L. prit fin mon Externat, le premier temps de mon apprentissage hospitalo-universitaire ;
une tranche de vie aussi prise sur une bonne partie des années 60, mes sixties
en quelque sorte. La suivante a pour nom l'Internat.
Mais
au préalable, un impératif absolu : le Concours, et un peu plus tard, un
autre incontournable : le Service
Militaire.
1967
- 1973
Internes
(1967)
2éme
rang G à D :
Saulnier,
Drouin, Watelet, Boileau, Boissel, Voiry, Keil, Preaut, Mendelssohn, Jeandaux, X, X, Feugier, Schouler, Mentré, l’Hermitte, Simon, Briquel,
Eloit, X,
Bleicher, J.M.André, Fall, Friot, Mlle Déjardin,
Puchelle
1er rang
G à D :
Jeanpierre, Fontenaille, Mauuary, Wolkowicz, Mayer, Neimann, Henry, Hua, Bodart,
Hesse, Eloit, RAVEY, Stines, Mlle Muller, Mme Kessler,
Mourot
Qui dans son existence, devant passer un examen, n'a jamais eu le
sentiment de se soumettre à une épreuve ; si la synonymie de ces mots
s'est établie ainsi, cela tient probablement au vécu que l'on en a en général.
Passe, subit, une épreuve le candidat face à sa copie ou un interrogateur
curieux d'en connaître sur son savoir ou ses capacités : en faire les
preuves tient donc le plus souvent de l'épreuve !
Le Concours de l'Internat, avant qu'il ne se dissolve il y a quelques
années dans l'Examen classant national
(ECN) s'imposant à tous les carabins arrivés en fin de cursus, était basé sur
un principe premier fondamental, à savoir celui du volontariat ; concourir
à l'Internat des Hôpitaux ne tenait pas de l'obligation subie mais le fruit
d'un choix, expression à la fois d'une liberté et d'une volonté. Ne pas s'y
soumettre pouvait tenir d'un autre choix, l'avenir s'ouvrant alors soit vers la
Médecine Générale, soit vers une spécialité par la voie des C.E.S. (certificats
d'études spécialisées) sous réserve de l'accord du patron en ayant la
charge ou d'un examen probatoire. Au final, il me semble que l'immense majorité
des étudiants au terme de leurs années de formation était en mesure de
satisfaire à leur projet professionnel de manière plus libre et choisie
qu'aujourd'hui, ou devrais-je dire, de façon moins subie et imposée
qu'actuellement, où l'avenir pour beaucoup peut être scellé sans recours
possible pour quelques centièmes de points. Au plan sémantique, l'Examen
classant actuel semblerait privilégier l'idée d'établir une simple hiérarchie
tirée d'un résultat à celle de compétition
comme l'induit le fait de concourir. Et pourtant... : il décide non
seulement des possibles quant au métier futur, mais aussi de la ville et du CHU
où on s'y préparera ; de quoi changer nombre de destinées.
L'épreuve, pour qui avait décidé de se donner les meilleures chances de
réussite à ce concours, résidait déjà et
avant tout dans sa préparation et le temps à y consacrer; dans cet
esprit le postulant devait se pénétrer de l'idée de devoir y sacrifier deux ou
trois années de manière quasi-exclusive ; c'était comme entrer en religion pour
cette durée où seraient bannies sorties, vacances, nombre de distractions, pour
bosser, bosser... L'entourage, la parenté, la fiancée, connaissaient aussi leur
part d'épreuve par le temps à eux chichement octroyé, une humeur offerte pas
toujours plaisante, un esprit vagabond quittant volontiers la conversation du
moment. Rappelant que la chambre que je partageais en commun avec mes deux
frères me faisait aussi office de bureau, que n'ai-je, travaillant les soirs
jusqu'à une heure avancée, gêné leur endormissement et mis à mal leur
patience , même si je faisais en sorte que la lumière soit la plus
discrète possible et le son de la radio, pour un bruit de fond stimulant ma
veille, distillé avec le minimum de décibels. Même si les choses ont changé en
passant du concours sélectif à l'examen classant pour tous, je ne doute pas que
ce temps déterminant qui fait de l'étudiant un futur médecin, nécessairement
spécialiste en quelque chose aujourd'hui, soit toujours vécu comme celui d'une
épreuve marquante.
Si la voie de l'Internat s'imposa assez vite à moi comme allant quasiment de
soi, cela n'exclut pas d'en légitimer les motivations, espérant que le regard
que j'y porte au présent reste fidèle à ce qu'elles étaient alors.
On aura compris qu'au cours de mon parcours d'Externe
j'ai bénéficié d'une première approche du monde hospitalier et de ses
hiérarchies ; par là même, j'ai eu la faculté et la chance de rencontrer
divers personnages qui, pour ce qu'ils étaient, savaient, faisaient, m'ont
donné l'envie d'accéder à leur univers pour être, savoir, faire comme
eux ; sans doute pour leur ressembler et peut-être même m'identifier à
certains d'entre eux. Premier constat.
J'avais
23 ans au moment où se terminaient mes années fac ; rien ne me pressait pour
poser ma plaque. Mais avant d'évacuer l'idée d'une carrière comme Médecin Généraliste,
encore fallait-il en connaître un peu ; à cet effet, rien de tel que se lancer dans un premier remplacement et
quoi de mieux qu'un plongeon en médecine de campagne. J'en eus l'opportunité en
fin de 5ème année en accédant à la demande du Dr. Froment, via son fils alors
mon interne en Dermatologie ; il exerçait en solo à Lerrain,
un petit village perdu au cœur de la Vôge et figurait
comme le type même du médecin de campagne. Je n'insisterai pas sur mon stress
né de la perplexité qui m'assaillit lors de la visite commentée de son
cabinet : dans une vitrine, des daviers pour extractions dentaires
côtoyant des instruments de petite chirurgie et le nécessaire à leur
stérilisation ; sur une tablette, la trousse pour accouchements, forceps
compris (l'angoisse!) ; dans une pièce à part, une installation
radiologique sommaire, mais de quoi réaliser soi-même des radios thoraciques et
des membres ; ce qu'il faut pour gérer la petite traumatologie ; et
enfin tous les papiers et formulaires divers avant de faire la connaissance de
la personne chargée de mon entretien et être initié à la géographie du secteur
à couvrir, ses routes, ses villages, ses hameaux perdus. Ouvrant pour la
première fois la porte donnant sur la salle d'attente, j'y vis cinq ou six
personnes ; ma première consultante venait pour un suivi de grossesse: un
début prometteur ! (ma hantise vis-à-vis de l'obstétrique aura été une
constante) ; ouvrant la même porte pour le consultant suivant, il n'en
restait qu'un seul... Ce remplacement m'apprit beaucoup : sur les réalités
difficiles et exigeantes de la Médecine Générale (d'autant que le recours au
spécialiste et aux examens complémentaires devait être des plus mesurés), sur
la place de leur médecin au cœur des gens, sur l'apprentissage à la confiance
autant qu'à trancher dans ses doutes. De cette expérience -et de cette
parenthèse- j'en retins aussi que la Médecine Générale ne serait pas « mon
truc », même si j'y revins à la
faveur d'autres remplacements, toujours en milieu campagnard,
et y trouvai beaucoup d'intérêt
en même temps qu'un peu plus d'assurance. De toute évidence, je n'étais pas mentalement
prêt pour une installation quelconque ; prolonger mon temps
d'apprentissage en milieu hospitalo-universitaire pour le minimum des quatre années
promises par l'Internat me convenait parfaitement.
Second constat.
Cette plongée momentanée dans les réalités de la
Médecine Générale eut également un autre avantage : la prise de conscience
de mon ignorance de pans entiers de la pathologie et la thérapeutique ; à
ma décharge, précisons que lors de mes années fac. L'enseignement par modules
n'était pas encore d'actualité, si bien que des domaines complets et essentiels
n'étaient pas traités ou si peu. Le programme du concours était tellement vaste
que sa préparation apparaissait comme la garantie d'acquérir une culture
médicale élargie, ne serait-ce qu'au plan théorique.
Troisième constat.
Enfin, il reste que petit à
petit, le rêve puis l'ambition pour la Chirurgie m'envahit l'esprit. Pour y
parvenir, un passage obligé et incontournable : l'Internat.
Ultime constat.
Elles
devaient être bien connues, conditionnant le mode de préparation au concours.
Pour la période qui nous concerne, si elles étaient fixées dans un
cadre univoque au plan national, il
revenait à chaque faculté d'organiser son propre concours ; on pouvait se
présenter au plus à trois endroits différents et deux années
consécutives : ce qui n'est déjà pas mal !
Le
concours comprenait un écrit puis un oral. Les jurys pour ces deux groupes
d'épreuves étaient différents, leurs membres tirés au sort parmi les collèges
de professeurs titulaires et agrégés. A l'écrit, quatre matières à
l'honneur : Médecine, Chirurgie, Anatomie, Biologie ; pour chacune,
un programme listant un ensemble de grandes questions. Au jour J, le jury après
avoir tiré au sort une question déterminait par le choix du libellé le cadre de
ce qui devait être traité, sous forme d'un texte rédigé lisiblement et en bon
français de manière à juger autant des connaissances que de la clarté à les exposer .Autant
dire que le choix des sujets proposés
pouvait toucher à l'infini, tantôt plutôt généraux, souvent très
étroits ; à titre d'exemples, les jurys nancéiens lors des années
précédentes avaient questionné sur «les fistules et kystes congénitaux du
cou », « les fistules carotide-caverneuses », « les
anévrismes intracrâniens »... Avis aux amateurs !
L'oral opérait une seconde et ultime sélection sur le groupe des
admissibles à l'écrit. Il remplaçait en fait l'épreuve dite « du
Malade » qui avait cours auparavant et abandonnée depuis peu car jugée
trop aléatoire et source de trop
d'iniquités. Son programme reprenait celui de l'écrit auquel s'ajoutait une
série de questions spécifiques. Les candidats passaient par groupes de dix,
devant traiter un sujet de Médecine, un de Chirurgie, tirés au sort, en cinq
minutes maximum pour chacun d'eux après
un temps de préparation de vingt minutes ; un réveil placé devant le
président du jury jouait l'arbitre du temps à courir, son tic-tac ajoutant à la
pression sur l'orateur. Tout dire était très bien, mais bien le dire était
encore mieux.
Une compétition sous forme d'une longue épreuve de fond se concluant
par une course contre la montre, tel pouvait apparaître le Concours de
l'Internat des Hôpitaux d'alors.
Pour
cela, d'abord se fixer une méthode, un rythme, et ensuite s'y tenir dans la
durée. Tout est là.
Première
obligation : constituer les dossiers.
Pour chaque question figurant au programme,
il faut d'abord établir ou rassembler les documents idoines en les enrichissant
au fil du temps. Dommage qu'à cet égard les cours de pathologie dispensés en
4ème et 5ème années fussent en règle trop partiels ou tenant du survol. Il
fallait donc puiser ailleurs.
Pour
l'Anatomie, il suffisait de se procurer des ouvrages conçus dans l'esprit du
concours comportant force schémas et croquis non dépourvus parfois d'une
certaine esthétique. Il en était de même pour la Biologie où des tableaux
synoptiques et divers graphiques se voulaient plus explicites qu'un texte
volontiers dense et abscons.
La
même facilité n'était pas offerte s'agissant des pathologies médicales et
chirurgicales Quelques revues avaient l'avantage de publier comme suppléments
des questions rédigées dans le même esprit : ils constitueront en quelque
sorte le fond de ma collection. Ceci étant, ces documents avaient avantage bien
souvent à être annotés ou enrichis du fruit de la lecture d'articles puisés à
droite et à gauche ; à cet égard, l'excellente Revue du Praticien aura
servi de bible à quantité de futurs internes comme d'ailleurs à autant de
médecins pour leur exercice. A la faveur du tri que je me décidai à faire un
jour dans les documents accumulés au fil du temps, je fus étonné par le nombre
de questions que j'avais entièrement réécrites, travail à la fois de synthèse
et d'approfondissement ; cette reconstruction des sujets à mon goût et
leur personnalisation ne serait-ce que par l'instrument de ma propre écriture
conduisaient à un peu plus d'exhaustivité parfois, mais surtout à une forme
d'appropriation bénéfique pour une mise en mémoire plus aisée.
« Signes, diagnostic, traitement » : tel était le libellé le
plus habituel des questions de Pathologie ; pour en traiter valablement,
il ne s'agissait pas de retranscrire une encyclopédie, mais de se concentrer
sur les points d'intérêt essentiels, donner les caractéristiques principales de
l'affection considérée, les éléments majeurs de nature à orienter ou affirmer
le diagnostic, les difficultés ou pièges pouvant égarer, et offrir en tout une
démarche cohérente.
On peut être porté à penser que
l'apprentissage tient ensuite d'un travail de mémorisation semblable à celui
destiné à se mettre en tête des fables de La Fontaine. C'est méconnaître l'effort de compréhension préalable qui
demande de creuser les mécanismes physiopathologiques des maladies, s'attarder
sur les données anatomo-pathologiques et/ou épidémiologiques, voire revenir à
certains fondamentaux comme s'intéresser à quelques notions historiques ;
ayant intégré que tel phénomène ou anomalie explique ce qui en découle aide à déduire
en toute logique certains éléments figurant au tableau clinique tout comme les
fondements de la prise en charge et la thérapeutique à mettre en œuvre avec
leurs limites ; et c'est une
économie d'autant sur l'effort de mémorisation à consentir. Ce propos peut
tenir de l'évidence, mais, dans le domaine qui nous occupe, qui n'a eu la
faiblesse de supposer qu'apprendre par cœur pouvait pallier en tout ou partie à
un travail de compréhension en profondeur préalable ?
Deuxième obligation : s'intégrer à des
groupes de préparation, un en Médecine, un autre en Chirurgie.
Selon
un usage ancien, à Nancy tout au moins, il était dans le rôle des Internes en
fonction de jouer les tuteurs à de petits groupes d'Externes pour les soutenir
et conseiller dans leur préparation au concours : comme un devoir moral
envers la génération montante autant que l'acquittement d'une dette pour l'aide
reçue de la précédente. Se constituaient ainsi des écuries autour de
« conférenciers », Internes jeunes ou anciens, choisis selon leur
réputation ou des liens de sympathie contractés à la faveur de l'un ou l'autre
stage. Participer à de tels groupes avait au moins deux avantages : les
réunions étant fixées à un rythme convenu, habituellement hebdomadaire, un programme
était déterminé : restait à chacun de s'y tenir et s'organiser en
conséquence. Chaque participant ayant
« planché » sur une question, une discussion s'en suivait. Le conférencier donnait alors
son avis, ajoutait des compléments utiles à une meilleure
compréhension du sujet, pour gagner en clarté dans l'exposé ou une plus grande
exactitude dans les termes à employer. Mais là où son apport était le plus
intéressant résidait dans les notions pratiques et concrètes qu'il pouvait
transmettre ; à cet effet, quoi de mieux que de citer des anecdotes ou des
observations vécues ; de la sorte, ce que nous apprenions dans la théorie
retrouvait quelque peu les couleurs de la vie et un goût d'humanité.
Pour le groupe de Médecine que nous avions
constitué à quatre ou cinq, nous avions fait appel à un futur pneumologue comme
conférencier : David de son nom mais son prénom m'échappe – désolé - .
Assez patelin, sa diction était légèrement troublée par un subtil zézaiement,
lequel n'était pas amélioré par la présence habituelle d'une pipe au coin des
lèvres. Il avait des choses une
vision dépouillée, volontairement
simplifiée ; reconnaissant avec humilité là où la Médecine ne peut pas
tout, son conseil était d'avoir la sagesse
à l'admettre sans se dévoyer dans une culpabilisation ou des
interrogations ne menant à rien.
Je ne sais pas quelle voie je
me trouvai mêlé au groupe de Chirurgie placé sous la houlette de Roger Piccioli, un personnage d'une toute autre nature. Pied Noir
pur jus, il avait dû quitter son Algérie natale dans la précipitation en 1962,
y laissant tout. Les Internes rapatriés de la faculté d'Alger se retrouvèrent
alors un jour donné à Paris pour une répartition inédite : en fonction de
leur ancienneté, leur classement au concours et selon les postes offerts par
les CHU métropolitains, ils avaient à décider de leur point de chute, une ville
dont le plus souvent ils ignoraient tout et où ils auraient à bâtir une
nouvelle vie : un pari sans retour possible pour chacun d'eux, sans autre
alternative que tourner irrémédiablement le dos à leur passé par la force -ou
la faute- de l'Histoire. C'est ainsi qu'il se retrouva dans la capitale
lorraine sans jamais l'avoir prémédité, si loin du soleil et des plages de son
enfance. Son accent, sa faconde, la chaleur émanant de sa personne témoignaient
sans conteste de ses origines et de la fierté qu'il en tirait. Quant à son esprit
rigoureux, méthodique, exigeant, il cadrait parfaitement pour le destin
chirurgical qu'il s'était choisi.
Je
peux me prévaloir d'avoir partagé ma peine à son école avec des camarades
promis à une grande carrière mais ne le sachant pas encore ; je citerai
d'abord Michèle Debar, future Mme Kessler, et qui portera les destinées du service de
Néphrologie avec, puis à la suite du Professeur-Sénateur Huriet ;
ensuite Jacques Roland dont le futur sera de devenir patron en Radiologie, puis
Doyen de la Fac de Médecine de Nancy et enfin Président de l'Ordre National des
Médecins.
La
méthode Piccioli consistait à chaque séance à nous
placer dans la situation du concours : à savoir rédiger telle une
dissertation une question tirée au sort pour ensuite lire ce que nous avions
écrit sans ajouter ni retrancher quoi que ce soit. De ses conseils je retiens d'abord la pertinence
de savoir introduire en précisant en quoi la question posée est
intéressante ou d'actualité, remerciant quasiment le jury pour son heureuse
initiative de l'avoir soumise ; ensuite l'importance à faire ressortir les
points essentiels, annoncés tels « des coups de trompette »
(sic), et éviter de s'enliser dans des détails trop accessoires ou hasardeux,
sources de perte de temps autant que de points bien souvent. Il nous fit
percevoir l'Anatomie autrement qu'à travers les seuls aspects descriptifs, pour
la replacer dans un contexte fonctionnel et une perspective chirurgicale,
rappelant à juste titre que les correcteurs étaient des chirurgiens et non des
anatomistes pour la plupart ; préciser en particulier en quoi elle
Explique
certaines pathologies ou évolutions, en quoi elle détermine certains choix ou
contraintes au plan opératoire, était des plus judicieux ; sous réserve de
ne pas se fourvoyer. A titre d'exemple, il nous fit cette question: s'il y a un
rapport essentiel à citer pour l'uretère, quel est-il ?: le péritoine,
tout simplement, auquel il est tellement attenant qu'en mobilisant ou décollant
ce dernier, comme dans les abords rétro péritonéaux de l'abdomen, il monte et
se trouve refoulé en même temps que lui : un notion capitale pour
l'opérateur ; écrire ces quelques lignes, c'était déjà se garantir la
moyenne en même temps qu'une indulgence probable en cas d 'erreur ou
d'oubli jugés véniels en comparaison. Terminer un sujet d'anatomie par la ou
les voies d'abord propres à la structure étudiée devait tenir de conclusion
chaque fois que possible, informations qu'il nous communiquait avantageusement.
Je ne puis conclure sur R. Piccioli sans
évoquer le drame qu'il connut alors qu'il était Chef de Clinique peu avant son
installation privée. Se trouvant dans un canot à moteur sur le plan d'eau de
Pierre-la-Treiche, il tomba à l'eau pour une raison
que j'ignore, laissant seule son enfant dans le bateau qui continuait à tourner
en rond et menaçait de se fracasser sur la digue ; bon nageur, il réussit
à s'en approcher pour bloquer l'hélice de son corps, lui broyant une fesse,
l'avant-bras droit et une partie du visage.
Après de multiples interventions, dont certaines de réparation nerveuse
effectuées à Londres, il gardera entre autres séquelles une paralysie sciatique
et un déficit moteur partiel au niveau de la main droite, toutes choses
auxquelles il dut faire face puis s'adapter pour poursuivre son métier de
Chirurgien Gynécologue.
Admiration.
Dernières longueurs
avant le jour J
Dans toute course de fond, ce sont,
paraît-il, les derniers hectomètres les plus durs : tenir la distance,
maintenir l'effort sans se désunir, tel est l'objectif dont l'athlète ne doit
se départir jusqu'à la ligne d'arrivée. Quant à moi, les dernières
semaines furent vouées à réviser sans relâche : m'en tenir strictement à
la programmation initiale comme la garantie de tout couvrir sans impasse
hasardeuse, tel fut le mien ; en conséquence, pas question de quitter ma
table de travail sans avoir rempli le contrat journalier fixé avec moi-même.
Mais combien de fois n'ai-je eu le sentiment inquiet d'aborder une question
comme la toute première fois, mêlé à celui non moins préoccupant d'avoir tout
oublié ; la réétudiant, en quoi pouvais-je être assuré que cette fois-ci
elle serait gravée durablement dans mes neurones. S'ajoutant à l'impression
fâcheuse que l'on en sait de moins en moins à mesure qu'approche l'instant
fatidique, que dire du saisissant vertige face au vide dû à un trou subit
et improbable dont
la prise de conscience aiguë peut
tenir du cauchemar. Cette
instillation insidieuse du doute de soi, qui ne l'a jamais ressentie à un
moment donné après un dur labeur comme une épreuve supplémentaire à surmonter
avant un examen décisif ? Au-delà
de ces creux de vague, il fallait bien repartir, soutenu ici par un mot
d'encouragement, là en retrouvant la conviction de ses choix, et toujours par
le besoin de ne point décevoir les proches ayant foi en vous.
De
ces dernières semaines de préparation, j'en retiens le souvenir d'un effort
continu d'une intensité extrême qui n'aurait pas supporté une prolongation
imprévue ; je n'imaginais guère alors pouvoir le renouveler à l'identique
que ce soit pour une nouvelle tentative en cas d'échec ou toute autre
perspective. L'envie que cette expérience fût unique dans mon existence
participa du rêve se fondant avec celui de gagner mes galons d'Interne :
en finir avec ce foutu concours et s'ouvrir à d'autres horizons devint une
motivation décisive pour me pousser à un ultime et puissant coup de collier.
Faut-il voir dans ce fait que je ne m'inscrivis qu'au seul concours
nancéien, négligeant les deux autres tickets possibles ? Avec le recul, ce
choix m'apparaît comme avoir été plus qu'audacieux, imprudent.
Ce fut un jour de mars 1967
Pour
dix-neuf places avaient postulé un peu plus de deux cents candidats.
Tombèrent
comme sujets :
En Médecine : les hypothyroïdies de l'adulte et
l'enfant
En Chirurgie : les tumeurs bénignes du sein
En
Anatomie : le nerf récurrent gauche
En Biologie :
le métabolisme du cortisol (sans certitude absolue)
Certains m'inspirèrent plus que
d'autres ; après vérifications a posteriori, il ne m'a pas semblé avoir
commis d'erreurs ni d'oublis majeurs ; en conséquence de quoi, j'avais
avantage à embrayer sans tarder sur la préparation de l'oral et profiter d'un
délai de grâce de trois semaines, le temps de connaître les résultats de
l'écrit ; à ce sujet, il est bon de rappeler que les membres des jurys se
retrouvaient en soirée pour les corrections, lecture des copies étant faite par
les Internes titulaires.
Reconnu
admissible et soulagé de l'être, j'abordai l'oral avec confiance ; je
n'eus pas besoin des dix minutes réglementaires pour traiter des complications
des fibromes utérins puis du diagnostic des purpuras ; ce dernier tenant
d'un inventaire à la Prévert, j'avais eu la judicieuse idée de revisiter ce
sujet la veille ! Je m'en tirai avec un 18/20 à chacune de ces questions.
A
la publication de la liste des reçus, je trouvai mon nom à la troisième place.
Je me souviens en avoir ressenti une joie profonde mêlée d'un soulagement
intense ; sans en tirer gloire ni vanité, je reçus d'abord ce résultat
comme une récompense dépassant mes espérances, ensuite comme la promesse d'un
avenir dont je m'étais donné les clés.
Comme
aux Jeux Olympiques eut lieu quelques mois plus tard, sous le mécénat des
Laboratoires SPECIA, une remise de médailles aux trois premiers de la promotion 67 ; j'eus donc droit au
bronze. L'or, pour le major, distingua J.M. André, futur neurologue et patron
de l'Institut Lorrain de Réadaptation ; l'argent revint à F. Boileau, dont
le parcours fut assez inédit : après un double clinicat en Orthopédie puis
en Chirurgie Viscérale, il atterrit à l'hôpital de Neufchâteau, connut ensuite
un interlude d'un quinquennat à la direction du journal L'Est
Républicain ; il revint après un revers de fortune à son poste néocastrien
, dont il démissionna quelques années
plus tard, excédé par l'évolution de ses conditions d'exercice.
Maintenant derrière moi, le chemin ardu menant à
l'Internat débouchait sur différentes voies possibles également offertes. A
l'heure du choix définitif, ce sera la Chirurgie, avec un grand C, sans
préjuger encore d'une spécialité particulière. Voie royale par excellence, en
tous cas perçue comme telle à l'époque : la constance selon laquelle la
majorité des premiers classés optait en sa faveur en témoigne. Voie royale de
l'excellence sans doute aussi : non par le fait d'une hiérarchisation
indue et prétentieuse des savoirs, mais en raison du niveau élevé des exigences
pour une formation réputée des plus sévères et contraignantes en même temps que
la plus longue de toutes ; ajoutons que l'Internat constituait alors la
seule filière possible pour qui se destinait l'exercer tandis qu'existait la
voie parallèle du CES pour toutes les autres spécialités. Exigence élevée,
voilà en fait le maître-mot accompagnateur
de qui fera de la Chirurgie son métier, quel qu'il soit, un vrai fil
rouge tout au long de sa pratique, des premiers jours de sa formation au
dernier coup de bistouri. Cette conviction nourrie de ma propre expérience ne
fit en réalité que prolonger celle née des leçons reçues de mes aînés.
Internat : « Etablissement où
les élèves sont nourris et logés ». Larousse
L'Interne, si on s'en réfère au sens exact des mots, a pour vocation à
résider à l'intérieur de l'Hôpital ; il ne s'agit pas pour ce dernier de
lui offrir comme un quelconque cadeau ces commodités à vivre mais tout
bonnement de se garantir de la présence à demeure et la disponibilité de sa personne, lui qui y figure comme le
premier maillon médical d'action et d'exécution en responsabilité.
Cette
idée simple est ancienne si on se souvient que l'Internat des Hôpitaux de Paris
est né du décret du 24 Février 1801 (4 Ventôse an IX), le premier concours
ayant eu lieu le 10 Février 1802. A Nancy sa création officielle remonte à
1855, mais le concours ne trouvera sa véritable formule qu'en 1873,
c'est-à-dire lorsque fut recréée la Faculté de Médecine à la faveur du
transfert de celle de Strasbourg dans la capitale lorraine à la suite de la
défaite de 1870. A l'origine de cette vénérable institution, on peut y supposer
un double but ; d'abord structurer un début de service public hospitalier
efficient qui dépassa le concept de secours charitable prévalant dans les Hôtels-Dieu jusqu'alors ; ensuite organiser des écoles
de Médecine et de Chirurgie fondées sur la pratique et, pépinières de talents,
en dégager des élites ayant vocation à
produire des soins où l'idée de progrès était bien présente autant qu'à
encadrer les générations successives. Malgré les transformations connues par
l'univers hospitalier au fil du temps, ces grands principes sont restés
globalement vrais, tout au moins jusqu'à l'institution de l'Internat pour tous.
Ceci étant, nombre d'hôpitaux se sont plus ou moins affranchis de
l'obligation initiale de loger leurs Internes, substituant d'autres solutions
pour se garantir d'eux les mêmes présence et disponibilité,
et qui plus est au moindre coût, ceci dit sans esprit polémique. Pour la
période évoquée, le CHR de Nancy affichait un minimalisme exemplaire sur ce
plan : aucune structure abritant un Internat un tant soit peu digne de ce
nom qui comprenne au moins quelques
logements, même sommaires, et un espace de détente ou convivialité,
etc...En guise d'ersatz, il y avait bien la salle de garde à' l'entrée de
l'Hôpital Central, avec annexée la seule chambre réservée à un Interne ;
sans revenir sur ce sujet abordé ailleurs, elle tenait de lieu
stratégique ; dans un coin se trouvait un registre, vecteur des
informations à diffuser : événements programmés, tours de garde,
recherches ou propositions de remplacements, suggestions ou réclamations de tous
ordres ; outil médiatique du moment, au temps d'internet il peut
apparaître à la communication ce que sont les gravures rupestres à la
peinture.
Dans sa générosité, le CHR veillait tout de même à nourrir ses
Internes. Une salle à manger leur était même dédiée en exclusivité ; le
seul étranger à y être toléré était l'Externe de garde : en compensation,
il pouvait être mis à contribution … comme par exemple lire publiquement
quelques paragraphes croustillants d' « Emmanuelle », livre à
l'époque censuré et qu'un malin avait sorti du manteau. Tenant plutôt de la
cantine, la salle de restauration se trouvait au-dessus de la cuisine,
La
liaison entre les deux se faisant par le monte-charge, lequel, telle une manche
à air, servait aussi de voie d'échange
entre les commanditaires
affamés et la cuisinière
Chargée
de les régaler. Régnait en effet une maîtresse-femme sur ces lieux et ses
convives, la dévouée Mme Vautrin, dont l'autorité débordait largement de ses
fourneaux ; ne s'en laissant point conter par des gaillards pas toujours
correctement éduqués, être bien vu d'elle pouvait s'assortir de certains
avantages, comme celui de voir monter un steak personnalisé tant dans sa
cuisson que par son assaisonnement. Lieu de convivialité par excellence, s'y
échangeaient les potins, les dernières blagues, des racontars plus ou moins
malveillants. Qui ne reconnaissait avant de franchir le seuil la voix
tonitruante du « Biquet » alias Lederlin,
futur professeur, annonciatrice d'un gigantesque rire aussi bien que de son ire
du moment, ou encore celle de stentor de Bouchot lorsqu'il se lançait dans une
chansonnette à ne pas mettre entre toutes les oreilles. Il n'était pas
exceptionnel qu'à la faveur de discussions animées se missent à voler des
petits suisses, avec l'avantage de les voir se transformer en peintures murales
pour ceux ayant manqué leur objectif !
Il y a sans doute matière à comparer l'Internat des
Hôpitaux avec ce qui régente, voire définit certaines grandes écoles, à une
différence près cependant : ont déjà derrière eux un cursus universitaire
quasi-complet ceux ayant intégré le
premier. Figure comme un dénominateur commun l'esprit de corps qui soude leurs
membres, formés au même creuset, soumis à des règles communes. La première
d'entre elles s'agissant des Internes n'est autre que le contrat de quatre ans
qui les lie au Centre Hospitalier choisi : des années pleines, avec des
journées et des semaines dont ce dernier croquera le temps jusqu'à l'abus,
accaparant l'énergie et le mental de qui a consenti à s'y investir, tirant
profit jusqu'à l'excès de sa passion à y faire et y découvrir ; un temps
passé sans compter dans les services, en gardes et astreintes, en staffs, à
exploiter les dossiers et jouer les rats de bibliothèque, sans omettre les
week-ends prélevés pour des cours ou congrès divers : à des années-lumière
des 35 heures , un concept qui serait alors apparu plus qu'inconcevable,
hérétique.
L'Internat peut être vu
possiblement comme un système de formatage, mais avec ses particularités :
un modèle de formation par le concret, d'apprentissage dans une osmose permanente
et inconsciente, une symbiose des savoirs et des expériences grâce aux échanges
et rencontres multiples marquant le temps vécu à l'hôpital ; un temps vécu
avec d'autres, au sein de divers groupes comparables à autant de cercles,
tantôt concentriques entre eux, tantôt sécants.
Plus tard, ce temps de l'Internat restera comme une référence forte
tout au long de l'existence de qui en est issu, et pas uniquement en faisant
figurer à l'en-tête de ses ordonnances le titre d' « Ancien Interne des
Hôpitaux de... » ; Que ce temps se confonde de plus pour partie avec
celui de sa jeunesse n'est pas neutre à l'évidence.
Pour autant cette communauté ne tient pas du monolithe, chaque Interne
étant conduit à construire son propre projet et exprimer des ambitions de
nature à se confronter à d'autres. Le besoin de créer, vivre ensemble des temps
forts au travers de traditions et usages ancrés était là pour jouer comme un
ciment entre les individualités autant que pour confirmer l'Internat comme une
entité solidaire et reconnue. A cet effet deux manifestations méritent d'être
un minimum contés : les Baptêmes de promotion et la Revue de l'Internat.
Avec un grand B,
pour Bienvenue au Club, pour Bizutage également.
Passage
obligé pour son admission dans la nouvelle famille.
Selon la coutume, la dernière promotion
en date se devait d'organiser un dîner-spectacle au profit des Anciens. Premier
problème, trouver une salle : la réputation de l'Internat de Nancy pour
ses festivités était telle qu'il fallait s'éloigner de plus en plus de la ville
ducale pour espérer trouver un tenancier insuffisamment méfiant et non
renseigné. Second problème : solliciter un traiteur pour un menu peu cher
et élaboré juste ce qu'il faut pour un lot d'invités peu enclins à apprécier
une quelconque gastronomie en la circonstance. Pour la suite, rapporter le
Baptême de la promotion 67, la mienne, suffira pour édifier le lecteur.
Au
départ, tout se passe selon les convenances et une convivialité de bon
aloi : accueil des arrivants par le sourire des quelques représentantes de
la gente féminine bien pomponnées avec remise d'une rose et d'un (premier)
verre ; chanson d'introduction aux mets d'entrée : cela va encore
mais les décibels commencent à grimper. Les choses se gâtent au plat de
résistance quand entre sur scène la nouvelle génération pour leur revue totalement
inédite « Plumeau » ou « Plume au... » ; Simon
avait eu l'idée d'une chorégraphie inspirée des leçons de danse reçues par sa
gamine : s'agitèrent pour une composition hasardeuse une troupe de mecs
habillés d'un pagne et d'un slip Rasurel, un plumeau
entre les fesses d'une couleur différente pour chacun dans un souci
d'esthétique au demeurant mal placé vue la difficulté à le garder lors des
déplacements en grâce et mouvements en souplesse exigés par les tableaux
successifs. En guise d'ovations, les hurlements des spectateurs fâchés ou trop
stupides pour saisir ce qu'il y avait d'art et d'émotion dans ce qu'ils
voyaient : car de l'originalité, il n'en manquait pas, même si ce fut dans
l'ineffable ! Pas de bis, surtout pas de bis...heureusement. Au fromage (les
petits suisses ayant été exclus du menu) on atteignit le comble avec le
strip-tease de JP Voiry vêtu au départ en curé pour
finir tel Adam, mais avec la barrette en guise de feuille de vigne, bon goût
oblige. Quant au dessert, agrémenté de la chanson finale jugée trop peu
glorifiante pour les aînés, qui sait les quantités d'omelettes norvégiennes à
la fraise qui finirent liquéfiées sur les planches et dans les
rideaux.
De retour sur les lieux de la bacchanale le lendemain
avec quelques autres, le constat tenait de la tragédie ; passons sur la
juste indignation des femmes de ménage en action alors rencontrées, épouvantées
du gâchis et du désordre : de quoi ravaler sa fierté que d'être assimilés
à une confrérie de branquignols !
A l'issue d'un de ces baptêmes, je me retrouvai
compromis dans une expédition répréhensible, même si annoncée comme une
classique de la circonstance : à savoir mettre en émoi l'Ecole de
Sages-Femmes par une virée nocturne et impromptue, au sein de la Maternité Régionale Adolphe Pinard. A une vingtaine nous voici partis, menés par
des gens par expérience connaisseurs des lieux. D'abord, ne pas se faire
repérer par le concierge, et en conséquence franchir le mur d'enceinte (car la
Maternité était enceinte...d'un mur: vrai!) en un point aussi aisé que
discret ; puis nous répandant bruyamment dans les couloirs, un instant de
panique parcourut les dortoirs, apaisé dès lors que les demoiselles furent
assurées que l'opération n'avait d'autre but qu'un chahut sympathique. Ce fut
d'ailleurs sans rancune de leur part puisque à l'annonce de l'arrivée de la
Directrice et quelques acolytes elles nous planquèrent dans leurs chambres le
temps que la voie fut libre pour filer en vitesse. Las, à la sortie, la Police
alertée nous attendait ; et pour mieux nous (Ac)
cueillir, elle nous invita à grimper dans le « panier à salade » mis
à notre disposition ; direction le Commissariat Central, rue de la
Visitation. Quelques collègues ayant pu échapper à la rafle eurent le culot de
venir y saluer les captifs, mais pour mieux les narguer ! Après quelques
heures passées au poste à méditer sur les aléas de l'existence, un commissaire
vint faire la causette avec les reclus avant de les relâcher, estimant même
bien innocente leur prestation eu égard à ce qu'il avait pu commettre au temps
béni de sa jeunesse : de quoi ravaler sa fierté que d'être assimilés à des
Pieds-Nickelés !
La Revue
de l' Internat
Tradition majeure, quasi séculaire car
remontant aux origines de l'Internat de Nancy.
Pas
de meneuse, ni strass, ni plumes en l'occurrence.
Passer en Revue eût été plus juste
expression : passer en revue les événements marquants et les Maîtres qui
en ont été les acteurs, volontaires ou par accident ; en fait un prétexte
idéal pour descendre de leur piédestal le temps d'une soirée les Patrons
gouvernant le CHU et les mettre sur la sellette à travers leurs faits et
gestes, leurs travers plutôt que leurs gloires. Il fallait que cet usage fût
bien ancré et jugé incontournable pour que passe la rampe une forme de critique
publique teintée de vitriol à destination de personnalités reconnues, redoutées
ou a priori incontestées, dont un des points communs était de s'en exempter,
surtout si émanant du niveau subalterne. Les messages délivrés étaient censés
l'être dans l'humour et la bonne humeur, même si, par leur fond de vérité ou
leurs outrances, les victimes désignées quand elles se devaient d'en rire
riaient plutôt jaune, et quand elles préféraient en sourire la palette allait de la courtoise
politesse à la crispation à peine déguisée.
Rendez-vous était donc donné chaque année à la salle de
spectacle du GEC, cours Léopold, pour une pièce de théâtre créée, jouée, mise
en décor, par les Internes en exercice. Alliant la comédie et le style
chansonnier, elle se composait de plusieurs actes, avec comme unité de lieu le
CHU de Nancy et unité de temps l'année écoulée. L'entracte était un moment
doublement obligé : à la délivrance du message du Président des Internes à
l'assemblée succédait la vente du recueil de la pièce présentée selon des prix
proportionnés à la position hiérarchique de l'acquéreur dans la sphère
hospitalo-universitaire, une manière certes discriminatoire mais opportune de
remplir les caisses.
Devant un public bienveillant et des
plus attentifs étaient présentés des scènes ou tableaux successifs ponctués de
chansons dédiées à celui ou celle en figurant le personnage central ; à
l'annonce solennelle « chanson de... » S'avançait un petit groupe de
choristes, accompagné au piano par un grand fidèle de l'événement, à savoir
Pierre Cortelezzi, titulaire des grandes orgues de la
Cathédrale de Nancy et professeur réputé au Conservatoire. Après quelques notes
introductives, leurs voix mâles se lançaient sans complexe pour une mélodie
empruntant à un air à la mode et travesti de paroles laissant peu de place à la
concession et surtout n'oubliant rien de ce qu'il y avait à dire et ne pas dire
sur son honorable destinataire. Et pour qui n'en aurait pas saisi tout le sel
et la saveur, pas besoin d'insister beaucoup pour un bis qui enfoncera un peu
plus le clou, crucifiant un peu plus la victime.
Les rôles étant répartis après parfois
d'âpres discussions, restait pour les comédiens d'un soir à apprendre leur
texte autant qu'à savoir le restituer dignement ; on ne s'improvise pas
acteur, mais il en est qui révélaient
pour l'occasion d'étonnants talents. Les soirées de répétition tenaient de la
sinécure pour le chargé de la mise en scène : il y avait ceux qui
oubliaient leur texte quand ils n'oubliaient de venir, ceux qui, pour laisser
croire qu'ils le possédaient, brodaient sans vergogne, ceux qui l'inventaient
carrément, ceux qui intervenaient à contre- temps ou à contre-emploi,
etc... ; Elles tenaient surtout de la galéjade hilarante ! Ceci dit,
le trac avant l'entrée en scène, l'angoisse du trou de mémoire, la crainte du
gag inattendu à faire paraître en situation prévue, tout cela, ces acteurs
d'occasion le vivaient comme les professionnels. La représentation étant
unique, la première était donc aussi la dernière, ce qui interdisait l'espoir
d'être meilleur pour la suivante.
Au hasard d'une photo incidemment
retrouvée et témoin d'une des revues où je figurais, me revient le titre de
celle alors jouée : « Greffes sur le Tas ». Du livret, je ne m'en
remémore qu'une petite parcelle, là où j'apparais en second plan figurant le
Pr. Debry, portant un tablier de cuisine pour
rappeler son investissement dans la nutrition et la diététique. Le décor
représente le hall central de la Clinique d'Orthopédie et Traumatologie, devant
les portes d'ascenseur : l'événement de l'année était en effet l'ouverture
de cette nouvelle entité, comportant entre autres innovations celle de son
financement par la Caisse d'Assurance Maladie de Lorraine. A l'avant-scène B. Bleicher en Pr. Sommelet, le
nouveau maître des lieux dans son attitude familière : le calot vert à
l'arrière de la tête qu'il relève et tenant des deux mains les revers de sa
blouse ouverte ; face à lui, le grand Rollin, copie quasi conforme du
Doyen Beau, en costume trois pièces, hiératique, et qui lui lance d'une voix
forte et solennelle :
-
A l'aventure
privée vous avez préféré la sécurité...sociale !
Une
sortie qui ne manque pas de piment quand on sait la façon dont finit la
carrière de cet éminent titulaire de la chaire d'Orthopédie : la
réputation ruinée en raison d'un scandale pour activité privée abusive et
dessous de tables...Pathétique...
Dans la foulée de la Revue, le Banquet
complétait ce temps fort de tradition annuel.
Se
retrouvaient à la même table festive à la fois les Internes du moment toutes
promotions confondues et leurs aînés qu'ils fussent du CHU ou en eussent
essaimé : plus qu'un moment de convivialité, un moment où s'estompent les
frontières différenciant les uns des autres telles que l'ancienneté, la
position sociale ou les conditions d'exercice, un événement semblant conçu à
cet effet. Un temps de vivre ensemble où tout ce monde revient comme au pays
d'origine, un pays qui rassemble.
Pour
la circonstance, un Ancien se soumettait à l'exercice délicat de remonter son
temps, évoquer son Internat, se raconter quand il était jeune, plein
d'ambitions et de promesses ; moment souriant empreint d'émotion, mais
hélas en partie noyé dans un brouhaha irrespectueux. S'enchaînaient ensuite les
chants tirés du Bréviaire du Carabin, bible transcendant les frontières
évoquées plus haut ; à côté des incontournables repris en chœur, il y
avait les classiques pour solistes attitrés : ainsi des « Bouchées à la
Reine » énoncées avec délectation par A. Larcan,
on s'en régale encore ; passons sur « les Poils du C... » Et
quelques autres succès garantis...
_____________________
De
ces usages, je ne sais ce qu'il en est aujourd'hui ni vers quoi ils ont évolué.
Avec leurs côtés joyeux mais parfois navrants, inspirés mais parfois
contestables, ils étaient sans doute nécessaires sans être forcément
indispensables. Mais peu importe : puisqu'ils étaient, ils avaient donc
leurs raisons d'être, et cela suffit.
1er Octobre 1967 : premier jour de mon premier stage d'Interne des
Hôpitaux ès qualité. Au moment de franchir le seuil du Service logé dans le
pavillon Virginie Mauvais, je connais comme le goût de l'émotion de l'élève à
sa première rentrée au Collège, ou encore de celle du premier communiant.
En
compagnie de mes deux compagnons pour l'année à venir, F. Boileau et N. Bodart (mon futur voisin de Remiremont) nous faisons la
connaissance des lieux. On ne peut qu'en décrire le souvenir puisque ce
pavillon n'est plus, rasé lorsque l'ouverture de l'Hôpital d'Enfants à Brabois lui aura retiré toute utilité. Le hall d'entrée
tient de la place de village où convergent les principales ruelles ; le
regard invite à emprunter de suite le monumental escalier de pierre qui en part
pour desservir le niveau supérieur (pas d'ascenseur), lequel est dédié d'une
part à l'hospitalisation des « Grands » (au-dessus de 7 ans), une
salle commune pour les garçons, une autre pour les filles, et par ailleurs au
bloc opératoire composé de deux modestes salles et d'une pièce pour plâtres et
soins divers. Revenant au rez-de-chaussée, à gauche de l'escalier se trouve
l'hospitalisation des « tout- petits » (0-2 ans) intégrant une petite
unité de réanimation, à droite la salle commune des « Moyens » (2-6
ans) ; enfin, dans l'axe de l'entrée, dans un renfoncement, l'espace
réservé aux consultations. Au sous-sol, deux secrétaires logées à l'étroit dans
un secrétariat qui sert aussi de vestiaire public aux médecins : un modèle
de mélange des genres...
Si cette segmentation par grandes tranches d'âges tient de la logique
même, on saisit de suite qu'elle répond du même coup à une gestion différenciée
des pathologies qui leur sont spécifiques.
Commençons par le début, le nouveau-né. Sa chirurgie est d'abord
d'urgence vitale, dominée par certaines malformations vitales ; citons les
occlusions néo-natales dans leurs étiologies multiples, les atrésies de l'œsophage, les graves
malfaçons pariétales causes d'éviscération, d'extrophie vésicale, de hernies
diaphragmatiques, ou encore les spina bifida etc... L'échographie prénatale par
ses performances actuelles, jointe à la possibilité de l'avortement dit
thérapeutique, a transformé la donne.
L'infection peut aussi conduire
l'enfant à peine né au chirurgien par certains
De
ses ravages, telles les staphylococcies pleuropulmonaires ou les ostéo-arthrites de hanche. Il n'était pas
besoin d'être dans ces murs depuis longtemps pour avoir à saluer les dévouement
et savoir-faire des infirmières en charge des « plus-que-petits » en
situation plus que précaire et chez lesquels les espoirs nourris des audaces
chirurgicales peuvent se conclure douloureusement bien vite et apparemment pour
peu de choses.
Le nourrisson n'est pas exempt d'autres situations aiguës propres,
style hernie étranglée, invagination intestinale ou sténose du pylore ; mais
d'autres pathologies sont là dès la naissance, patentes ou cachées, qui, si
elles n'ont pas la même incidence vitale immédiate que les précédentes pèseront
par leurs conséquences sur ses futurs
proche et lointain, à des degrés variables évidemment. Ainsi au plan digestif
de l'atrésie des voies biliaires ou de la maladie de Hirsprung ;
au plan urinaire des variétés d'hypospadias, des problèmes d'hydronéphrose,
reflux vésico-urétéraux voire méga-uretères avec leur potentiel d'insuffisance
rénale. Au plan des anomalies les plus voyantes, sources des plus grandes
inquiétudes parentales allant parfois jusqu'au rejet de l'enfant, figurent en
bonne place les becs-de-lièvre avec leurs différentes échelles de
gravité ; dans le même ordre d'idées mais au plan orthopédique se placent
les pied-bot ; les concepts actuels poussent à les opérer tôt, alors qu'à
l'époque étaient privilégiés, outre les manipulations, des immobilisations
progressivement correctrices par attelles de Denys Brown (pieds fixés dans des
attelles solidarisées par une barre d'union) puis des bottes plâtrées
successives pour réserver la chirurgie à un stade ultérieur, mais de
déformations parfois trop fixées pour espérer un bon résultat.
Restons à l'Orthopédie pour nous attarder un peu sur la maladie luxante de la hanche : le prototype de la pathologie
cachée et sournoise mais aux conséquences jamais innocentes tout au long de
l'existence. Son dépistage systématique n'en étant qu'à ses débuts, son
diagnostic à l'âge de la marche n'était pas exceptionnel. La méthode de
réduction progressive de Lorentz restait la base de son traitement ; c'est
ainsi que la visite consistait à passer en revue une succession de lits occupés
d'enfants aux membres inférieurs emballés comme des momies dans des bandelettes
adhésives et reliés à des systèmes de poids et de poulies pour une traction et
une mise en abduction-rotation interne très progressives demandant plusieurs
semaines. Ces enfants supportaient étonnamment bien cet alitement forcé et
prolongé, dans une position surprenante pour le visiteur et cause des plus
grandes interrogations pour les parents, privés de surcroît de les prendre dans
leurs bras. L'appréciation de l'évolution radiologique, du dosage tant de la
traction que du positionnement des membres, était le sujet régulier
d'interrogations et controverses autour de ces lits ; le dernier mot
revenait en règle à l'expert reconnu en la matière à savoir « Popol » Collignon, lequel rendait son verdict avec la
curieuse habitude de se gratter les fesses ; dans le débat figurait le
moment opportun pour l'étape suivante, celle consistant à relayer la traction-
suspension par une immobilisation dans un plâtre pelvi-bipédieux,
membres inférieurs écartés et tournés vers l'intérieur selon la meilleure
position de recentrage de la tête fémorale dans son cotyle au dernier contrôle
; à tenir au moins deux mois.
Si
l'évolution se déroulait comme espérée, l'enfant libéré de sa carapace plâtrée
pouvait alors accéder au bonheur d'apprendre à marcher. Pour autant le problème
n'était pas clos ; l'excès d'antéversion des cols fémoraux laissant à
désirer pour une bonne congruence tête-cotyle conduisait le plus souvent à une
ostéotomie fémorale de dérotation vers l'âge de deux
trois ans, avec en corollaire deux mois d'immobilisation plâtrée
supplémentaire. Est-ce à dire que ces hanches avaient nécessairement retrouvé
les canons de la normalité ? Des défauts résiduels fréquents en fin de
croissance ouvraient le vaste chapitre des dysplasies coxo-fémorales, capables
de justifier chez le jeune adulte des gestes d'amélioration de la couverture ou
de recentrage de la tête fémorale, pour aboutir vers la cinquantaine à une
arthroplastie totale, avec ses bénéfices et ses aléas. De telles histoires,
j'en ai quelques- unes en mémoire. Le
parcours des enfants atteints de maladie luxante de
hanche s'est vu heureusement transformé grâce à son dépistage systématique à la
naissance, l'usage facile du harnais de Pavlick avec
par ce biais un suivi strict ; quant aux indications chirurgicales
devenues rares, la meilleure compréhension de cette affection conduit à
privilégier les ostéotomies du bassin : des progrès qui se jugent en
qualité de vie, sur toute une vie.
Pour
les catégories d'âge supérieur, la hanche reste menacée par des pathologies
acquises qui ont aussi leur sévérité telles que les ostéochondrites
ou les épiphysiolyses et dont le potentiel
dégénératif rejoint in fine celui de la précédente.
Restant
dans l'orthopédie, les inégalités de longueur qu'elles qu'en soient les causes,
étaient, et restent sans doute, sujets aux mêmes débats, tant pour décider du
geste adéquat, épiphysiodèse ou allongement, que de
leur moment opportun selon l'âge osseux et les abaques de croissance
prévisible. L'allongement extemporané en raison de ses risques et limites,
commençait à céder le pas aux méthodes progressives par fixateurs externes,
lesquelles autoriseront des possibilités étonnantes sur la base de nouveaux
concepts, d'Illizarov notamment.
Dans ce registre, une place particulière mérite
d'être réservée aux conséquences éloignées de l'épidémie de poliomyélite qui a
traversé le pays dans les années 1950. Les enfants touchés alors devenus
adolescents étaient atteints de handicaps à corriger dans la mesure du possible
avant l'état adulte ; les paralysies, outre leurs effets moteurs, ont des
conséquences sur la croissance squelettique et la formation des articulations
placées sous leur emprise : rachis, hanches, genoux, pieds, voyaient se
développer des anomalies acquises spécifiques contraignant à des interventions
correctrices multiples et itératives ; leurs prétentions étaient modestes
en référence aux situations de normalité, mais audacieuses en référence aux
objectifs de redonner à ces enfants les capacités à se tenir droits, à marcher
sans aide extérieure, et encore mieux, sans canne ; pour nombre d'entre
eux, ces handicaps et leurs traitements avaient une autre incidence :
l'obligation de séjours prolongés au Centre Spécialisé de Flavigny, jouant à la
fois les rôles de domicile premier, de
seconde famille , et de milieu scolaire principal.
Un
autre domaine de la chirurgie orthopédique commençait à se développer, à savoir
celui des déformations rachidiennes grâce à l'apparition de l'instrumentation
de Harrington ; le Dr. Guillaumot s'était fait
une spécialité de ces interventions à hauts risques tant neurologiques
qu'hémorragiques. Les méthodes d'ostéosynthèse du rachis connaîtront dans les
décennies suivantes des progrès fabuleux ; en bénéficieront entre autres
et avantageusement les enfants gibbeux et scoliotiques.
Ce survol non exhaustif des pathologies
du ressort de la Chirurgie Infantile témoigne d'une diversité peu
imaginable du commun des mortels. Parmi les thèmes non traités et méritant ne
serait-ce qu'un paragraphe, se place la traumatologie en milieu pédiatrique.
Importante par le nombre d'enfants concernés, les solutions thérapeutiques restent assez univoques et
n'ont pas connu de révolution fondamentale par rapport à ce que j'ai
connu ; elles exploitent toujours les ressources de l'orthopédie la plus
classique : réduire, plâtrer, surveiller les suites immédiates et contrôler dans la durée, ou encore poser une
traction continue avant de plâtrer. Les fractures chez l'enfant ne demandant
qu'à évoluer vers la consolidation, en respecter la physiologie autant qu'être
le moins agressif possible constituent l'axiome de base en la matière ; qu'il y
ait quelques imperfections de réduction est sans gravité voire souhaitable,
sous réserve de certaines conditions et limites bien sûr : le potentiel de
croissance existant les corrigera. De ce fait l'ostéosynthèse à ciel ouvert,
déjà exceptionnelle alors, le sera davantage quand sera inventé l'embrochage
élastique stable à foyer fermé : mais celui qui en sera le créateur lors
de son clinicat dans ce service, J.P. Métaizeau, n'en
était qu'au début de ses études médicales à l'époque qui nous retient. Au
demeurant, même si un génie avait voulu le précéder, cette technique n'eût guère été applicable, l'amplificateur de
brillance commençant seulement à se
répandre et crachant trop de Rayons X pour un usage un tant soit peu prolongé.
Il faut préciser que pour les radiographies effectuées dans le service
on s'en remettait encore à un appareil mobile hors d'âge. Un des premiers
apprentissages pour tout nouvel interne, pour les heures et jours non ouvrés,
consistait à jouer au radiologue : tourner les bons boutons pour délivrer
ce qu'il faut en mA, en kV, disposer la bonne cassette comme il se doit,
centrer le faisceau au bon endroit, inviter les présents à se cacher derrière
un paravent, et alors enfoncer le déclencheur ; pour la suite, faute de
machine à développer, on poursuit dans l'artisanat : s'enfermer dans la
chambre noire, accrocher le film sur le support ad hoc, révélateur, fixateur,
rincer, charger la cassette d'un nouveau film, et enfin juger du résultat...
pas toujours terrible ! Mon noviciat radiologique en remplaçant à Lerrain me fut d'un secours appréciable.
Qui étaient les Chirurgiens « pédiatres » d'alors et qu'en
dire à partir de ce que j'ai pu en connaître.
A la tête du Service, le Pr. Beau, éminent anatomiste, personnage
distingué ; du chirurgien je ne me sens autorisé d'en dire quoi que ce
soit, d'autant qu'en raison de ses autres responsabilités et la proximité de la
retraite ses apparitions étaient rares, ses
venues au bloc opératoire exceptionnelles.
Le vrai patron était sans conteste son agrégé, le Pr. Prévot. A cette époque, son statut l'autorisait à une
activité privée en cabinet de ville, situé rue de la Monnaie : un détail
qui ne manquait pas d'être régulièrement exploité lors des revues de
l'Internat. Pour autant sa présence dans le service était effective et le
contrôle qu'il en avait, indéniable. Personnage exigeant et intraitable, il
était redouté tant de ses collaborateurs, des divers personnels que des
étudiants assistant à ses enseignements cliniques ; tout en caressant sa
calvitie luisante, il pouvait d'un regard froid, d'une répartie caustique et
sans appel, déstabiliser son interlocuteur. Quand il devait opérer, allergique
à l'attente et son temps étant compté , son équipe devait se mobiliser de
manière suffisamment anticipée pour qu'à son arrivée le patient fût non
seulement installé et anesthésié, mais les champs posés, l'instrumentation
déployée, les personnes chargées de l'aider dans les starting-blocks ; nul
ne se serait avisé d'une remarque quelconque sur un retard de sa part coupable
d'un temps d'endormissement inutile, retard dont il savait s'excuser
courtoisement : la gent anesthésique n'avait qu'à se soumettre elle
aussi ; les temps ont bien changé depuis... S'il se réservait comme
domaines privilégiés les chirurgies néo-natales et urologiques, il ne
s'interdisait pas d'être présent sur les autres domaines où excellaient ses
compétences et sa riche expérience ; lorsque plus tard le Service sera
divisé en deux entités, il optera pour le secteur orthopédique. Opérateur
rapide et efficace mais jamais brutal, ses interventions étaient des leçons de
chirurgie ; manquaient cependant les explications afférentes, dommage.
Deux Chefs de Clinique se partageaient les responsabilités du
quotidien, référents constants et obligés des trois jeunes internes. J. Dossman était un garçon particulièrement brillant autant
qu'un opérateur élégant ; il semblait cependant à plus d'un que ses
compétences étaient sous-employées et qu'il s'ennuyait parfois ; son
charme n'était pas sans effet sur une secrétaire qui dans son genre sortait
aussi du lot. J.M. Babut, son alter ego, s'il
n'offrait pas le même charisme, s'avérait être un chirurgien solide,
ultra-consciencieux, et doué d'une grande patience : une qualité
indéniable quand il s'agit d'enfants, d'expliquer aux parents, d'apprendre les
premiers rudiments de chirurgie à des Internes à leurs débuts ; à l'issue
de son clinicat il prendra en charge le jeune service de Chirurgie Infantile de
Rennes.
Pour mes premiers pas en chirurgie, le temps passé
dans ce service eut en quelque sorte valeur de voyage initiatique ; ce le
fut d'abord par l'approche de savoirs inédits, éloignés pour la plupart des
apprentissages théoriques tirés de ma préparation au concours. Ces savoirs
relevant majoritairement de l'exercice spécialisé exclusif, on est en droit de penser que leur
bénéfice essentiel n'aura guère été plus que d'enrichir ma culture générale, ce
qui n'est déjà pas mal ; en réalité, certains acquis que j'y ai faits me
seront précieux ; ils me permettront entre autres, mais pas seulement,
d'offrir ultérieurement ma part en complément du savoir-faire en ce domaine de
mon ami et futur « associé » P. Poisson, de sorte qu'un ensemble de
pathologies infantiles pût être assuré dans la continuité et avec crédibilité
au CH d'Epinal.
Quant aux savoir-faire, mon niveau initial
au-delà de la suture était proche de zéro ; le premier apprentissage
demandé aux Internes du service étant d'ordre radiologique, le second
consistait à ce qu'ils sachent au plus vite dénuder une veine radiale au
poignet ou saphène à la cheville pour y introduire l'indispensable cathéter
prélude à toute intervention, faute d'autres solutions en vue de perfuser les
tous petits de manière suffisamment garantie et prolongée ; dans le même
registre se place celui de disséquer la crosse saphène au pli de l'aine afin
d'y glisser en situation ilio-cave le
même cathéter pour l'exsanguino-transfusion salvatrice d'une incompatibilité
sanguine fœto-maternelle. Au fil du temps, peu à peu, grâce à la patience des
Chefs de Clinique et en s'aidant mutuellement entre Internes, étaient appris
puis perfectionnés divers gestes de pratique courante tels que : les cures
de phimosis, les réductions-plâtre, le traitement des sacs herniaires, la
correction des ectopies testiculaires, la pêche aux appendices plus ou moins
gravement malades...
A
cet égard me revient en tête une anecdote : elle concerne F. Boileau dont
eut à souffrir son amour-propre qu'il avait grand. Bataillant à la recherche
d'un appendice récalcitrant depuis une bonne demi-heure, son calot tombe
malencontreusement dans le champ opératoire au moment où le Pr. Beau pénètre
pour une fois dans la salle d'op. Pour jeter un coup d'œil sur ce qui s'y
passe ; estomaqué de ce qu'il a vu, il tourne les talons et invite « Popol » C. qui passait par là à s'intéresser au
problème ; le nom de l'enfant lui rappelle quelque chose ; la fouille
menée dare-dare aux archives remonte effectivement un dossier certifiant que le
dit appendice n'avait plus lieu d'être mis en cause ni recherché ! S'en
rapproche le cas où devant une même situation infructueuse le même Popol, jetant un coup d'œil négligent sur la radio
thoracique affichée, fut le seul à s'étonner d'un cœur placé à droite, signature
d'un situs inversus
complet : l'appendice était à rechercher à gauche !
La
vie dans un service d'enfants n'inspire pas la tristesse, je crois l'avoir
mentionné ; que ceux-ci soient là pour des traitements chirurgicaux n'est
pas de nature à modifier cette impression, me semble-t-il. Il y a bien sûr des
pleurs, des souffrances et des détresses exprimées avec ou sans les mots, le
manque de papa maman ; tout cela, les soignants s'efforcent par plus de
présence, de don de soi, de tendresse offerte, de les soulager, les
apaiser ; et l'art de tromper leurs inquiétudes du moment par un jeu, une histoire, une chansonnette n'y est pas
pour rien.
Il y a même des circonstances où
infirmières, médecins, se mêlent aux petits hospitalisés comme on le ferait
dans une vaste famille recomposée. En février 1968 se sont déroulés les J.O.
d'hiver à Grenoble, ceux qui les ont vécu s'en souviennent encore ; alors
les uns et les autres, regroupés devant les postes TV, ont communié ensemble
aux exploits des JC Killy, G. Périllat, des sœurs Goitschel et autres, vivant les mêmes attentes, les mêmes
émotions, poussant les mêmes cris de joie.
Dans
le rapport aux troubles qui l'affectent, l'enfant ne triche pas, n'incline pas à la recherche de bénéfices
secondaires ; et s'il y a des anomalies dans leur expression, il faut y
voir avant tout les effets d'interférences perturbatrices provenant de leur
entourage immédiat. Ainsi, un regard attentif et on ne doute pas de la réalité d'une
boiterie dont il reste à comprendre la cause ; ailleurs un regard,
quelques mots, les bons gestes, et on ne doute pas de la réalité d'une douleur
qu'il reste à expliquer. Dans un cas comme dans l'autre, la réponse n'est pas
nécessairement la chirurgie bien sûr, mais combien de fois, faute de
l'attention nécessaire dans le regard,
l'écoute, l'examen, n'a-t-on vu des hanches malades vues trop tard ou des
péritonites gravissimes conclure un mal de ventre mal compris. Au demeurant les
pathologies qui atteignent l'Enfant sont habituellement uniques, sans
intrication avec d'autres et sans somatisation parasite, jusqu'à l'adolescence
tout au moins. Par ces motifs, dans leur traduction, comment ne serait-on pas
enclin à y déceler comme une forme de « pureté » ? le terme peut surprendre, mais si on se réfère à certains
constats tirés de l'approche de l'Adulte malade, il contient une part de vérité
indéniable.
Comme quoi, si cela devait être encore à
démontrer, l'Enfant n'est pas un Adulte en miniature mais bien un être à part
entière et à traiter comme tel. Quant à voir ce qui dans l'Adulte tient du
grand Enfant, le débat est ouvert.
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Première
chanson de Beau (Air : Et moi, et moi, et moi. J. Dutronc)
Sept-cent-cinquante
« première année »
Et moi, et moi, et moi
Doyen de la faculté
Mon mal de tête,
Mon point au foie,
J'y pense et puis j'oublie,
C'est la vie, c'est la vie.
Soixante titulaires et
agrégés,
Et moi, et moi, et moi,
Et Seurot
par d'ssus le marché
Avec son cortex atrophié,
J'y pense et puis j'oublie,
C'est la vie, c'est la vie.
Tout le p'tit monde d'la rue
Lionnois,
Et moi, et moi, et moi,
Et Burg mon p'tit bras droit
Qui s'prend déjà pour moi,
Pourquoi, pourquoi,
pourquoi,
Il m'ennuie, il m'ennuie.
Dans cette foutue boutique,
C'est moi, c'est moi, c'est
moi,
Avec mes manies et mes tics
Qui en fin de compte suis le roi
De quoi, de quoi, de quoi.
(Revue Internat 1967)
Deuxième
chanson de Beau
(Air :
Adieu Monsieur le Professeur. H. Aufray)
Les agrégés font des cabrioles
Et le vieux Beau est tout ému.
Demain ce ne sera plus lui l'idole
De cette vieille faculté bien
vermoulue
Refrain
Adieu Monsieur le Professeur
Vous serez bientôt oublié
Et nous pensons du fond du cœur
Qu'on est enfin débarrassé
Nous n'allons pas verser des pleurs
Ça nous fait plutôt rigoler
Vous serez bientôt oublié
Adieu Monsieur le Professeur
Il a brûlé ses dernières
cartouches
Pour saborder la Faculté
Mais son dentier est tombé de sa
bouche
Quand il a su qui lui a succédé
Refrain
(Revue 1971)
Chanson de Prévot
(Air : Il
est 5 heures, Paris s'éveille. J. Dutronc)
J'suis le chirurgien du p'tit matin, j'suis le
chirurgien des p'tits gamins
Les bistouris sont affûtés, les scialytiques sont allumés
J'suis pas le seul à opérer, y aurait besoin d'un coup de
balai
Les cliniques sont très encombrées, les malades vont
bien payer.
Il est cinq heures, Prévot
s'éveille, Prévot s'éveille
Il est sept heures, Lesure
se lève,
Il est sept heures, ce n'est pas une heure.
Et
Lesure est dans la place, son sourire brise la glace
Il a trop d'clients, ça
m'tracasse, je ne peux pas le voir en face.
Il est huit heures, Prévot
opère, Prévot opère.
Les
moutards sont dans les plumards, au service j'ai toujours la barre.
Il est neuf heures, Tony paraît, Tony paraît.
J'me précipite pour failloter,
j'lui dis pas qu'il me fait rigoler.
Mais le téléphone retentit, aussitôt le voilà parti.
Il est minuit, j'ai des soucis, j'ai des soucis.
Je pense beaucoup à Gentilly, pour les confrères je
serai gentil.
Je sourirai aux ennemis, le péril jaune sera fini.
(Revue 1968)
Intermède :
le Service Militaire
Traiter de mon Service Militaire peut sembler a priori hors sujet au
chapitre du Temps de l'Internat. Au premier motif qui m'y pousse, je retiens
que ce temps aux Armées dût s'inscrire au sein du précédent par la décision
qu'il me fallut prendre de mettre fin à ma situation sursitaire à un moment
jugé le plus opportun. Pour second motif, pendant les seize mois que m'a pris
l'Armée pour soi-disant en faire don à la Nation, j'ai vécu sous un statut
d'Interne dans sa définition la plus stricte : le civil appelé militaire
ou devenant militaire appelé (le résultat est le même) avait l'avantage pendant tout ce temps d'être
nourri, logé et même vêtu aux frais de la dite Nation, et tout cela pour des
utilités dont on reparlera. Enfin ce temps militaire par conscription est
définitivement révolu : raison de plus pour en dire quelque chose.
Le parcours du futur combattant commence par sa convocation au Conseil de
Révision, dans sa 18ème année : une pseudo-visite médicale de masse au
cours de laquelle défilent les futurs conscrits en slip devant des médecins et
autorités militaires. Outil de sélection principal : le SIGYCOP ;
après une évaluation sommaire de l'état physique, sensoriel et psychique de la
probable recrue future, chaque lettre est affectée d'un coefficient ; si
vous bénéficiez d'une note éliminatoire ou si leur total dépasse un certain
seuil, vous rejoignez la cohorte des Réformés (rien à voir avec les
Huguenots) ; dans le cas contraire vous serez jugé bon pour le Service
Armé (BSA) : ce fut mon cas, ayant subi cette formalité en novembre 1962.
Comme pour m'en récompenser, je reçus un «Livret Individuel » dûment signé
et tamponné de rouge, précieux document à conserver absolument tout au long des
périodes d'active et réserve sous peine de … En effet, à sa lecture et
pour le conscrit qui s'en donnait la peine, son contenu augurait d'un futur peu
engageant ; après les premières pages réservées à son identification, il
découvre successivement celles destinées aux vaccinations à subir, puis des
grades, campagnes, blessures et décorations à venir ; aux dernières pages,
son enthousiasme éventuel risque de pâlir en s'attardant sur les peines applicables aux crimes et
délits justiciables du Tribunal Militaire : il apprendra les mots et
significations de désertion, insoumission, sabotage, révélation de secret,
complicité de trahison et espionnage, auxquels correspondent des échelles
d'amendes, d'années de prison, travaux forcés, et ultime punition, la mort.
C'est un arrêté qui le dit : celui du 29-7-1939. Voilà pour la mise en
condition mentale.
Mon projet était d'effectuer mon temps de Service en Coopération, une
forme de Service Civil à l'étranger ou
en DOM-TOM. Hélas, les événements de Mai
68étaient passés par là ; à leur suite, les départs dans ce cadre avaient
été suspendus. Pas de chance ; je n'eus pas d'autre choix que de revêtir
l'habit militaire.
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Je partis un beau matin de novembre 68, direction
Metz et une des casernes de cette place forte. Les médecins et autres
professionnels de Santé du grand Est de la classe de mobilisation 68 2/C
étaient affectés à la 6ème SIM. Les adieux à ma famille et à ma fiancée
n'avaient pas été exempts d'émotions et recommandations ; suspendus à une
première question : quand se reverra-t-on? Quelle ne fut pas leur surprise
me voyant réapparaître trois jours plus tard, après « avoir fait le
mur » (à un endroit il ne dépassait pas le mètre de hauteur, une vraie
provocation) pour ne pas souffrir le premier week-end d'armée à la
caserne ; mon père, ancien militaire de carrière exemplaire, n'en dit rien
derrière un sourire poli mais pas vraiment approbateur.
Les premiers jours au Quartier ne
s'annoncèrent pas trop mal. Après une séance d'information générale tenant du
Club Med et une visite organisée du domaine, nous avions trouvé une planque à
l'abri des regards et des gradés tenant lieu de
tripot. Il fallut bien abandonner bridge et tarots quelques instants, comme
pour le temps d'une nouvelle séquence de SIGYCOP et surtout la séance
paquetage ; si l'habit ne fait pas le moine il commence par faire le
Militaire. Etonnement, quolibets et rigolades en se découvrant les uns les
autres pour la première fois sous l'uniforme, en ajustant le béret et le casque
sur nos têtes peu habituées à être coiffées, mais déjà préparées à ces effets
par la coupe de cheveux réglementaire.
Cela
ne dura pas, évidemment. La phase suivante fut consacrée aux tests. Tests
physiques d'abord : pompes, barre fixe, mille mètres... Pour beaucoup
-dont j'étais- leurs limites furent vite atteintes ; l'échantillon médical
présent s'avéra moyennement ou peu sportif dans l'ensemble. Tests culturels
ensuite : tous étaient invités à s'y soumettre, les lettrés comme les
illettrés. Un peu de calcul -addition, soustraction, multiplication, division-,
une dictée - « la discipline faisant la force principale des
armées... », une rédaction - « vos impressions à votre arrivée au Quartier », en dix
lignes ; j'en profitai pour y exprimer tout mon émerveillement face à tant
de beautés et de nouveautés, à cette élégance vestimentaire avec port obligé de
la cravate, accessoire que j'ignorais dans le civil y compris le dimanche, etc... ;
la saveur de mon texte ne fut pas parfaitement perçue
de la hiérarchie comme j'ai pu le comprendre par les échos plus que critiques
qui me parvinrent via mon chef de section : déçu mais pas attristé, mais
déjà fiché !
Les choses sérieuses pouvaient commencer,
ouvrant le chapitre de l'Instruction militaire dans ses premiers
rudiments : « faire ses classes ». On saisit vite que
l'essence première de cette instruction vise à façonner les « Bleus »
selon un modèle où le penser et le vivre collectifs priment ; faire prendre
conscience à l'individu civil devenu soldat du contingent qu'il ne compte plus
que comme un modeste élément d'un vaste ensemble, d'un tout où tout est pensé
d'avance, à sa place ; lui faire aussi admettre qu'il doit se fondre dans
un groupe organisé et façonné pour agir et réagir, obéissant, comme un seul
homme aux ordres de qui le commande ; un groupe voulu tellement homogène,
uni, qu'on lui affecte le qualificatif d'unité : régiments, bataillons,
compagnies, autant d'unités et sous-unités, faisant corps.
Première
leçon : savoir se présenter en mode réglementaire - à six pas, saluer,
dire son grade, son nom, son unité et demi-tour.
Deuxième
leçon, à valeur de symbole : apprendre à marcher au pas, tous d'un même
pas, calqué sur celui de l'homme de base, en colonnes, dans un alignement
parfait -une seule tête-, gauche, gauche, gauche...
Troisième
leçon. Garde à vous : le maniement d'armes en quelques gestes précis et enchaînés dans
un ensemble exigé parfait, conduire le fusil où le chef l'ordonne :
présenter, reposer -arme-, sur l'épaule -droite-(les gauchers : silence
dans les rangs) ; gare à celui qui exécute le mouvement ou trop tôt, ou
trop tard, ou de travers : toute la section, la compagnie, devront
recommencer l'intégralité de l'exercice.
Après
des heures de marche au pas cadencé, de maniement d'armes, la recrue devient
donc soldat, un bon soldat s'il agit dans l'automaticité, à l'unisson des
autres, sans manifester, finissant par accéder à l'uniformité du groupe, aux
ordres.
Voilà pour le premier objectif. Repos.
Deuxième objectif : tous les incorporés se retrouvent sur une même
ligne de départ, qu'ils soient professeurs ou paysans, fortunés ou miséreux, bretons
ou basques, séminaristes ou mécréants. Les compteurs sont remis à zéro :
principe d'égalité si cher à la République une et indivisible. Celui qui
commande n'est pas nécessairement le plus âgé, le plus intelligent ni le plus
fort : c'est le plus gradé. Monter dans la hiérarchie est possible, mais à
partir de normes et mérites définis et spécifiques aux Militaires, pas toujours
accessibles à la logique de l'homme du rang.
J'observe que le groupe de médecins que nous formions,
nous connaissant préalablement à
l'incorporation pour un certain nombre, s'est plutôt bien entendu avec les
sergents et caporaux-chefs, à peine vingt ans et niveau bac zéro ou à peine
plus pour la majorité d'entre eux. Connaître les règles du jeu et s'y conformer
était la condition première pour que ce séjour obligé se passe dans la bonne
humeur sans tenir pour autant de vraies vacances ; peu importe l'opinion
que chacun pouvait en avoir, sous réserve de la garder pour soi.
Quant aux apprentissages proprement guerriers - passez
l'expression- je ne m'y attarderai guère. Notre responsable au quotidien était
l'adjudant Kern, un alsacien pur jus. Au premier
contact, il figurait comme le prototype du sous-officier gueulard et mal
embouché ; au fil du temps passé en sa compagnie sur les terrains
d'exercice, un dialogue a pu se nouer, et au cours duquel la plaisanterie
n'était pas absente. Parmi nous, il y en avait un, Dominiani,
qui par son allure apparemment empruntée et volontiers candide, avait l'art de
le mettre en joie ; en conséquence, dès lors que son humeur virait au
risque de nous devenir préjudiciable, on lui envoyait Dominiani.
Au final il était ce qu'il ne voulait pas paraître : un brave homme, rude,
mais pouvant surprendre par un côté
paternel, nous ayant à la bonne...
Les séances de tir, sans y exceller, j'ai bien aimé, en tous cas plus
que le lancer de grenade. Quant aux activités sur le terrain de manœuvres, j'ai
surtout le souvenir de longues attentes et m'être gelé les pieds ; les
frites sortant de la roulante auraient été bonnes si elles n'avaient pas été si
froides.
Pour
une longue marche, d'aucuns certifiaient que l'important résidait dans la
préparation psychologique préalable ; bien qu'ouvert à tout, je n'y ai pas
trouvé le soutien espéré en pataugeant dans la glaise avec le barda et un
flingue inutile. Quel émoi dans la caserne quand on se rendit
compte que mon copain Caspard (il occupait le lit
en-dessous du mien) manquait à l'appel au retour d'une randonnée en forêt de 25
km ; sans doute la conséquence d'une préparation psy mal comprise !
Sonna le branle-bas de combat pour sa recherche. En toute logique militaire, le
sous-off dont il dépendait a probablement « plongé », voire même pris
quelques « pains ».
De cette période d'instruction, je vous livre quelques
autres leçons :
L'unité
de temps entre deux actions se définit comme celui mis à fumer une
cigarette...ou deux...ou trois...
A
l'Armée, on en fait peu mais on le fait tôt.
Voici
quelques adages non écrits mais bien établis. Gardez-les pour vous, secret
militaire oblige.
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Un mois de « classes » pour des médecins était jugé
suffisant. Tant mieux. Dire pour autant qu'en sortaient de vaillants guerriers,
personne ne pouvait le croire, les intéressés moins que tout autre. Au moment
des célébrations du centenaire du début de la première guerre mondiale,
j'imagine les gamins envoyés au front à peine mieux préparés ; quant à ce
qu'ils ont enduré, est-ce seulement imaginable ?
Pour la suite, le but n'étant que d'en faire des Médecins Militaires,
un stage dit « d'initiation professionnelle » d'un mois dans une
infirmerie de corps de troupe constituait l'étape suivante. J'échouai au 15ème
Régiment d'Artillerie implanté au Camp de Suippes ; Suippes est un petit
village mal loti - et mal desservi- qui offre son nom à un vaste champ de
manœuvres au cœur de la Champagne pouilleuse. En ce mois de décembre, une bise
glaciale la balaie, ne rencontrant aucun obstacle pour la freiner ; elle
pousse la neige qui tombe par intermittence en vastes tourbillons sur un sol
crayeux durci par le gel, à peine moins blanc qu'elle. Voilà pour le décor,
triste et uniforme (l'uniforme fait partie du quotidien chez les Militaires).
Un lieu de réclusion : une manière de récompense suite à ma fameuse
rédaction ? Bref, rien à voir.
Rien
à faire non plus, d'utile en tous cas. On saisit vite l'intérêt plus que
relatif du travail médical en corps de
troupe ainsi que son côté stérilisant. Les consultants viennent majoritairement
pour être exemptés -de marche, sport, tir. Prétextant un motif de santé ; reste au Médecin-chef à
faire le tri dans les demandes, celles
lui paraissant justifiées et celles abusives. Au-delà de la « bobologie » classique et des cas justifiant
d'Aspirine, voire d'un antibiotique, un bon de consultation ou
d'hospitalisation pour l'hôpital militaire le plus proche constitue l'essentiel
de l'acte médical. On peut avoir des doutes sur l'hygiène des vaccinations
faites en batterie ; passons sur les scarifications en croix et bien
appuyées pour y déposer le BCG : un souvenir indélébile garanti.
De
cette initiation j'ai retenu l'image d'une médecine où l'efficience est
inversement proportionnelle à la bureaucratie qui y règne mais qui, il est
vrai, ne coûte pas cher. On n'insistera jamais assez sur la diversité des
documents à remplir et tamponner, la palme revenant au Registre des
Constatations : c'est en effet à partir des mentions qui y sont portées
que le militaire passé en ces lieux pourra un jour prétendre à pension pour
blessures reçues lors de services rendus.
En
semaine le temps est long. Mais que dire des week-ends, sinistres d'ennui. Je
m'en échappai une première fois par l'invitation de mon ami F. Sestier, habitant à Reims et où son père exerçait comme
pneumologue ; retrouver des gens raisonnant normalement et parlant de
vraie médecine me fit du bien. François obtint de partir en Coopération à
Montréal ; il s'éprit d'une charmante québécoise ; son internat à
Nancy une fois terminé, il repartit dans la belle province pour s'y fixer
définitivement et y faire carrière comme pneumologue et chercheur. Un autre
week-end je pris le risque d'une « fausse perm » ; à défaut
de tout moyen de transport je rentrai à Nancy en auto-stop ; pour regagner
mon corps (voyez la terminologie), ma fiancée se dévoua, contre le gré de ses
parents, pour me reconduire à ma villégiature ; pour son retour, seule dans sa petite R8, la route fut
longue pour elle. Merci Françoise, toute ma reconnaissance est pour toi.
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Se conclut ici ma première tranche de vie militaire.
Mon
récit peut paraître tendancieux, abusivement critique de l'Institution
Militaire, chargé de clichés conventionnels mais que j'assure fondés pour
nombre d'entre eux. Aujourd'hui je m'autorise à reprendre ma réflexion sur
certains points.
La
conscription rappelait au principe d'égalité ; pas seulement devant la
loi, mais dans un certain quotidien. Notre pays en l'abandonnant pour se
tourner vers la professionnalisation de l'Armée s'est délesté d'un outil utile
à son apprentissage dans la société. Chacun construisant son individualité à
partir de ses racines, son milieu, son éducation, cette notion apparaît de nos
jours de plus en plus abstraite, mal appréhendée, voire contestée. L'égalité
bien comprise, c'est l'égalité des chances, à partir de laquelle peut
s'exprimer la liberté de progresser comme d'entreprendre. L'égalité mal
comprise, c'est l'égalitarisme, ramenant celui en mesure de s'élever ou se
distinguer au niveau, au mieux, d'une moyenne. Imposer cette dernière en règle
commune, et la Dictature n'est pas loin.
L'Armée, école du sens collectif :
en soi, rien que de très légitime. Transposé en modèle social, si ce sens
collectif débouche sur un sentiment d'appartenance lui-même source de
créativité et doublé d'un esprit de solidarité, ce n'est que du positif. S'il a
pour effet de transformer la société en groupes ou masses - reprenant une
certaine dialectique - soumis à un pouvoir qui se dispense de rendre compte,
alors la Dictature est là
La vie militaire est riche de codes, règles et
règlements. Une société qui s'abstrait de règles, et c'est l'anarchie. A
l'inverse, faire évoluer les règles en règlements est simple, le chemin en est
tout tracé surtout au prétexte du bien commun comme plus de sécurité. Décider,
agir dans le cadre de règles impliquent la mise en jeu d'une
responsabilité ; s'en remettre à des règlements en dédouane
commodément ; la responsabilité reposant sur la capacité à faire des
choix, elle suppose à l'évidence des espaces de liberté. Une société
réglementée en tout, alors bonjour la Dictature.
Les
extrapolations ainsi formulées peuvent s'appliquer à d'autres univers, celui de
la Santé par exemple. On l'aura bien compris
Etape suivante, le CNIEORSS : Centre National
d'Instruction des Elèves- Officiers de Réserve du Service de Santé. En effet,
la véritable finalité du séjour aux Armées des médecins, pharmaciens, dentistes,
vétérinaires, vise à les muter en officiers de réserve, mais avec un temps
d'active préalable ès qualités de douze mois.
L'Armée, c'est aussi le voyage et le dépaysement. En
ce début de janvier 1969, destination
Libourne, dans le Bordelais ; pour un exil de six semaines.
Premier souvenir : à notre arrivée en gare de cette ville une
femme chute, sans cri, au départ du train et finit broyée sur la voie :
accident, désespoir ? Notre groupe assiste impuissant, glacé, à l'événement.
Toutes
les casernes se ressemblent. Pour qui le souhaitait, échapper à la chambrée
tenant de la salle commune était autorisé en logeant chez l'habitant ; ce
que nous avons fait avec mes amis A.
Joly et B. Mentré en louant un petit deux-pièces.
Le premier jour, nous étions invités à une rencontre individuelle avec
le Médecin-Colonel Rondeau, comme au confessionnal. En authentique père du
régiment, on bénéficia même sous son contrôle personnel d'une inspection
vestimentaire également individualisée ; il est vrai que certains étaient
affublés tels des clochards ; on ne néglige pas les questions de
tenue !
Hormis la nécessité d'avoir à se lever tôt, le rythme de vie n'avait
rien d'infernal. Inévitablement la journée commençait par les corvées du matin,
l'appel et la montée des couleurs. Les exercices de maniement d'armes et le
temps passé sur les champs de tir ou de manœuvre étaient fort acceptables. En
fait l'essentiel se passait en salles de cours pour y être enseignés comme à la
fac :
L'organisation
du service de santé en temps de guerre semblait encore très inspirée de celle
prévalant lors des deux derniers conflits mondiaux et les leçons émanant de
celui en cours au Vietnam n'étaient pas encore intégrées.
Les
concepts et moyens en lien avec la guerre NBC (nucléaire, bactériologique, chimique)
avaient de quoi faire frémir. Pour se protéger des radiations, deux choses à
savoir : déployer la cape ad hoc en quelques secondes, et ne pas perdre la
brosse à habit très utile pour se débarrasser des poussières
radioactives ! Pour la décontamination : rincer, doucher ; si un
tel traitement de masse devait se faire et dans l'aigu, autant craindre le
pire.
Les
principes en chirurgie de guerre sont fort éloignés de ceux régissant la
chirurgie réglée ; il y a d'abord la nécessité et l'importance d'un
triage, sachant malheureusement que tout et le mieux ne pourront être faits,
une responsabilité qui revient au plus expérimenté ; il faut organiser les
moyens logistiques et la ventilation des blessés en conséquence : la
Médecine de Catastrophe s'est inspirée de la science militaire à cet égard.
Dans le traitement des plaies, savoir exciser, drainer, ne pas refermer
d'emblée : des notions dont la méconnaissance en pratique civile face à
des plaies souillées et contuses peut être source de catastrophes.
Passons
sur la gestion des sanitaires et feuillées en campagne, un sujet traité avec
délectation par le capitaine « Nounours » ; mais qui a campé
sait tout le sérieux qu'il faut y accorder pour le meilleur confort.
Quelques
cours étaient donnés par un vieil artilleur sur les armes, sur le montage et
démontage de quelques-unes avec travaux pratiques à l'appui. On saisit alors
que le génie mis par l'Homme à vouloir réparer et traiter n'est surpassé que
par celui à savoir détruire.
Parmi
les quelques principes éthiques enseignés, j'en ai retenu un : rendre
compte de l'exécution de la mission à son terme. Une leçon de portée
universelle.
Dans le cadre d'une formation voulue
riche et éclectique, nous fûmes même conviés à une conférence-débat-dégustation
sur les vins de Bordeaux. Les officiers, colonel en tête, étaient largement
représentés, attestant de leur conscience à se soumettre à une formation
continue pour tester et améliorer leurs connaissances ; le visage rubicond
du chef de corps à la fin des travaux pratiques attestait qu'il avait bien
participé.
Occuper
les temps libres était un souci. Les utiliser pour étudier les cours pouvait
représenter une solution sachant que le séjour libournais se concluait par un
Concours
déterminant, selon le classement obtenu, le choix du poste futur. Ce n'était
pas le cas de la majorité des présents. Faire du tourisme dans cette région
dont les gars de l'Est ignoraient tout supposait posséder une voiture ; à
moins, à défaut, de se lier avec un camarade qui en était doté. Par ce dernier
biais, j'ai parcouru les coteaux de St. Emilion,
goûté à la gastronomie locale, suis monté sur la dune du Pilat, et ai pu
connaître de la saveur des huîtres d'Arcachon arrosées d'un muscadet.
Le seul moment
pouvant justifier d'un aller-retour sur Nancy vue la longueur
du voyage correspondait aux quelques jours laissés libres après le concours.
Mais une règle exigeait qu'un EOR participe au quotidien à la garde à l'entrée
du quartier ; vérifier les entrants, les sortants, lever la barrière,
saluer le colonel à son passage : sans intérêt. Une liste avait été établie
après tirage au sort : pas de chance pour moi, mon tour se calant au
milieu de cette période de carence... : fallait-il y voir comme un autre
dommage collatéral de ma contestable rédaction ?
De cette promotion comptant
190 EOR, je me classai au concours à la 46ème place avec une note moyenne de
16,5 (réf : mon livret militaire), ce qui pourrait passer comme assez
flatteur, surtout en raison de la passion et du temps consacrés à l'étude. Mon
vœu était d'être affecté dans un hôpital militaire en secteur chirurgical et de
préférence dans l'Est ; à mon tour de choisir, ne s'offrait dans cette
perspective que l'Est outre-Rhin, aux FFA (Forces Françaises d'Allemagne). Va
pour les FFA.
Ultime souvenir marquant, celui du dernier jour au CNIEORSS : la
prise d'armes puis le défilé des élèves-officiers promus Aspirants (la totalité
de la promotion à deux ou trois exceptions près), le regard supposé martial –
tête droite-, devant le général, aux airs guerriers d'une fanfare dépêchée
spécialement. Les fusils utilisés pour la circonstance étaient d'antiques MAS
36 (c.a. d. modèle 1936) au percuteur scié et donc inutilisables : une
anticipation au principe de précaution.
Des ustensiles de parade, pour le folklore.
Je franchis le Rhin le 3 mars 1969 (dixit la page 5 de
mon livret militaire).
Petit rappel historique. La 1ère Armée Française du
général De Lattre de Tassigny franchit le même fleuve, bien avant moi car à
peine né, au début de 1945. Notre pays, se retrouvant à la table des vainqueurs
le 8 mai, se vit octroyé une zone d'occupation s'étendant de Trèves et Mayence
au nord à Friedrichshafen sur les rives du
lac de Constance au sud. Les FFA où j'eus l'honneur et le devoir de servir pouvaient être vues comme
une des scories du deuxième conflit mondial ; Baden-Baden siège de
l'Etat-Major en était le cœur. Précisons qu'à cette époque nous
étions en pleine guerre froide, de fait la véritable justification de la
pérennité de cette présence militaire importante en territoire allemand.
Nous
étions quinze ou vingt Aspirants du Service de Santé fraîchement émoulus à
connaître la même destination outre-Rhin, et donc à nous retrouver dans cette
capitale en ce jour timidement
ensoleillé. Nous fûmes d'abord gratifiés d'un nouveau paquetage, avec de
nouvelles tenues agrémentées d'épaulettes pourpres portant la barrette de notre
grade. Autre signe distinctif de notre nouvel état, un képi du même
coloris ; pas facile de trouver le couvre-chef parfaitement calibré au
tour de chef de chacun et qui ajouta un peu plus de respectabilité à l'allure
du même chacun.
Après ces prémices, il restait à déterminer les affectations
définitives. Pour ce qui concernait Dédé Joly et moi-même, deux postes en
chirurgie étaient proposés ; mon ami m'ayant damé le pion au concours, il
choisit en premier et logiquement l'établissement le plus recommandé, à savoir l'hôpital de
Baden-Baden. C'est ainsi que sans autre forme de procès je reçus mon ordre de
mission pour l'H.A. « A. Limouzin » à
Fribourg-en-Brisgau.
Avant de filer vers nos destinées respectives, le Médecin-Général nous
reçut entre deux portes. Son briefing laconique tint davantage de la mise en
garde et de l'admonestation que du
discours de bienvenue : plutôt assez mal venus donc ; nous
assimilait-il aux lanceurs de pavés de mai 68, à une jeunesse qu'il fallait
mater ? Allez savoir ! Ceci dit et indépendamment de tout procès
d'intention, il considérait ces appelés du contingent face à lui comme appelés
à se tenir à carreau, à la disposition des cadres de carrière et soumis à leurs
exigences via des règlements établis à leur bénéfice ; voilà pour une
impression première qui se mua vite en certitude seconde.
La route menant à Fribourg est pleine de charme. Elle
parcourt une plaine où abondent les cultures les plus variées et
traverse de gros bourgs d'allure prospère dont les maisons traditionnelles se
distinguent par leurs toits pentus et leurs façades barrées de
colombages ; une plaine, des architectures rappelant l'Alsace.
Un massif montagneux domine la région, la
Forêt Noire, et qui ne manque pas de ressemblances avec nos Vosges.La
« Hochschwarzwaldstrasse » conduit le
touriste à de jolis lacs enserrés de forêts profondes - tels le Titisee, le Schluchsee - , à des sommets en
rondeurs tels le Schauinsland, le belvédère de Belchem, ou le Feldberg son point culminant, à 1432
m ; de là-haut, le regard tourné vers l'ouest, on voit « chez
nous ». Par endroits cependant, c'est un air de notre Savoie qu'offre le
mélange harmonieux de reliefs boisés et de vastes prairies parsemées de fermes
imposantes esseulées, tournant leurs façades parées de bois vers les vallées
qu'elles surplombent ou comme pour mieux s'offrir au soleil.
Fribourg se veut comme la ville principale de la zone
sud-ouest du Bade- Wurtemberg. Sur la
même latitude que Colmar, le
Rhin-frontière suivant son cours à équidistance de ces deux villes, celles-ci
connaissent des similitudes les rendant sœurs : une importance
équivalente, un cœur de ville ancien aux ruelles étroites qui portent les noms
de confréries et métiers artisanaux pour la plupart disparus ; le
Moyen-Age et la Renaissance sont encore largement figurés dans certains
bâtiments et sur de nombreuses façades. Entre autres particularités, Fribourg est le
siège d'une Université renommée, ce qui en fait une cité jeune et animée ;
sa rue principale, pavée, est sillonnée par un tramway typiquement germanique
qui sort de l'ancienne enceinte fortifiée en glissant sous le porche de la Tour
de la Souabe, laquelle sert de référence au temps qu'il est par les vastes
horloges qui se détachent sur ses façades baroques.
Mais s'il est un monument qui justifie une attention
admirative, c'est sans conteste sa somptueuse Cathédrale, sa « schön Munster » ; de style gothique rhénan,
habillée de grès rose, elle est dominée par une tour octogonale, elle-même
surmontée d'une élégante flèche en dentelle de pierre. Sa longue nef abrite un
buffet d'orgues imposant ; des concerts y étaient donnés chaque vendredi soir en période estivale par
les plus grands organistes du moment ; je n'en manquai guère, profitant
des temps d'écoute ainsi
offerts à détailler les merveilleux vitraux datant du XIVème siècle et le
retable à la Vierge fermant le fond du chœur ; je tiens probablement de
cette période mon goût pour cette musique aspirant au sacré, même si Bach n'est pas nécessairement du programme. A
la sortie, il n'était pas désagréable de flâner dans les alentours de sa vaste
place ; terminer la soirée entre copains dans une « Weinstube » ou plutôt une « Bierhaus », où l'unité de boisson tient au choix du
demi-litre ou du litre entier -de bière évidemment-, n'était pas déplaisant non
plus.
Fribourg-en-Brisgau
pèche au moins sur un point par rapport à sa sœur alsacienne : l'absence
de vignobles sur les pentes avoisinantes, même s'il y a une Route du Vin badoise
mais qui a l'inconvénient de sinuer bien trop au nord pour qu'elle prétende à un rôle de capitale du vin.
Des arguments pouvant porter
à croire que nous étions chez nous, ou comme chez nous, en terre conquise, il
n'en manquait donc pas : tant de ressemblances, de proximités, par les
paysages, la géographie, par l'importante présence concitoyenne tant militaire
que civile associée, sans omettre une digne représentation de notre Gendarmerie
Nationale ! Je passe sur l'idée encore vivace chez quelques-uns qu'ils se
trouvaient là parce qu'en pays vaincu, oublieux que les temps avaient changé,
passés de l'hostilité d'antan à ceux de la réconciliation puis de l'amitié
franco-allemande.
En réalité, on était ici plus loin de la
France qu'on ne pouvait le croire a priori. D'abord par l'obstacle de la langue,
rares étant les Allemands rencontrés dans la rue ou les magasins parlant celle
de Molière ; il nous restait à nous plier aux exigences de celle de
Goethe, et pour cela à réactiver les réminiscences puisées aux souvenirs de nos
années lycéennes ; à défaut
on pouvait toujours s'en remettre au langage des gestes et mimiques. Ensuite, à
parcourir les rues, fréquenter les mêmes magasins, on avait tôt fait de se
persuader que les fiers descendants des Gaulois étaient davantage en situation
de recevoir des leçons de leurs voisins germains que de leur en donner. De ce
fait, s'il nous prenait l'envie d'une balade en ville, autant la jouer modeste
et discrète, et délaisser l'habit militaire pas très bien vu de la population
locale pour une tenue civile permettant de s'y fondre et s'y sentir à l'aise.
Au sein de ce monde ami mais étranger, les Français en poste et leurs
familles y formaient alors comme une colonie vivant en autarcie, enclose dans
ses quartiers réservés, possédant ses
écoles, ses magasins, son hôpital, son chapelain. Les mess -des officiers,
sous-officiers-, à la fois hôtels-restaurants réservés à ces catégories de
personnels et cercles-clubs propres à leur société, figurent comme un lieu de
rencontres privilégié, voire obligé , et où le bar compte pour beaucoup... !
S'agissant des Aspirants officiant à l'hôpital, ils en étaient des abonnés
assidus par la nécessité au quotidien d'y prendre leurs repas ; au
sous-groupe qu'ils formaient avait été
assigné un coin à distance respectable des espaces octroyés aux
« guerriers ». Pour tout dire, c'est la couleur des képis autant que
le nombre de barrettes qui orientaient les convives vers leurs tables
respectives : on se mêlait peu.
Autres lieux de ralliement appréciés des expatriés : les
Economats, des établissements où ils étaient conviés à se délester de leurs
francs pour autant d'économies promises ; en tout cas, sachez que j'y ai
laissé les miennes. Magasins un peu bric-à-brac ou fourre-tout, leurs rayons étaient étonnamment bien achalandés en
articles de luxe, pour la bonne raison que tout ce qui était proposé était
vendu hors taxes. Celles-ci s'élevant alors dans l'Hexagone à 30% pour les
produits classés luxe, on comprend l'intérêt des
personnels FFA à fréquenter l'endroit. A ces conditions, se monter en ménage en
commençant par le beau était bien tentant : oser l'argenterie, un service
de cristal... Le « hic » tenait au retour de ces acquisitions de
l'autre côté de la frontière en conservant le bénéfice de la détaxe ; or,
notre pays vivant un moment de crise aiguë, un sévère contrôle des changes
avait été imposé : en corollaire, l'inquisition douanière se trouvait
renforcée et la contrebande à hauts risques. Pour déjouer la curiosité des
fonctionnaires placés sur ma route aux postes-frontières, le képi reçu en
cadeau connut une fonction plus noble que celle de couvrir mon chef ; posé
de manière anodine sur la plage arrière de ma Peugeot 206 d'occasion en
remplacement de ma 2 CV à bout de souffle, il cachait tout ce qu'il pouvait
contenir de cristal et de couverts en argent à chaque passage. Les douaniers
dans leur zèle visitèrent ma voiture dans le détail à plusieurs reprises,
jusque dans les entrailles des sièges, méprisant systématiquement le képi
pourpre pourtant bien en évidence. Il en rougit encore... ! Quant aux
objets ne pouvant s'y loger, pas d'autre choix que tenter la chance avec
subtilité : se renseigner des postes-frontières réputés peu regardants,
choisir un moment peu incitatif pour le gabelou à s'extraire de sa guérite -de
nuit, par mauvais temps.-... Au final, au jour de mon ultime passage
frontalier, le contrat fixé avec moi-même fut idéalement rempli.... Il y en eut
sous le képi... !
Cette colonie, comme toute
autre de même nature, possédait ses règles, des codes plus ou moins convenus ou
établis. Entre autres usages, citons celui de s'inviter, se réinviter entre
personnes de mêmes cercles, sans doute plus par convenance, obligation
ressentie, nécessité d'entretenir ses
relations que par le besoin simple de cultiver, entre hôtes, estime ou amitié.
Pour être juste, il arrivait que des Français en Allemagne allassent à la
rencontre des Allemands. Passons sur les cérémonies officielles tout comme sur
la fréquentation des grandes surfaces pour affaires, les« Kaufhaus ». En période de Carnaval, événement festif
majeur, il était facile de se mêler aux autochtones pour qui le voulait.
Avaient lieu aussi sur le mode associatif de temps à autre des événements
culturels franco-allemands mixant civils et militaires ; je n'en dirai pas
grand-chose car ils étaient peu ouverts aux appelés. La seule opportunité que
je connus dans ce cadre fut de participer à un rallye automobile commun :
une journée bien sympa agrémentée de la visite guidée de jolis coins à la
périphérie de Fribourg.
Interne à
l'Hôpital A. Limouzin
L'Hôpital
Ancien
hôpital de la Wehrmacht, je ne sais s'il a connu de grandes mutations depuis que l'Armée
Française en prit possession. On peut le supposer pour partie devant la
modernité relative du bâtiment qui s'étire à
droite de l'entrée principale, abritant l'administration et certains
services médicaux. Le temps que le planton d'astreinte lève la barrière qui en
commande le passage, le regard de tout entrant ne peut qu'être attiré par la
haute et incongrue cheminée de briques posée au cœur de l'espace ouvert devant
lui, peu différente de ce que nous offraient les usines textiles du côté de
chez nous ; vue la fumée qui s'en échappe, le chauffage des bâtiments
s'annonce central et au charbon.
Il est assez comparable à ce que l'on
pouvait rencontrer dans nos petites villes, comme j'ai pu en connaître à la
faveur de divers remplacements. C'est vrai pour ses capacités
d'hospitalisation, la nature des services existants et la polyvalence relative
de chacun d'eux. Sa fonction étant d'être à la disposition des militaires
stationnés dans la région et leurs familles, sa clientèle est composée de
personnes jeunes ou dans la force de l'âge, globalement en bonne santé (ceux ne
l'étant pas ayant été réformés -cf. supra). En conséquence, première
spécificité, la gériatrie est absente au bataillon. Seconde spécificité,
l'importance de la Neuropsychiatrie, ou plutôt de la Psychiatrie tout
court ; les déprimes, tentatives de suicide, troubles comportementaux
étaient monnaie courante en corps de troupes ; les mythomanes et
simulateurs de tout poil à débusquer ne manquant pas non plus, il y avait
matière à faire. Avant d'en venir à la Chirurgie, quelques mots sur les deux
spécialités chirurgicales présentes. L'ORL était tenue par un célibataire
policé semblant traîner un long ennui ; il est vrai que les amygdales à
extirper et les sinus à ponctionner n'étaient pas légion ; son intérêt
pour la musique et d'autres activités culturelles l'aidaient à passer le temps
dans son exil. Le service pompeusement qualifié Maxillo-facial se résumait pour
l'essentiel à la dentisterie ; l'aspirant qui en était chargé, fier de ses
racines gasconnes et son accent, n'avait pas à se plaindre de son supérieur, si
peu présent.
Chaque
service était placé sous l'autorité d'un médecin ou pharmacien militaires de
carrière, leur grade pouvant comporter
de trois à six barrettes ; leurs collaborateurs immédiats étaient tous des
appelés du contingent, jeunes docteurs en médecine, pharmacie ou internes des Hôpitaux, avec le
même rôle de cheville ouvrière qu'en milieu civil. Etre Aspirants ou
Internes : de ce point de vue, rien de très différent.
Ceci étant, en matière hospitalière, le militaire se différencie du
civil sur bien d'autres points. A commencer par le chef d'établissement :
pas un directeur extrait de cadres administratifs,
mais un Médecin-Chef. Chef en tout : gestionnaire en chef, chef des
médecins, surveillant suprême du bon
respect de la discipline et de l'application des règlements. Il exerce moins
une fonction de direction que de commandement, imposant également son autorité
hiérarchique sur tous les personnels d'un grade inférieur au sien, qu'ils
soient médecins, pharmaciens, infirmiers, administratifs ou fantassins.
Susciter l'idée de concertation tiendrait de la grossièreté anarchiste. Le
Médecin-Colonel Patridge tenait de l'archétype de ce
modèle : tel le Pacha d'un navire, seul maître à bord, et s'il devait
respect et obéissance à quelqu'un, ce n'était pas à Dieu, mais au
Médecin-Général son supérieur. « Le Coyote » -c'était son surnom,
bénéficiait d'une réputation détestable auprès des appelés ; il se méfiait
on ne peut plus des Aspirants, ces pseudo-militaires allergiques aux règlements
et de prime abord responsables des désordres pouvant survenir (pas toujours
faux...). Il avait la manie de la note de service, qu'il s'agisse de préciser
le modèle d'imprimé à employer, la manière et le moment de l'établir sous peine
d'invalidation (les demandes de permission étant du lot), ou de faire part de
la gradation des punitions pour qui aurait l'idée saugrenue de fouler les
quelques plantations censées orner les allées.
La Chirurgie
L'évoquer,
c'est d'abord parler du Chirurgien, le Commandant Lemaire.
Taillé
en armoire à glace, il impressionnait au
prime abord, surtout quand il apparaissait dans son uniforme de l'Armée de
l'Air. Il ne se cachait pas figurer comme un pur produit du sérail ; fils
de médecin-général, son cursus s'inscrivait exclusivement dans le giron de la
Médecine Militaire. Après des études passées à la « Boîte » comme
« Sant-Ar » à Lyon, il fréquenta quelque temps les Hôpitaux
d'Instruction des Armées via un système de sélection propre à ceux-ci. Ses véritables
premières armes chirurgicales, il les effectua à Marrakech dans le cadre de l'Aide Technique
au Maroc. Une formation sur le « tas », en grande partie autodidacte
et où l'exigence du résultat n'était pas de celle que l'on connaît de nos jours
et dans nos frontières hexagonales. Par
les « histoires de chasse » qu'il en rapportait, nul doute qu'il
avait dû faire face à des situations qu'il ne risquait guère de rencontrer à
Fribourg. Il se rangeait en définitive dans le modèle du chirurgien polyvalent,
avant tout viscéral, comme il y en avait tant alors, exerçant isolément ou au
sein d'équipes réduites dans nombre d'hôpitaux ou cliniques de province :
une race qui n'a plus cours.
Les chirurgiens militaires en France se
voulaient à l'époque autonome de l'Université et du monde hospitalier civil.
Outre une expérience outre-mer pour la plupart et leur cadre d'exercice
particulier, s'expliquent ainsi des différences de culture et dans nombre de
savoir-faire. Le cas du Cdt Lemaire était à cet égard emblématique. A côté de
connaissances théoriques indéniablement étendues, sa pratique opératoire était
concentrée à certains actes et domaines ; aux motifs précédemment cités
s'ajoutaient les effets d'une présélection inévitable de la clientèle, et donc
des pathologies possibles, ainsi que ceux d'une difficulté d'accès aux
nouvelles techniques tant pour une question de moyens que d'isolement
professionnel relatif.
Ainsi en urologie, monter des sondes urétérales
pour calcul récalcitrant lui était aisé : « 20 ans de métier, mon
p'tit vieux » ! il manquait de généraux
retraités pour les opérer de la prostate, sachant par ailleurs que de toute
évidence le Val de Grâce aurait leur préférence. En digestif, à côté des
appendicites, hernies ou hémorroïdes du quotidien, la chirurgie des voies
biliaires se faisait rare, celle du colon exceptionnelle. S'agissant de la
traumatologie, l'ostéosynthèse était quasi absente, l'attirail hétéroclite des
boîtes invitant d'ailleurs à exploiter les traitements orthopédiques selon
toutes leurs palettes ; c'est ainsi que pour fixer une fracture du
scaphoïde carpien il fit appel à une vis à bois achetée à la quincaillerie de
proximité, et préalablement stérilisée tout de même ; je ne connais pas la
suite de l'histoire, et sais encore moins si l'os se montra tolérant vis à vis
de l'acier germanique du commerce. Il ne
rechignait pas à la chirurgie gynécologique, mais il arrivait que le doute fût
permis sur la pertinence de certaines indications.
Il y avait aussi une Maternité (pour 200 accouchements par an en
moyenne) tenue par deux sages-femmes et à laquelle était affecté un aspirant
obstétricien, l'ami Forgerit, un épicurien sans
complexes. Elle était administrativement sous sa responsabilité, laquelle ne
s'exerçait en pratique que pour les césariennes ; dans l'imminence de leur
réalisation, sa hantise se transformait en un stress qui le tenaillait tant que
c'en était manifeste aux yeux de tous ; dans un tel contexte, comment ne
pas comprendre son angoisse, sachant de plus que si réanimation néo-natale il
devait y avoir, les moyens du bord étaient bien limités.
Autre source de tracas pour lui : comment utiliser ses 45 jours de
permission réglementaires, comment seraient gérées les affaires pendant son
absence ; l'Armée avait anticipé sur la cinquième semaine de congés payés
si ce n'est sur les RTT ! L'honnêteté invite à préciser qu'il en occupait
une partie à la préparation du concours d'agrégation des Hôpitaux des Armées,
moyen de promotion et de mutation autant que passage obligé pour rester dans le
sillage paternel . En son absence et en cas de besoin, on devait faire
appel à un ancien chirurgien de l'ex-Wehrmacht, manifestement cirrhotique, et
ne gardant que de vagues souvenirs sur la façon d'opérer ; la consigne
officieuse donnée était d'ailleurs de le solliciter le moins possible. Pour
parer au danger potentiel qu'il représentait, la solution logique eut été de
transférer les cas aigus à l'hôpital voisin de Baden-Baden, mais exclue de
principe par un orgueil mal venu ; je connus quelques situations où
celle-ci me semblant malgré tout plus que judicieuse, je fus conduit à faire
appel au Médecin-Colonel P. ; en réponse, je me heurtai, outre à son peu
d'aménité coutumière, à sa totale incompréhension. Une situation tenant de la
quadrature du cercle au centre duquel il valait mieux ne pas se trouver !
La question de l'anesthésie était
solutionnée simplement : confiée à un aspirant, titulaire ou en voie de
CES, régulièrement renouvelé au rythme des évolutions de la durée légale du
Service Militaire. En l'espèce, je n'en connus qu'un seul, du même contingent
que moi, JM Pradet. Limougeaud d'origine, d'un
physique en rondeur, il offrait volontiers la mine réjouie d'un moine de boîte
de camembert ; j'ai le souvenir d'un garçon charmant, aussi peu militaire
que moi dans l'âme, mais sachant être diplomate en cas de besoin. Anesthésiste
sûr et consciencieux, il faisait preuve d'expérience, si bien qu'il bénéficia
sans réserve de la confiance du chef de service et des divers personnels. Pour
ce qui est de l'astreinte, pas de problème non plus ; logé sur place comme
les copains, il était censé être disponible en permanence, comme les copains,
et tout cela pour une solde tenant de l'aumône, comme les copains. Nous nous entendîmes
parfaitement et établirent des liens d'amitié qui nous facilitèrent notre
séjour fribourgeois, à l'un comme à l'autre. Il était secondé par une
infirmière aide-anesthésiste qui avait connu l'Indochine, dévouée mais
seulement expérimentée en anesthésies basiques ; sa mission première fut
de l'initier à un appareil d'anesthésie également basique, possiblement
réchappé du désastre de Dien Bien Phu à moins qu'il
ne fût puisé aux stocks américains.
Le secteur d'hospitalisation était divisé
en deux entités bien distinctes. La
première, plutôt confortable, pouvait donner le change avec une petite clinique
privée soignée ; elle était réservée aux gens de carrière, leurs familles,
ainsi qu'aux troupiers opérés récents ; elle était servie par un personnel
féminin PFAT (personnel féminin de l'Armée de Terre) assez sympa.
La
seconde, destinée aux hommes du rang, se trouvait dans une aile éloignée de la
précédente ; à l'évidence datant d'une autre époque, elle tenait de la
salle commune en double exemplaire, avec des lits et des mobiliers métalliques
à la peinture blanche ou grise écaillée, serrés côte à côte : on pouvait
croire retrouver un hôpital de l'arrière au cours de la guerre de 14-18 tels
qu' illustrés par certains films documentaires ! Le sol était fait d'un
parquet disjoint, aussi grinçant sous le pied que les lits sous le poids de
leur occupant. Pour les soins, pas de mignonnes, mais de solides infirmiers
placés sous l'autorité d'un surveillant sergent-chef ; un gaillard dominant
son monde par sa taille mais sachant être compréhensif et même protecteur à son
égard. Quant au travail de nettoyage, entretien, service des repas, il était le
fait de « malades travailleurs » ; une invention ne coûtant
rien, puisqu'il s'agissait d'autoriser ou inviter des « biffins »
suffisamment rétablis ou peu malades à jouer les ASH au prétexte d'une
convalescence prolongée ; en contrepartie, ils bénéficiaient d'un retour
dans leur unité d'origine d'autant retardé avec en prime la promesse d'une
permission à la durée proportionnelle au degré de satisfaction du cadre
infirmier.
J'ai donc travaillé dix mois en tandem avec le Dr. Lemaire : lui
le Chirurgien, devant, et moi l'Interne, derrière. Dans cette fonction, mon
rôle ne fut pas fondamentalement différent de ce qu'il pût être ailleurs ;
je ne m'y attarderai donc pas. Sauf sur un point, chargé que j'étais plus
particulièrement de la gestion du secteur « Hommes de Troupe ». Les
consultations étaient en règle abondamment pourvues ; le travail m'était
facilité grâce au concours efficace d'infirmiers connaissant bien les rouages
du système, notamment pour ce qui est des écritures -les bons imprimés, les
bons registres-, pour le bon dosage dans les décisions médico-militaires
-exemptions de ceci, de cela, sur telle durée-.... Se déroulant sans perte de
temps, en compagnie de jeunes gars ne renâclant pas à la tâche et voulant faire
du mieux possible, j'ai apprécié ces moments. Mêmes constatations en secteur
d'hospitalisation par les meilleurs rapports entretenus avec les
soignants ; mon chef y passait une visite hebdomadaire, seul habilité au
demeurant à décider des permissions-convalescences, celles récompensant les
« malades travailleurs » entre autres.
Pour conclure sur le versant
professionnel de mon expérience à l'hôpital A. Limouzin,
je retiens avoir été confronté à deux modèles :
celui d'une
chirurgie polyvalente esseulée et en vase clos, vouée à disparaître,
celui d'une
médecine administrée, telle que je la verrai s'imposer irrémédiablement par
étapes successives dans le monde hospitalier au long de ma carrière.
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La vie aux Armées peut offrir comme
partout ailleurs quelques bons moments et des instants de fantaisies.
De
garde de tour général le 20 juillet 1969, je passai ma soirée et l'essentiel de
la nuit rivé devant l'écran TV (noir et blanc à l'époque) à suivre en direct la conclusion de
l'odyssée de la mission Apollo 11 : l'approche et la pose du LEM
(module lunaire) sur la Lune, Amstrong puis Aldrin
premiers humains à en fouler le sol, à évoluer sur une planète qui n'est pas la
Terre : « un petit pas pour l'Homme, un grand pas pour
l'Humanité ». Comment ne pas garder en mémoire à vie les images des deux
astronautes posant à côté de la bannière étoilée déployée et leur allure de
« bibendums » habillés en extraterrestres se déplaçant d'un pas à la
fois étonnamment léger et balancé. En regagnant ma chambre peu avant le lever
du jour, la Lune offrait à voir dans la nuit son disque plein ; comment
imaginer que là-haut s'écrivait à cet instant une page fabuleuse de l'Histoire
des Hommes, grâce à deux aventuriers découvreurs de la Mer de Tranquillité
tandis qu'un troisième, Collins, tournait en orbite dans le Module de Commande
en attendant de les récupérer. En scrutant sa face avec plus d'attention, il
pouvait sembler s'y dessiner deux grands yeux étonnés : était-ce à cause
de l'audace de ces terriens posés sur elle tels des moustiques ou de se voir
dotée d'un satellite volant autour d'elle tel un drôle d'insecte dépourvu
d'ailes...
Au
plan des activités sportives, il y avait dans l'enceinte de l'hôpital un court
de tennis en terre battue qui nous était accessible sous réserve d'une modeste
redevance -rien n'est gratuit- et de se trouver un partenaire. Il n'était pas
rare alors de voir passer « le Coyote » assis à l'arrière de sa
voiture de fonction, roulant au pas, pour s'assurer de qui jouait et débusquer
un éventuel intrus...No comment.
Au
plan des activités intellectuelles, il y en avait une, obligatoire et avec
appel, qui s'adressait à tous les gradés, sans distinction pour une fois :
des cours d'allemand. Une bonne idée en soi, à l'initiative du
« Coyote ». Les leçons étaient confiées au Médecin-Commandant De
Teufel, neuropsychiatre, en vertu de ses ascendances alsaciennes et sans doute
se sa connaissance de la langue de Goethe. En élèves studieux, il n'est déjà
pas simple d'assimiler conjugaisons et déclinaisons en der, die, das, de dérouler des phrases où placer le verbe à la fin
semble tenir de l'anarchie organisée. La mobilisation des militaires composant
la classe tenait tellement du dilettantisme que la dépression et le désespoir
faillirent atteindre notre dévoué professeur, le seul, hélas, à donner le
meilleur de lui-même.
En
guise de distractions, il y eut bien un certain nombre de soirées festives en
comités plus ou moins élargis, comme la possibilité par exemple de fréquenter
l'une ou l'autre fête du Vin tant du côté badois que colmarien. Je garde avec
émotion le souvenir de la musique magique sortie de la clarinette de J.C.
Michel magnifiée par son accompagnement à l'orgue à la faveur d'un concert
donné sous les voûtes de la Cathédrale de Strasbourg.
Pour les week-ends où un retour sur Nancy
n'était pas loisible, faire du tourisme dans la région n'était ni désagréable
ni sans intérêt. J'invite qui voudrait y consacrer de sa curiosité à s'arrêter
à Donaueschingen -à voir son château , la source du Danube au sein du parc,
descendre sur Schaffhausen pour s'attarder aux chutes du Rhin, flâner sur les
rives du lac de Constance où les châteaux et les belles demeures ont poussé
comme chez nous aux bords de la Loire ou du côté de Deauville ; une étape
sur l'île de Mainau s'impose, chantée par Goethe dans
« Mignon » comme le pays où fleurit l'oranger....Un peu plus loin, je
conseille la visite des châteaux où
vécurent les derniers rois de Bavière, riches des délires de Louis II et des
fantasmes wagnériens.
Tous les Aspirants logeant à la même
enseigne au même étage du même immeuble au sein de l'hôpital - un véritable internat comme déjà dit - en
découlait une vie de groupe pouvant déboucher sur des conduites adolescentes.
Ainsi,
les fruits portés en abondance par les pruniers du voisinage n'intéressant étrangement personne, un collègue pharmacien
jugea cet état de fait fort regrettable. N'y avait-il pas lieu de profiter de
ce don de la nature et fabriquer un peu de gnôle aussi écologique que bon
marché pour des instants de convivialité futurs ? Un avis partagé à
l'unanimité. Les fruits ramassés furent déposés dans une grosse poubelle
récupérée sur un trottoir où l'on estima qu'elle n'avait rien à y faire ;
en y ajoutant ce qu'il fallait de sucre et d'alcool à 90, la bonne nature se
mit au travail. Afin d'homogénéiser la fermentation en développement, il était
dans la fonction de l'Aspirant de tour général de passer de temps à autre dans
la pièce où était planquée la poubelle pour remuer le mélange avec un bâton de
ski et informer la confraternité de l'évolution du produit. Le moment était
proche du dénouement, à savoir celui de filtrer le breuvage, quand une
inspection du Médecin-Général fut annoncée ; dans cette perspective, l'officier
d'administration visita notre immeuble pour s'assurer que tout était en ordre.
A mesure qu'il avançait dans le couloir central, la curieuse odeur qu'il
percevait à l'entrée ne fit que se préciser comme étant un arôme de quetsche à
mesure qu'il s'approchait de la pièce où s'élaborait la potion, et ce bien que
la porte fut strictement fermée. En y entrant, assailli du fumet tenant de celui d'un alambic autant
que par un essaim de mouches n'appréciant pas le dérangement, la syncope le
guetta à ce que les témoins rapportent. Le contenu de la poubelle finit
tristement dans les égouts. On dit que « le Coyotte »
ne fut pas content, pas content du tout !
Une autre anomalie attira l'attention
de ce visiteur inattendu : plusieurs trous dans une porte ! Le
colonel alerté certifia son diagnostic : impacts de balles. Les
protagonistes de l'affaire convoqués assurèrent qu'ils n'étaient que le
résultat de coups de parapluie véhéments concluant une soirée animée. Réfutant
le propos, en guise de contre-expertise,
il somma l'auteur du préjudice de reproduire devant lui la même agression sur
la même porte avec la même arme ; ce dernier, d'abord dubitatif face à un tel ordre, s'exécuta ; le coup porté
créa une perforation en tout point comparable à celles préexistantes,
attestant simultanément de la médiocre
qualité des portes de nos chambres, ce dont on aurait pu se plaindre. Encore
pas content, « le Coyotte », mais rassuré
quand même. Restait à occulter au plus vite les trous, tant pour ne pas
susciter une curiosité mal placée du Général que d'avoir à donner des
explications embarrassées.
D'expériences nouvelles, mon
séjour aux Armées n'en a pas manqué.
Il en reste une à conter.
Interné à
l'Hôpital A. Limouzin
A
me lire, je conçois que certains puissent me voir comme
rebelle à l'institution militaire. Critique, certainement ;
abusivement, je ne sais, tant il suffit du seul effort d'objectivité face à ses
nombreux travers estimés comme excessifs pour se montrer d'une sévérité qui,
exprimée sans prudence suffisante, peut être comprise par les gens de
carrière comme la traduction
d'un antimilitarisme condamnable
; en d'autres termes, une contestation insupportable de leur modèle et du
système auquel ils appartiennent.
En permission à Nancy pour Noël, je présentai
une méchante bronchite pour laquelle je fis appel comme il se devait au Médecin
de garnison d'astreinte ; visité par un copain de promo, confirmant mon
état, il fit en sorte d'informer mon établissement d'origine selon la procédure
réglementaire que mon retour serait retardé de quelques jours et en donnant la raison. A peine rentré, je
fus convoqué par le Médecin-Colonel ; il m'accusa d'avoir fait en sorte
d'obtenir un certificat de complaisance pour m'octroyer une prolongation de
permission indue. Résultat : un mois d'arrêt de rigueur pour moi, une mise en cause du collègue prescripteur
incompréhensible pour lui. Aucun moyen de se faire entendre, appel rejeté :
la peine était exécutoire ; à l'évidence plus pour l'exemple que pour les
deux jours de retard tels qu'indiqués dans le rapport officiel. En d'autres
temps, c'est le peloton d'exécution qui menaçait (cf. livret militaire) ;
ceci pour se rassurer. Pour information, à la fin de ma peine, un collègue
pharmacien prit ma suite ; bonjour l'ambiance !
En
pratique, je fus consigné dans une chambre située à l'écart du service de
Médecine, avec interdiction d'en sortir sauf pour une promenade de 15 à 16
H. : comme à la Santé (la prison évidemment). Il arriva que sur ordre du
« Coyote » un officier d'administration vint s'assurer de ma
présence. En ce sinistre mois de janvier 70 où on dit les journées plus
courtes, je trouvai le temps long ; je l'occupai à lire, travailler des
cours de Médecine du Travail, écouter la radio ; en soirée, je m'autorisai
à m'évader – l'esprit seulement- en allant regarder la télé dans une pièce
voisine, ou bien à recevoir discrètement quelques collègues et amis. Je me
donnai comme objectif d'écrire un Dictionnaire
du Militaire en 25 définitions ; une par jour de détention, riche
d'une profondeur et d'une réflexion aboutie comme en témoignent ces quelques
exemples :
Avancement :
de même que c'est le piston qui fait marcher la machine, c'est le piston
qui fait avancer le militaire.
Cheveux :
la valeur du militaire est
inversement proportionnelle à la longueur de ses cheveux ; au même titre,
le militaire est sans pattes, y compris le fantassin.
Humour :
absent ! L'humour est une forme
de subversion et à ce titre ne peut être compris dans l'esprit militaire. A
telle enseigne, que si l'humour est parfois peint en noir, ce n'est jamais en
kaki. Etc...
Pour
qui cela intéresse, je suis toujours en possession de son unique exemplaire.
Il
m'arrivait de temps à autre d'aller faire un brin de causette dans mon ancien
service. Il arriva une fois que le Cdt L. me proposa de suturer la plaie d'un
blessé venant d'arriver : hélas, lui répondis-je, je ne puis, car je ne
suis pas libre ! Ce qu'il reçut
5/5.
Le 2 février 1970 je passai la
frontière dans le sens inverse à celui où je la franchis le 3 mars de l'année
précédente, ne gardant rien de ma garde-robe militaire, sauf le képi : il
restait les derniers verres à passer...
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Retrouver
l'air, libre. Respirer à nouveau l'air du temps, librement. Vivre à nouveau
selon les choix et les obligations que l'on se donne.
Le projet central du moment tournait autour de notre
mariage avec la jolie et tendre Françoise, patiente Françoise aussi ; à la
fois la fin d'une attente et le début d'espérances.
Dans la perspective du premier jour du printemps de l'an 1970 qui
devait voir le scellement de notre union, rien de tel que d'effectuer quelques
périodes de remplacements en médecine générale pour se retrouver au mieux et au
plus vite dans la vraie vie active..., et garnir un portefeuille qui en avait
bien besoin. Ce retour aux réalités se fit en se plongeant dans la ruralité
profonde du nord meusien -Stenay, Montmédy-, en allant s'occuper de patients de
milieux en règle plus que modestes, et en sillonnant des routes de campagne
gelées ou inondées, en s'y perdant parfois.
Il
y avait aussi à préparer notre nid : une petite maison du quartier d'Haussonville, louée à la mère de ma belle, et qui méritait
un coup de jeune. Pour l'électricité, les plâtres et autres éléments de
rénovation, je bénéficiai de l'aide précieuse de mon frère Denis ; un
jour, nous connûmes une frayeur à la hauteur du vacarme produit par la chute
d'une armoire sous laquelle il se trouva : heureusement, rien de cassé,
sauf la glace qui en habillait la porte. Cette maison abrita six années de
bonheur, pendant lesquelles ses habitants passèrent de deux à cinq avec les
arrivées successives de Laurence, Jean-Noël et Antoine.
La Clinique
d'Orthopédie et Traumatologie
Mon nouveau service. Pour un an.
1er Avril
1970. 8 heures. En ce jour de rentrée,
pas question d'être en retard, ne serait-ce que d'une minute : le Patron
n'apprécierait pas ! Les cinq Internes formant la nouvelle équipe se
trouvent donc à cet instant précis, tenue verte et blouse blanche de rigueur,
dans le petit hall face au tableau opératoire, devant les portes des ascenseurs
qui, grâce à un automatisme révolutionnaire, n'ont de cesse de s'ouvrir et se
fermer seules avec un bruit de piston. L'ancien, M. Jandeaux,
a tout juste commencé à informer ses quatre nouveaux compagnons des us et
coutumes locaux qu'apparaît le Patron, le Pr. SOMMELET ;
après un vague salut de courtoisie, il démarre aussitôt sa visite dans l'unité
de Réanimation toute proche ; ce sera chaque matin, à la même heure exacte
le même rituel, Assistant, Internes, tous présents et placés sous le regard
inquisiteur du maître, dans une attitude d'écoute attentive et silencieuse pour
se réserver à n'intervenir qu'à bon escient ou à sa demande. Et gare à qui se
glisserait dans la cohorte avec retard, aucune justification n'étant de mise à
ses yeux ; une fois, l'un de nous qui crut bon donner en guise
d'explication avoir travaillé l'essentiel de la nuit précédente se vit répondre
sèchement -« Ce n'est pas la Poste,
ici ! »...
Effectivement,
elle ne tenait rien d'un bureau de poste cette grande clinique flambant neuve,
en service depuis deux ans seulement. C'est peu dire qu'elle tranchait par sa
modernité avec le style Monument Historique de l'Hôpital Central et ses
annexes. Curieuse histoire que celle de sa genèse.
Elle
fut conçue et construite en toute indépendance du CHR pour solutionner des
besoins en orthopédie et traumatologie que ce dernier était incapable à
satisfaire. Indépendance par le site choisi, au cœur de Nancy, rue Hermitte, et donc loin de l'avenue de Strasbourg, et encore
davantage de la future implantation du CHU à Brabois.
Indépendance par le choix de l'instance qui en assurera à la fois le
financement, la maîtrise d'ouvrage et la gestion future, à savoir la CRAM (Caisse
Régionale d'Assurance Maladie) de Lorraine ; pour son fonctionnement,
existe un Directeur Administratif placé théoriquement sur un pied d'égalité
avec le Pr. Sommelet, qualifié de Directeur
Technique. Hormis les Internes liés contractuellement au système hospitalier
public, les autres personnels bénéficient des statuts plus avantageux propres à
la Sécurité Sociale. Le concept initial visait à organiser sous l'égide de
l'organisme payeur, la S.S., une sorte de « trauma center »
ostéo-articulaire en lien avec la chirurgie orthopédique réglée pour rester
fidèle au modèle français, très éloigné de ce fait de l'allemand. Strasbourg,
sous l'impulsion du Pr. Kempf, produira dans le même
temps une réalisation de ce type mais plus aboutie : à titre d'exemple, on
y trouvera une unité de radiologie vasculaire et elle intégrera les chirurgies
du rachis et de la main contrairement au modèle nancéien.
Les architectes ont voulu donner au bâtiment une allure de paquebot.
Les niveaux inférieurs regroupaient les locaux techniques (consultations,
radiologie, rééducation...) et administratifs. Le bloc opératoire se trouvait
au premier étage sur le même palier que le bureau du Patron, le secrétariat, la
réanimation : le cœur du navire. Le besoin d'innover à tout prix s'est
curieusement concrétisé dans la configuration donnée aux salles
d'opérations : des allures de bunkers semi-sphériques, les voûtes incluant
une série de gros spots, tels des hublots, disposés pour concentrer leurs
faisceaux lumineux sur la table d'opération au centre de l'espace ;
l'époque étant aux missions Apollo, on aurait pu se croire dans une capsule
spatiale en plus grand à moins que l'imagination stimulée par ces lieux ne
ramène à celle de J. Vernes dans sa création du Nautilus avec le Capitaine Némo à la barre. Les utilisateurs constateront rapidement
combien l'originalité du design a primé sur le côté fonctionnel, à commencer
par l'éclairage qui devra se soumettre à l'ajout de scialytiques
conventionnels.
Quatre étages étaient destinés
à l'hospitalisation ; le dernier dit « le cinquième » se
trouvait réservé aux malades septiques, comme si on souhaitait les cacher en
les éloignant le plus possible du cœur du système : il est vrai que pour
beaucoup ils symbolisaient un échec mal
venu d'une des plus nobles chirurgies
qui soit. Les chambres, à un ou deux lits, les espaces de soins, étaient
lumineux et d'un confort inusité pour l'époque. Autre concept passant alors
pour très innovant : des lits au sommier articulé et servant aux
déplacements des malades, lesquels n'avaient pas lieu de connaître de
transbordements pénibles pour se rendre tant au service de radiologie qu'en
salle de plâtre ou au bloc opératoire. Que de modernités contrastant avec les
services antérieurement fréquentés ! Enfin, le pont supérieur était occupé
par une cafétéria s'ouvrant sur une terrasse où l'on pouvait prendre l'air ou
le café tout en bénéficiant d'un joli coup d'œil sur la ville.
Le Professeur Sommelet
Le
maître à bord, incontesté, incontestable. A la fois Patron de la Clinique et
titulaire de la chaire d'Orthopédie à la Faculté, il dominera la spécialité
pour plusieurs générations d'Externes, Internes et Assistants. Il est vrai que
pour mener un tel bâtiment, la main tenant la barre doit être ferme, déterminée
sur les caps à suivre ; il n'avait alors pour le seconder en qualité de
chirurgien senior qu'un seul Assistant Chef de Clinique, en attente
d'agrégation, D. Schmitt ; sa présence effective en première ligne et au
quotidien ne s'imposait que davantage.
Avec le même regard bleu, autant il savait paraître affable et charmeur
en société -ses succès auprès de la gente féminine en attestent-, autant il
pouvait se montrer cassant et d'une exigence intraitable avec ses
collaborateurs ; plus que respecté, il était craint, et ceci à tous les
étages et à tous les échelons.
Après son passage en Réa., sa visite matinale se poursuivait par celle
d'un étage d'hospitalisation. Il était de l'intérêt de l'Interne en ayant la
charge de peaufiner sa connaissance des dossiers, de ne rien ignorer de
l'histoire comme du stade d'évolution de ses patients, d'avoir sous la main les
bonnes radios et les derniers examens ; sachant que la curiosité du Patron
ne l'invitait pas qu'à regarder les draps, il avait avantage à s'assurer de
l'efficience et la qualité de la pose d'une traction, de ce que les appareils
plâtrés et les pansements répondissent strictement aux canons exigés, et en
conséquence à remédier à temps à ce qui devait l'être . Malgré les
précautions prises, son intuition ne tenait pas du hasard pour débusquer
l'anomalie inaperçue, le vice caché, « un loup »...L'Externe
connaissait sa part de stress lorsqu'il exigeait « le document » -la
feuille d'observation, dans l'attente de ses commentaires publics comme à
guetter ses silences pour interprétation.
Lorsqu'on dépistait un malade
présentant un problème susceptible de provoquer son courroux, s'offraient deux
solutions ; la première était de le soustraire à la visite au prétexte
d'un examen complémentaire ; la seconde consistait à solliciter sa
rencontre, de préférence en tête à tête dans son bureau, pour lui faire part du
souci en cause, surtout s'il était consécutif à une gestion inappropriée du
patient ; il appréciait en règle la démarche et au besoin savait se
montrer rassurant et donner le bon conseil.
Dire que la qualité de ses visites tenait à celle cette son humeur est
une évidence. S'y ajoutait parfois une dose de mauvaise foi ou de prévention
plus ou moins justifiée à l'égard de certains ; je me souviens de l'une
d'elles, où, poussant la porte de la première chambre, celle-ci émit un
grincement qui le contraria vivement ; c'était à l'étage de P. Colombel, un type charmant (futur urologue) mais qui ne
figurait pas dans ses bons papiers -allez savoir pourquoi- ; la suite, d'un bout à l'autre, tint de
l'enfer pour lui.
La visite terminée, le travail opératoire pouvait
commencer. L'opérateur entrant en salle n'avait plus qu'à inciser. Tout était
prêt : malade endormi, calé sur la table dans la position adéquate, champs
posés et jersey collé sur le site opératoire, instruments sortis des boîtes et
rigoureusement rangés sur la table-pont ou l'assistant muet selon leur nature
et leur ordre d'utilisation ; et l'instrumentiste prête à glisser le
bistouri dans la main à peine tendue du chirurgien ! Car toutes les
interventions étaient instrumentées. Un modèle d'efficacité et d'organisation
qui donne à rêver de nos jours...Le Patron et D. Schmitt avaient chacun leur
instrumentiste dédiée (ce qui ne pouvait être le cas pour les Internes –et sans
inconvénient pour eux). De toujours, le premier était secondé par Mlle Seitz ; grande, mince, austère, vieille fille, son
univers semblait se restreindre depuis toujours au service du Maître auquel
elle était dévouée avec une fidélité de chienne d'aveugle ; en
contrepartie, il lui rendait bien mal son dévouement par un comportement à son
égard odieux à maintes reprises : le regard qui fusille quand ne tombe pas
dans sa main à l'instant précis l'instrument attendu, la pince jetée méchamment
si elle ne convient pas, l'apostrophe blessante quand ce n'est pas un vigoureux
coup de pied dans les tibias.. ! Quand l'ambiance était à l'orage, il va
sans dire que les aides se tenaient cois, concentrés sur leurs écarteurs.
Autre cible récurrente de sa vindicte :
l'Anesthésie, régie sous l'autorité du Dr. Bouchet, seul médecin-anesthésiste
attitré de la Clinique, secondé par quelques CES et infirmières
aide-anesthésistes. Un garçon on ne peut plus sympathique, dévoué et compétent.
L'anesthésie générale restait la règle pour ne laisser qu'une place restreinte
aux anesthésies régionales.
« Bouchet,
ça saigne ; faites quelque chose ! ». Le ton était donné, la
mise sous tension amorcée.
Un
matin, le geste programmé consistait à un abord du rachis lombaire pour Mal de
Pott. L'incision de lombotomie pratiquée, son
bistouri s'arrêta au plan aponévrotique : « ça saigne » ;
quelques minutes d'attente dans un silence absolu ; puis, retirant le
champ de tamponnement, inspection du site ; et sans un mot, à la
stupéfaction générale, il referma la plaie et s'en alla. Quelles explications
il donna au malade et ce qu'il advint de ce dernier : mystère.
Etre Professeur implique aussi d'être un enseignant, et idéalement un
Maître d'Ecole. En Chirurgie, l'enseignement se fait d'abord par
l'exemple : montrer ce que l'on fait, comment et pourquoi. A l'élève d'en
tirer le meilleur profit ; de faire preuve de sens critique tout autant.
Première leçon en chirurgie orthopédique : se soumettre de manière
absolue aux exigences de l'asepsie la plus rigoureuse, à commencer par une
discipline et une attention constantes dans le respect de règles qui s'imposent
également à tous.
Participer aux interventions du Pr. Sommelet permettait de s'imprégner de sa rigueur gestuelle
et son esprit méthodique dans l'action. Il n'a pas manqué d'inculquer à ses
aides ses deux craintes permanentes : l'hématome post-opératoire et les
risques sur la vitalité de la peau et des parties molles. La hantise en
arrière-plan se nomme infection : en font le lit la collection non
drainée, la désunion cutanée, la nécrose tissulaire ; l'infection qui
touche l'os, un implant, est plus qu'une complication : c'est comme
l'annonce d'une catastrophe, avec des décisions difficiles à la clé, des
résultats aléatoires du fait d'évolutions incertaines à maîtriser. Ce qui était
vrai alors l'est toujours autant aujourd'hui. A la base : s'atteler à une
hémostase rigoureuse, veiller à dépérioster l'os au minimum, écarter les muscles avec douceur
en plaçant au bon endroit les bons instruments, utiliser les bons plans de
clivage ; la pratique du « non touch »
vient en complément par l'interdit qu'on s'impose de tout contact direct de
l'os ou des implants avec les doigts pour ne les manipuler qu'à l'aide
d'instruments dédiés : une philosophie à transcrire dans la gestuelle pour
qu'elle devienne une habitude.
La stratégie d'utilisation des anticoagulants dans la prévention de la maladie
thromboembolique était source de désaccords fréquents entre prescripteurs. Pour
sa part, son inquiétude face à l'hématome concurrençant celle moins palpable de
la thrombose veineuse, il restait fidèle à des posologies minimales
d'anticoagulants introduits de manière différée après le geste
opératoire ; il se méfiait de l'héparinothérapie
sous-cutanée (les HBPM restaient à inventer) que commençait alors à apprivoiser
le monde chirurgical. La phlébite et l'embolie pulmonaire n'étaient pas rares
de ce fait.
Changer de côté est un autre moyen pour apprendre : l'aide devient
opérateur principal et vice-versa. Il était peu adepte de cette solution ;
pour ce qui me concerne, je n'en bénéficiai qu'une seule fois, à l'occasion de
ma première implantation de prothèse de Moore (pour le traitement d'une
fracture du col du fémur). De la pédagogie, il en avait ; de la patience
aussi, mais à condition de pas abuser...
Les staffs de la Clinique étaient renommés ; à cette époque, le
Patron et D. Schmitt se chargeaient personnellement des exposés, documentés de
cas concrets. Des intervenants extérieurs réputés étaient régulièrement
sollicités. En conséquence, nombreuses étaient les personnes extérieures à la
Clinique à venir tirer profit de ces réunions ; j'en serai un fidèle
participant tout le temps de mes années nancéiennes.
Pour ce que j'en ai connu, le Pr. Sommelet
n'était guère enclin à pousser ses élèves à publier et à se faire connaître. Ainsi,
à ma demande pour un sujet de thèse, il me proposa d'exploiter une série de 200
méniscectomies, nécessairement par arthrotomie
(l'arthroscopie viendra plus tard), à 15 ans au plus long recul ; ce
travail me demanda deux ans. Il accorda
l'imprimatur sans avoir lu ne serait-ce qu'une partie du manuscrit - pas le
temps - ; à aucun moment de son élaboration je ne pus bénéficier de ses avis et
conseils. Je ne connus son opinion qu'au jour de la soutenance, le
16.10.1972 ; il en dit du bien à ce qu'il m'a semblé, me proposant même
pour un prix de thèse. Quant à l'exploitation de ce travail pour une
publication dans une revue d'orthopédie, son entregent fut impossible à
obtenir ; en revanche, par l'entremise de F. Boileau devenu Assistant à la
Clinique, je produisis un article dans la Revue
de Médecine du Sport. Une vingtaine d'années plus tard, il servit d'outil
de comparaison à J. Delfosse pour mieux
démontrer les bénéfices et avantages de la méthode arthroscopique
par rapport à la technique à ciel ouvert. Il fut même cité, comme une référence
très éloignée, dans une excellente thèse soutenue à Grenoble le 6.10.2003
consacrée à l'imagerie ménisco-ligamentaire moderne
du genou, dont l'auteur se nomme Jean-Noël Ravey ;
merci pour cette délicatesse !
A propos de la Traumatologie
La
Traumatologie faisait à cette époque partie intégrante de l'activité normale
des services de Chirurgie Générale, encore largement majoritaires sur le
territoire national, y compris dans nombre d'établissements
hospitalo-universitaires ; les chirurgies
orthopédiques chez l'adulte étaient réservées à quelques spécialistes
isolés ou groupes restreints (les arthroplasties étant loin de connaître la
diffusion actuelle). La création de la Clinique rue Hermite s'intégrait dans un
mouvement de reconnaissance des chirurgies ostéo-articulaires comme ayant suffisamment de spécificités pour
mériter leur individualisation ; il
faudra moins de deux ou trois décennies pour assister à l'éclatement du domaine
de l' « orthopédie-traumatologie » en multiples hyperspécialités :
la main d'abord (où Nancy fut pionnière grâce au Pr MICHON), puis le
genou, la hanche, le pied, l'épaule, le rachis, etc...Ceci étant, aux premières
années d'existence de la structure, une petite part de chirurgie non
orthopédique était maintenue, ne serait-ce que par la réputation du Patron dans
des domaines tels que celui des thyroïdectomies ; me concernant, je me
souviens avoir effectué une appendicectomie sous le regard de mon frère Denis
alors en stage à la Clinique et y avoir même pratiqué une cure de
prolapsus !
La
place de l'ostéosynthèse dans la stratégie du traitement des fractures restait
mal définie, le Patron étant réticent à son développement en raison des risques
cutanés et infectieux tant redoutés ; en fait, le même flou traversait la
majorité des écoles orthopédiques françaises. Le principe général était de la
réserver soit aux cas où elle était manifestement incontournable, soit après
échec d'une tentative orthopédique loyale ; et encore, se limitait-on dans
ces derniers cas à des gestes a minima avec des
broches plus ou moins astucieusement placées, tenant davantage du bricolage de
rattrapage que de la synthèse stricto sensu. En d'autres termes, étaient
toujours très actuels dans le service les préceptes de Boehler,
grand maître de l'école orthopédique autrichienne du milieu du 20ème siècle, ou
comment mener des réductions-plâtre selon les normes de l'excellence ;
l'Interne les ignorant ne manquait pas de bénéficier des remontrances publiques
lors de la visite patronale !
En
pratique, l'ostéosynthèse était normalement admise d'emblée aux membres
supérieurs pour les fractures de l'olécrane et diaphysaires des os de
l'avant-bras (les coapteurs de Danis étant réservés à cette indication) ;
pour le reste, elle était hors sujet. Aux membres inférieurs, les fractures du
fémur concentraient l'essentiel des indications d'ostéosynthèse :
clou-plaque de Mac Laughlin pour les pertrochantériennes, boulon-plaque de Lallemand pour les
fractures basses, enclouage-alésage à foyer fermé de Kuntscher
pour celles du tiers moyen ; la satisfaction donnée par cette dernière
technique invitait à son extension progressive aux fractures de la partie
moyenne du tibia. Les amplis de brillance, du dernier modèle, crachaient abondamment leurs rayons à
longueur de journée sans que l'on se montrât bien strict sur les moyens de
protection.
L'absence
de ligne directrice vraiment précise et cohérente en traumatologie osseuse
était un fait commun à la majorité des écoles orthopédiques françaises, aucune
n'étant vraiment en pointe sur la question et les désaccords entre elles
nombreux. Ainsi, l'école de Garches, sous la férule de R. Judet, ignorait tout ce qui n'était pas des systèmes de plaques et
fixateurs externes de sa propre conception ; l'enclouage centromédullaire
était de ce fait systématiquement banni. L'école parisienne concurrente de
Cochin, sous l'autorité de Merle d'Aubigné puis de Postel, semblait ne s'intéresser
que de loin au sujet, acceptant l'enclouage mais sans alésage, hésitant quant
au choix des plaques entre le matériel normalisé français Maconor
et celui de l'A.O. : cette dernière abréviation pour signifier Association
Suisse pour l'Ostéosynthèse.
En
fait, par l'A.O., l'école suisse était en train de révolutionner
l'ostéosynthèse, une révolution qui commençait à gagner l'hexagone via ses
marches de l'est. A la Clinique on avait fait le choix du matériel issu de ses
travaux, mais sans vraiment connaître la philosophie et les concepts élaborés
par les promoteurs.
Je
m'offris l'année suivante d'aller suivre le cours dispensé à Davos sur les
principes et méthodes d'ostéosynthèse selon l'A.O. Comme tous les
primo-participants, je fus impressionné, pour ne pas dire sidéré, par la
rigueur et le haut niveau de l'enseignement, comme dispensé avec un
prosélytisme et une foi propres à une religion nouvelle. Les convictions
animant les orateurs leur donnaient un côté missionnaire ; c'était à tel
point que leur société semblait s'apparenter à une église dont le pape était
Maurice Muller, ses saints acolytes Allgöwer, Weber,
Schneider...., et ses prêtres divers doctorants en biomécanique, métallurgie
appliquée, et chirurgiens répartis dans les principaux hôpitaux de la
Confédération.
L'idée
princeps reposait sur la capacité démontrée d'une consolidation primaire des
fractures sans obligation de passer par le cal périfracturaire
primitif remodelé en cal secondairement définitif, processus habituel de
consolidation à la faveur des traitements à foyer fermé, qu'ils soient
sanglants ou non. A cet effet trois conditions absolues sont requises :
affronter des tranches osseuses vascularisées, selon un contact le plus étroit
et le plus strict, à l'aide de moyens de fixation suffisamment rigides pour
éviter tout micromouvement parasite. L'objectif se résume à une
expression : obtenir un montage
parfaitement stable ; cette garantie pour une bonne consolidation
se double de l'absence d'intérêt pour toute immobilisation plâtrée
complémentaire, autorisant de ce fait une rééducation précoce. La compression
inter fragmentaire revenait comme un leitmotiv des penseurs de l'A.O., de sorte
que les matériels et les techniques de pose avaient été élaborés en
conséquence. Chaque concept avait été soumis à des études théoriques puis
expérimentales selon des méthodologies scientifiques se voulant irréprochables.
Il apparaissait que les pratiques nancéiennes, même énoncées sous les allures
de dogmes intangibles, tenaient souvent de l'intuition ou de l'approximation,
difficilement opposables au système de preuves cher aux orthopédistes helvètes.
Après la théorie, passage aux travaux pratiques sur os synthétiques ; il
n'y était question que de forces de traction et pression, de vis et plaques à
effet de compression ou neutralisation, de forages et taraudages de calibres
bien spécifiés, de trous avec ou sans effet de glissement,etc...
L'usage de moteurs et de matériels ancillaires innovants faisait également
partie du plaisir de la découverte. Restait donc à s'imprégner des bons gestes
selon la bonne chronologie et des règles n'autorisant pas la discussion...
puisque chaque étape avait été pensée à l'avance et chaque cas de figure avait
sa solution ; pour s'en souvenir le conseil était donné d'acheter le
manuel abondamment illustré de l'A.O ! Il n'y avait plus qu'à façonner sa
propre expérience à partir de ces nouvelles bases.
Je
sortis ébranlé de ce passage dans la capitale de
l'A.O., lequel se renouvellera à plusieurs reprises dans les années suivantes.
Etait en effet remise en cause une part des enseignements jusqu'alors reçus par
la rationalité imparable de celui émanant de la communauté orthopédique suisse.
Il me restait à m'adonner à un travail de sélection pour un partage entre les
données à conserver comme intangibles et celles méritant la relativisation ou
la contestation.
J'en
sortis aussi rassuré par la démonstration faite à ma propre intuition qu'il n'y
avait aucune raison pour que la rigueur scientifique ne s'appliquât pas aussi à
l'univers chirurgical. Celle-ci, adossée tant aux exigences morales, éthiques
que dans la pratique opératoire, pouvait s'offrir comme un modèle de
vérité ; de cette première idée s'en suivit une autre, alimentant un doute
jusqu'à devenir une certitude, à savoir qu'en Chirurgie, -et peut-être pas
seulement-, il ne saurait y avoir de vérité unique et absolue ;
l'expérience au fil du temps sera là pour démontrer que la vérité d'un jour
peut devenir hérésie le lendemain !
J'en
sortis enfin conforté dans l'idée selon laquelle se
former à la Chirurgie c'est aussi aiguiser son sens critique tant en
questionnant et se questionnant, qu'en faisant preuve de curiosité pour ce qui
se fait ailleurs ou autrement : en quelque sorte, se faire sa propre
religion à partir des préceptes émanant de différentes chapelles ! Plus largement, il s'agit de s'interroger sur
ce qui définit un progrès à suivre, à distinguer des effets de mode passant
pour de la modernité. En abordant ces questions, l'Interne d'alors tenait sans
trop le savoir encore l'extrémité d'un fil rouge qui traversera sa carrière de
chirurgien d'un bout à l'autre.
A propos de
l'Orthopédie
A
considérer dans le sens de la Chirurgie ostéo-articulaire à froid, en contraste
avec celle menée à chaud -en aigu-, en traumatologie essentiellement.
Pour
faire simple, on peut la voir en deux grandes entités :
1- La
Chirurgie réparatrice des suites de fractures et entorses qui évoluent mal.
Figuraient alors en tête les rançons des traitements conservateurs -non
opératoires- d'indication trop extensive ou au suivi insuffisant, avec leurs
cohortes d'insuffisance de consolidation, de cals vicieux, troubles
trophiques...Ensuite, on avait droit aux
problèmes consécutifs à des synthèses utilisant des matériels peu performants
ou mal posés, causes de « débricolages »,
obligeant à des reprises jamais simples. Enfin le pire des difficultés revenait
aux infections osseuses, expliquant la prudence du Patron face aux
ostéosynthèses pas toujours menées par des mains expertes, et justifiant
l'existence du « 5ème ». Ces thèmes restent tout aussi valables de
nos jours, en espérant qu'ils soient moins fréquents et graves qu'à l'époque
dont je parle !
2- La
Chirurgie des lésions dégénératives dues aux effets du temps ou de
l'inflammation chronique sur les articulations constitue un chapitre à part.
Pour faire court, les possibilités se limitent au nombre de trois groupes
de méthodes :
les
arthrodèses, visant à bloquer définitivement l'article malade.
les
ostéotomies, visant à réorienter les structures articulaires pour une
biomécanique améliorée, soucieuse d'une meilleure harmonie dans la répartition
des contraintes.
les
chirurgies de remplacement articulaire par prothèses.
Pour
faire sobre, limitons nous au genou et à
la hanche.
Au
Genou, au début des années 70, l'arthroplastie
en était à ses balbutiements, représentée principalement par les prothèses à
charnière type Shiers ou Guepar ;
solidarisant trop intimement pièces fémorale et tibiale, les descellements ou
fractures sous tige étaient quasi inévitables tôt ou tard et ne pouvaient
figurer l'avenir. La période qui s'ouvrait sera aussi celle du développement
des prothèses uni-, bi-, et tricompartimentales, se
voulant au plus proche de l'anatomie et la physiologie du genou normal autant
par un resurfaçage indépendant des épiphyses opposées
tibiale et fémorale que la recherche de
l'équilibre ligamentaire optimal. ; une chirurgie
qui se démocratisera peu à peu pour atteindre son développement actuel, et sous
l'impulsion dominante des chirurgiens et
fabricants anglo-saxons.
De
ce fait, pour contrer le développement de l'arthrose, l'arsenal thérapeutique
d'alors se concentrait sur les ostéotomies correctrices d'anomalies d'axes de
façon à redonner à l'interligne son orthogonalité sur l'axe mécanique du membre
inférieur ; sur de grandes radios, le jeu consistait à tirer des traits
avant de jouer du rapporteur pour prévoir, au degré près en principe,
l'épaisseur du coin osseux à soustraire ou ajouter pour la correction idoine.
Ne restait qu'à prescrire des cannes et
des anti-inflammatoires aux cas non justiciables de ces indications ;
précisons que cette ressource thérapeutique a toujours sa place de nos jours,
mais moins extensive qu'au temps où l'arthroplastie passait pour une chirurgie
d'exception.
S'agissant des lésions ligamentaires du
genou, le rôle capital des croisés
formant pivot central n'était pas encore bien compris ; c'est aussi à
cette époque que l'école lyonnaise de Trillat avec
ses élèves Dejour, Bousquet, Lerat,
etc... développait ses travaux sur le sujet,
transformant la compréhension de la physiopathologie de ces lésions et
débouchant sur les concepts de ligamentoplastie, un domaine encore mouvant de
nos jours. Ignorant alors ces futures nouveautés, le renforcement isolé des
structures périphériques dans les instabilités du genou ne pouvaient que donner
des succès limités et de courte durée.
A
la hanche
Les
chirurgies conservatrices par ostéotomies hautes du fémur ou butées
cotyloïdiennes afin d'améliorer la congruence tête-cotyle étaient discutées en
première intention ; la prothèse totale ne s'invitait qu'au défaut de
pouvoir appliquer les unes ou les autres
comme solutions.
En 1970, le choix en matière d'arthroplasties totales était restreint,
toutes ne manquant pas de faire appel à la cimentation acrylique comme moyen de
fixation. D'un côté figuraient les modèles métal (pièce fémorale)-polyéthylène
(pièce cotyloïdienne), soit selon la forme originale de son inventeur, sir Charnley (première pose en 1959), soit selon les
modifications apportées par M. Muller,-encore les Suisses de l'A.O.- !
L'alternative résidait dans le couple de friction métal-métal, le prototype
étant la prothèse de Mac Kee-Farrar (1954) ;
c'était le modèle posé alors à la Clinique, modifiée Postel par l'ajout de deux
bandes de glissement dans la cup ; elles étaient
assez simples à poser, d'autant que le nombre de tailles d'implants étaient
fort limité, le ciment ayant pour
mission de les fixer à l'os autant que d'assurer le comblement des espaces ;
elles avaient l'inconvénient fâcheux d'être à l'origine de phénomènes d'usure
causes de descellements en raison d'une métallose
diffusée à l'os et aux parties molles diabolique ! Les reprises
s'avéraient d'autant plus complexes, aboutissant maintes fois à la dépose des
implants pure et simple, pudiquement appelée opération de Girdlestone...
Le Pr Sommelet finira par abandonner cette
prothèse quelque temps plus tard. Envisageant de se tourner vers celle de Muller,
j'eus la surprise de le rencontrer comme simple participant tout comme moi à un
cours de chirurgie prothétique à Berne ; je le vis aux T.P., en voisin de
table, s'astreindre comme tout un chacun à préparer consciencieusement son
fémur avant que d'y sceller une tige, et ce sous le regard sévère du maître des
lieux, M. Muller. Je ne croyais pas cette forme d'humilité possible chez lui.
Pour sa part, il orienta sa propre recherche vers les prothèses intermédiaires
à double mobilité, aujourd'hui abandonnées dans la coxarthrose, mais toujours
d'actualité pour traiter les fractures cervicales vraies du fémur. Quant à D.
Schmitt, il évolua vers une prothèse réhabitable,
c.-à-d. sans ciment, sur les pas de G. Lord et R. Judet, mais avec un design
cotyloïdien très économe au plan osseux comparativement aux modèles proposés
par les deux maîtres parisiens.
Comme
tous les orthopédistes de ma génération j'eus à m'interroger au fil du temps
sur le bon choix prothétique, sachant que les résultats se jugent à 10, 15, 20
ans .L'usage du titane comme matériau ré habitable a été une autre
révolution, comme celui des céramiques
d'alumine pour les couples de friction. Mais combien de tâtonnements, sans être
jamais sûr que le choix opéré sera définitivement le meilleur !
Réparer
les dégâts des os : une noble ambition au service d'une belle chirurgie.
L'avoir
dans l'os est le comble du Chirurgien Orthopédiste ; rogner son os son
quotidien ; l'avoir dans l'os sa hantise.
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Chanson de Sommelet (Air : « Mes
mains sur tes hanches ». Adamo)
Mais si, je fais encore des hanches
Ne faites pas ces yeux furibonds
Oui, je l'ai eue ma revanche
Je suis plus malin que le fils Michon.
J'suis pas fâché d'avoir mon Centre
Il a coûté assez d' millions
Même si ça vous fait mal au ventre
C'est moi le mieux logé des patrons.
J'ai démissionné bien des fois
Mais maintenant je suis le roi.
Je suis le gérant du grand hôtel
Et j'y prépare ma clientèle.
Oui j'suis le gérant du grand hôtel
Mais j'n'y remplis pas mon escarcelle.
Mais, je fais encore des hanches
Ne faites pas ces yeux furibards.
Oui, je l'ai eue ma revanche
Je suis plus malin que le fils Vichard.
Dans le service que j'ai connu
C'est un peu ça que je cherchais.
Quand enfin j'ai eu la Sécu
Moi je tremblais, je comprenais
Qu'elle était sortie d'une fable
Pour venir habiter mon rêve
Et ce serait bien regrettable
Que bêtement Michon en crève.
Oui,
ce serait bien regrettable
Mais si, je fais encore des hanches
Que
le fils Vichard eut la fève Ne faites pas ces yeux
furibonds.
Oui, je l'ai eue ma revanche
J'ai bien baisé tous ces
couillons.
(Revue 1968)
Le Service des Voies Urinaires
Plus couramment alors appelé « les V.U. » ;
l' Urologie d'hier.
Premier
Avril 1971. Changement du tout au tout, et ce n'est pas un poisson
d'avril : passage du dur au mou, et même au liquide ; retour dans un
décor qui ne sent pas le neuf ; autre univers, autres façons de
travailler, autres modes relationnels avec le Patron, le Pr. GUILLEMIN, Paul pour les intimes.
Les lieux d'abord. Le semestre à venir implique la réintégration à la
maison-mère, l'Hôpital Central, dans l'aile occupée aux étages supérieurs par
les Chirurgies ORL et Maxillo-faciale. En conséquence, retour au modèle salle
commune et grands couloirs ; une peinture pisseuse (logique aux V.U.!) en
habille tristement tous les hauts murs, y compris ceux des deux salles
d'opérations et de la pièce réservée aux explorations radiologiques. Seul le
local destiné aux consultations avec ses trois box échappe à ce vert
désespérant, ce qui, du coup, lui conférerait une allure presque sympathique.
Le personnel médical se résume alors au Chef de Service et deux
Internes. Le poste de Chef de Clinique se trouve vacant depuis le départ dans
le privé de R. Parietti, qui garde cependant un pied
dans le service en qualité d'Attaché. En d'autres termes, le rapport direct
entre le Patron, seul spécialiste à temps plein en ces lieux, et ses
« jeunes collaborateurs » sera permanent et son contrôle direct sur
eux constant. Homme affable, amateur de cigarettes américaines, il est de
contact facile, volontiers disponible ; des qualités d'autant plus
nécessaires qu'il se trouve secondé par deux personnages ayant tout à apprendre
de la spécialité, c'est-à-dire n'en connaissant rien d'autre que les quelques notions
théoriques contenues dans les questions d'Internat.
L'Urologie est par essence une discipline chirurgicale très
instrumentale.
Leçon
n°1 : apprendre les subtilités du toucher rectal, en s'en remettant aux
sensations issues du bout de l'index ; un bon toucher -du doigt- est le
fondement premier de l'examen urologique !
Leçon n°2 : descendre avec élégance et
sans heurt le cystoscope, avant d'inspecter, l'oeil
collé à l'optique, l'intérieur vésical quartier par quartier, question de
repérer selon une topographie inspirée des cadrans d'horloge ce qui
cloche ; déceler l'anomalie plus ou moins attendue, guetter le polype ou
la tumeur localisée ne sont pas aussi simples que pourrait le croire le non
initié. Le coup d'œil de l'urologue joint à son habileté de jouer de cet
instrument tient de l'art, un art qui n'a rien d'intuitif pour relever d'un
savoir-faire éprouvé.
Leçon n°3 : sous contrôle endoscopique,
viser à 5 et 7 heures les méats urétéraux plus ou moins cachés dans un repli
trigonal afin d'y glisser une sonde de Chevassu pour
une UPR (opacification rétrograde des uretères) ou monter une sonde en
direction du bassinet rénal pour pallier à un blocage, par calcul le plus
souvent, par tumeur parfois : il en faut des tentatives avant que d'être
régulièrement performant ! Rappelons qu'au plan diagnostique, à cette
époque, il n'y a ni scanner ni échographie ; restaient donc pour cerner les problèmes, outre la
clinique et l'urétro-cystoscopie, l'UIV (urographie intra-veineuse), l'UPR et l'artériographie rénale (pour les
tumeurs).
Quant aux actes instrumentaux opératoires, la résection prostatique par
voie urétrale en étant le prototype, ils restent du domaine du vrai
spécialiste, et en l'occurrence, du Patron. Pour la même raison, il estimait de
son devoir d'assurer les courriers de sortie des patients, dispensant de ce
fait ses internes de ce pensum.
De tous les maîtres que j'ai connus, le Pr. Guillemin est sans conteste
celui qui s'offrait le plus volontiers pour jouer les aides opératoires. Et
Dieu sait qu'il ne devait trouver guère de plaisir à tirer sur les valves
pendant que l'Interne recherchait avec plus ou moins de facilité ou de bonheur
l'uretère niché sous le péritoine au fond de la lombotomie,
ou bataillait dans la perspective d'extraire un rein rendu dangereux par la
tumeur qu'il porte ou la masse de pus qu'il contient jusqu'à le détruire. Je
garde pieusement tel un trophée un calcul vésical de la taille d'une orange
qu'il me laissa extirper tandis qu'il tirait sur les berges vésicales.
Il concéda jusqu'à appendre à ses internes à retirer les adénomes
prostatiques par voie haute, et selon la technique classique de Freyer, une technique à l'aveugle et tout en toucher :
à la faveur d'une courte ouverture vésicale par voie sus-pubienne,
il s'agit, sous le contrôle rectal de l'index gauche, de procéder de l'index
droit, main dégantée pour ce temps pour un meilleur tact, à l'ouverture de la
commissure urétrale antérieure puis à trouver le plan de clivage entre
l'adénome et le reste des tissus prostatiques et le suivre jusqu'à extraction
de la tumeur ; dans ce geste tout en contact entre tissus de teneur
différente, le jeu alterné de la pulpe et du dos du doigt via son ongle tient de l'art proprioceptif.
Une vasectomie bilatérale (section des déférents. complète le geste, ayant pour
but de parer au risque d'infection épididymaire
ascendante et pour effet accessoire de couper court à tout espoir résiduel de
descendance. L'intervention se conclut par la pose d'une sonde de Dufour à
double ballonnet et double courant pour un lavage continu ; l'hémostase
est davantage soumise au bon vouloir de la coagulation du patient que de
l'effet compressif du ballon gonflé au sein de la loge d'adénomectomie.
Pour les suites immédiates, on n'insistera jamais assez sur le rôle capital de
Melle Didier, infirmière experte en surveillance du lavage, adaptation de son
débit et séances d'extraction des caillots à la seringue de Guyon.
Cette chirurgie urinaire dans la tradition était contestée par la
nouvelle génération, plus soucieuse de gestes réglés, avec contrôle à vue de ce
que l'on fait, et de l'hémostase en premier lieu. R. Parietti
en était le parfait représentant et se montrait de ce fait très critique sur
certaines méthodes opératoires du Patron. D'un abord plutôt rugueux, c'était un
excellent opérateur et bien que travaillant en solitaire en clinique
privée, il osait des gestes novateurs. Ainsi, mettant à profit certaines techniques
développées dans le cadre des greffes, il publia une méthode
d'auto-transplantation rénale en fosse iliaque après exérèse d'un uretère
pathologique ; sur les mêmes principes il réalisa la cure d'un anévrisme
sur une branche de l'artère rénale par
résection greffe selon une méthode ex vivo,
c'est-à-dire rein sur table.
Mon
alter ego s'appelait Pierre Poisson. Nous nous connaissions déjà, puisque de la
même année de fac, mais aussi par nos mêmes origines lunévilloises. Nous ne
pouvions imaginer alors notre destinée spinalienne commune ultérieure. Dans la
pratique de la chirurgie viscérale il avait une sérieuse longueur d'avance sur
moi. Il avait su échapper au service militaire pour un service civil comme
coopérant et qui l'avait conduit dans divers hôpitaux africains ; déjà
avide de pratique chirurgicale au long d'un externat surtout passé comme FFI
(faisant fonction d'interne), il y trouva de quoi satisfaire à la fois sa
générosité et sa gourmandise opératoire, avec comme limites les moyens à disposition.
Plutôt
que de nous partager le service pour une rangée de lits chacun, nous avions
convenu de gérer à chacun notre tour leur globalité par semaines
alternées ; de la même manière, pour les interventions que nous confiait
le Patron, l'un opérait quand l'autre l'aidait, et ceci à tour de rôle. Ainsi
je m'étonnai aux premières fois que je l'assistai de la façon qu'il avait
« à y mettre largement les paluches » tandis, encore imprégné de ma
culture orthopédique, je le surprenais
en les y mettant avec réticence et économie.
Nous avons eu tous deux le privilège
d'être des toutes premières greffes de rein à Nancy. Il s'en fit deux au cours
de notre temps de présence au service. J'en garde un souvenir précis,
impressionné sans doute autant par le côté mythique de la transplantation à ses
débuts que par le constat de l'importance des efforts et de l'investissement
consentis par tous les acteurs y concourant.
La
première à laquelle il me fut donné de participer n'était que la seconde
effectuée sous l'autorité du Pr. Guillemin ; autant dire que tout n'était
pas encore idéalement rodé. Dès lors que la probabilité de la greffe fut annoncée,
tout le monde sur le pont. Commença alors pour tous un même attente ;
celle de l'arrivée sans incident du greffon d'abord, puis de la confirmation
des compatibilités tissulaires, ultime feu vert pour l'entrée en salle et
pour le patient s'apprêtant à devenir receveur, point de départ annoncé d'une
vie nouvelle et point final d'une attente faite d'espérance redoutée. Alors,
chacun à son poste. Le Patron, maître d'œuvre, ne fut pas l'opérateur exclusif,
mettant même un point d'honneur à ce que chaque participant réalisât un temps
opératoire ; c'est ainsi que revint au Pr. Frisch (chirurgien vasculaire),
venu aider pour la dissection des vaisseaux receveurs, le mérite d'effectuer
les branchements artériel et veineux ; pour ma part, il s'offrit de
m'aider à la confection de l'implantation urétéro-vésicale.
Exemplaire ! Et quelle émotion partagée à l'apparition des premières
gouttes d'urine à la levée des clamps ! Nous sortîmes tous éreintés de
cette nuit passée debout, dans une salle ignorant tout de la climatisation et
bénéficiant de plus du rayonnement et de la chaleur émanant de rampes U.V au
noble but de plonger les opérateurs dans une atmosphère aseptisée. Nous
attendait alors une coupe de champagne méritée, offerte par le Pr. Gross,
néphrologue attentionné.
A 5
heures du matin chacun retrouvait sa liberté. L'activité opératoire programmée
reprenant à 8h, était-il légitime de rentrer se coucher ? Pierre me
proposa alors de bénéficier du canot pneumatique logé dans le coffre de sa
voiture pour naviguer aux lueurs de l'aube sur le plan d'eau de Villers-le-Sec.
Sur un paysage empreint de paix et de silence flottait une légère brume, une
brume s'alliant à celle ayant tendance à envahir l'esprit de l'un et de
l'autre ! Quoi qu'il en soit, à 8h, chacun était normalement à son poste,
comme il se devait et comme ne s'étant rien passé la nuit précédente.
La
seconde greffe à laquelle je participai se déroula entre donneurs vivants, une première pour
l'équipe nancéienne. Parietti que j'aidais eut la
charge de prélever le rein du donneur -selon un modèle de dissection tenant de
la perfection- tandis que le Patron officiait dans la salle voisine sur le
patient receveur.
Le
succès fut au rendez-vous de ces deux transplantations rénales, à la hauteur des attentes des patients
greffés comme de la sollicitude des chirurgiens et des néphrologues, sans
omettre celle de Melle Didier, l'infirmière habilitée à pénétrer dans la
chambre stérile dans laquelle étaient alors confinés les opérés et veillant sur
eux comme sur sa progéniture.
Par
une curieuse ironie de l'Histoire, c'est à la toute fin de mon activité
chirurgicale, en situation quasi officielle de retraité, que je m'intéresserai
à nouveau aux questions de transplantation en ayant à la fois l'opportunité et
le bonheur d'initier au C.H. d'Epinal les prélèvements d'organes ; ce sera
en 2010, un 17 novembre pour la première.
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Chanson de Guillemin
(Air : « Il est trop
tard ». G. Moustaki)
1
Pendant
que j'roupillais
Pendant
que j'somnelais
Y'en
a d'autres qui greffaient. 2
Il
est bien tard Y me font bien marrer
Oh !
Toi l'Urologie
Avec leur rein
greffé
Dont
j'fais l'apologie Alors
que j'me les roule
Popol
enlève tes gants
Y s'creusent la boule
Tu
n'en as plus pour très longtemps.
Y en a même qui en suent
3
Moi
je n'ai jamais su
M'arrive même de penser Popol enlève tes
gants
Qu'les comas dépassés Tu n'en as plus pour très longtemps.
N'ont vraiment rien changé
D'autres s'en sont chargés 4
Malgré mon apathie Pourtant,
je sonde toujours
J'renforce la dynastie Même ceux du Luxembourg
Popol enlève tes gants Ma clientèle de nantis
Tu
n'en as plus pour très longtemps Est garantie.
Pour
l'enfant que j'ai fait
5 Tout
est donc parfait
Pendant
que je dormais Popol
enlève tes gants
Pendant
que je rêvais Tu n'en as plus pour très longtemps.
Certains
en concluaient
Qu'il
était encore temps. (Revue 1971)
Octobre 1971. Nouveau changement, tout en restant dans
le registre « mou ». Je signai pour une année dans ce service
spécifiquement dévolu à la Chirurgie Digestive.
De
création récente dans des locaux anciens au profit du Pr J. GROSDIDIER, il était né de la transformation du service de
Chirurgie Gynécologique à la mutation de son chef, le Pr Bertrand, à la tête de
celui de Chirurgie B, un bâton de maréchal pour un personnage en fin de carrière.
Le dit service se situait au sein de l'Hôpital Marin, hors de l'enceinte de
l'Hôpital Central mais proche de lui, n'en étant séparé que par l'avenue de
Strasbourg, face à l'église St. Pierre.
Une
rénovation avait bien été tentée pour rendre les lieux plus accueillants et
fonctionnels, mais bricoler du vieux ne fait pas du neuf pour autant. La
disposition des salles et chambres d'hospitalisation tenait d'une sorte de
dédale ; certaines connaissaient une division artificielle en box par de simples
rideaux supposant gommer un effet de promiscuité qui n'en demeurait pas moins.
Le sol en parquet témoignait de l'ancienneté des lieux autant que de la
destinée inappropriée voulue pour ces derniers ; par endroits il était
coupé de petites marches trompeuses, parfois d'une horizontalité relative,
souple et craquant volontiers sous le pas.
Il y avait bien quelques modestes
chambres individuelles, réservées naturellement aux patients méritant un
isolement par leur état ou la nature des soins. En fait, elles étaient
principalement occupées, pour ne pas dire squattées, par les victimes de suites
opératoires mouvementées. La fistule digestive est au viscéral ce qu'est l'ostéite en
orthopédie, la menace vitale en plus. Lorsqu'une reprise pour ce motif par une
nouvelle intervention s'annonçait impossible ou à trop hauts risques, des
traitements conservateurs longs et aléatoires étaient tentés, visant à obtenir
une cicatrisation secondaire du ou des trajets fistuleux ; à cet effet, en
plus d' une nutrition parentérale prolongée, les patients étaient soumis à des
soins locaux complexes associant à une protection cutanée rigoureuse face à la causticité des sucs
digestifs un système d'aspiration-lavage
pour leur neutralisation (méthode dite de Trémolières).
Ici l'opéré-type se trouve semi-assis
dans son lit, rendu immobile par une perfusion délivrant un
précieux goutte à goutte, une sonde gastrique d'aspiration inconfortable
mais essentielle, et un ou des drains sortant de l'abdomen reliés à des flacons
posés au sol. La bonne nouvelle, c'est le retour des gaz, prélude au retrait
des diverses tuyauteries, annonciateur du passage de la phase post-opératoire
précoce à celle de la convalescence. Quel que soit le viscère objet de son
doigté, qu'il ait agi dans l'urgence ou à froid, le chirurgien digestif connaît
systématiquement la hantise du lendemain ; dominent l'attente de la
reprise du transit intestinal autant que
l'évolution des courbes en bleu et rouge tracées sur la pancarte fixée
au pied du lit, espérant qu'elles ne glissent
vers une pente ascendante plus ou moins anarchique. A côté des
inquiétudes venant du ventre, il y a celles pouvant provenir du poumon ;
la promptitude de celui-ci à l'encombrement après toute laparotomie le place
souvent en situation de victime collatérale, à moins qu'il ne veuille signifier
sa présence par une capacité de nuisance dont tous se passeraient
volontiers !
En chirurgie digestive, tout oppose
apparemment les gestes réalisés en aigu et ceux qui le sont de manière réglée.
Dans
le premier cas, le chirurgien se trouve confronté à un péril vital plus ou
moins immédiat à surmonter coûte que coûte. L'hémorragie, qu'elle se fasse dans
le tube digestif ou la cavité péritonéale, en est le premier exemple. Les
péritonites, qu'elles soient localisées par infection d'un appendice, d'une
vésicule lithiasique, d'un sigmoïde diverticulaire,
ou généralisées comme par perforation d'un viscère creux, en constituent un
second. Un troisième en est fourni par l'occlusion intestinale et tout ce qui
peut la produire. Autant de situations qui requièrent de l'opérateur une
maîtrise de soi et de sa technique pour une action rapide, droit au but,
sachant qu'il n'est pas toujours simple de trouver et colmater le point qui
saigne, situer où se collecte le pus, se débattre dans un ventre perturbé qui
sent parfois abominablement la merde et la mort à en donner la nausée. Dans ces
situations dangereuses, l'expérience et la détermination de l'opérateur sont
les meilleurs atouts pour l'avenir de l'opéré qu'il a entre les mains.
Dans
le second cas, la chirurgie est considérée se faire en « milieu
propre » ou « propre contaminé ». Si le stress y est différent
ou différé, la concentration requise reste égale : disséquer selon les
bons plans, repérer sans les blesser les vaisseaux à lier ou ménager, conclure
par une suture sans tension et manuelle (les sutures automatiques ne sont pas
encore nées tout comme la coeliochirurgie),
systématiquement en deux plans, tantôt à points noués directement, tantôt
passés avant d'être noués ; et gare à qui mettrait de la confusion dans
les pinces et les fils soigneusement ordonnancés !
La
chirurgie digestive se passe pour beaucoup dans les profondeurs, comme au fond
d'un puits, où la vision directe doit céder le pas au tact digital, où la
connaissance de l'anatomie se mue en sa perception.
Le Pr Grosdidier
était un pur produit de l'école Chalnot, ayant
conservé nombre de similitudes avec celui qui fut son maître et mentor.
De
taille très moyenne, il avait le physique trapu du judoka qu'il fut un temps.
Il émanait de sa personne une autorité naturelle et une force tranquille, sans
conteste rassurantes mais n'incitant guère à la contestation.
Il
fut un des derniers à bénéficier d'un statut l'autorisant à la responsabilité
d'un service universitaire à temps partiel ; il réservait le reste de son
activité à Gentilly, dans une clinique nouvellement sortie de terre, dont la
modernité par les fonctionnalités, le confort, et les espaces offerts
renvoyaient son service hospitalier comme étant d'autre siècle ou d'un pays en
développement. Ceci étant, il mettait un point d'honneur à démontrer qu'il n'en
était pas moins un patron à temps complet tant par sa présence effective quasi
quotidienne que le contrôle qu'il avait sur le fonctionnement du service. Il
avait l'art de placer ses assistants, pourtant de grande qualité, dans une
liberté surveillée qui parfois leur pesait. Légitimement lui revenait le
dernier mot pour les décisions difficiles ; il ne manquait pas d'assurer
personnellement les chirurgies réputées de haute volée, telles celles portant
sur l'œsophage et le pancréas, pour des cas de pathologie colo-rectale
s'annonçant périlleux ou des reprises a priori laborieuses ; il avait un
faible pour les dérivations porto-caves encore largement effectuées dans le
cadre de l'hypertension portale. Combien de fois ai-je vu ses assistants
piaffer d'impatience ou déçus de ne pas assumer personnellement certains cas
qu'ils estimaient leur revenir.
Les Assistants- Chefs de Clinique
étaient au nombre de deux, Patrick Boissel et Bernard
Richaume. Formés aux mêmes moules et vieux complices,
ils étaient des opérateurs aussi brillants l'un que l'autre, se sortant avec la
même élégance des situations les plus délicates. Aussi bons cliniciens, aussi
cultivés chirurgicalement l'un que l'autre, ils étaient également faits pour
une grande carrière hospitalière. Somme toute, c'est dans leur façon d'être ou
de paraître que se situait une différence : une forme d'élégance
intellectuelle et de civilité pour le premier, un côté plus rude, oserais-je
dire un peu rustique, dans une tradition chirurgicale classique, pour le
second. Lorsque le Pr Grosdidier dut pousser l'un
d'eux pour être son agrégé avant de devenir son successeur, il se trouva face à
une situation cornélienne qu'il ne sut trop comment trancher. Finalement P. Boissel l'emporta, son ami allant jouer la suite de son
avenir dans le secteur privé nancéien.
Les visites bihebdomadaires du Patron
se déroulaient selon les codes issus de la grande tradition déjà évoquée
ailleurs. Dans ce cadre il veillait notamment à ce que chacun portât en plus de
sa blouse le tablier dit de prosecteur comportant une poche marsupiale servant
autant à y loger les mains que le stéthoscope ou de quoi noter. Et la longue
procession de déambuler dans le dédale des couloirs et autour des lits, chacun
essayant de s'y faire une petite place. Un tel contexte n'était en fait guère
propice aux prises de décision difficiles pas plus qu'à un authentique
enseignement. Les staffs hebdomadaires trouvaient là toute leur
nécessité ; ceux de Chirurgie C
étaient réputés, attirant nombre d'auditeurs extérieurs et permettant à
qui le voulait de présenter tout dossier
à la réflexion et à la sagacité de l'aréopage présent.
Au sein de cette structure hautement
pyramidale, la part réservée aux trois Internes du moment était assez
restreinte, tout au moins pour celle que la hiérarchie supérieure voulait bien
leur abandonner en qualité d'opérateur principal. Comme mes collègues, j'ai
connu des périodes d'ennui au cours de ce stage. Les consultations laissaient
des loisirs, et donc du temps pour discuter, et pour certains d'allumer une
cigarette ; c'est ainsi que Lafon, jetant
négligemment un mégot dans une poubelle y mit le feu, oublieux des compresses
imbibées d'alcool s'y trouvant !
Comme par hasard, le Patron pointa son nez à ce moment précis ! No comment
pour la suite.
Il faut savoir cependant qu'à côté de la
répartition classique des tâches octroyées aux Internes dans tout service de
chirurgie, le Patron avait institué une particularité pour les siens : ses
assistances opératoires à la Clinique de Gentilly, à tour de rôle, deux mois
consécutifs par semestre ; paradoxalement, c'était un des intérêts majeurs
de leur passage en Chir. C !
A
son arrivée, tout était prêt, il n'avait plus qu'à inciser : patient
endormi, avec le Dr Lagrange aux manettes, champ opératoire installé,
instrumentiste en attente les mains posées sur la table parfaitement
ordonnancée, l'Interne à son poste ; silence, ambiance feutrée,
climatisée, tout est « clean ». Ce tête à tête singulier était
l'occasion privilégiée de le voir faire au plus près, répéter les mêmes gestes
pour les mêmes interventions dans leur clarté et leur précision ; de
s'imprégner jusqu'à ces détails qui font en fait la différence : comme de
placer telle pince de telle façon, glisser la main de telle manière, comment
prendre le temps de bien s'exposer avant tout geste décisif. Comme les poésies
apprises et réapprises jusqu'à être récitées par cœur par l'écolier, ces leçons
de chirurgie répétées finissaient par imprégner le cerveau de l'Interne en
position d'élève, si bien que le jour où il lui revenait de passer à l'action,
sa mémoire visuelle restituait de manière quasi-automatique les gestes, les
séquences à réaliser, commandant les mains pour tel placement, le choix de tel
instrument à tel moment et glissé de telle façon. Je n'ai pas fait de la
chirurgie viscérale ma spécialité de prédilection, mais celle que j'ai
pratiquée a été systématiquement alimentée par les leçons mémorisées à Gentilly. Apprendre en
chirurgie, c'est d'abord voir, voir et revoir.
Ceci étant, il arrivait à ce cher maître de s'intéresser parfois à
autre chose que le tube digestif,
comme la cure de prolapsus génitaux selon
la classique « triple
opération à la Française » dont il était un des derniers adeptes, des
hystérectomies pour cancer, l'ablation de goitres... Je l'aidai même à
plusieurs méniscectomies, ce qui m'autorisa à le solliciter pour mon jury de
thèse, ce à quoi il accéda avec enchantement !
Il était un moteur à publications,
poussé en cela par ses assistants. Sa grande
pratique personnelle jointe à celle de son service l'autorisait à
produire de grandes séries aussi bien que divers cas cliniques inédits. Je lui
dois d'avoir utilisé une part de mes
loisirs en me confiant l'exploitation d'une cohorte de 1005 cas pour évaluer
les « résultats cliniques et séquelles de la vagotomie » dans le
traitement des ulcères duodénaux. Par contre, solliciter son entremise pour une
publication dont il n'était pas
l'initiateur ou partie prenante avait peu de chance d'aboutir. Ainsi, à
la faveur d'un remplacement du Dr Mouktar à Vittel,
j'eus l'occasion d'opérer un malade atteint d'une occlusion colique due à une
pancréatite chronique évolutive ; la littérature sur le sujet étant
chiche, je présentai cette observation assez exceptionnelle à son staff ;
il la trouva intéressante, sans plus, pour ne pas dire banale ; proposée
au Pr Léger, un des leaders parisiens en
chirurgie digestive du moment, celui-ci la considéra avec intérêt au
point qu'elle fut proposée pour une communication devant l'Académie de Chirurgie. Elle ne s'y
fit pas malheureusement, Mouktar ayant décliné cette
offre sans m'en parler ; à défaut, elle fut publiée dans le Journal de
Chirurgie, en dehors de tout appui du Pr Grosdidier...
pourtant du comité de lecture de cette revue. Comme quoi l'ego de certains
maîtres n'est pas nécessairement bénéfique à qui en a été l'élève !
Il n'en reste pas moins que je rejoins
l'unanimité reconnaissant les qualités et les vertus d'un grand maître au Pr J.
Grosdidier. Les leçons apprises à le regarder faire
m'ont été des plus précieuses, me les récitant en me faisant le devoir de les
appliquer chaque fois que nécessaire lorsque je volai de mes propres ailes.
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Première chanson de Grosdidier (Air de « Prosper ». M. Chevalier)
I
Quand à Marin nous avons vu
Débarquer l'Grosdodu
Qui avait lâché le Pépère
Et sa méchante galère.
D'vant son air malabar
Et sa démarche de canard
Pas besoin d'être bachelière
Pour deviner c'qu'il veut faire.
Refrain
Dodu, yop la boum,c'est bien le plus fort de l'Est
Dodu, yop la boum, c'est le
roi du Dra-agstedt
Comme il n'a jamais la flemme
Il fait toujours tout lui-même.
Il a sa clientèle.
C'est bien chouette le temps partiel
Le jour et la nuit sans cesse
Fait son p'tit biz-ness
Des cliniques au Service
C'est vraiment le marché noir.
Faut l'voir, faut bien l'voir
Encaisser les bénéfices.
Il ramasse les billets
Et ne rend pas la monnaie.
Ce sera pour le fisc
En somme, c'est le grand tripier !..
Yop la boum, Dodu !..
II
Avec
sa belle gueul' d'affranchi
Là-haut
sur la butte,
Tous
les clients s'ront fous de lui.
C'est
bien là son grand but.
Y
en a qui s'flanquent des gnons Refrain
Et
qui se crêpent le chignon.
Dodu,yop la boum,
c'est bien le plus fort de l'Est
Pendant
c'temps, voyez-vous Dodu,yop la boum, c'est le roi du Dra-agstdt.
Tranquillement,il compt' les coups. Dodu,yop la boum, c'est bien le plus fort de l'Est
Dodu,yop la
boum, c'est le roi du Dra-agstedt
(Revue 1968)
Deuxième chanson de Grosdidier
(Air : « Ah qu'on est bien dans son
bain ». H. Salvador)
Ah c'qu'on est bien quand on est le patron
On pousse des grandes gueulées
On traite les autres de cons
Ah c'qu'on est bien quand on est le patron
On ramasse les sous
Dans un chaudron.
J'travaille à Gentilly,
Une petit'semaine au ski
Je travaille à Saint-Jean
Je chasse les éléphants
Je travaille à Bon-Secours
Je cours à mes amours
Et j'me fous de la Chir C
Ah c'qu'on est bien quand on est le patron
On fait sa grande gueule
On traite les autres de cons
Ah
c'qu'on est bien quand on est le patron
On n'a pas de problème
Pour le pognon
Tapez-moi fort le dos
Moquez-vous,
moquez-vous
Ne m'chatouillez pas trop
J'me fâche parfois.
Ah c'qu'on est bien quand on est le patron
On fait sa grande gueule
On traite les autres de cons
Ah c'qu'on est bien quand on est le patron
On travaille peu.
(Revue 1972)
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Octobre 1972. Mon temps d'Internat court à sa fin. Reste un
semestre au compteur. Le choix du service pour l'ultime stage, je le sais
déterminant pour la suite. Il s'inscrit en effet dans la perspective de la
nomination à un poste d'Assistant-Chef de Clinique : un impératif à
plusieurs titres. Une année de post-internat est nécessaire à l'obtention de
l'équivalence du certificat de spécialité en Chirurgie ; parfaire une
formation loin d'être aboutie et prendre davantage d'étoffe par l'exercice de
responsabilités de premier rang en constituent une seconde et bonne raison.
A cet effet, plusieurs
paramètres entrent en ligne de compte. Le premier, obtenir l'agrément d'un Chef
de Service, ce qui suppose qu'il vous connaît, pour vous avoir vu à l'œuvre de
préférence. Le second, qu'il ait un poste disponible ou qu'il n'ait pas pris
d'engagement avec un collègue ; tous les internes en fin de cursus
connaissent le même problème et sont contraints de s'impliquer dans les mêmes démarches. Reste l'orientation
que l'on souhaite donner à sa carrière future et à se placer en cohérence avec
ses propres ambitions. Pour ma part, j'avais structuré mon internat dans le
sens d'une formation polyvalente, sans m'engager trop par avance pour une
spécialité déterminée. De mon parcours j'avais trouvé une attirance certaine
pour l'orthopédie-traumatologie, mais sans ostracisme par rapport au
viscéral ; poursuivre dans le sens de cette polyvalence ne me déplaisait
pas, tant par l'ouverture d'esprit que cela imposait que l'obligation d'entretenir une culture
chirurgicale sans œillères ; j'étais en droit de supposer enfin qu'à
partir d'un socle de formation élargi, il serait temps ensuite au fil des
circonstances de se concentrer sur un ou des domaines privilégiés. Voilà pour l'état d'esprit du moment.
Je jetai donc mon dévolu sur le service de
Chirurgie B. Ce n'était pas comme un retour à d'anciennes amours mais par
l'opportunité qui s'y offrait. La vacance de deux postes était annoncée par le
départ prochain de R. Piccioli et de J.P. Bertrand,
le fils du patron. Ce service gardait une orientation en chirurgie générale
avec une activité d'urgences large compensant une programmation réglée que
l'on pouvait juger modeste. Enfin et surtout, une ère nouvelle s'annonçait par
un changement à sa tête, le Pr Frisch tenant la corde pour succéder au Pr
Bertrand dont le départ en retraite était programmé dans un an.
Marchons pour la Chirurgie B
Pour ce que j'en avais connu
lors de mon passage en qualité d'Externe, pas mal de changements étaient
intervenus. La Neurochirurgie s'était exilée à l'Hôpital St. Julien, libérant
de la sorte la salle 4 et sa part d'occupation de la salle 8 ; la salle 2
s'était muée en unité de réanimation, avec Mme le Pr M.C. Laxenaire aux
commandes.
Le Pr BERTRAND
n'était déjà plus très jeune au moment où il émigra de l'Hôpital Marin pour ce
qui était une montée en grade en accédant à la tête de cet important service,
mais une promotion de fin de carrière tout de même. Il en imposait par sa stature, une allure sévère et austère,
une voix forte et grave. A côté de la chirurgie gynécologique qu'il emmena dans
ses bagages, il s'efforça de s'impliquer dans les pathologies traitées dans le
service antérieurement à sa venue, à savoir la Chirurgie Générale dont la
diversité est majoritairement alimentée par la chirurgie viscérale et la
traumatologie courante. Malheureusement, ses connaissances et son expérience en
ces domaines devaient remonter à pas mal de temps et sans remise à jour. Il
surprit ainsi son monde en proposant le retour aux lames de Parham
pour les fractures du fémur, un matériel qui était tombé dans les oubliettes de
l'histoire depuis belle lurette ! En conséquence, il fallait faire preuve
d'un discernement avisé avant de souscrire aux indications qu'il proposait. Il
s'en remettait d'ailleurs volontiers à ses assistants, et à son fils en premier,
pour les situations lui posant problème.
Il lui arrivait encore parfois d'aller pratiquer une chirurgie
« foraine », moins souvent qu'après la guerre, mais tout de même...
Des amis à lui exerçant leur sacerdoce médical au cœur de la Woëvre lui
concoctaient de temps à autre un programme opératoire, le petit hôpital de Hannonville sous les Côtes servant à l'exercice de cette
chirurgie délocalisée ; il se déplaçait avec ses boîtes d'instruments,
accompagné d'un jeune anesthésiste quand il estimait les cas à opérer de nature
à dépasser les capacités de la bonne Sœur préposée à l'endormissement avec ses
moyens rudimentaires. Le temps chirurgical était suivi d'une solide omelette
avant le retour dans la capitale ducale. J'opérai une fois en ces lieux alors
que je remplaçais à Verdun ; je n'ai pas bénéficié de l'omelette mais je
puis confirmer la rusticité des locaux comme de la simplicité du modèle
anesthésique employé par la « chère Soeur ».
Autant d'éléments qui nous conduiraient directement au Tribunal Correctionnel
de nos jours !
Le Pr BESSOT figurait toujours à l'effectif, mais ses apparitions
se faisaient exceptionnelles, malheureusement : lui qui avait combattu
avec acharnement le cancer des autres, il savait que celui qui le rongeait
allait l'emporter sous peu.
Claude Lorenzini,
dit « Lolo », était des trois assistants alors en place le plus
proche du Pr Bessot ; il était comme son élève
spirituel, entièrement impliqué dans ses travaux et les techniques qu'il avait
développées en matière de cancers évolués. Il continuait à gérer les patients
dont les protocoles étaient en cours et assumait les engagements pris
antérieurement par son mentor ou liés à sa renommée. C'était un chirurgien brillant ;
c'était tout autant un garçon décontracté, beau gosse aux yeux bleus ;
il « passait bien » en société, surtout avec les femmes !
Jean-Pierre Voiry, de la même promotion que moi, se trouvait dans une
situation analogue. Il postula pour le même service avec la même ambition d'y
poursuivre son clinicat. La simultanéité de notre arrivée en Chirurgie B fit
que le Patron nous confondait régulièrement ; même si notre ressemblance
n'était pas d'évidence, il appelait volontiers l'un par le nom de l'autre quand
ce n'était pas par un patronyme qui était un « mix » de nos deux
noms: Voirey ! Il est vrai que nous étions
destinés à fonctionner en tandem pour quelques années
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Chanson de la Chirurgie B (Air : « Michèle ». Les Beattles)
Ce service, quel bordel,
On ne peut le croir' qu'en y
passant.
Tout le monde pourtant
S'en
accomod' à la perfection, la vie est belle.
Je m'en fous, je m'en fous, je m'en fous
Et toute la journée, on ne pense qu'à roupiller,
En attendant l'heure où il faudra aller opérer.
Le matériel, y en a pas
Ce sont les nénettes qui font la loi...
Des chefs, il n'y en a pas,
C'est toujours l'Pépère qui fait la loi, chacun pour
soi...
Ils s'en foutent, ils s'en foutent, ils s'en foutent,
Et toute la journée, ils laissent tout s'débander,
En attendant l'heure où ils pouront s'tirer...
Y a pas d'consultation
Les malades qu'on r'çoit,
c'est dans l'caillon.
C'est un service modèle,
Mais dans le CHU, ce n'est pas l'seul, vive le bordel.
On s'en fout, on s'en fout, on s'en fout,
Et toute la journée, on ne pense qu'à rouîller,
En attendant le fric qu'on a mis dans l'privé...
(Revue
1967)
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Chanson de Bertrand
(Air : « L'étranger dans la
nuit ». F. Sinatra)
Depuis que j'suis là
J'ai comme l'impression
D'être un vrai paria
Entouré d'espions J'n'ai plus
d'locataire
C'est
triste d'être ainsi
Il ne m'reste que Bessot
Etranger dans son nid. J'l'ai toujours sur l'dos
Pour que j'le laisse faire
Avec ses tuyaux
Il aura suffi Partout
dans les néos.
De deux ou trois semaines
Pour qu'étant ici
Le Service devienne
Le r'paire favori
Des vagins qui saignent.
Je ne comprends rien
Aux nouvelles techniques,
Je ne comprends pas
Pourquoi on m'critique
J'fais la sourde oreille
Et j'ramasse des gamelles.
(Revue 1968)
Avril
1973 – Septembre 1976
La
transition du statut d'Interne à celui d'Assistant-Chef de Clinique (ACC) se
fit simplement, sans la rupture née d'un changement de service. J.P. Voiry et moi-même furent acceptés, me semble-t-il, sans
difficultés par les personnels ; je crois pouvoir dire que nous nous
sommes bien entendus tout au long de cette période de vie commune. Au
départ, nous pûmes compter sur l'appui de nos prédécesseurs gardant un pied
dans le service quelque temps encore, mais plus encore sur le conseil amical de
Cl. Lorenzini, perçu comme en situation de frère aîné
pour nous deux.
La fonction d'ACC, contractuelle pour deux à
quatre ans, est bivalente ; un pied hospitalier, pour l'Assistant ; un
pied universitaire, pour le Chef de Clinique. A l'Hôpital, il exerce un rôle
central et de pleine responsabilité, n'ayant de comptes à rendre qu'à son
patron...et aux patients dont il se charge ; c'est moins vrai aujourd'hui là où les équipes sont construites autour de
personnels médicaux permanents, praticiens hospitaliers et professeurs agrégés.
Au plan universitaire, il est chargé d'enseignement clinique, de travaux
dirigés ou donne certains cours ; contribuer à la formation pratique des
Externes et Internes placés sous son autorité est une de ses compétences
premières. Voilà pour les définitions.
Ma
nomination en Chirurgie B en cette qualité s'était faite avec l'assentiment,
non seulement du Patron encore en place pour six mois, le Pr Bertrand, mais
aussi de celui destiné à le remplacer, à savoir le Pr Frisch. Le premier
semestre de clinicat fut vécu comme une période intérimaire dans l'attente de
la venue du nouveau maître. Ce fut d'abord un temps pour poser mes marques dans
la fonction ; ce fut aussi une opportunité pour approcher la Chirurgie
Gynécologique. C'est d'ailleurs au bénéfice de cette dernière et à cette époque
qu'une innovation instrumentale commençait à se répandre, à savoir la Coelioscopie ; outil incomparable pour aller voir ce
qui se passe au fond des pelvis, des matériels complémentaires à la seule
optique ne manquèrent pas d'être imaginés pour passer du simple stade de
l'observation à celui de voie d'abord possible pour diverses
interventions ; ce n'est que secondairement que les chirurgiens digestifs
s'en emparèrent et participèrent à son développement pour aboutir aux
possibilités qu'on lui reconnaît de nos jours. A l'époque évoquée, la
stérilisation tubaire, par électrocoagulation ou anneaux de Yoon représentait
son indication principale au plan « thérapeutique » : la
prévention précéda en ce domaine le curatif ! Restant sur ce terrain, même
si on peut en sourire ou en douter, je me fis un temps -un temps court certes-
une certaine réputation dans la chirurgie du prolapsus ; pour preuve,
cette Mère Supérieure de St Charles qui me confia ses organes victimes d'une
descente inexorable ; m'en sortant bien qu'auréolé d'une petite gloire
locale, j'en tirai à la vérité plus de gêne que de vanité.
Le
Pr Frisch à sa prise de fonction à la tête de la « Chir.
B » en octobre 1973, en modifia l'intitulé pour le définir en
« Service de Chirurgie générale et vasculaire ». Lui aussi était un
produit de l'Ecole Chalnot ; il lui suffit donc
de « traverser la cour » pour revêtir son nouvel habit. Il avait
suivi pour chemin celui de la Chirurgie Thoracique et Cardio-vasculaire, un
bloc alors en voie de démembrement ; il s'était d'ailleurs progressivement
concentré sur la part vasculaire, obéissant à cette tendance irréversible voulant
l'autonomisation de celle-ci de la part cardiaque : les vaisseaux
déconnectés du cœur ! Il est vrai que les pathologies du ressort de ces
deux domaines et les techniques spécifiques propres à chacun d'eux justifiaient
cette différenciation. Spécialité
encore jeune, la chirurgie vasculaire entrait dans l'ère de la maturité grâce à
l'audace de quelques chirurgiens ayant décidé d'agir sur les artères autrement
que de manière indirecte - je veux parler de la chirurgie sur le sympathique si
chère à Leriche -. Il n'y avait pas vingt ans que le parisien Ch. Dubost entrait dans l'histoire en réussissant la première
résection-greffe d'un anévrisme aortique. Restant dans les années 50, Kunlin démontrait que la veine saphène interne constituait
un substitut artériel idéal, alors qu'aux U.S.A. les recherches étaient axées
sur la mise au point de prothèses vasculaires idéalement biocompatibles,
s'appuyant sur les savoir-faire des industries chimiques et textiles
américaines ; le dacron tricoté (Dupont de Nemours) et plus tard le PTFE (Gore-Tex) ont été de vraies révolutions. Des pionniers
comme Voorhees, Wesolovski,
DeBakey, méritent toute la reconnaissance des
artéritiques. Ajoutons à ces bienfaiteurs Fogarty,
l'inventeur de la sonde à ballonnet servant autant aux thrombectomies
qu'à l'hémostase endo-vasculaire. Tout ceci pour dire
combien cette séparation à l'amiable entre chirurgies cardiaque et vasculaire
s'avérait légitime; elle se matérialisait au CHR nancéien par le maintien du
Cœur à gauche - de la cour de l'Hôpital
Central -, en Chir. A (avant sa montée à Brabois), et le passage à droite -de la dite cour- pour le
Vasculaire.
Par cet apport, le Service fut relancé de manière salutaire, tant en
réputation que fréquentation. Le nouveau Patron eut la sagesse de ne pas
imposer sa spécialité au détriment de ce qui s'y faisait par ailleurs mais
l'introduisit comme un complément majeur. Une des vocations de ce service étant
de répondre à l'urgence chirurgicale dans ses formes multiples, que la part revenant
au Vasculaire s'y intégrât n'en était que plus cohérent. L'hémorragie, de cause
traumatique ou complication d'un anévrisme, ou l'ischémie aiguë d'un membre
quelle qu'en soit la cause font partie des situations gravissimes à gérer dans
l'immédiateté ; qu'elles le soient par des chirurgiens aguerris, rodés
autant aux spécificités du vasculaire qu'aux états d'urgence en général
constitue plus qu'un atout. A titre d'exemple, que la même équipe ou un même opérateur soient en mesure de traiter
à la fois l'os luxé ou fracturé et l'artère adjacente blessée dans un contexte
qui tient de la course contre la montre, comment ne pas y voir un formidable
avantage ? Mais pour cela, comme dans tous les domaines de la chirurgie,
on assume d'autant mieux les situations aiguës que l'on en maîtrise mieux les
pratiques réglées. Les Assistants du moment vécurent comme une chance d'ajouter
à leur bagage l'art de disséquer les vaisseaux, les contrôler, les désobstruer,
les suturer ; ayant ainsi matière à élargir leur polyvalence, ce ne
pouvait être que bénéfice, pour eux autant que pour le Service.
A
l'usage, la Chirurgie Vasculaire nous dévoila ses exigences et vertus propres.
Elle est une école de connaissances. Par
définition, elle est susceptible de conduire sur tous les vaisseaux possibles,
veines et artères, petites et grosses, parcourant aussi bien le tronc que le
cou et les quatre membres. Connaître l'anatomie de la tête aux pieds et aux
mains est une condition première à sa pratique ; savoir en tirer profit
pour la bonne voie d'abord en est une seconde.
Elle est une école de maîtrise du geste.
Jouer des instruments coupants et tranchants le long des vaisseaux, les saisir
d'une manière qui soit à la fois franche et douce pour une progression efficace, c'est en
permanence se confronter au risque hémorragique et être en mesure de le
dominer. Il y a là aussi un exercice d'anticipation par le contrôle premier du
vaisseau en amont et en aval du segment à traiter, là où on sait, là où on
devine que s'offre un espace commode, un endroit aisé pour glisser un lacs qui
contrôle ou poser le clamp qui asséchera le site.
Elle
est une école de patience. Les abords directs pour pontages ou cures
d'anévrisme peuvent exiger plusieurs heures pendant lesquelles la concentration
de l'opérateur ne doit à aucun moment faire défaut. Et ce n'est que tout à la
fin, au dernier point posé, au dernier clamp levé que s'annonce le résultat.
Soulagement devant un champ opératoire exsangue, la reprise des battements
artériels sur les axes d'aval. Autres soucis obligeant à poursuivre l'effort si
tel n'est pas le cas : la paroi artérielle déchirée en un point, un
thrombus derrière un clamp, un lambeau intimal qui
fait drapeau dans la lumière, que sais-je encore ; autant d'ennuis
exigeant une réponse à tout prix, des ennuis toujours possibles quelle que soit
l'application apportée à chaque étape de l'intervention et capables de conduire
à une situation vite catastrophique. La Chirurgie vasculaire est tout autant
une école de modestie.
Elle est aussi une école de ténacité. A
l'issue d'un geste semblant avoir donné la satisfaction attendue, savoir
ré-intervenir, s'y obliger avant qu'il ne soit trop tard, est essentiel :
parce que les signes de revascularisation attendus ne sont pas ou plus là, face
à un hématome évolutif, un drain trop productif ; et quoi qu'il en coûte,
ne se retirer qu'une fois une solution définitive apportée. Chez l'artéritique,
la menace sur la vitalité d'un membre, si elle a été levée par un premier geste,
peut à nouveau se faire jour en raison de l'évolutivité de la maladie ou de la
détérioration de la réparation faite ; apporter une nouvelle réponse
implique habituellement une reprise, qui s'annonçant en règle difficile et
aléatoire, ne sollicite guère l'enthousiasme. « Un artéritique bien géré
est une rente pour le chirurgien » avait coutume de dire le Patron, un
sourire au coin des lèvres ; une rente fonction de son courage et de son
audace...
Elle
est encore une école de vie. Par les messages à glisser, par le combat à mener,
lorsqu'il n'y a plus d'alternative à l'amputation. Pour que le patient survive
à la gangrène, continue à vivre, débarrassé d'une souffrance permanente,
intolérable, empêchant le sommeil, et soulagé de l'obsession à trouver une
position, jamais la bonne, à cette partie de membre ayant, qui plus est, perdu
son utilité. Une mutilation pour prix de continuer à vivre, autrement ; et
pour ceux, hélas, glissant dans le sens d'un irrémédiable abandon, déjà un pied
dans la tombe.
Quelques mots sur l'imagerie
vasculaire du moment. On était encore loin de supposer que dans quelques
décennies elle se ferait en glissant le patient dans un tunnel et après une
simple injection intraveineuse ; appuyer sur quelques boutons, laisser
agir les rayons ou un champ magnétique en même temps que moulinent les
ordinateurs : voici que sortent des cascades d'images que l'on peut
orienter en tous sens, voir en coupes... ; que la technique puisse nous
montrer ce que distingue un globule de son trajet au sein des conduits dans
lesquels il navigue, cela n'étonnerait pas ! Pendant la septième décennie
du vingtième siècle, une ponction artérielle directe restait le prélude obligé
à l'injection du produit de contraste ; dans l'aorte sur malade anesthésié
et en décubitus ventral, ou dans une fémorale avec cathétérisme aorto-iliaque pour les membres inférieurs ; triple
ponction pour les troncs supra-aortiques : humérales droite et gauche, et
carotidienne gauche. Des accidents étaient possibles après ces explorations,
mais heureusement exceptionnels grâce au savoir-faire des radiologues en
charge, les Dr. Fays et Stehlin,
avec une mention particulière pour l'équipe de Neuro-radiologie
du Pr Picard. Le rendu des images sur des films en grandeur nature était
régulièrement impeccable ; qu'il n'y ait pas lieu de se torturer l'esprit
devant des clichés de qualité imparfaite simplifiait bien la vie et ne pouvait
que favoriser de bonnes décisions.
Si
le Pr Frisch s'était imposé comme le maître du moment en chirurgie vasculaire,
c'est qu'il en portait les exigences. C'était un plaisir de le voir opérer,
agir sans hésitation mais sans précipitation mal venue, offrant le sentiment
rassurant de contrôler la situation en permanence, sans se départir de son calme
dans les moments périlleux. Il arrivait à son aide de se demander par quel
mystère ou prodige il savait passer du premier coup le passe-fil derrière le
vaisseau tapi au fond d'un trou ou glisser le doigt ou l'instrument dans les
endroits improbables. Ses indications étaient portées avec mesure, se gardant
de brusquer les décisions s'il n'y avait pas lieu d'être. Aux moments de
détente, comme entre deux interventions, il avait pour rituel de sortir de la
poche un paquet de Gitanes avant « d'en griller une », conjurant pour
lui-même sans doute le risque de l'artérite ; bien qu'il ne fût pas
exemplaire en la matière, il ne manquait pas de tenir cependant le discours
incitatif au changement d'habitudes salutaire à tout tabagique claudiquant.
Facile
d'accès à qui lui demandait conseil, son avis, donné après quelques questions
ciblées, ne s'encombrait pas de longs discours. Il enseignait peu par le verbe
et n'avait guère le goût à jouer les aides opératoires de ses
collaborateurs ; ce qu'il leur apprenait, c'était par l'exemple ; à
eux de s'en saisir. Il avait une prédilection pour la chirurgie des vaisseaux du cou, et plus spécifiquement pour celle de l'ostium de
l'artère vertébrale ; dans ces domaines, il n'était pas partageur.
Dès
son arrivée il consacra temps et énergie à transformer le Service et le faire
bénéficier des canons de la modernité du moment ; exploiter les sous-sols
pour créer des espaces de consultation, des bureaux, un secrétariat, vider les
greniers pour d'autres bureaux et une bibliothèque ; faire des salles
communes encore existantes des unités d'hospitalisation composées de chambres à
un ou deux lits. Ces aménagements finis, la Chir B se
voyait comme débarrassée des oripeaux datant du 19ème siècle !
Très
présent dans son service, il se gardait cependant de trop interférer dans les
domaines échappant à sa spécialité et gérés par ses assistants; pour
autant, par les informations et explications demandées, il savait s'assurer que
la rigueur était bien au rendez-vous.
L'arrivée
de G. Fiévé dans le courant de l'année 1974 en
qualité de professeur agrégé changea la donne ; pour les assistants à tout
le moins, habitués à une certaine autonomie jusqu'alors. Ultime produit
professoral de l'école Chalnot, il fut aussi le
dernier « à traverser la cour », n'étant pas du voyage pour Brabois quand la chirurgie cardiaque y monta. Le Patron lui
confia la haute main sur tout ce qui n'était pas vasculaire, puis sur la part
de ce domaine quand il ne la jugeait pas nécessairement de son ressort
personnel. En d'autres termes, les assistants du moment ne virent pas sa venue
avec ravissement, surtout que leur appétit à opérer devait désormais tenir
compte de ce convive supplémentaire et hiérarchiquement supérieur à eux. La
cohabitation s'annonça donc délicate. Pas toujours accessible à la discussion,
il n'était pas rare qu'elle finit par une décision en forme d'oukase ; en
conséquence, la tentation était forte de ne pas lui soumettre les sujets sans
nécessité de son avis ou son aval, ce qu'il ne supportait pas... Alors ?!
C. Lorenzini quitta le service à sa venue pour poser
ses valises à Verdun et M. Brice prit sa succession. Au fil du temps,
cette cohabitation finit peu à peu par se muer en coopération, mais nos rapports
ne furent vraiment jamais simples.
Avec
l'ouverture de Brabois et les changements déjà
évoqués, le paysage médico-chirurgical de l'Hôpital Central fut profondément
modifié, avec en corollaire la redistribution de certains rôles. Il revint ainsi
à la Chir. B de gérer le versant chirurgical des
malades en service de Réanimation Larcan. Intervenir
en « Réa Larcan » ne pouvait qu'être source
d'apports très instructifs, mais également de sérieux soucis. Les pathologies
« larcanesques », dominées par les comas et
les défaillances viscérales de toutes causes et de toutes natures avaient le
mérite de pousser aux audaces, riches d'enseignements pour le futur.
C'est
dans ces conditions que je me trouvai mêlé à diverses situations dramatiques. Les
hémorragies dites par CIVD, intarissables par un déficit acquis en facteurs de
coagulation étaient parmi les pires ; vouloir obtenir une hémostase dans
les hémorragies du post-partum comme dans les cas de larges déchirures
cervico-vaginales était une aventure ; dans un tel cas, l'ami Rollin eut
l'idée d'un tamponnement vaginal rendu compressif par une canne anglaise
interposée entre le pubis de la patiente et
la tête de lit ! Je pourrais citer cette jeune femme chez qui la
mise à plat d'un abcès du sein évolua vers cette complication catastrophique,
et fut sauvée in extremis par quelques gros points de nylon passés à la volée.
Je songe aussi à ces cas de pancréatites
dont la nécrose extensive ne connaissait pas de limites, à ces péritonites
post-opératoires en provenance d'autres établissements de la région dans
l'espoir « qu'à Nancy » on saurait faire l'impossible ou
l'insurmontable. Ce fut encore l'occasion d'approcher le versant de
l'insuffisance rénale aiguë et d'y faire mon initiation aux abords vasculaires
pour dialyse ; il s'agissait alors de poser des shunts externes de
Ramirez, promus maintenant au rang
d'antiquités tombées dans l'oubli.
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Chanson de Frisch
(Air : « Le
poinçonneur des Lilas)
J'suis professeur en Chir A
J'profess' mais les étudiants, j'les vois pas.
Chaque fois
qu'j'dois faire une clinique
C'est fantastique
Je dois opérer à
Bon-Secours
Ou bien je suis
pris par un cours.
Refrain
J'fais
des nœuds, des p'tits nœuds, toujours des p'tits nœuds (bis)
Des nœuds sur des valves
Ou des vertébrales
J'fais des nœuds, des p'tits nœuds, encore des p'tits nœuds,
Des petits nœuds, des petits nœuds, toujours des p'tits nœuds.
J'suis professeur en chir A
Quand l'Pépère gueule, moi ne
m'en fais pas
J'ai mon petit job pépère
J'fais mes artères
On dit qu'y a pas de sot
métier
Moi j'fais des nœuds pour m'occuper
Je n'suis qu' professeur en Chir A
Un jour viendra ils mont'ront
à Brabois
On n'parlera plus du Pépère
Et sans m'en faire
J'récupérerai l'service du bas
Et je f'rai mes p'tits nœuds
à moi.
Refrain
J'fais
mes nœuds, mes p'tits nœuds, ce
seront mes p'tits nœuds
Mes p'tits nœuds, mes p'tits nœuds, vraiment mes p'tits nœuds
Mes petits nœuds, mes petits nœuds, mes petits nœuds.
(Revue
1972 – année précédant celle de sa venue en Chir B)
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Initialement, j'avais prévu de ne pas m'attarder sur des cas cliniques
supposés emblématiques, des « histoires de chasse » ne pouvant
intéresser que moi. A ce stade de mon récit, il en est qui me reviennent à
l'esprit avec une précision qui me surprend. Comme locataires à vie d'une partie de ma mémoire. Que notre mémoire
ne se satisfasse pas de l'oubli, c'est sa fonction ; qu'elle se fasse
sélective est sans doute aussi de ses attributions ; mais elle trie dans
nos rencontres et nos émotions, y opère des choix que l'on aimerait parfois
contester. Du métier chirurgical, elle restitue curieusement en première ligne
les événements ayant tenu de la tragédie. Alors pour la soulager, je laisse ma
plume raconter...
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Impossible d'oublier cet agriculteur victime d'un accident par
écartèlement Sur la table d'opération repose à côté du blessé toujours en vie
son membre inférieur gauche, séparé de lui à l'aplomb du pelvis. L'hémostase
des vaisseaux iliaques, disséqués par le traumatisme est simple ; par
contre, impossible de neutraliser les saignements extériorisés par les trous de conjugaison dus
à l'arrachement des racines nerveuses lombo-sacrées. Il en mourut alors que
l'on avait réussi tant bien que mal à reconstituer une paroi fermant la brèche
pelvienne.
La ceinture de sécurité n'était pas encore de rigueur. Cette
automobiliste allemande censée traverser la Lorraine sans s'y arrêter nous est
amenée dans un état de choc hémorragique laissant peu de doute sur son origine
abdominale. A la laparotomie menée séance tenante, la main exploratrice
innocente la rate; par contre incrimine un volumineux hématome sous-capsulaire du lobe droit du foie à la source de l'hémopéritoine. Complément de l'abord par thoraco-phrénotomie droite. Ce lobe présente plusieurs plaies
s'enfonçant en direction de son centre ; un tamponnement est illusoire,
des sutures impossibles. Pas d'autre alternative qu'une hépatectomie
droite : la hantise du chirurgien de garde ; jamais vu, jamais fait,
personne dans le coin pour un coup de main. Pas d'autre choix que de se
lancer ; comme lu dans les livres, d'abord enlever la vésicule ;
ensuite clamper le pédicule hépatique, et, sans musarder, dissocier le
parenchyme par digitoclasie, repérer sans les voir
les éléments biliaires et vasculaires qui se tendent, poser pinces et clips,
sectionner et apprécier seulement de visu ce qui vient d'être fait. La moitié
droite blessée du foie retirée, restent un grand vide et une tranche de
parenchyme qui perle le sang ; impossible d'obtenir mieux qu'une hémostase
seulement presque totale ; restent à la réanimation et la bonne nature à
faire leur œuvre. Les lendemains sont difficiles ; au bout d'une semaine,
devant une évolution qui traîne, peu satisfaisante, on redoute une collection profonde.
Pas de scanner mais seulement l'intuition clinique pour décider d'une
reprise : peut-être, et puis sans doute, mais comment... Finalement, il y
avait bien un abcès sous-phrénique dont la mise à plat sauva la situation... et
la malade. Une malade impressionnante de courage ; pas une plainte, pas un
mot pour dire sa détresse, son regard pour exprimer son espoir en ceux qui la
soignent. Chacun de notre côté mais ensemble, nous nous sommes bien battus.
Voici
un malade admis pour hémorragie digestive haute. En raison d'un antécédent de
gastrectomie, on intervient avec l'hypothèse d'une récidive ulcéreuse sur
l'anastomose gastro-jéjunale. En fait, rien à ce niveau ; par contre une
petite masse battante derrière l'anse grêle afférente et soudée à elle ;
porteur par ailleurs d'une prothèse aortique bifurquée, le diagnostic est donc
celui de fistule aorto-digestive : le résultat
d'une désunion progressive de la suture aorto-prothétique
au sein d'un faux anévrisme qui finit par s'ouvrir dans l'anse grêle à son
contact. A la dissection, aucun plan de clivage, tout est adhérent ; à
chaque coup de ciseaux on redoute un geyser de sang incontrôlable ; de
quoi mouiller abondamment et sa chemise et son calot avant de poser le clamp
aortique d'amont salvateur ! La brèche intestinale traitée, une nouvelle
prothèse est interposée, enrobée d'épiploon pour conjurer le risque infectieux,
majeur dans un tel cas. Restait le verdict des suites ; elles furent
favorables à court terme ; à distance, je ne sais pas, mais rien n'est
garanti.
Une
femme âgée est hospitalisée pour une insuffisance cardiaque d'installation
soudaine. Le stéthoscope posé sur l'abdomen fait entendre comme un bruit de
moteur d'avion. L'angiographie confirme l'anévrisme aortique fissuré dans la
veine cave adjacente. Le jeu consiste alors, après clampage de l'aorte et la
VCI en amont et aval de l'anévrisme à ouvrir rapidement celui-ci, et par son
intérieur à repérer la brèche cave et la suturer au plus vite. Pendant ce
temps, survient un désamorçage cardiaque avec arrêt ; massage
externe ; coup de chance, le cœur repart ; reste à terminer
l'intervention par une interposition prothétique sur l'aorte. Au réveil, on
constate un volet thoracique consécutif au massage ; reprise le lendemain
pour sa stabilisation par agrafes de Judet. Encore quelques jours sous
respirateur et voici la dame sortie d'affaire. Ouf !
23 décembre au soir. Coup de téléphone de Neurochirurgie : à l'issue
d'une cure de hernie discale, en retournant le patient survient un état de choc
avec deux arrêts cardiaques récupérés par massage ; reprenant ses esprits,
il se plaint du ventre ; la tension artérielle ne se maintient qu'au
rythme des transfusions : 17 poches ont déjà été passées. A l'évidence, le
malade saigne dans son ventre : sans doute une blessure des gros vaisseaux
en avant du disque opéré due à une échappée instrumentale. C'est fou comme il
est difficile d'identifier les éléments que l'on recherche dans un hématome rétropéritonéal aussi monstrueux ; y compris l'aorte,
d'autant que ses battements sont à peine perceptibles du fait du choc en train
d'emporter le malade ; et surtout à 3h du matin ! En fin de compte,
ce sont bien l'artère et la veine iliaques primitives gauches qui ont été
embrochées ; l'artère est suturée mais pas d'autre choix que de lier la
veine. 45 poches de sang ont été transfusées au total. Au petit matin, on est
heureux d'en avoir fini, l'opéré ayant récupéré une tension correcte et un
pouls fémoral. Les suites son redoutées avec le devoir de jongler avec les
problèmes de crase sanguine : par les déficits en facteurs de coagulation
aux premières heures, par le risque de thrombose extensive en amont de la
ligature veineuse ensuite. Surgit une difficulté imprévue : au deuxième
jour le malade s'agite, devient incohérent, puis viennent des signes
d'insuffisance respiratoire ; une complication intra-abdominale ?
Non : deux poumons blancs à la radio pulmonaire, imputés aux effets des
transfusions massives mêlés à ceux de l'état de choc. Après deux semaines
d'assistance respiratoire et une pleurésie purulente intercurrente, notre
malade s'en sort, sans séquelles patentes. Je n'ai pas été le seul à avoir eu
chaud !
Service universitaire, la Chir B avait aussi
un rôle de recours ultime. Parmi les complications de seconde main à
traiter : l'infection, encore et toujours elle. Colonisant une prothèse
vasculaire, une désunion sur la ou les anastomoses est à craindre ; l'hémorragie
guette, toujours elle. Des situations difficiles en tout : dans le quoi
faire, le comment faire et le faire tout court. Idéalement, deux temps en
un ; retourner sur le site en cause et déposer toute la prothèse
contaminée ; revasculariser le membre par des montages le plus souvent
atypiques, selon des trajets à inventer et faisant souvent fi de l'anatomie
normale. Un parcours d'obstacles dont on ne sait jamais ce qu'il en sera à
l'arrivée. Encore faut-il savoir « ne pas privilégier la fonction au détriment
du fonctionnaire » (sic JP Voiry). A chaque cas
ses dilemmes.
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Mon intérêt croissant en faveur de la chirurgie vasculaire ne m'empêcha
pas de maintenir toute ma fidélité envers l'orthopédie-traumatologie.
Le choix commun des chirurgiens du service fut de coller au plus près
des préceptes de l'Ecole suisse, mais sans dogmatisme pour autant.
Ainsi
de la méthode de Ender dans le traitement des
fractures pertrochantériennes du fémur et qui entrait
dans l'Hexagone par Strasbourg. J'allai m'y former auprès du Pr Kempf avant de l'importer dans le service. Elle consistait
à monter trois ou quatre clous souples sous contrôle télévisé jusque dans la
tête fémorale à partir d'un court abord au-dessus du condyle interne (médial,
pour être fidèle à la terminologie actuelle). Son attrait tenait à sa facilité
apparente et son côté peu agressif, autant d'atouts chez le sujet âgé, mais à
condition de se limiter à des fractures simples ; sortant de ce cadre, on
s'exposait à certains déboires. Elle connut une heure de gloire qui dura près
de deux décennies pour être alors supplantée par d'autres méthodes supposées
plus fiables. Elle est partie rejoindre définitivement les quincailleries remplissant les tiroirs de
l'Histoire de la Chirurgie. Ainsi va la vie de l'Orthopédie.
Il
y avait d'autres domaines à investir au plan local tels celui des fractures de
la cotyle comme Letournel en avait codifié les
traitements ou celui des entorses graves du genou selon les concepts développés par l'Ecole lyonnaise. Ces sujets
qui m'intéressaient furent aussi des sujets à frictions avec G. Fiévé.
Un
ami généraliste d'Epinal me rappela m'avoir aidé à une de ces interventions
pour genou disloqué alors qu'il était Externe. Il s'agissait d'une femme de 120
kg dotée d'un genou valgum prédisposant à l'entorse
grave à la faveur d'une chute qu'elle fit de sa hauteur. Il trouva de la beauté
intérieure à ce genou qui s'ouvrait comme une bible ; il me dit sa
compréhension de l'anatomie pas à pas à mesure que chaque élément lésé était
identifié, repéré par des points destinés à être glissés dans des tunnels trans-osseux avant d'être noués en toute fin
d'intervention. Le genou se voit alors rétabli dans ses axes et ses
structures ; l'instant de vérité final où tout se joue, comparable à celui
du dénouement concluant toute bonne pièce policière.
Pour conclure sur ce sujet autant que pour introduire
la partie à venir de mon récit, comment ne pas évoquer l'histoire de patients
que j'assumai à Nancy par un premier effet du sort et que par un second je
retrouvai face à moi, à Epinal cette fois, là où je me suis posé. Pour une
autre rencontre.
La
première concerne un ouvrier d'origine
portugaise dont le poignet droit a été happé par une courroie de machine. Outre
la luxation-fracture du carpe, la peau,
parcheminée sur toute la circonférence du poignet, est victime d'une brûlure profonde, cause par ailleurs
d'un effet de garrot veineux pour la
main. Un embrochage percutané stabilise la réduction de la fracture épiphysaire radiale. Pour le reste, on procédera en temps
successifs nécessairement multiples ; en urgence, débrider la zone brûlée pour une excision secondaire
élargie aux tendons extenseurs également nécrosés des quatre derniers
doigts ; assurer ensuite la couverture cutanée par un lambeau inguinal
pédiculé avec une mise en nourrice pour trois bonnes semaines ; après la libération
du membre suivie de six semaines mises à
profit pour rééducation et appareillages de la main, on procède à la greffe des
extenseurs ; nouveau temps d'immobilisation avec en corollaire l'adhérence
étroite des greffons aux tissus environnants. Reste pour conclure ce long
programme thérapeutique à réaliser leur libération (ténolyse)
trois mois plus tard ; le moment venu, le patient refuse catégoriquement
ce geste ultime. Dommage. Une dizaine d'années plus tard, admis
dans mon service spinalien pour un problème autre, il me reconnut lors de ma
visite ; pour ma part, je l'identifiai à son accent et aux cicatrices
parcourant son poignet. Cette fois la ténolyse
proposée eut son aval. Il n'eut pas à le regretter au résultat final. Le
travail était terminé.
Pour son malheur, un soir d'hiver, Mr G. chute de moto manquant un
virage. Il finit sa course en s'empalant la cuisse gauche sur une branche issue
d'une souche d'arbre en contrebas de la route ; par chance, passe par là
peu après le Dr Suty, généraliste dans la commune de
Bayon toute proche ; par chance, il a dans le coffre de sa voiture une
scie à métaux qu'il utilise pour libérer le blessé. A l'admission, deux longues
plaies parcourent la cuisse sur toute sa hauteur ; par chance, le fémur
largement mis à nu n'est pas fracturé. Dans la plaie antérieure, l'artère
fémorale est sectionnée, mais par chance sous forme d'une plaie sèche ; un
pontage saphène règle le problème. Dans la plaie postérieure, le nerf sciatique
poplité externe apparaît rompu, semblable à un faisceau de spaghettis ;
mais par chance l'autre partie du nerf sciatique est épargnée en raison d'une
division haute inhabituelle de son tronc. Le plus long à réaliser tient dans le
parage jusqu'en zone saine de chaque muscle rencontré, à traquer toutes les
particules telluriques, de mousse, textiles, etc... disséminées
partout. Après sept heures d'ouvrage, le blessé peur regagner son lit, le pied
chaud, la plaie antérieure refermée, la postérieure laissée en grande partie
intentionnellement ouverte. Les pansements quotidiens sont menés sous AG
jusqu'à ce que les problèmes infectieux qui n'ont pas manqué soient résolus. Au
bout de deux mois, la cicatrisation est acquise ; un steppage et une anesthésie
partielle de la jambe et du pied représentent les séquelles essentielles. Pour
pallier au pied tombant, je lui proposai une transposition musculo-tendineuse
capable de réanimer la dorsiflexion du pied ; la greffe nerveuse proposée
par le Pr Michon me paraissait en effet une gageure dans le cas particulier. Il
opta pour la greffe. Pas de nouvelles
ensuite.
Jusqu'au jour où, une quinzaine d'années plus tard, Mr G. figura dans
ma consultation pour un tout autre problème. Je le reconnus à son nom et aux
cicatrices zébrant sa cuisse gauche. Sollicitant des nouvelles de la greffe, il
me dit son échec : sans surprise pour moi. La solution que je lui avais
proposée en son temps restait réalisable. Il l'accepta ; pour le bénéfice
obtenu, il eut le regret d'avoir préféré l'avis d'un grand professeur à celui
d'un simple assistant ! Mais qui ne tente rien n'a rien.
Mr. D., dans les Vosges depuis peu, loin de sa Turquie natale, connaît
un grave accident près de Saint-Dié. Il nous est transféré quelques jours plus
tard en raison d'un état plus qu'inquiétant de ses deux membres
inférieurs ; à droite, un début de nécrose des orteils signe une ischémie
déjà évoluée, conséquence d'un traumatisme de l'artère poplitée passé inaperçu
et contemporain d'une fracture de l'épiphyse tibiale haute ; à gauche, une
vaste plage de nécrose cutanée couvre imparfaitement la plaque d'ostéosynthèse
posée pour une fracture complexe des os de la jambe.
Une restauration poplitée droite est malgré tout tentée ; son
échec, prévisible, aura le mérite d'aider à l'acceptation de l'amputation haute
de jambe, inévitable. A gauche, pas d'autre choix, après excision des tissus
nécrosés, que de déposer la plaque et les fragments osseux libres. Un appareillage
par fixateurs externes maintient une apparence de continuité de la jambe ;
manquent en effet une dizaine de centimètres d'os et une large surface de peau
sur la même hauteur. La détresse du patient, ses intentions suicidaires, nous
obligent à une solution conservatrice coûte que coûte. Or il s'avère que le
québécois Papineau vient de publier une technique inédite pour de tels cas
désespérés. Marchons pour un « Papineau », dont les temps successifs
additionnés demanderont patience … et longueur de temps.
Premier
temps, donc : après une excision sans concession de tous les tissus
dévitalisés et à la faveur de pansements gras, obtenir un bourgeonnement de
qualité couvrant de manière homogène toutes les structures exposées, os
compris. Temps suivant : combler la totalité de la plaie de greffons
spongieux prélevés en quantité sur les os du bassin, en les compactant au
mieux. Reste à attendre que le bourgeonnement, support de néo-vaisseaux,
colonise peu à peu ces greffons, assurant de ce fait et simultanément la
reconstitution osseuse tibiale et sa couverture cutanée. Magie de la vitalité
cellulaire ! Pour y aider, un lavage par goutte à goutte de plusieurs
heures par jour humidifie les greffons en même temps qu'il les toilette des
secrétions puriformes qui les imprègnent, de bon aloi au demeurant selon
l'auteur princeps. Et peu à peu le miracle attendu se produit sous nos
yeux , mais selon un temps long, pendant lequel tout appui est impossible,
avec le devoir de veiller au maintien rigoureux de la stabilité du système de
fixateurs et celui de compléter à diverses reprises l'apport osseux afin de
pallier à la perte de copeaux lors des lavages et pansements ; tous les
sites susceptibles de servir de carrière à os spongieux ont, je crois, été exploités !
Au
bout de treize ou quatorze mois on peut estimer la reconstruction espérée comme
presque aboutie ; restent encore quelques points d'écoulements et zones
limitées tardant à s'épidermiser ; reste surtout
un gros doute : celui de la solidité réelle de l'os nouveau. Se pose alors
un problème : mon départ pour Epinal étant annoncé, qui s'occupera de Mr.
D. ? Qui du Patron ou de mes collègues eut l'idée de postuler que l'air
des Vosges ne pourrait qu'être bénéfique à son cheminement vers la guérison ?
Et comment s'opposer à leur belle unanimité, renforcée du désir du patient de
quitter le triste pavillon de l'ACB (annexe Chir B)
pour me suivre et se trouver du voyage vers mon nouvel horizon ? Pour mon
départ, une forme de cadeau original à tout le moins, encore empoisonné de quelques miasmes et
autres soucis mais auquel je ne pus déroger,!
Pour la même circonstance, mes amis eurent le bon goût de m'offrir un autre présent auquel je tiens
infiniment, à savoir une lithographie,
elle aussi originale, de Trémois, accrochée chez moi
en bonne place, comme pour me ramener fidèlement au temps de la Chir B de Nancy.
Maintenant
que mon cher D. se trouvait dans la Chir B d'Epinal,
il fallait conclure : solder les problèmes locaux persistants et le remettre
en appui. Avec prudence et par étapes ; d'abord sous couvert de
modifications adaptées du système de fixateurs à gauche, et d'une prothèse
provisoire à droite ; vint ensuite l'instant de vérité avec
réapprentissage à la marche confronté à la libération la jambe gauche de tout appareillage simultanément à l'apprivoisement de la
prothèse définitive à droite. S'annonçait alors le moment aussi attendu que
redouté de son retour à la vie dite normale ; ceci pour dire sa nouvelle
existence hors de l'Hôpital ; car
comment parler de vie normale après toutes ces épreuves, deux années
passées en milieu hospitalier, et un préjudice reconnu comme exceptionnel à
l'issue de l'expertise du Pr De Ren !
Ma
récompense, je l'eus à son ultime consultation de contrôle ; me trouvant
face à un homme, debout, sans aide, sur
ses deux jambes, puis sur un pied, et sur un autre, sans hésitation ;
capable de marcher sans canne, sans doléances, au prix d'une boiterie peu
dérangeante, presque comme si de rien n'était... ou n'avait été. En un mot:
remis sur pied(s). Et que dire de son regard rayonnant et sa moustache en
joie !
Plus
de vingt ans plus tard, j'eus la surprise de le revoir à ma consultation pour
un écoulement causé par un petit séquestre osseux. Je le reconnus à sa tête -de
turc-, à son regard, sa moustache, sans besoin préalable de m'enquérir de son
nom ni d'inspecter sous les jambes de son pantalon !
Au fil des pages passées comme au fil des rencontres
évoquées, j'ai fait référence à une galerie de personnages que je plaçais
légitimement au-dessus de moi dans l'échelle de l'ancienneté, l'expérience, le
savoir ; il y a ceux qui ont été mes patrons avec parmi eux d'authentiques
maîtres ; il y a ceux qui ont joué un rôle d'aîné avec parmi eux de
véritables exemples. Mon regard, orienté initialement du bas de cette échelle
vers les échelons supérieurs, a gagné progressivement en horizontalité à mesure
que j'y grimpais à mon tour. De sorte qu'à mon tour, je devins l'aîné de plus
jeunes, avec un rôle à leur égard que je compris comme devant tenir davantage
du compagnonnage que du tutorat. Affronter les réalités du quotidien en commun,
en s'aidant de leurs propres apports, s'appuyant sur leurs attentes, se
frottant à leur sens critique parfois incisif, tenait de la règle du jeu ;
être un temps de leur projet en construction faisait aussi partie du contrat
implicite.
A la faveur de ma propre évolution au cours de mes
années de Clinicat passées en Chirurgie B, je me suis trouvé mêlé à une
pépinière de talents. S'offre alors une nouvelle galerie de personnages,
prometteurs, forts de leur jeunesse et de leur appétit face à l'avenir, mais
qui, aujourd'hui et comme moi, « ont fait leur vie ». En voici
quelques-uns, l'exhaustivité ne figurant pas au rang de mes prétentions.
Michel Brice. Anatomiste patenté par ailleurs, il se
passionna pour la micro-chirurgie vasculaire, à la
base des techniques de couverture audacieuses par lambeaux cutanés ou épiploïques libres ; plus fort encore, il réalisa pour
des pertes de substance osseuse étendues des transpositions de péroné
vascularisé jusqu'à des lambeaux composites libres ostéo-cutanés iliaques pour solutionner en un temps des problèmes
complexes associant déficits osseux et cutanés. Il s'entraînait sur des moutons
dont il cassait les pattes pour mieux les réparer ; ce qui l'obligea aussi à se préoccuper de nombre de problèmes
de ménagerie ! Les sangsues firent un retour remarqué comme moyen pour
lutter contre l'œdème des lambeaux transposés. Il entrait en émulation avec M.
Merle qui développait simultanément le concept du traitement « tout en un
temps » dans les traumatismes graves de la main ; leur confrontation
à certaines occasions ne manquait pas de piment. Il ne fut ni au bon endroit ni
au bon moment pour postuler à un avenir hospitalo-universitaire. Sa carrière,
il l'effectua à Metz, consacrée principalement aux chirurgies de la main et du
pied.
Richard
Beron. Il
me succéda à mon poste. Son projet a été univoque : la chirurgie
vasculaire en exclusivité. A l'issue de son clinicat, il s'installa à la
Clinique d'Essey-les-Nancy, rejoignant le cardiologue
M. Henry, pionnier audacieux en matière d'angioplastie percutanée. Il figura
parmi les premiers chirurgiens à savoir combiner habilement les possibilités endovasculaires aux revascularisations conventionnelles. Ce
garçon chaleureux et passionné fut tragiquement emporté par un cancer alors
qu'il se trouvait à la pleine maturité
de son art.
Martine
Maitrehanche.
Joli nom pour cette grande et charmante jeune femme dont la finesse
intellectuelle ajoutait à l'élégance naturelle. Elle dévia vers la chirurgie
plastique et esthétique ; à son départ du CHU, elle se posa à Metz,
devenue entre-temps Madame Brice.
Jean-Paul
Métaizeau.
Un temps, il hésita entre l'Internat et une carrière de pianiste !
Sa voie fut celle de l'Orthopédie Infantile. Esprit en perpétuelle effervescence,
il imagina entre autre innovation l'embrochage élastique stable, apportant une
solution thérapeutique simple et efficace aux fractures diaphysaires de
l'enfant, une méthode devenue de routine. Il s'intéressa aussi aux techniques micro-chirurgicales, pour les appliquer notamment aux
reconstructions osseuses après exérèse pour tumeurs. Il avait aussi l'étoffe
pour devenir Professeur agrégé ; les circonstances l'ont aussi envoyé à
Metz où il est devenu le référent indiscuté dans sa spécialité.
Claude Amicabile. Après une orientation urologique initiale, il se consacra corps et
âme à la chirurgie vasculaire. Rejoignant R. Beron à Essey, ils formèrent une équipe réputée et
performante ; à la disparition de son ami, il resta l'âme de celle qui se
construisit alors. Avec son assurance tranquille, il a fait tout ce qui pouvait
l'être sur les vaisseaux ; vrai
bourreau de travail, il acceptait d'une humeur constante de répondre à toutes
les demandes, sa disponibilité incroyable méritant l'éloge. La vie fut injuste
avec lui, emporté en quelques mois par la maladie à 66 ans.
Patrice
Diebold. Sa
tasse de thé, ce fut la chirurgie du pied, innovant en la matière, ne serait-ce
qu'en faisant de celle-ci sa spécialité exclusive. Sa renommée dépassa
largement le seul cadre nancéien. J'appréciais la clarté de ses exposés,
documentés brillamment et avec originalité ; je le suspectai parfois de ne
pas dévoiler tout de ses recettes !
Michel
Schmitt. Son destin, ce fut la Chirurgie
Pédiatrique Viscérale, où il s'illustra comme chef de service au CHU de Nancy.
Pour
ne citer que ceux avec lesquels je tissai des liens particuliers...
Sans
aucun doute nous sommes nous retrouvés les uns et les autres, à cette époque
puis au-delà, animés d'une même passion : une passion pour la Chirurgie,
chacun dans son domaine choisi, au bénéfice espéré le meilleur pour nos
semblables passés entre nos mains.
Chers
amis, aux apports à inscrire à vos mérites, s'en ajoute un, à mon avantage et à
votre insu : celui de porter la conclusion de cette partie de mon écrit,
et ce faisant, de cette tranche de ma vie.