` sommaire

 

 

 

Le docteur Maurice Ravey, interne de la promotion 1967, Chef de Clinique en Chir B puis chirurgien vasculaire et orthopédique à Epinal vient, à l'aube de sa retraite, d'écrire ce très beau mémoire décrivant de façon très agréable son vécu de toute sa formation médicale, en particulier de l’Internat et du Clinicat.

 

Je me suis permis d’adapter légèrement ce document en lui intégrant un sommaire qui facilitera aux lecteurs un accès plus rapide à la période qui les intéresse.

 

Je l’ai complété également par des liens avec les professeurs décédés.

 

Bernard Legras – octobre 2015

 

Addendum : Une seconde partie (Les réalités sans les rêves) qui complète la première, présente son activité de chirurgien à Epinal (octobre 2017).

 

 

 

 

De  fil  en  aiguilles

 

Maurice RAVEY

 

 

Des  rêves  aux  réalités

 

Nancy

1961 - 1976

Sommaire

 

LES ANNES FAC.. 4

Que choisir ?. 4

Première année de Fac. 4

Les  Années  Fac : Suite  et   Premiers  pas  à  l'Hôpital 9

Des  Sciences  Fondamentales 10

De  la  Séméiologie. 14

L'EXTERNAT. 26

Le  C.H.R. de Nancy. 26

La  Fonction  de l'Externe. 28

Prendre  Garde. 30

Gardes  à  Maringer 32

La  Dermatologie. 33

La Rhumatologie. 34

La  Pneumologie. 36

La  Médecine  A.. 38

La  Chirurgie  B.. 39

La  Pédiatrie. 45

L'O.R.L. 47

L'INTERNAT. 51

Le CONCOURS   de  l ' INTERNAT. 51

Concourir 51

Motivé. 52

Les  règles  du  jeu. 54

S'y préparer 55

Dernières  longueurs  avant  le  jour  J. 58

Le  jour  J. 59

Le  MONDE  de  l ' INTERNAT. 60

Le  Baptême. 62

La  Revue  de  l' Internat 64

Le  Banquet 66

Le  Temps  de  l'Internat 66

La Chirurgie  Infantile. 66

Intermède : le  Service  Militaire. 75

Deuxième  Classe. 75

E. O. R. 81

Aspirant 83

Fribourg.   Vivre aux  FFA. 84

Interne à l'Hôpital  A. Limouzin. 87

Interné  à  l'Hôpital  A. Limouzin. 94

La  Clinique  d'Orthopédie  et  Traumatologie. 96

Le Service  des  Voies  Urinaires 107

Le Service  de  Chirurgie  C.. 112

Le Service  de  Chirurgie  B. 118

ASSISTANT – CHEF DE CLINIQUE. 123

 

 

 

Rien ne me prédisposait à la Chirurgie. Le métier de Chirurgien que j'ai embrassé, je l'ai aimé.

 

Désormais que je me trouve éloigné de sa pratique et ses réalités, me revient en mémoire toute une galerie de personnages, tant par leur nom que leur visage, jusqu'à leur voix. Je les retrouve curieusement à cette époque de ma vie avec une acuité qui m'étonne moi-même, avec tout ce qu'à un moment donné ils ont été, m'ont appris, m'ont apporté. Je sais aujourd'hui qu'ils m'ont habité à des degrés divers au long de l'exercice de ce métier exigeant et passionnant ; et à un point que j'étais loin de savoir ou supposer au temps où je l'ai pratiqué. Comme je sais aussi qu'ils ont contribué à me façonner par leur savoir, leurs qualités, leurs mérites, leurs limites parfois. Sur eux, à cause d'eux, j'éprouve un irrépressible besoin d'écrire, de puiser au bric-à-brac de mes souvenirs, non pour en faire l'étalage, mais pour un simple plaisir : celui de raconter.

 

Raconter de fil en aiguille, comme à l'aide d'un fil serti de deux aiguilles,

Dérouler le fil de rencontres mêlées et successives,

Un fil au long duquel se sont noués des liens, pour un temps long ou court, c'est selon,

Un fil conducteur chargé de la souvenance de gens, d'événements, qui s'y glissent tels des perles,

Que la première aiguille est venue piquer aux divers étages de ma mémoire,

Tandis que la seconde, que j'ai voulu  garder à l'autre bout du fil, servira à piquer la curiosité de qui voudra me suivre au fil des pages.

 


LES ANNES FAC

 

 

Que choisir ?

 

Rien ne me prédisposait effectivement à la Chirurgie.

En premier lieu, je n'étais pas d'une famille médicale, encore moins chirurgicale. Mes parents étaient originaires de milieux campagnards plus que modestes. Mon père avait fait carrière comme officier de gendarmerie; il devait y mettre un terme en 1962 alors chef d'escadron à la Légion de Gendarmerie Mobile à Verdun, anticipant de deux ans sa mise à la retraite, pour rapatrier toute sa famille à Nancy, au motif premier de faciliter les études de ses cinq enfants; il avait  réussi  à trouver par ailleurs un emploi de bureau au siège social des Fonderies de Pont-à-Mousson, un emploi a priori pas très exaltant, mais il nous en parla peu. Cette transition, pour ne pas dire cette rupture dans la vie de mes parents, fut pour le moins difficile et douloureuse. Au regard des choix qu'ils ont su opérer à cette époque, nous, leurs enfants, leur en sommes particulièrement redevables -des parents au demeurant unis, aimants, exemplaires.

 

Mon bac en poche à 16 ans, se posait donc le choix crucial de mon devenir. Ce bac, préparé au lycée Buvignier de Verdun, filière Maths-Elem, je l'ai obtenu sans véritable éclat; il est vrai que j'étais plus intéressé par l'Histoire-Géo, les Sciences Nat. La Physique, que les Mathématiques. Plutôt que de raisonner en termes de métier futur, je me suis interrogé sur la nature des études supposées  m'offrir le plus d'intérêt et de plaisir.

 

Pas vraiment attiré par les études littéraires, en droit, encore moins scientifiques, l'idée de m'orienter vers la Médecine s'imposa à moi sans trop envisager d'autres alternatives; que ma sœur aînée Renée ait choisi cette voie, entrant alors en 3ème ou  4ème année, cela n'a pas été sans influence sur mon choix; j'étais impressionné par l'étendue et la diversité des connaissances à ingurgiter avant que d'imaginer toucher un patient; quant à le traiter, on en était bien loin! Que dire de la fascination exercée par les « Rouvière », ces volumineux ouvrages d'anatomie, riches de beaux dessins certes, mais dont le texte apparaissait aussi dense qu'indigeste, aussi poétique que le Bottin: tout cela pour être mémorisé comme des fables de La Fontaine, se déclinant de haut en bas, de dehors en dedans et d'arrière en avant... Me lancer dans des études longues ne me faisait pas peur et je me sentais prêt à y consacrer les efforts nécessaires. Je ne fus point déçu.

 

 

Première année de Fac

 

Octobre 1961. Les dés en sont jetés. Ce sera donc Médecine à Nancy.

Avant de parler études, évoquons le contexte.

Pour entrer dans ce monde nouveau, il fallait bien sûr quitter le cocon familial, mais ce fut en partie seulement: en effet, pour loger communément leurs trois enfants inscrits en fac à Nancy, nos parents avaient loué un petit meublé au deuxième étage d'un petit immeuble à Laxou, situé au sommet d'une rue fortement pentue. Je m'en souviens d'autant mieux que mon moyen de locomotion habituel était le vélo m'ayant récompensé de mon succès au BEPC ! (ce n'est qu'en 5ème année que je le troquerai contre la 2 CV de Renée, une bonne mais vieille occasion.); la fac se situant alors derrière l'Hôpital Central, il me fallait traverser Nancy au moins deux fois par jour quel que soit le climat, assurant par-là ma dose quotidienne de sport. Ce choix parental tenait autant à des motifs économiques qu'à celui du confort rassurant de nous savoir ensemble.

La pièce dévolue à Renée était triste à mourir et dépourvue de chauffage; pour l'anecdote, lui ayant offert un cyclamen pour son anniversaire en novembre, la plante mourut de froid dans son pot un beau matin du mois suivant : il est vrai que ma mère avait insisté  sur la fragilité à la chaleur de cette fleur ! La seconde pièce avait dû bénéficier d'une indispensable rénovation tapissière par mon père avant que d'y habiter; elle servait de chambre à coucher à Jean-Claude et moi-même, de séjour et de lieu de travail pour nous trois; le chauffage était assuré par un petit poêle à bois, avec nécessité de monter de la cave bûches et briquettes en période hivernale; pour les WC, ils étaient situés sur un palier intermédiaire, communs avec les habitants de l'appartement du dessous. Quant à la cuisine, des plus rudimentaires, heureusement qu'existaient les restaurants universitaires ! Malgré le côté assez spartiate de ce logis, nous nous y sommes trouvés bien, d'autant que l'entente entre les colocataires fut régulièrement bonne ; le mérite en revient d'abord à Renée, suffisamment accommodante, voire maternante ce qu'il fallait avec ses frères.

Les retours vers le cœur familial caserne Bayard à Verdun furent nécessairement espacés; en premier lieu, bûcher ses cours le temps d'un week-end en famille tenait du vœu pieux; ensuite la faute aux liaisons ferroviaires entre Nancy et

Verdun trop rares et compliquées. Je redoutais, surtout les mois d'hiver, les retours sur Nancy les dimanches soirs, avec un premier trajet dans un vieil autobus brinquebalant jusqu'à Etain, pour ensuite prendre une « micheline » offrant plus de places debout qu'assises pour le même tarif, pour terminer en fin de soirée par une marche à pied de quelques kilomètres valise à la main pour retrouver notre gîte Lexovien.

 

Quant aux beautés nouvelles de la vie étudiante, hormis ce qui avait trait aux enseignements et à l'étude, les sorties furent plutôt restreintes; il est vrai que nous n'étions pas là pour l'amusement; ensuite, l'argent de poche, une fois acquis polycopiés et tickets de R.U., n'autorisait guère les folies. Une distraction essentielle de nos dimanches nancéiens consistait à déjeuner au mess des Officiers: salle de restaurant classe, serveurs en veste blanche: voilà qui changeait agréablement des restaurants universitaires, tant celui de l'A.G, au bas de la rue G.Simon que du GEC, avec leurs queues et leur tambouille à 2,10 francs le repas. Il n'y eut pas de véritable bizutage cette année-là, tant mieux. L'événement marquant de la vie étudiante auquel j'ai participé fut le pèlerinage à N-D de Sion, soit une quarantaine de km à pied par les chemins de campagne depuis Nancy, et en chantant et priant...: arrivée sur les rotules, les pieds broyés par des rangers prêtés mais surtout inadaptés à la morphologie de mes pieds: je crois avoir gagné à cette occasion suffisamment d'indulgences pour toute la durée de ma vie étudiante !

 

Revenons à nos chères études.

Pour accueillir les 6 ou 700 étudiants inscrits en 1ère année de Médecine, les cours magistraux étaient donnés à l'amphithéâtre Parisot nouvellement construit à cet effet rue Lionnois. La première rencontre avec le monde enseignant universitaire se fit par le speech  introductif donné par le Doyen Beau : d'entrée, il ne laissa pas indifférent son jeune auditoire par sa prestance, son discours élaboré, sa parole forte et claire, allant et venant sur l'estrade micro à la main : bref, l'image même du Professeur en Médecine.

Le premier cours était, je crois, d'Embryologie comparée donné par le Pr. DOLLANDER ; il me semble n'avoir pas tout compris des effets comparés si ce n'est comparables des amours chez les tritons, oiseaux et autres reptiles avant d'arriver quelques semaines plus tard au cœur du sujet où il était question de morula, blastula et autre gastrula.

Qui n'avait l'impression de découvrir l'intime de la vie en apprenant que la  cellule possède un noyau avec un stock de chromosomes égal pour tous et remplis d'hélices propres à chacun, un cytoplasme où s'y promènent des ARN messagers via les mitochondries, et qui peut même s'adonner à la pinocytose ou la phagocytose.

La chimie était enseignée par un savant Cosinus de la Fac de Sciences, rendant cette matière d'autant plus incompréhensible qu'il parlait dans sa barbe et l'usage du micro lui était inaccessible; le chahut faisait le reste.

On n'échappa pas aux statistiques, aux beautés des courbes en cloche dont  on se ...gausse encore !

Je n'ai manqué qu'exceptionnellement les cours donnés, avec le  sentiment de devenir chaque jour un peu plus savant, mais qu'avant de l'être vraiment, il faudrait encore pas mal de temps, beaucoup d'ouvrage et de courage. En fin de compte, l'ai-je seulement été un peu ?

 

En découvrant les T.P. et enseignements dirigés, c'était tout autant l'occasion de pénétrer dans divers laboratoires.

Pour la Chimie, il fallait se rendre à l'ENSIC, rue Grandville; les exercices tenaient d'une drôle de cuisine où, mêlant anions et cations, en ajoutant quelques gouttes de ceci ou cela en évitant d'avaler le contenu d'une pipette, en chauffant quelques instants, en agitant aussi parfois, on voyait apparaître quelque précipité ou changer de couleur le mélange élaboré dans une éprouvette ou un erlenmeyer; restait alors à transformer le résultat en chiffres, courbes ou schémas.

Se servir d'un microscope pour y voir ce qui se cache entre lame et lamelle et surtout comprendre ce qu'on y découvre, en même temps qu'apprécier l'esthétique   contenue par certaines coupes histologiques, c'était comme aborder un nouveau monde.

 

Parler  Anatomie, c'est ouvrir un chapitre à part; c'est une façon de cheminer de la mort vers la vie comme d'étudiant on peut devenir chirurgien.

Evoquer les T.P. d'anatomie renvoie nécessairement au travail sur cadavres.

L'expérience que j'avais pu connaître de la mort au cours de ma jeune existence tenait au décès de mes grands-parents maternels dans un village d'Alsace, et plus particulièrement de ma grand-mère; je la vois encore, allongée dans une robe noire sur un lit parfaitement bordé, son chignon de cheveux gris toujours aussi parfaitement mis, un rosaire placé dans ses mains jointes pour une ultime prière, le visage apaisé et lointain.

En pénétrant pour la première fois dans la salle de dissection, ce fut là une toute autre rencontre avec la mort, brutale. Une rencontre d'une toute autre dimension par la découverte d'une série de corps nus, couverts de lividités, exposés impudiques sur des tables de granite, exhumant une pénible odeur de formol; des corps objets, anonymes, dépouillés de tout, y compris et surtout de ce qui pouvait rappeler la vie; Comment faire abstraction de l'âme qui les habitait il y a encore peu, et comment admettre le comportement irrespectueux de certains étudiants à leur encontre. Cette réalité avec la mort en rejoindra d'autres au décours de mon exercice de chirurgien.

Pour bien enseigner l'anatomie, que l'on soit simple prosecteur ou professeur, il faut la capacité  de dire de mémoire un texte à la syntaxe et au vocabulaire à la fois précis et spécifiques en même temps que dessiner (à l'époque aux craies de couleur sur tableau vert) des schémas et plans de coupe aussi figuratifs et justes que possible, et témoignant d'une certaine esthétique de préférence. Certains excellaient particulièrement dans cet exercice combiné, oratoire et pictural, et sur des sujets aussi complexes que le système nerveux central ou médullaire, comme le Doyen BEAU ou le Pr. CAYOTTE (réputé aussi pour sa collection de cravates).  Matière ingrate pour beaucoup, les colles périodiques dans cette discipline en désespérèrent plus d'un.

L'anatomie était alors encore considérée comme une discipline fondamentale maîtresse, justifiant qu'un temps important soit consacré à son enseignement et son apprentissage. Au concours de l'Internat, elle pesait autant que la biologie. En la potassant bien au cours des deux premières années de fac, ce que j'en ai mémorisé alors m'aura à l'évidence été des plus utiles, non seulement pour l'internat, mais pour  toute ma pratique chirurgicale future.

 

Pour le chirurgien, le travail d'apprentissage des techniques opératoires va de pair avec celui de l'approfondissement de l'anatomie descriptive et fonctionnelle; il faut alors comprendre cette dernière comme un puzzle, qui, dès lors que les multiples pièces le composant sont correctement assemblées, fait découvrir quelque chose de merveilleux et étonnant. Certains, comme le Pr. Bonnel, chirurgien et anatomiste montpelliérain, savaient captiver leur auditoire sur des sujets ésotériques en expliquant l'anatomie à partir de ses finalités; classiquement on tend plutôt à déduire les possibilités fonctionnelles à partir de l'analyse descriptive des structures concernées; il prenait délibérément le parti inverse, cherchant à déterminer à quelles solution ou adaptation anatomiques la Nature avait abouti pour satisfaire à une fonction déterminée avec la meilleure ergonomie qui soit. Quelques exemples :

-         en quoi l'existence d'une coiffe des rotateurs est la meilleure réponse pour que l'épaule fonctionne avec la meilleure sécurité et le meilleur rendement.

-         en quoi le découplage des articulations de la cheville et de l'arrière pied constitue le seul moyen d'organiser à la fois une propulsion efficace, une bonne stabilité à l'appui et une adaptation permanente du pied au sol qui soit performante

-         en quoi le dessin si particulier des articulations sous-astragaliennes, qui fait que le calcanéum vire, tangue et tourne sous l'astragale, permet cette adaptation optimale du pied au sol.

-         en quoi les ligaments croisés du genou sont la clé de voûte de la cinétique de cette articulation, et comment leur déficience met en jeu ou altère les structures de voisinage. Etc...

A partir de telles réflexions qui n'ont rien de théorique, on aboutit dans une même synthèse au pourquoi de la présence et du « design » de telles ou telles structures anatomiques, au comment de leur fonctionnement cohérent, au pourquoi des effets de leurs atteintes, au comment des meilleures solutions pour y pallier. Le puzzle est alors parfaitement assemblé.

 

Toute année universitaire se conclut par des examens. L'année 1961-62 correspondait à la mise en œuvre d'une importante réforme des études médicales, la première d'une longue série. Exit le PCB (Propédeutique Physique Chimie Biologie) dont l'enseignement était éclaté entre Facs de Sciences et Médecine pour tout concentrer sur la 1ère année de Médecine. Entre autres innovations, nous fûmes gratifiés d'une double série d'examens, en février et juin. En raison du nombre important  d'étudiants, il fallut nous familiariser avec les QCM (questions à choix multiples), avec leurs diverses variantes, figurant alors comme le dernier cri en matière d'évaluation. Bien que le numerus clausus ne fût pas encore d'actualité, la sélection n'en était pas moins réelle, ne passant en seconde année pas plus d'un étudiant sur quatre.

.        Je rentrai pour ce qui sera les dernières grandes vacances verdunoises tous mes examens en poche. J'étais rassuré pour la suite, la voie choisie semblait être la bonne. Je crois que mes parents, même s'ils se  montrèrent peu expansifs à leur habitude, furent autant si ce n'est plus heureux que moi. Mes aînés ayant connu les mêmes satisfactions, ceci ne fit que les conforter dans la nécessité de se fixer à Nancy dès la rentrée suivante.

 

 

Les  Années  Fac : Suite  et   Premiers  pas  à  l'Hôpital

 

Pour la rentrée 1962, changement de décor.

L'acquisition de la maison envisagée par nos parents dans le quartier N-D de Lourdes n'ayant pu se concrétiser en dernière minute, ils se rabattirent en catastrophe sur un appartement déniché par une ancienne amie de ma mère dans le quartier de la gare. Situé au 2ème étage d'un immeuble à l'écart de la circulation urbaine, il apparaissait au premier coup d'œil d'un sinistre saisissant: il sentait le vieux et l'abandon, avec tapisseries noircies et pisseuses, des parquets et peintures d'un gris pas encore de mode; les fenêtres principales donnaient sur les murs d'un entrepôt de quincaillerie inspirant la tristesse, et sur ceux plus en retrait, d'un silo à voitures barrant toute perspective.

 

Le premier  coup au cœur passé, on sut à quoi passer une partie de nos vacances d'été; avec mon frère Jean-Claude nous nous mîmes gaillardement à la tâche. On apprit vite que peintre en bâtiment était un métier, et que comme dans tout métier, il y a une courbe d'apprentissage (pas une courbe de Gauss); pour retirer les diverses épaisseurs de papier peint, il ne suffit pas de travailler de la seule raclette, mais l'investissement dans le Dissoucol dilué à la bonne posologie est tout bénéfice; le Saint-Marc, s'il nettoie efficacement, décape les épidermes; peindre  des baies vitrées en ne colorant que les montants sans opacifier les carreaux adjacents est un exercice de patience qui connaît des limites. Quant à redonner leur blancheur aux plafonds, on n'insistera jamais assez sur l'ingratitude de l'exercice, d'autant que  la  peinture acrylique n'était pas encore connue, de nous en tous cas. Je ne conseille pas pour cet usage le Blanc Jardin - c'est le nom du produit, sans doute à base de poudre de plâtre, proposé dans cette indication à l'époque - ; après la pose de deux couches sur le plafond de la salle à manger, ce qui représentait un effort et une prise de risques louables vu la hauteur du dit plafond et les qualités de l'escabeau à disposition, le résultat ne tint pas de la blancheur idyllique attendue. Qu'à cela ne tienne: en rajouter une couche et  les satisfactions attendues ne sauraient manquer; le travail terminé, c'était nettement mieux, en tous cas plus blanc; mais hélas dans la soirée  on vit se développer une succession de cloques comme si la surface peinte était atteinte d'une gigantesque varicelle ou plutôt d'une dermatose bulleuse ! Ecœuré, j'allai me coucher sans dîner.

 

Au final, il fallut emménager, le chantier de rénovation étant loin d'être terminé; on n'échappa pas à  faire appel à d'authentiques professionnels pour finir le travail. Pour ma part, je fus heureux d'abandonner pinceaux et brosses à encoller pour reprendre stylo et cartable et retrouver le chemin de la Fac -en vélo- afin d'attaquer la 2ème année.

 

Pour terminer sur ce sujet, il faut préciser que nous vécûmes quelques années à sept dans cet appartement quatre pièces-cuisine, au chauffage central alimenté par un poêle à charbon avant d'en changer. Les deux filles avaient leur chambre, par ailleurs passage obligé pour accéder à la salle de bains; les trois garçons avaient la leur, avant que Jean-Claude n'émigre un peu plus tard vers la chambre de bonne au 4ème, entièrement rénovée pour la circonstance sans faire appel à des professionnels. Il est certain que pour les uns et les autres les conditions pour étudier ne furent pas toujours idoines; on s'en contenta, ce qui n'empêcha pas chacun d'arriver à une conclusion heureuse de ses études. Ensuite, petit à petit, à mesure que chacun fit son nid, l'appartement vit son nombre d'habitants se restreindre. Pour ma part, j'y vécus  jusqu'en 1968, c'est-à-dire mon départ pour le service militaire.

Ce fut toujours avec le plus grand plaisir que les uns et les autres  retrouvaient le 14 rue de Serre, surtout aux occasions que savaient créer nos parents pour rassembler leur grande famille.

 

Des  Sciences  Fondamentales

 

Pour les années couvrant jusqu'au terme du 2ème cycle, les enseignements restent centrés sur les sciences fondamentales, mais selon une progression permettant de glisser des données générales à l'explication et la compréhension  des grandes fonctions vitales, ce qui les organise et donne leur cohérence. Comment ne pas voir dans la mission de chaque enseignant celle de délivrer, chacun dans son domaine, les pièces d'un vaste puzzle dont il serait détenteur; à l'enseigné de faire l'effort de les identifier puis les assembler en bonne place. Mais au final, qui peut prétendre être en mesure de reconstituer l'intégralité de ce puzzle, au nombre de pièces quasi infini, et de ce fait prétendre à un savoir complet sur l'être humain. Quant à percevoir les contours et la profondeur de la nature humaine, c'est une autre histoire et un autre défi. En fin de compte, qu'il n'y ait qu'un côté partiel, voire superficiel à certaines notions enseignées, et plus encore acquises, est une évidence, tolérable à condition de ne pas transiger avec l'essentiel.

 

La Biochimie (Pr. PAYSANT) se dissèque en acides aminés conçus pour s'associer savamment en polypeptides et protéines, en lipides destinés certains à circuler, d'autres à être stockés, et pour sucrer le tout, en oses divers à cinq ou six carbones. Toutes ces molécules jouent à se combiner et interagir pour la plus grande satisfaction de métabolismes  bien déterminés , tel l'universel cycle de Krebs; ailleurs leur finalité sera de participer à la constitution d'une infinité de cellules, formant elles-mêmes la trame d'une diversité incroyable de tissus s'organisant enfin en entités anatomiques bien définies, faites elles-mêmes pour satisfaire à des fonctionnalités précises et cohérentes. Tout cela se joue dans un subtil et permanent équilibre entre anabolisme et catabolisme, entre facilitations et inhibitions; toutes ces régulations sont comme soumises à l'autorité de micro-ordinateurs parfaitement coordonnés par un ADN qui réussit l'exploit de faire en sorte que chaque individu soit différent de son voisin, tout en restant son semblable. Je ferais par ailleurs preuve d'une coupable injustice si, pour expliquer ne serait-ce que partiellement cette magnifique harmonie,

-         je faisais fi d'une douzaine de vitamines jouant leur rôle à doses homéopathiques,

-         je faisais abstraction de multiples dispositifs hormonaux placés sous la baguette de l'hypothalamus et sa voisine l'hypophyse,

-         je faisais silence sur les mécanismes humoraux transmetteurs d'influx et d'informations,

-         je semblais tout ignorer des liquides circulants, tantôt transporteurs de substances vitales, tantôt véhicules chargés de l'élimination de déchets produits par cette vaste usine chimique à la fois consommatrice et productrice d'énergie que constitue l'organisme humain.

-         je semblais méconnaître que le même liquide sanguin s'écoule fluide et sans caillots tant qu'il reste dans ses contenants, les vaisseaux, et qu'il sait enclencher par un processus complexe et bien rodé l'arrêt du saignement, dès qu'une blessure, même infime touche à son espace circulant.

 

Cet ensemble infini de molécules mises en jeu dans un ordre défini, selon des codes préétablis, qui se mobilisent, s'associent,  se désunissent, interfèrent sans discontinuer, dans un équilibre tantôt précaire, tantôt durable, orchestré, cela porte un nom: la Vie. Le plus surprenant est que toute cette machinerie, on ne peut plus complexe, puisse fonctionner selon une harmonie totale au point que nous n'en avons habituellement pas conscience; communément, cela porte un nom: la Santé.

Que des dérèglements, même très limités, se produisent au cours du temps, devrait moins surprendre; le danger tient surtout aux effets en cascade engendrés; communément, cela porte aussi un nom: la Pathologie. S'ouvre alors un chapitre infini, aussi infini que celui qui compose la Vie.

 

 

A quelques encablures de la Biochimie se trouve la Biophysique. (Pr. BURG et MARTIN), elle-même découlant de la Physique tout court. Elle a ses lois, intangibles, qu'on ne peut ignorer même si elles ne sont pas toujours simples à comprendre ou se représenter. Pour l'étudiant qui ne se veut  point trop savant, la plupart lui apparaîtront tenir de l'acte de foi et leur étude du cours de droit. Dans les lois de Poiseuille, de la mécanique quantique ou ondulatoire, celles présidant au tableau de Mendeleïev, il n'y a pas que de la relativité. Et à partir de ces lois on s'efforcera de comprendre : pourquoi il y a des sons qui nous atteignent et d'autres non, comment la lumière peut se décomposer et offrir des perceptions variées,

-         d'où naissent les rayons X et en quoi il y a avantage à leur opposer  des films couverts d'argent: rien à voir avec les films X même s'ils mettent à nu jusqu'à l'os celui les recevant.

-         comment des isotopes émettant des rayonnements différents peuvent être tantôt bénéfiques par l'énergie produite en se transformant ou en aidant aux diagnostics et  traitements de certaines pathologies ou tumeurs, tantôt maléfiques parce que détruisant la source des éléments figurés du sang ou favorisant certains développements tumoraux.

 

On ne sait pas toujours de quelle étoffe sont faits les êtres qui nous entourent, mais nous nous savons tous façonnés des mêmes tissus. En connaître constitue l'Histologie, domaine alors du Pr. GRIGNON ; en rien une école  de confection ou de couture pour les non-initiés ! Même si dans l'architecture des divers tissus dont nous sommes faits il y a bien des points communs, tel le stroma interstitiel  empli de conjonctif à effet de soutien ou de remplissage, les cellules qui les composent s'offrent dans leur présentation, disposition, assemblage, d'une manière spécifique et propre aux objectifs fonctionnels de chacun d'eux.

-         ainsi des neurones caractérisés par leurs dendrites pour des interconnexions sans limites et des axones, qui regroupés en nerfs, n'oublient aucun territoire de l'organisme, même les plus éloignés, comme pour permettre au cerveau d'exercer son empire sur la moindre parcelle, y compris les plus distantes et anodines comme le dernier des orteils.

-         ainsi de l'épiderme pour protéger le milieu intérieur de l'extérieur, des muqueuses faites pour la même fonction frontière, une frontière voulue non seulement perméable mais conçue pour les échanges.

-         ainsi des os dont la trame calcifiée et orientée permet à l'être humain d'avoir une tenue autre que celle du poulpe, bâti pour se tenir debout et non pour ramper; ces os sont en règle encroûtés à leurs extrémités d'un cartilage dense et élastique à la fois, conçu dans le but de donner un maximum d'économie aux mouvements,  eux-mêmes commandés par des haubans tendino-musculaires composés de cellules striées, contractiles, soumises à l'autorité neuronale via des plaques formées aux transferts d'influx.

-         ainsi du syncytium monocouche tapissant les alvéoles au contact des capillaires pulmonaires, également monocouches, pour des échanges gazeux des plus aisés entre l'hémoglobine et l'air ambiant.

-         Ainsi, ainsi de suite ...

 

 

Je reviens sur un domaine qui me tient sans doute à cœur savoir l'Anatomie. Au cours de l'année précédente, son étude s'était concentrée sur les membres, soit le « Rouvière » tome 3 ; restaient à avaler et digérer les deux premiers  volumes.

On commencera par le tome 1, celui qui traite de l'ensemble tête et cou. Pour retenir l'ostéologie tourmentée et étonnamment complexe de cette région, l'aide d'un crâne récupéré par ma sœur, je ne sais par quel trafic, fut on ne peut plus judicieuse. Comment se représenter, sans toucher, le Sphénoïde composé d'un corps sur lequel poussent deux ailes et qui s'appuie sur le Palatin; placer les os propres du nez est facile, mais où caser les cornets, l'unguis et le vomer ? Comment se figurer les multiples trous perforant la base du crâne et les éléments vasculo-nerveux qui les parcourent. Pour l'étudiant, il est heureux que les paires crâniennes se limitent à douze ...

On ne nous a pas tout dit sur l'anatomie du tronc: un enseignement tronqué en quelque sorte. Je dois au Pr. Prévot (par ailleurs chirurgien infantile) de connaître du contenant de ce tronc, thorax et abdomen; je retiens surtout ses explications sur les mouvements de rotation in utero du mésentère pour conduire à divers accolements péritonéaux, tels les fascia de Toldt et de Treitz, à l'existence  de l'arrière-cavité des épiploons s'ouvrant dans la grande cavité par le hiatus de Winslow: autant de notions et d'identités ésotériques, mais dont la connaissance est fondamentale pour nombre d'abords viscéraux en exploitant des plans de clivage exsangues par la possibilité de décollements larges utilisant les dits fascias: la base même de la dissection dite anatomique en chirurgie viscérale.

 

Les disciplines précédemment citées convergent naturellement vers le domaine passionnant de la Physiologie (Pr. ARNOULD et Boulanger). Cette science explique comment s'exécutent de manière cohérente et adaptée les grandes fonctions produites par les différents organes constitutifs du corps humain, qu'elles soient respiratoires, circulatoires, motrices, digestives, de reproduction et autres ...Elle nous apprend tout autant

-         comment certaines fonctions sont soumises à un pilotage automatique, capables d'adaptations appropriées, au chaud, au froid, à l'effort, au stress, au temps qui passe.

-         comment il en est qui doivent rester du domaine réflexe et d'autres conçues pour subir avantageusement l'exercice de notre volonté, selon le profit sensé en retirer notre être, ne serait-ce qu'en capacités d'adaptation, protection ou anticipation.

-         comment leur assemblage comme il se doit connaît comme aboutissement la constitution d'un être vivant.

-         comment par la réussite finale de la combinaison cohérente et complexe de ces multiples fonctions elles-mêmes complexes se créent des êtres capables d'action.

-         Mais au fait, cette science, aussi savante et aboutie qu'elle soit, explique-t-elle absolument tout, en particulier pourquoi les êtres de chair et de sang que nous sommes avons les capacités de penser, créer, aimer. Si ces dernières ne sont que les fruits de processus biologiques, elles seraient donc irrémédiablement mortelles; je veux croire qu'il se peut qu'elles soient aussi d'une autre essence. Mais qu'en est-il ? Qui sait vraiment ?

 

De  la  Séméiologie

 

Arrive enfin l'initiation à la Pathologie; le but ultime des études médicales n'est-il pas pour l'étudiant de connaître des maladies et traumatismes pour se placer plus tard en thérapeute ? La voie obligée et naturelle pour aborder cet inépuisable domaine s'appelle la Séméiologie. Sous ce vocable, on regroupe l'ensemble des signes cliniques ou symptômes par lesquels une pathologie    peut se manifester; leur étude est d'abord nosologique, les présentant en tant que tels selon une sémantique précise, souvent spécifique; elle est aussi analytique, définissant les différents aspects sous lesquels ils peuvent se traduire. La démarche clinique consiste ensuite à regrouper tous les symptômes identifiés en des entités ou syndromes, qui, correctement authentifiés, doivent orienter vers une affirmation ou quelque hypothèse diagnostiques selon les cas; à partir de là, on sera autorisé à solliciter les explorations complémentaires appropriées pour accéder à ce but final qui est, certes, d'aboutir à un diagnostic réputé exact, mais tout autant à un lot de bonnes informations nécessaires à de bonnes décisions thérapeutiques.

Au cas par cas, ces recherches et identification des symptômes tiennent d'un processus d'enquête, et comme tel, impliquent méthode et rigueur. Leurs regroupement et mise en perspective tiennent aussi du puzzle: chaque signe retrouvé figure comme une pièce dont l'importance et la place se déterminent en fonction des autres symptômes décelés, valant comme autant d'autres pièces. De l'assemblage final doit naître un tableau -un tableau clinique bien sûr- plus ou moins démonstratif, aussi figuratif que possible du problème à traiter.

En pratique, les Séméiologies Médicale et Chirurgicale sont enseignées séparément, et ce de manière assez artificielle, tant les points communs ou de rapprochement sont nombreux; cette dichotomie tient principalement  à ce que les premières le sont par des médecins, les secondes par des chirurgiens, et qu'il y a des choses ou des gens qui ne se mêlent pas. Enfin, ce n'est que mon avis.

 

Comme dans toute enquête, la recherche des données commence par l'Interrogatoire  du suspect - enfin, de la personne suspecte d'être un(e) malade. Avant de solliciter l'énoncé des symptômes, il est d'abord l'occasion d'établir une rencontre, une rencontre qu'il ne faut pas manquer, entre une personne  - un homme, une femme, un enfant -, et une blouse blanche ; tantôt elle tient d'un hasard, comme dans les situations d'urgence, tantôt d'une demande liée à une réputation. Mais peu importe: d'un côté il y a donc cette personne, avec son inquiétude, une souffrance, des demandes, de l'autre il y a quelqu'un vêtu d'une blouse blanche; d'un côté sont attendus professionnalisme et empathie, de l'autre confiance et sincérité. Si l'enseignant sait convaincre son auditoire sur le caractère essentiel de ces préliminaires pour le bon déroulement de la suite, c'est bien. Mais est-ce la règle ?

Ce premier contact établi, passons aux aveux, habituellement spontanés.

 

1- En tête de liste, une douleur, des douleurs, la  Douleur.

Si elle fait suite à un traumatisme, la correspondance est apparemment simple, sa compréhension aisée, encore que la prudence s'impose pour parer à une évaluation incorrecte.

Si elle est d'installation sans facteur extérieur patent, alors laisser dire ou faire dire le patient le plus possible est une règle première; un bon questionnement amène de bonnes réponses, une bonne écoute une bonne analyse, analyse capitale; de cette dernière, et à partir de ce seul symptôme douleur, s'ouvre en règle la bonne piste à suivre. Ainsi cette douleur:

-         en coup de poignard thoracique, suffocante, signe le pneumothorax; vite, un drain, sans retard !

-         d'installation brutale, crucifiante d'emblée, qui se maintient terrible, insupportable, souvent choquante, signe l'ischémie aiguë d'un territoire du cœur, de l'intestin, d'un membre, selon les cas; si, étant du même type, elle transfixie de plus l'abdomen ou le thorax et s'associe à une anémie témoin d'un saignement, elle a toute chance d'annoncer une rupture aortique. S'offrant ainsi, à elle seule, elle signe l'urgence absolue.

-         spasmodique, évoluant par paroxysmes de plus en plus redoutés, elle signifie probablement la lutte d'un viscère contre un obstacle: irradiant vers l'omoplate droite, elle signe la lithiase biliaire, vers le bas-ventre un calcul urétéral, à l'ensemble de l'abdomen une occlusion intestinale qui peut-être se développe.

-         d'installation progressive pour devenir pulsatile, lancinante, interdisant le sommeil, elle évoque une inflammation qui se mue en suppuration; et ceci est aussi vrai par exemple qu'il s'agisse d'une racine dentaire ou d'une pulpe digitale; elle signe une nécessaire mise à plat au plus vite.

-         survenant sur une articulation, on la dit mécanique si elle est liée aux mouvements, à l'appui, source de boiterie ou d'enraidissement, sensible au temps qu'il fait comme au temps passé; elle signe sans surprise l'entrée dans l'arthrose, subie alors souvent comme une pénible fatalité mais où le miracle reste possible par prothèse (inter)posée.

Poursuivre ce chapitre me devient trop douloureux.

Voyons autre chose.

 

2 - L'interrogation du thermomètre peut apporter davantage que celle du patient pour juger de sa Température  ambiante.

-         trop basse, on parle d'Hypothermie; s'abaissant encore, elle risque de tuer froidement

-         trop élevée, le malade dit qu'il a de la fièvre, le médecin qu'il fait de l' Hyperthermie; entre l'état subfébrile et les 40 frissonnants tous les intermédiaires sont possibles; au fil du temps, le report des chiffres sur une feuille dite de température fait parler de température en V, ondulante, en plateau, hectique ...La fièvre de cheval par contre est à voir dans l'art vétérinaire ...

Poursuivre ce chapitre me donne  la chair de poule.

Voyons autre chose.

 

3 - Passons au  Tube  Digestif  par exemple.

Le bol alimentaire peut connaître des parcours incertains ou aléatoires avant que d'être digéré. Ainsi, rencontrant un obstacle au bas du pharynx ou sur l'œsophage, il devra se faire petit ou pâteux pour contourner une dysphagie. Ou bien, rencontrant un pylore fermé, ne serait-ce que momentanément, il peut faire le trajet inverse mêlé à un vomissement dit alimentaire, mais qui peut, par un mécanisme réflexe intempestif perdurant, devenir bilieux, peu productif, mais reste toujours aussi pénible; qu'il s'y ajoute du sang, on parle d'hématémèse; que l'obstacle antro-pylorique soit organique et total, jamais ce bol n'aura la chance de parcourir le long chemin intestinal, rejeté invariablement dans des vomissements en tombereau. Inversement, il se peut qu'il parcoure le dit chemin à une vitesse abusive et incontrôlée, sans possibilité de se poser un instant, dans une diarrhée dite postprandiale. Pas de veine, vraiment pour ce bol ! Quant à prétendre que les expressions « pas de bol », « ras le bol », tirent leur origine dans les avatars rapportés, la prudence s'impose.

Autres aspects transitaires: il est des constipations étonnamment             opiniâtres, des diarrhées tenant de la débâcle, au pire des cas, cholériformes car exceptionnellement cholériques; quand de plus les selles se font mastic pour mieux adhérer au plat-bassin et em...der l'aide-soignante, on touche à l'improbable !

Quant à la boulimie, l'inappétence, l'anorexie, le transit en tire profit ou  en    est victime, mais n'en est en rien la cause, une cause à rechercher ailleurs.

 

Poursuivre ce chapitre pourrait couper l'appétit.

Voyons autre chose.

 

4- Ce qui touche au  Cœur  par exemple.

-         le cœur, c'est d'abord une question de tension; en connaître par la prise des pressions systolique et diastolique tient de l'indiscrétion médicale la plus élémentaire; l'Hypotension traduit une méforme certaine; l'Hypertension ne signe pas pour autant la superforme, surtout si elle se fait maligne.

-         le cœur, c'est aussi une question de rythme; fonctionnant comme une horloge, il bat le temps et garantit qu'on le vit; qu'il en manque, il bradycarde ; qu'il en ait trop, il tachycarde; qu'il soit désordonné, c'est l'arythmie, l'anarchie en quelque sorte.

-         le cœur, c'est encore une question de courant; fonctionnant comme une pile alternative, il irradie ses impulsions électriques par des faisceaux; en connaître se fait grâce à l'électrocardiogramme: il y est question d'ondes en forme de de R, S, T ...; que le Q se négative n'est pas bon signe; qu'une onde de Pardee apparaisse annonce l'infarctus; que le tracé s'aplatisse subitement, un bon massage s'impose ...                                                            

Poursuivre ce chapitre me fend le cœur.

Voyons autre chose.

 

5- Ce qui touche à l'Appareil  Respiratoire  par exemple.

Pour avoir du souffle, il ne doit pas manquer d'air, fonctionnant comme un moteur qui carbure à l'oxygène:

 

-         qu'il en manque, c'est l'hypoxie doublée d'une dose d'hypercapnie, annoncée par un changement de couleur du visage et des mains d'abord, qui se cyanosent, virant au bleu.

-         qu'il se mette à tousser signifie au minimum qu'il est en train de se gripper; d'abord toux sèche, quinteuse, voire coqueluchoïde, qui peut devenir humide, grasse, productive; en d'autres termes, par un processus dit d'expectoration,sont extériorisés des crachats, tantôt spumeux ou muqueux, tantôt puriformes ou carrément purulents, tantôt teintés de sang, hémoptoïques : classiquement, en bon clinicien, outre leur analyse par un regard approfondi au fond du crachoir, on testera leur adhésivité aux parois du dit crachoir: toute une science !

-         qu'il ait du mal à se saisir de l'air ambiant définit la dyspnée, inspiratoire avec tirage et cornage, ou expiratoire, asthmatiforme. Y a-t-il plus grand supplice que devoir des efforts conscients, épuisants, pour aspirer l'une après l'autre quelques goulées d'air, avec cette sensation d'en manquer en permanence, le patient devant rester assis dans son lit ou son fauteuil faute de pouvoir s'allonger, n'osant plus dormir de crainte de ne pouvoir jamais se réveiller ?

Poursuivre ce chapitre me coupe le souffle.

Voyons autre chose.

 

6- Parlons  Voies  Urinaires  par exemple.

Mirer les urines, les tester du bout des doigts pour déceler sucre ou ammoniaque, tiennent d'un art ancien qui, sans remonter à Molière, semblaient de nature à permettre les plus audacieuses divinations sur les humeurs du patient et les phlegmasies supposant le traverser. De nos jours, c'est d'un œil distant, voire distrait, qu'on louera leur transparence ou déplorera leur aspect trouble, la présence de filaments moirés ,de dépôts peu engageants, voire leur caractère macroscopiquement sanglant, alors inquiétant au plus haut point; c'est sans déplaisir que le soignant s'en remettra aux laborantines, qui du bout des lèvres, tirant sur leur pipette, sauront en prélever ce qu'il faut pour y quantifier les substances dissoutes, compter les cellules y flottant, identifier les bactéries les contaminant; Gloire à elles !

L'Urologie est un domaine pour partie sexiste, anatomie oblige.

-         L'homme, l'âge venant, redoute l'obstacle prostatique par sclérose, adénome ou cancer; une dysurie, nycturie, pollakiurie, progressivement contraignantes ne trompent pas; le négligent est guetté par la rétention aiguë ou l'incontinence par regorgement; autant dire qu'il est candidat à un sondage, lequel n'a rien à voir avec la curiosité d'un institut ad hoc puisqu'il se résume à la pose d'un tuyau salvateur en attendant mieux. Pisser ou mourir.  Plus confidentielle est la goutte matinale; rien à voir avec un petit verre de schnaps au petit déjeuner, car, urétrale, elle fait craindre la blennorragie et ses gonocoques, pas toujours d'accord pour disparaître à jamais.

-         La femme, l'âge venant aussi, redoute, elle, l'incontinence et les fuites à cause d'un plancher périnéal de plus en plus déficient. Pas plus que pour l'homme, rien qui ne prête à sourire.

Poursuivre ce chapitre me coupe toute envie.

Voyons autre chose.

 

7- Passons au  Système  Nerveux  par exemple.

Accéder à sa compréhension n'est déjà pas simple en fonctionnement normal; il faut un cerveau de neurologue pour s'y entendre un minimum dès lors qu'il quitte les bons rails. Qui plus est, la proximité d'un dictionnaire de dernière génération est des plus utiles pour qui veut accéder à l'ésotérisme du vocabulaire employé.

-         Les troubles moteurs se déclinent en mono, hémi, paraplégie ou parésie, en paralysies flasques ou spastiques.

-         Les troubles sensitifs se définissent en pares, anes, hyperes, hypoesthésie. (!?)

-         Broca et Wernicke ont tout dit des troubles phasiques.

-         Stupeur et tremblements sont du registre de Parkinson et pas seulement l'apanage d'E. Abécassis.

-         Peut-on dire du bien du Grand et du Petit Mal ?

-         Adiadococinésie, nystagmus et démarche ébrieuse ont leur origine dans un cervelet altéré.

-         Je n'insisterai pas sur les praxies; j'ai beaucoup oublié sur les gnosies, et je ne veux pas faire la connaissance du dénommé Alzheimer.

-         Entendre disserter sur les comas tient du roman noir; mais avec le Pr. Larcan au pupitre, grâce à la clarté de sa parole, sa pédagogie, son savoir encyclopédique, on pouvait avoir l'envie d'y sombrer !

 

De ce rapide énoncé, beaucoup de pièces manquent. Ma mémoire serait-elle défaillante, ou plutôt comme vous le pensez sans doute, n'aurai-je pas été  assez assidu en temps voulu comme je le crois.

En première approche de l'univers neurologique, il apparaît surtout qu'être atteint dans son système nerveux, c'est hériter d'un handicap souvent sévère, souvent déficitaire soit d'emblée soit de façon progressive, et rarement accessible à une thérapeutique qui sache guérir; seuls peuvent dire combien il brise les existences  ceux qui en sont victimes et leurs entourages immédiats; de plus, étant souvent de nature à s'exposer au regard d'autrui, il peut détruire d'autant plus.

 

Poursuivre ce chapitre est trop déprimant.

 

Pour moi, l'interrogatoire est clos.

Pourtant, de tout ce qu'il peut apporter, je n'en ai pas tout dit, bien évidemment.

Vouloir prétendre à l'exhaustivité de tous les justes mots employés pour désigner tous les injustes maux susceptibles d'atteindre à notre bien-être a tout risque d'aboutir  à la production d'un catalogue style La Redoute, tant en volume que par la diversité et la richesse des rubriques contenues. Je m'en garderai.

 

Passé l'interrogatoire. Venons-en à la mise en examen.

 

L'  Examen  Clinique  bien-sûr.

Avant d'en traiter, quelques considérations touchant aux conditions de son initiation; je ne sais si elles ont fondamentalement  changé.

Les aspects théoriques étaient traités en cours magistraux en amphithéâtre.

L'enseignement clinique proprement dit était donné par des Agrégés ou des Chefs de Clinique au sein de Services de l'Hôpital Central (le C.H.U.de Brabois n'était pas encore construit); pour l'étudiant que j'étais, comme pour la majorité de mes camarades, ce fut là le premier contact avec l'univers hospitalier, un contact assez lointain il est vrai. En pratique, les étudiants étant répartis en divers groupes, cet enseignement  était dispensé selon deux modalités principales:

-         Dans le premier cas, réunis dans ce qui s'appelait la Salle de Jour, au confort spartiate, située derrière la Chapelle, ou dans un local attenant à un Service, le conférencier faisait venir un ou des patients consentants pour se soumettre à l'interrogatoire et au regard d'étudiants, à leur examen par quelques-uns; suite à quoi, le patient s'étant retiré, étaient données les explications traitant du cas concret et de l'affection qu'il illustrait.

-         Dans le second cas, nous étions conduits dans le dédale d'un Service pour un enseignement dit au lit du malade; regroupés sagement, parfois compactés, autour d'un lit portant un malade, il y avait intérêt à se trouver d'emblée en bonne place pour voir et entendre sans avoir à se tordre le cou ou demeurer sur la pointe des pieds; en revanche, ceux situés au premier rang avaient toutes chances d'être sollicités pour avoir à répondre, sensément de préférence, à de bonnes questions devant la communauté présente, ou à en poser une à leur tour qui n'apparaisse pas idiote. Il est évident que plus le groupe était restreint, plus on pouvait trouver d'intérêt à ce type de présentation, sous réserve d'être en compagnie d'un conférencier pédagogue, disponible, pas trop hautain ni pédant.

La vraie pratique clinique, je l'apprendrai en réalité au cours des étapes suivantes, à savoir l'Externat et l'Internat.

Je ne savais pas que je connaîtrais quelques années plus tard le privilège  d'être à mon tour dévisagé par des étudiants apparemment sages, certains se tordant le cou ou demeurant sur la pointe des pieds, rougissant d'une réponse redoutée idiote, hésitant à poser leur question malgré l'invitation faite.

Enseigner et soigner ont au moins deux points communs: à savoir d'entrée de jeu mettre en confiance et faire preuve de patience.

 

Examiner un patient met en jeu, en alerte, les divers sens de son examinateur, à commencer par son sens pratique; au fil du temps et de l'expérience se forme, se développe un autre sens essentiel pour tout médecin: à savoir le sens clinique.

 

Bien conduire l'Examen  Clinique d'un malade s'apprend. C'est une question de méthode avec des étapes successives qui ont pour noms :

Inspection – Palpation – Percussion – Auscultation – TV, TR, en pathologie abdomino-pelvienne.

 

L'  Inspection

On commence donc par regarder la personne en face de soi; simple, mais en apparence seulement.

D'abord, s'attarder sur son visage. Au premier coup d'œil on repérera :

-         la pâleur de l'anémique, les conjonctives décolorées,

-         le teint jaune paille de l'ictérique, ses conjonctives pareillement colorées,

-         le teint cyanique, voire vultueux de l'insuffisant respiratoire, ses jugulaires tendues,

-         le teint gris, plombé du patient en choc septique; la péritonite aiguë se lit sur le visage, que l'on qualifie alors de faciès péritonéal. Qu'à l'ouverture de la bouche la langue apparaisse sèche, rôtie, c'est que s'y ajoute une grave déshydratation: sans attendre, que l'on apporte de l'eau et du sel.

L'examen par le regard, c'est aussi aller à la rencontre de celui d'un autre, avec ce qu'il peut contenir d'attente, inquiétude, souffrance, de tristesse et de larmes parfois.

 

De la contemplation d'un ventre, on le jugera :

-         plat ou ballonné, parfois d'un volume tel qu'il suscitera des comparaisons inédites pour le profane: ventre en obusier, de batracien ...

-         respirant normalement ou non, cette expression laissant suspecter que les poumons pourraient avoir changé d'étage ...

-         balafré de cicatrices pour avoir déjà donné à la Chirurgie, laissant craindre des adhérences qui n'ont pas bonne réputation pour le transit intestinal.

-         déformé par une éventration, une hernie, les plus grosses n'étant pas nécessairement les plus dangereuses.

-         dessiné par une circulation collatérale, elle-même dégât collatéral d'une hypertension portale ...

 

Parcourir du regard un membre, supérieur ou inférieur,

-         chez un accidenté, c'est pour juger non seulement des déformations dues à une fracture ou une luxation, mais tout autant de la menace pesant sur la vitalité des téguments au contact. qu'il y ait ouverture d'emblée ou non.

-         chez l'artéritique, c'est pour apprécier d'emblée du degré de  coloration -ou de décoloration- des extrémités et donc du niveau d'ischémie possible; au premier coup d'oeil, le constat d'une plaie nécrotique ou d'un orteil momifié, et c'est l'annonce d'une mauvaise nouvelle qui se profile

 

La  Palpation

Toucher le corps de ses semblables est un privilège sollicitant du tact, dans tous les sens du terme. Les mains posées à plat, avec douceur, avec chaleur, comme pour apprivoiser là où cela fait mal, ce sont en fait les pulpes digitales qui mènent l'enquête.

Il s'agit d'abord de localiser la zone siège d'une douleur élective, qualifiée même d'exquise (!) quand elle se concentre en un point très précis comme au site d'une fracture non déplacée.

Au niveau d'un abdomen souffrant, on demande également à la pression douce des doigts de rechercher au point douloureux une éventuelle réaction dite de défense,  comme si la paroi se contractait pour se protéger de la main inquisitrice; ailleurs, ils pourront déjà se trouver face à une contracture localisée. Si par un retard regrettable cette contracture apparaît GPTI, à savoir généralisée – permanente -tonique – invincible -, on se trouve devant un ventre de bois, un état qui sent le sapin si de suite ne sont pas mises en œuvre les bonnes décisions.

Ailleurs, la même main aura à se prononcer sur l'existence d'une tumeur, son volume, ses limites, sa consistance. La présence ou non d'adénopathies, ou comme à définir les caractères d'une collection dans ses localisation et extension, son degré de rénitence ou de tension, et en conséquence sur la nécessité et l'urgence de sa mise à plat.

Sur un genou qui s'épanche, une pression brève mais appuyée du bout des doigts sur la patella est de nature à produire un choc -un choc rotulien s'entend.

Mettant à profit les vertus thermométriques du dos de la main, son contact sur un front brûlant affirmera qu'il y a fièvre, ailleurs là où une inflammation s'installe. Pareillement sera apprécié le refroidissement d'un segment de membre en ischémie; les pulpes de l'index et du médius alors placées aux bons endroits pour rechercher les pouls sauront prédire  là où se situe l'interruption du flux artériel.

 

La  Percussion

Sa technique consiste à frapper du bout des doigts de la main droite sur le dos de la main gauche elle-même bien posée à plat sur le thorax ou l'abdomen pour en tester les sonorités pouvant en émaner; voilà une instrumentation simple et peu onéreuse, mais qui exige de se couper les ongles. Il faut une écoute attentive et exercée pour repérer tantôt une matité, tantôt une sonorité, qui sort de la norme.

Une matité perçue dans les flancs de l'abdomen ou à une base thoracique évoque en premier lieu l'épanchement liquidien; elle oriente au besoin vers le geste qui en découle, à savoir une ponction à l'aiguille, exploratrice avant d'être évacuatrice. C'est parfois l'occasion d'une vraie surprise; ainsi pour ce marinier d'eau douce à qui l'annonce que je lui fis d'avoir une plèvre remplie d'eau laissa pantois: lui, qui ne buvait jamais d'eau de son propre aveu ! On retrouve le même étonnement chez le cirrhotique éthylique comprenant mal pourquoi son foie se mette à transformer le vin en eau; de plus, que la pression sur une hépatomégalie flottant dans l'ascite donne le signe dit du glaçon tient de la provocation pour qui ne suce pas que de la glace, à moins que celle-ci n'ait d'autre usage que de rafraîchir le pastis !

 

Constater une hyper sonorité pouvant culminer au tympanisme revient à affirmer un épanchement gazeux là où il ne faut pas, ou la présence de gaz là où il faut mais en volume excessif: dans les deux cas, une situation plus qu'anormale, grave; il est heureux que de nos jours il y ait d'autres moyens pour affirmer le pneumopéritoine par perforation d'un viscère creux que la sonorité pré hépatique !

 

L'Auscultation

Grâce à elle, c'est une autre façon d'écouter son malade et ce que son corps peut avoir à dire.

Au plan technique, elle est dite immédiate quand l'oreille de l'examinateur s'applique directement au contact de la zone à explorer, le thorax avant tout. La seule fois en j'en vis une démonstration ce fut par le Pr. Louyot, en Rhumatologie; conformément aux bonnes pratiques – anciennes -,un voile de Sœur de St. Charles avait été posé sur le dos du patient avant qu'il n'y collât son oreille; je ne sais si ce qu'il entendit lui parut plus angélique ou s'il trouvât un agrément particulier au toucher de l'étoffe; quant à prétendre que l'obsolescence de cette méthode tient à ce que les nonnes aient mis les voiles des hôpitaux, ce serait excessif ...

Elle est dite médiate quand elle se fait par l'intermédiaire d'un instrument inventé par Laennec- et amélioré depuis -, à savoir le stéthoscope, préférable à la méthode précédente qu'il a mis au rancart.

-         appliqué sur un thorax, à qui il est demandé d'inspirer, expirer, tousser, il met à l'écoute des  finesses du murmure vésiculaire ou de variations sur d'autres thèmes moins musicaux, tels ceux émanant de ronchus sibilants ou de râles crépitants ...

-         posé à l'avant gauche du même thorax, c'est le cœur qui parle par ses bruits de pompe, de valves qui claquent: qu'on surprenne un bruit de galop n'est pas un signe de santé pour le myocarde...

-         en bonne clinique, l'abdomen demande aussi à être entendu: l'imposition des mains ne suffit pas. Qu'on y décèle des bruits hydro-aériques au son de borborygmes est de bon augure; au mieux ils rendent compte d'un intestin qui transite normalement; au pire, cet intestin est en lutte contre un obstacle, et l'en savoir capable est rassurant ...jusqu'à un certain point ... Un silence auscultatoire signifie un transit en panne, ce qui est malheureux; ce l'est davantage si associé à une douleur intense ce mutisme viscéral s'enferme dans le silence sépulcral de Grégoire : signant l'infarctus mésentérique, question pronostic, la messe est dite ...

-         posé sur le ventre de la mère, le rudimentaire stéthoscope obstétrical est un merveilleux outil de communication avec l'enfant en attente de naître.

-         les artères aussi sont bonnes à entendre; qu'elles manquent de souffle est préférable à l'inverse, car libres de sténose significative; par contre, que disparaisse le thrill de la fistule artério-veineuse de l'insuffisant rénal,  sa mise en dialyse devient impossible: une solution urgente est à trouver absolument.

 

Si je me suis ainsi attardé sur l'examen clinique des patients, ce n'est pas le fruit du hasard. Il est vrai que je me suis délecté à me remémorer toute une série de notions, de thèmes, cachés souvent sous des mots tenant d'un figuratif volontiers parlant, empreints d'un réalisme à la limite de la drôlerie voire du cocasse; des mots qui semblent venir d'un autre temps, fruits d'une tradition colportée jusqu'à nos jours, des mots -avouez-le- qui ne manquent pas de charme; un charme que je ne retrouve guère dans le vocabulaire contemporain induit par les concepts et techniques modernes; gageons cependant que les générations futures puissent dans ce dernier y trouver à leur tour comme un parfum de temps jadis !

J'y ajoute une autre raison :ces notions apprises pour être appliquées avec conscience et rigueur, je les crois pour la plupart non seulement toujours actuelles mais vouées à une certaine permanence pour quelques décennies encore; en un mot toujours essentielles – essentielles en ce qu'elles renvoient à l'essence même de la pratique médicale, à savoir de la part du médecin assumer de son mieux le souci d'autrui, autrui étant en l'espèce la personne se confiant à lui.

 

Les  Examens  Complémentaires  se déduisent logiquement  de l'ensemble des données cliniques assemblées; dans la modernité présente, il n'est pas rare, à ce qu'il me semble, que l'on agisse dans le sens inverse.

Sans vouloir développer outre mesure ce thème, je crois bon de rappeler que dans la période de mes années fac les explorations complémentaires à disposition n'avaient rien de comparable avec ce que l'on connaît aujourd'hui en termes de qualités d'informations, facilités d'accès, de moindre caractère invasif: en comparer sera digne d'un chapitre à part.

Pour faire court, ces examens peuvent être regroupés pour l'essentiel  en trois rubriques.

 

1- les  Examens  Biologiques

En tête, les bilans sanguins, incontournables, qui parfois, par la générosité des prescriptions et leur répétition pouvaient bien concourir à l'installation d'un état anémique.

Que tout ce qui est retiré, prélevé, ponctionné, soit l'objet d'analyses ciblées, précisant clairement leur objet, tant à des fins bactériologiques, chimiques, ou anatomo-pathologiques, tient d'une règle intangible dont il faut s'imprégner au plus tôt.

 

2 - l' Imagerie

Sachant que le scanner et l'IRM n'étaient pas encore de ce monde, elle reste confinée à la Radiologie, dite aujourd'hui conventionnelle.

Les Radiographies simples, ou standard, utilisent toutes les ressources des Rayons X en termes d'incidences et pénétration pour une exploration adéquate, avec l'inconvénient d'inscrire un volume sur une surface plane, d'où l'obligation d'un vrai savoir et d'un œil exercé pour une juste lecture.

 

Au niveau thoracique, la R.P. (radio pulmonaire) reste la base; j'ai connu des maîtres en la matière capables de voir de loin ce qu'un examinateur lambda n'était pas capable de déceler de près. Les tomographies constituaient une première approche d'imagerie par coupes, mais sans commune mesure avec l'apport ultérieur du scanner en termes de rendu.

-         au niveau abdominal, la radio standard explorait surtout l'urgence, obligatoirement réalisée sur un malade debout pour en tirer le meilleur; schématiquement, trois possibilités :

Ou bien pas d'anomalie patente, ventre a priori normal                                             

Ou bien un croissant gazeux sous-diaphragmatique, signant le pneumopéritoine

Ou bien  les niveaux liquides de l'occlusion, a priori du grêle si plus hauts que larges et comparés à des tuyaux d'orgues si en grand nombre, a priori sur le colon si peu nombreux et plus larges que hauts.

Pour l'analyse du squelette, traumatique ou non, cette imagerie en première intention est toujours d'actualité, et reste à bien connaître pour encore un certain temps ...

 

Les Radiographies avec opacification faisaient avant tout appel à l'excellente baryte, à avaler sous forme de bouillie crayeuse pour explorer le tractus œso-gastro-duodénal, donnée en lavement pour le cadre colique ; les produits iodés injectés par voie I.V. étaient destinés à visualiser les voies biliaires (Chol- angiographie) ou urinaires (urographie) ; quant au Lipiodol il était réservé, aux saccoradiculographies (pour dépistage de hernie discale) et aux bronchographies. Les opacifications vasculaires des membres inférieurs se faisaient par aortographie Trans lombaire (sous AG, patient sur le ventre) ou par ponction fémorale et les angiographies cérébrales  par ponctions carotidiennes: des techniques non dénuées de risques, y compris dans les mains les plus expérimentées, d'autant que pratiquées dans des conditions tenant de l'artisanat : des conditions qui auraient toutes chances d'envoyer aujourd'hui leurs auteurs directement en prison ...

 

3 -  l'Endoscopie

La fibre optique était  encore à inventer, tout au moins dans ses applications médicales.

En conséquence, elle se faisait par tubes  rigides, avec le   stress  et l'inconfort   qu'on imagine pour le patient et les limites de l'exploration dans son étendue,

Le gastroscope atteignant difficilement l'antre gastrique,

Le rectoscope dépassant de peu la charnière recto-sigmoïdienne,

Le bronchoscope butant aux divisions lobaires.

S'agissant des investigations complémentaires, j'ai eu la chance  d'être d'une génération qui a vécu une véritable révolution, mais surtout qui en a bénéficié : un sujet digne d'un prochain chapitre ...

 


L'EXTERNAT

 

1964 - 1967

 

 

1964. L'examen de fin de 3ème année avait aussi valeur de concours pour accéder aux fonctions d'Externe des Hôpitaux. Du lot des épreuves passées pour la circonstance, je n'en ai pas de souvenir éclatant; hormis une question en séméiologie médicale qui me laissa perplexe: l'examinateur, dans sa curiosité, voulait qu'on lui dise tout de la sphygmomanomètre...; celui qui l'ignore apprendra en lisant ces lignes que ce mot savant (né du grec sphugmos, pouls) désigne les conditions de la mesure de la pression artérielle par le tensiomètre ainsi que de la pulsatilité des vaisseaux périphériques à l'aide de l'oscillomètre de Pachon...

 

Accéder à la fonction d' Externe était essentielle, non pas tant par le rôle modeste qui lui était dévolu dans le fonctionnement hospitalier que par le fait d' être partie intégrante d'une équipe médicale, d'en vivre le quotidien, d'accéder au malade et son dossier de manière naturelle ; pour qui voulait s'en donner la peine, c'était la garantie d'apprendre son métier de médecin par le bénéfice de la symbiose née des relations, des échanges se faisant entre les divers membres de la hiérarchie du service, du Patron à l'Externe. Ce titre d'Externe, vécu comme le bas de l'échelle hospitalière, n'en constituait pas moins le premier barreau, laissant espérer en gravir d'autres dans le futur- pourquoi pas-, ce à quoi ne pouvaient malheureusement pas prétendre ceux dont le classement les en avait écartés.

N'en restant pas moins étudiant, l'Externe connaît donc l'avantage de pénétrer ce monde si particulier qu'est l'Hôpital; concrètement, cela signifie y entrer chaque jour pour y travailler, observer, apprendre. Voyons le cadre avant d'évoquer la fonction et ce qu'il en fut pour moi à travers les stages effectués.

 

 

Le  C.H.R. de Nancy  

 

A cette époque, le C.H.R. correspondait à ce que l'on désigne aujourd'hui sous le terme Hôpitaux de Ville, regroupés dans un même grand quartier (le CHU de Brabois n'étant encore pas né ni même en gestation) avec les ensembles  Villemin-Mariner-Fournier, Saint-Julien, l'hôpital Marin, la Maternité Pinard, et le cœur du système à savoir l'Hôpital Central.

 

L'Hôpital  Central.  A ce stade de mon récit, il mérite que je lui réserve comme une escale, par un détour d'autant plus justifié qu'il fut durant mes années de formation, et jusqu'à mon installation définitive en 1976, comme mon port d'attache ; au présent, dans mon souvenir, je le vois comme un point d'attachement, où l'affectif le dispute peut-être à ce qu'il me revient des réalités vécues.

Son entrée principale se fait par un grand porche qui passé, donne accès à une première cour ; encore faut-il que le concierge, un solide gaillard à l'uniforme noir, coiffé d'une casquette assortie, vous lève la barrière qui en interdit le passage au tout venant ; tant que je me déplacerai en vélo, je lui épargnerai cet effort; plus tard, avec ma vieille 2 CV, il m'aura vite repéré, et j'aurai même droit à son salut amusé.

 

Dans l'axe, la perspective s'arrête sur la Chapelle, surmontée d'une petite flèche pointue où s'y loge une cloche se manifestant de temps à autre sur un ton aigu ; elle ferme une allée bordée d'arbres dont le feuillage colore avec avantage ce lieu austère. Le nouvel arrivant qui pénètre cette cour ne peut qu'attarder son regard sur les brancards montés sur des chariots  équipés d'une paire de roues de vélo, poussés sans excès de vitesse par des gens dont c'est manifestement le métier, seule manière a priori de transporter les malades couchés d'un service à l'autre. S'il prend le temps de suivre les allées et venues de ces équipages faisant partie intégrante du décor, il en verra certains apparaître, d'autres disparaître de chaque côté de la chapelle: c'est qu'ils empruntent des plans inclinés couverts pour accéder aux bâtiments bordant une seconde cour placée en contre-bas.

La voie de gauche conduit aux services notés A :

- au rez de chaussée: la Chirurgie A, sous la férule du Pr. CHALNOT, dit « le Pépère », un surnom appelant le respect voire la crainte de tous les futurs chirurgiens d'alors, qui à cette époque  ne pouvaient manquer de passer dans son service. Affirmer qu'il a été un grand maître incontesté en même temps qu'un des grands  fondateurs de l'Ecole Chirurgicale de Nancy tient d'une évidence que se plaisaient déjà à reconnaître ses contemporains.

- au premier étage: la Médecine A - Pr HERBEUVAL -, avec des orientations affichées en Hématologie (Pr Guerci) et Maladies Métaboliques (Pr LARCAN avant qu'il ne gagne son futur service de Réanimation)

- au deuxième étage, en fait sous les combles aménagés: la Cardiologie  (Pr FAIVRE  et Gilgenkrantz) ; confort rustique assuré, froid l'hiver, chaud l'été...

La voie descendant à droite de la chapelle bifurque au bas de sa pente:

 

Poursuivant tout droit, vous accédez au bâtiment B, symétrique du précédent avec :

- au rez de chaussée la Chirurgie B (Pr BODART) pour les salles 2, 6, et 8 en partie, et la Neurochirurgie (Pr LEPOIRE) pour les salles 4 et 8 pour son autre partie.

- au premier étage: la Médecine B - Pr KISSEL, initiateur de l'Ecole Neurologique de Nancy.

- sous les combles, pas de service, mais des secrétaires et de quoi stocker des piles de dossiers régalant une armée de rongeurs papivores.

 

Poursuivant encore tout droit, longeant le bâtiment précédent sans y pénétrer, vous arrivez à l'extrémité de cette grande cour rectangulaire, fermée en contre-bas par le pavillon Virginie Mauvais, réservé à la Chirurgie Infantile (Pr BEAU)

Si vous empruntez le passage couvert qui s'offre à votre droite, vous accédez à un autre ensemble immobilier comprenant les services d'Urologie (Pr GUILLEMIN), ORL (Pr GRIMAUD), Maxillo-Faciale (Pr GOSSEREZ), Pédiatrie (Pr NEIMANN)  le Laboratoire Central (Pr PAYSANT), la Radiologie (Pr. TREHEUX).

Je ne m'attarderai pas sur diverses constructions préfabriquées au confort sommaire et à l'esthétique tenant de la cabane de jardin, occupant de-ci de-là des espaces initialement libres, affublés du nom d'Annexes:

- chirurgicales A et B, plutôt réservées aux patients que l'on souhaite voir de loin, tels certains chroniques, infectés ou amputés, ou dont on souhaite s'affranchir du contrôle patronal ...

- médicales, dans les bâtiments dits Prouvé  A et B, du nom de l'architecte nancéien dont on célèbre le génie aujourd'hui, un génie qui n'était certainement pas de nature  à sauter aux yeux de ses occupants d'alors.

 

 

La  Fonction  de l'Externe 

 

Parler de la  Fonction  de l'Externe  devrait conduire à évoquer en premier lieu ce qui le soucie le plus, à savoir son rôle à jouer au milieu d'une équipe structurée selon un modèle plutôt univoque.

Cependant, placé en découvreur d'un nouvel univers pour lui, il s'en fait aussi l'observateur: des  rituels convenus, des codes déterminant les rapports entre les membres qui composent sa hiérarchie, tout cela figurant comme autant de constantes. Ceci étant, il devra s'adapter à autant de variantes qu'il y a de services ; entre certes d'abord en ligne de compte la nature des activités qui s'y font ; mais il faut peu de temps pour reconnaître, même au plus novice, le poids déterminant  du « Patron », sa personnalité, son aura ; cela se mesure - se juge même - à l'aune de sa présence, son autorité, sa capacité à déléguer à ses collaborateurs autant qu'au sérieux - voire la sévérité - de son contrôle sur leurs décisions et actions menées en son nom. A chaque changement de stage, les plus jeunes devront rapidement rentrer dans le moule imposé avec plus ou moins de fermeté par le Chef de Service ; quant à ceux, plus anciens et qui s'en réclament les élèves, ils devront non seulement anticiper ses attentes, mais agir selon sa demande ou son assentiment supposé en étant fidèles à ses conceptions et son enseignement. De ce fait, que le Patron placé en Maître, - à la fois maître à penser et maître des lieux -, exerce une tutelle plus ou moins forte sur son entourage est bien compréhensible ; que cette tutelle soit parfois jugée pesante et même « freinatrice » d'initiative par certains ne peut surprendre. Ce sont là autant de facteurs déterminants de l'ambiance d'un service, ambiance qui touche au bien-être de chacun de ses acteurs, y compris les plus humbles, y compris les hospitalisés.

 

Parler de la fonction de l'Externe, avant de le voir à l'ouvrage, conduit à évoquer la tenue et les attributs du « fonctionnaire ». Sa blouse blanche passée, il est tenu alors de ceindre à sa taille un tablier, analogue à celui des prosecteurs d'anatomie, avec une poche centrale dans laquelle il loge stéthoscope et marteau à réflexes ; en possession par ailleurs d'un stylo et d'un carnet, il est fin prêt pour entrer en scène.

Le matin, à son arrivée dans le service, le scénario prévoit que l'Externe doit s'enquérir des bilans sanguins à réaliser, tels que programmés par l'interne la veille ou le matin même sur la feuille de température. A cette époque, le matériel stérile à usage unique n'était pas la règle: aiguilles et seringues de verre étaient nettoyées après usage par le personnel infirmier pour être ensuite stérilisées au Poupinel en même temps que les tambours de compresses où l'on y puisait le nécessaire à la demande. Les trocarts habituellement employés pour les prises de sang n'avaient rien de rassurant dans leur aspect...Le patient voyait arriver l'Externe jouant les insectes piqueurs  avec son  matériel et  son lot de  tubes à remplir avec une circonspection teintée de crainte ; son inquiétude pouvait se transformer en légitime angoisse lorsqu'il se confirmait qu'il avait affaire à un novice encore plus stressé que lui; il n'était pas rare qu'il revint à la victime de prodiguer à l'auteur de ses sévices des paroles d'encouragement quand ce n'était pas quelques conseils ...

Second rôle à l'actif de l'Externe: veiller au bon ordre des dossiers des patients à sa charge, la pièce maîtresse en étant la feuille dite d'observation. « Faire l'observ. » constitue le travail médical réservé en propre à l'Externe: un devoir écrit où il consigne en termes médicaux ad hoc et en bon français si possible, lisibles de tous de préférence, toutes  les informations  issues  des courriers  en possession, de   l'interrogatoire puis de son examen clinique ; il trouve là matière à appliquer concrètement les données théoriques qui lui ont été inculquées, à s'interroger sur celles qui lui échappent et chercher les réponses idoines auprès des « sachants » ; à l'Interne revient en principe d'y mettre sa conclusion après vérification du contenu. Document de référence par excellence, autant pour la suite du parcours de l'hospitalisé  qu'en vue d'une éventuelle exploitation ultérieure de son dossier, la rédaction de l'observation puis ses mises à jour demandent de l'exactitude et de l'exigence: un vrai métier ...

 

L'Externe se voit volontiers confiné dans un rôle de figurant lors de la sacro-sainte visite ; il lui revient de pousser le chariot et y puiser à la demande le bon dossier, chercher en catastrophe la radio ou le résultat qui manquent par un fait exprès à ce moment précis ...Quant aux grandes visites patronales, elles tiennent d'un rite processionnaire allant lentement d'un lit à l'autre ; se placent en tête de la cohorte, aux côtés du Maître, les plus élevés dans la hiérarchie et ceux en charge directe du malade approché ; ces derniers ont tout intérêt à en connaître parfaitement et l'histoire et le dossier dans la perspective d'avoir à répondre aux questions immanquables et se soumettre au jugement et décisions du chef ; c'est là que la lecture en public de l'observation peut tenir du tourment pour qui en est l'auteur. Et plus on approche de la queue de la procession, plus les sujets de conversation s'éloignent de ce qui se passe en tête: que fais-tu ce week-end, pas mal le dernier film, mignonne la nouvelle petite infirmière ...Quant aux malades placés en spectateurs d'une scène dont ils sont censés être l'objet, voire les bénéficiaires, il y a ceux qui y trouvent simple matière à distraction, d'autres fiers de leur statut de cas difficile, certains rassurés de savoir tout ce beau monde à leur service ; il y a enfin ceux déçus à l'issue du passage de cette cour de ne pas en savoir plus sur le mal qui les touche et leur devenir ; le « on va venir vous expliquer » n'est pas de nature à les rassurer.

 

Dans les services de Médecine, cette visite en grande pompe occupe l'essentiel d'un matin. En Chirurgie, le temps qui lui est imparti est moins long, salle d'op oblige ; il est vrai que les décisions y sont prises en amont le plus souvent et que les visites matinales ont pour objet principal de faire la connaissance des entrants de la nuit, s'assurer de la normalité des suites opératoires et déceler les éventuels problèmes. Au sein de cet univers, l'Externe est chargé d'une mission supplémentaire, plutôt physique: être l'aide -opératoire- intelligent et non jaloux sans qui rien n'est possible ; il lui revient le privilège de tenir les écarteurs, en premier aide si l'opérateur est l'Interne, en second si c'est l'Assistant, en troisième ou pas du tout si c'est le Patron. Plus son rang est éloigné, moins il voit, plus il doit tirer dur sur sa valve en béquant juste ce qu'il faut, en tenant la position sans bouger, sous peine de se faire reprendre vertement... De quoi dégoûter du métier...

Tout ce qui vient d'être dit se déroule en matinée.

En soirée se passe la contre-visite, la « contre » en abrégé. Elle a lieu en comité restreint, habituellement sous la houlette de l'Interne, accompagné de l'Externe et l'Infirmière, au calme. C'est un moment de rencontre avec tous les malades du service, en s'attardant sur les entrants, pour un examen en commun, déterminer les explorations à mettre en œuvre, démarrer un traitement au besoin ; on y décide aussi des sorties et des prescriptions qui accompagnent. C'est un moment en général détendu, sympathique ; on y prend le temps d'échanger au sujet des malades mais aussi de thèmes les plus divers, surtout s'ils pouvaient  éloigner de leurs soucis.

 

 

Prendre  Garde

 

Que l'on soit généraliste ou spécialiste, en pratique libérale ou hospitalière, il est dans la nature du métier médical d'avoir à participer à un système de garde ou d'astreinte, un service -car c'en est un- dénommé dans la terminologie actuelle Permanence des soins. Cette nécessité d'ordre public peut être vécue différemment à titre individuel selon les conceptions propres à chaque praticien, la nature de sa pratique, la disponibilité offerte, selon les différents temps de sa carrière aussi ; elle peut l'être comme un agrément rarement, une source intéressante de revenus parfois, un devoir probablement, une obligation sans doute, une contrainte très souvent. Cela, je l'appris de bonne heure, à peine nommé Externe, comme tous mes semblables d'alors ; je n'y  échappai que 45 ans plus tard.

Le Service de Garde de porte de l'Hôpital Central était assuré par périodes de 24 heures, de midi à midi, par un Interne assisté de deux Externes, le premier dit « jeune Externe »,nouvellement nommé, le second « vieil Externe »,un peu plus ancien donc. Les locaux à disposition se trouvaient à droite du porche d'entrée ; on y accédait par une première pièce où trônait un baby-foot, patiné moins par le temps que par un usage intensif de la part d'une succession de générations d'Internes et d'Externes, certains considérés comme d'authentiques pros et en ayant fait leur spécialité ; la salle de garde proprement dite, assez vaste, comprenait un mobilier sommaire fait de quelques fauteuils fatigués de style Prouvé, une table basse où s'étalent des revues encore plus fatiguées, et une télévision, en noir et blanc-vue l'époque- seule distraction offerte à condition qu'elle veuille donner une image stable et pas trop neigeuse. Enfin, contiguë, la chambre à coucher de l'Interne, avec son outil principal, à savoir, non le lit, mais un téléphone à cadran noir,  lui aussi bien patiné par l'usage ; pas de portable évidemment, mais un « bip », et encore, pas pour tous.

 

A proximité, il y avait bien un local avec quelques box pour y déposer les malades arrivant, servant également de P.C. aux brancardiers, le tout placé sous l'autorité d'une maîtresse-femme. Pour y accéder, le médecin de garde devait traverser une partie de la cour ; une fois sur place, ses possibilités d'action y étaient limitées ; certes, il y examinait les entrants, mais au but principal de décider de leur bonne orientation car y réaliser des soins authentiques, et qui plus est d'urgence, était fort théorique, tant les moyens à disposition étaient rudimentaires ; en d'autres termes, les patients n'avaient aucun intérêt à y moisir, sauf à attendre un lit disponible, le mieux étant qu'ils soient conduits au plus vite dans le service à destination via les brancards à roulettes dont j' ai déjà parlé.

 

En journée et aux heures ouvrables, le rôle de l'équipe de garde était assez contingent, les services gérant à la fois les patients présents et leurs entrants  pour les raisons indiquées. En nocturne, la situation était toute autre: hormis les services chirurgicaux ayant leurs propres astreintes, il était de la responsabilité de l'Interne de garde de gérer tous les problèmes médicaux pour lesquels on le sollicitait, nouveaux arrivants comme hospitalisés ; son domaine s'étendait aussi à l'Hôpital St. Julien auquel on accédait par un sinistre tunnel. Ce n'est que vers 1970 que s'ouvrit le service de Réanimation sous l'autorité du Pr. Larcan, dotant enfin le C.H.R. de Nancy de l'unité de soins intensifs qui lui manquait gravement, marquant de ce fait le début d'une restructuration qui se conclura à Brabois ; l'équipe de garde voyait simultanément son P.C rapproché de ce nouveau service et sa mission redéfinie, déchargée avantageusement d'un lot de situations d'urgence. Cependant, l'idée d'un vrai S.A.U n'était pas encore dans les cartons...

 

Revenons à ce qu'il en était au sujet des deux assesseurs de l'Interne de garde. L'Externe junior, en journée, avait pour mission d'ouvrir le courrier d'admission de tout entrant, s'assurer de sa bonne orientation et d'une place disponible au bon endroit: rien que de très formel ; de nuit, était fait appel à son instinct d'insecte piqueur pour un bilan d'urgence, poser une perfusion, mais surtout « faire les héparines » en  Cardiologie ; à cette époque les traitements anticoagulants se limitaient aux A.V.K et à l'héparine IV discontinue, les héparines sous-cutanées n'étant pas encore connues, hélas ; il devait effectuer à minuit et à 6 heures les injections IV d'héparine aux patients listés sur un cahier prévu à cet effet: une vraie hantise que cette délicate mission, tant l'accessibilité à leur capital veineux était en règle difficile. Quant à l'Externe senior, il secondait ou bien l'Interne, ou bien son jeune collègue dans ses difficultés à trouver une veine.

Pour clore ce sujet, il me revient avoir joué l'Ancien avec le futur député-maire de Nancy, A. Rossinot, en situation de junior bien qu'il fut par l'âge nettement plus ancien que moi...Me trouvant à sa table beaucoup plus tard à la faveur d'une grand-messe médico-administrative en son Hôtel de Ville, il sut m'en rappeler le souvenir.

 

J'oubliais: pour le service rendu, pour personne: pas un franc, pas un kopeck.

 

 

Gardes  à  Maringer

 

Sur la base du volontariat, et contre rémunération cette fois, les Externes étaient les bienvenus pour des gardes nocturnes au service des Maladies Infectieuses du Pr Dureux, à Maringer. Il fut pionnier dans le domaine de la Réanimation neuro-respiratoire, initiateur des assistances respiratoires prolongées ; tout commença lors de l'épidémie de poliomyélite à la fin des années 1950: la réponse face aux complications respiratoires de la maladie avait été donnée dans l'urgence par le poumon d'acier, sorte de caisson où était glissé le malade, et dont le thorax était censé bénéficier des variations de pression externe pour susciter une ventilation spontanée: on en imagine les limites. Au moment où j'y pris des gardes, les patients à surveiller étaient atteints soit de maladie de  Guillain-Barré, soit de tétanos sédatés par des doses phénoménales de Valium ; trachéotomisés, ils étaient branchés à un respirateur ancestral, le SF4,véritable prothèse respiratoire, imposant son rythme et le volume insufflé, sans capacité véritable à s'adapter à la respiration spontanée des patients ; de ce fait, ceux-ci étaient placés en quasi coma thérapeutique, obligeant à une surveillance d'autant plus stricte. Qu'il est difficile de rester éveillé toute une nuit à côté de personnes profondément endormies!

 

Me remémorer les Services que j'ai fréquentés en qualité d'Externe me conduit à revisiter des lieux qui depuis, au mieux ont été profondément remaniés, au pire ont disparu, à revoir par la pensée nombre de personnages qui ont marqué aussi bien leur temps que ceux qui les ont côtoyés.

 

 

La  Dermatologie 

Elle fut mon premier terrain de stage.

 

Elle occupait l'Hôpital Fournier. Le Patron, le Pr. BEUREY, était un petit bonhomme, au collier soigneusement taillé, charmant, étonnant par son dynamisme, irradiant d'une énergie communicative ; il parcourait son service à grandes enjambées, sa secrétaire sur les talons, bloc-notes en mains, bien en peine pour le suivre -ou le poursuivre, chargée en chemin de noter ses rendez-vous, lui rappeler ceux qu'il pourrait oublier, prendre ses courriers en sténo. Dans cette spécialité où le visuel compte pour essentiel, véritable puits de science par ailleurs, il savait au premier coup d'œil et sans hésitation donner le diagnostic sur la dermatose ou toute autre anomalie cutanée qui lui était présentées ; en cas de doute, il demandait qu'on lui présentât sans tarder le « Degos », véritable bible en la matière, autant pour discuter ses propres hypothèses que donner sa propre opinion sur la teneur du verset de la dite bible relatif au problème posé. Il ne manquait pas d'autre part de faire référence à sa formation d'interniste à qui voulait l'entendre.

Sa consultation tenait du tribunal ; assis au centre de la pièce, entouré d'un aréopage de jeunes confrères, qu'ils fussent de son service ou extérieurs à lui, on lui présentait à tour de rôle, les patients à voir ; à peine assis ou le pansement retiré, ils avaient connaissance du diagnostic et ses causes comme d'un verdict, mentionnant au passage les noms propres ou savants afférents ; cela dit solennellement et sans conteste par le Maître avait de quoi rassurer, quand bien même les possibilités thérapeutiques ne dépasseraient pas le niveau du symptomatique temporaire ou de la simple contemplation. En règle, la consultation se concluait par une prescription magistrale, vraie potion magique, dictée d'un souffle à la secrétaire, mélange  savant d'ingrédients multiples, quantifiées en grammes, milligrammes et QSP ; y revenaient assez régulièrement l'hydrocortisone, la lanoline, vaseline et résorcine, sans oublier quelque savon liquide ou colorant à appliquer au préalable ou en alternance avec la pommade  à composer par l'apothicaire. Quand il m'arrive de parcourir le carnet où j'avais retranscrit une série de prescriptions-types, c'est comme tourner les pages d'un livre de cuisine de grand-mère, avec ses recettes éprouvées au parfum du temps jadis.

 

Il arriva même qu'il fit venir un dimanche matin, dans le cadre de rencontres médicales organisées par ses soins, un certain nombre de ses patients porteurs de pathologies cutanées démonstratives ou inédites ; et ses invités de passer de chambre en chambre pour regarder, détailler, ce qu'avaient à montrer de leur affection les dits patients ; si ces derniers avaient accédé à sa demande pour se prêter à ce qui peut apparaître comme une forme d'exposition choquante, même réservée à un public limité et averti, c'est dire l'aura et le charisme que ce patron exerçait sur sa patientèle.

 

Bénéficiaient des secteurs d'hospitalisation d'une part des patients dont l'état exigeait des recherches diagnostiques particulières, mais tout autant ceux pour lesquels les traitements s'avéraient impossibles à domicile, souvent par le fait de pathologies chroniques, telles les plaies dites variqueuses. Ces malades voyaient de larges surfaces de leur corps mises en peinture ; la variété des couleurs n'avait rien à envier à la palette impressionniste: figuraient entre autres le bleu de méthylène, le vert de méthyl, le rouge éosine, le jaune fluorescéine,  le noir goudron ; le blanc des pâtes à l'oxyde de zinc pouvait couronner l'ouvrage comme la crème chantilly vient parfaire  une coupe de myrtilles ou de fruits rouges...

Outre que ce service fut logiquement pionnier en Allergologie, on ne saurait conclure ce chapitre sans rappeler que l'associée traditionnelle de la Dermatologie s'appelle la Vénéréologie. Le BW systématique alors dans tout bilan sanguin permettait parfois des découvertes imprévues. Dépendait de ce service le Pavillon Ricord réservé aux prostituées porteuses de maladies vénériennes actives, alors placées en milieu fermé sur décision préfectorale pour obligation de se traiter: des femmes victimes du tréponème, un vibrion dans le nom duquel résonnent étrangement les sonorités « aime » ou n'aime »...

 

La Dermatologie, pour un début, j'ai bien aimé.

 

 

La Rhumatologie  

Elle m'eut ensuite à son service.

 

Lui était réservée une partie de l'Hôpital St Julien, sur deux niveaux.

Le Pr. LOUYOT tenait de l'archétype du patron-médecin ; la calvitie bordée de tempes aussi grisonnantes que sa moustache, on le dira d'un certain âge, ce qui ne lui interdisait pas un maintien strict, une allure docte et austère ; au-delà du savoir encyclopédique qu'il possédait dans son domaine, il connaissait tout de l'intimité et de perversité des métabolismes phosphocalciques, uriques et autres ; il n'ignorait rien des mauvais tours joués par certains protéoglycanes ou autres prostaglandines au sein du conjonctif. Ses apparitions dans le service étant relativement espacées, l'essentiel de la responsabilité effective revenait à son agrégé et futur successeur le Pr. Gaucher ; élancé, peu disert, il vivait assez mal son rôle de second et semblait comme en retirer un long ennui.

Le hasard voulut que je retrouve dans ce service l'ancien chef de troupe scoute de la 1ère Lunéville, chef Claude, où je figurais alors comme  « cul de pat » ; il y terminait son externat avant de s'installer à Vicherey ; il sut m'aider dans mes débuts difficiles. Autant les bilans sanguins demandés étaient souvent démesurés, autant au plan radiologique il y avait abondance de production, par la nécessité entre autres de multiplier les incidences pour déceler ce qui de nos jours serait démontré par quelques coupes de scanner ; la contre-visite était précédée de la lecture commune des radiographies du jour sous l'autorité des seniors présents: l'occasion d'une première approche de l'imagerie ostéo-articulaire. Entre autres personnages marquants, j'accorde une mention particulière à l'Interne de la salle commune du rez-de-chaussée, une fille -rareté à l'époque- fort mignonne avec de grands yeux sombres ; arrivant tard et partant tôt, on suppose que la tolérance démontrée par le Patron à son égard tenait au charme qu'elle dégageait.

 

Les pathologies rencontrées avaient, de mon point de vue, un côté assez désespérant, d'autant que les ambitions curatrices des traitements proposés apparaissaient bien souvent des plus modestes. Le type même en était la Polyarthrite Rhumatoïde et autres affections apparentées telle la Spondylarthrite Ankylosante; en rester aux sels d'or, à la Phénylbutazone ou passer  aux corticoïdes, tels étaient les termes du débat. Les lombalgies chroniques et leur lot d'incapacité professionnelle représentaient un autre gros bataillon, sans solutions probantes hormis quelques infiltrations et la recherche d'un reclassement improbable. Il n'était pas rare que le bilan demandé fut l'occasion de découvrir des métastases osseuses d'un cancer pour lequel la recherche du foyer primitif tenait davantage d'un souci intellectuel que d'une finalité réellement pratique. Me revient le souvenir d'une jeune femme d'une grande beauté et au corps de princesse chez qui la cause de son mal tenait à la diffusion métastatique d'une mastite carcinomateuse jusqu'alors méconnue: tragique. Qui  aurait pu dire à ce médecin -et de quel droit, allant à l'encontre de sa certitude exprimée, que les algies rachidiennes qui lui brisaient la vie n'étaient pas dues à des ostéophytes exubérants mais aux métastases d'un cancer bronchique qui allait l'emporter sous peu?

 

On aurait pu s'étonner que l'on ne cherchât guère de solutions thérapeutiques autres que médicamenteuses face à des pathologies avant tout dégénératives de l'appareil locomoteur ; il y avait bien un attaché qui proposait son savoir-faire en manipulations vertébrales ; mais à titre d'exemple, bien qu'il y  eût sur la place de Nancy un pionnier dans la chirurgie de la main rhumatoïde, le Pr  Michon, il n'était pas d'usage de faire appel à ses compétences ; de même, les possibilités des appareillages

Et de la rééducation étaient sous-employées ; il fallait une sacco-radiculographie plus que démonstrative pour confier une hernie discale an neurochirurgien. Les chirurgies arhroplastiques n'en étant qu'à leurs prémices, l'arthrose était vécue comme une fatalité où l'aspirine et l'usage d'une canne figuraient comme les recommandations principales ; l'hydrocortisone en infiltrations pouvait apparaître comme une solution miraculeuse temporaire au prix de quelques catastrophes infectieuses.

 

La Rhumatologie,  j'ai apprécié, mais sans en faire ma tasse de thé.

 

 

La  Pneumologie 

Elle fut ma destination suivante.

 

Plus exactement la  Pneumo-Phtisiologie Hommes : d'abord parce qu'il existait un service Femmes indépendant (Pr DE REN), ensuite parce que la tuberculose -la Phtisie des Anciens- était toujours bien présente à défaut d'être galopante. Pourquoi était-elle encore une réalité prégnante alors qu'on avait les moyens de la prévenir et le traiter? Cette question me fut posée par le Pr LOCHARD, chirurgien thoracique réputé, à l'examen oral de 4ème année ; la réponse attendue était: la c...rie des gens ; j'eus une bonne note.

 

L'Hôpital Villemin, aux allures de sanatorium conventionnel avec ses salles communes et ses hautes baies vitrées, abritait l'hospitalisation des services de Pneumologie au premier étage, la Chirurgie Thoracique au rez-de-chaussée. Les locaux de consultation et d'endoscopie avaient été relégués dans les sous-sols, faute de mieux ; si les salles d'examen apparaissaient  juste acceptables, la lumière du jour n'y pénétrant que parcimonieusement à la faveur de rares soupiraux, la salle d'attente tenait de la « coursive d'une péniche du port de Dombasle » comme l'écrira un jour dans la presse régionale le maître des lieux pour dénoncer publiquement l'incurie de l'Administration hospitalière du moment ; quelques chaises étaient disposées dans un

Tunnel aux murs blanchis à la chaux, parcourus par une série de canalisations, câbles et autres gaines techniques: qui ne put se croire égaré en fréquentant des lieux si ... inhospitaliers.

 

Le Pr LAMY pouvait être rangé dans la catégorie des patrons peu présents et s'intéressant de loin à leur service. La charge en revenait essentiellement au Pr Anthoine. Personnage charismatique, il avait le contact simple et rassurant pour les malades, direct et courtois avec les personnels, y compris les plus petits. La clarté de son esprit et de sa parole, la précision et le pragmatisme de ses analyses rendaient ses visites et les staffs qu'il animait fort recherchés ; très apprécié des médecins installés par sa pédagogie et sa connaissance des sujets traités, les E.P.U. pour lesquels on le sollicitait étaient assurés de faire salle comble ; il était de plus un puissant soutien et ami de l'Internat, ce qui ne gâchait rien!

Un secteur annexe de ce service était hébergé à Maringer en situation de quasi autonomie ; se trouvait à sa tête le Dr Briquel, plus typique du phtisiologue classique que du pneumologue moderne ; cet homme de grande qualité avait un problème d'élocution, mais il ne serait venu à l'esprit de personne d'en sourire tant il était affable et disponible.

 

Les problèmes liés à l'insuffisance respiratoire chronique étant gérés indépendamment dans le service du Pr SADOUL à Maringer, l'essentiel de l'activité tournait autour des affections pleuropulmonaires inflammatoires et infectieuses d'une part, des pathologies tumorales d'autre part ; l'embolie pulmonaire, l'asthme et autre poumon évanescent figuraient en comparaison comme des domaines relativement contingents. S'agissant des premières, la tuberculose était encore abondamment représentée ; le diagnostic porté, le patient ne coupait pas à un séjour hospitalier de plusieurs semaines pour bénéficier de la trithérapie d'usage: la Streptomycine dans les fesses, le P.A.S dans les veines, le Rimifon par la bouche ; ensuite, direction un sanatorium plutôt qu'un retour à domicile, d'autant que le repos et le bon air étaient jugés aussi salutaires que les antibiotiques ; pour l'ambulatoire, on verra plus tard...S'ajoutait un lot de chroniques revenant périodiquement, aux poumons détruits, crachant du B.K quoi qu'on fasse : désespérant. Des indications à la collapsothérapie étaient encore posées, plus par pneumothorax que par pneumopéritoine ; pour ce faire, on utilisait un système de deux vases communicants, permettant, le liquide allant de l'un à l'autre par gravité, d'insuffler un volume d'air ambiant déterminé  vers la cavité à laquelle il était relié ; j'eus l'occasion de pratiquer à maintes reprises cette thérapie, aujourd'hui rangée  dans les placards de l'histoire.

 

Face aux cancers broncho-pulmonaires, les principes thérapeutiques      connus actuellement étaient déjà établis: la chirurgie d'exérèse là où on espérait être curateur, la radiothérapie(par cobalt) et la chimiothérapie là où il était plutôt question de prendre sur le temps ; même si dans ces derniers domaines on ne peut nier de vrais progrès, et au prix de plus d'agressivité, quel a été le véritable gain  en capacité de guérison en 50 ans?

La Lorraine d'alors était riche de ses mines et sa sidérurgie ; en contrepoint sévissaient les fléaux de la silicose et la sidérose ; l'asbestose -merci l'amiante- n'avait rien non plus d'exceptionnel: ou quand pour vivre le travail tue.

 

La Pneumologie, je m'y suis bien intéressé ; mais je n'en ferai pas mon métier.

 

 

La  Médecine  A 

Elle me prit alors à son service.

 

Premier séjour à l'Hôpital Central. Rappelez-vous: le bâtiment sur la gauche de la cour en contrebas de la chapelle, avec quatre salles communes: 9 et 11 pour les Hommes, 13 et 15 pour les Femmes.

Le Patron de ce grand service, le Pr HERBEUVAL, était un homme régulièrement pressé, très occupé, mais assez peu par son service à ce qu'il m'a semblé. Président alors de la C.M.C (Commission Médicale Consultative) du C.H.R, cette responsabilité médico-administrative importante lui consommait l'essentiel de son temps et de son énergie qu'il avait pourtant grande. Ses avis et messages étaient délivrés principalement lors des staffs hebdomadaires où les Externes étaient vivement incités à présenter les dossiers, exercice redouté mais ô combien formateur.

Le service tournait grâce à ses collaborateurs, mais il tournait tranquille, cool.

En salle 9, le futur Pr Guerci se chargeait avant tout des questions d'Hématologie ; se mettaient en place les premiers protocoles chimiothérapiques face aux diverses leucoses aiguës et chroniques, les maladies de Kahler et Hodgkin pour ne citer qu'elles ; obtenir une rémission, en freiner un temps l'évolutivité apparaissaient déjà comme des succès, la modestie primant en la matière. L'idée que l'on puisse en guérir un jour définitivement tenait de l'espérance en la venue du Messie ; les greffes de moelle osseuse n'étaient pas encore d'actualité et le plus grand empirisme régnait sur les chimiothérapies: quel chemin parcouru depuis dans ces domaines, et quel chemin il reste encore à parcourir...Le seul à « techniquer » au sein de ce service était un autre  futur professeur, le Dr Thibaut, en charge des lymphographies, seule manière alors d'en savoir plus sur les extensions ganglionnaires profondes de ces hémopathies ; garçon brillant et d'un humour incisif, il étonnait par son côté dilettante ; en tous cas, ses visites avaient l'agrément d'une détente.

 

En salle 11, se concentraient surtout les problèmes métaboliques, diabète en tête, et les pathologies du foie, cirrhoses en tête aussi ; y officiait assez spécifiquement le jeune Pr LARCAN ; tantôt ses visites valaient du cours savant et magistral, n'en finissant pas, tantôt elles tenaient de l'inspection du chef de bataillon sur le front des troupes, se faisant présenter chaque « cas » de manière synthétique par l'Interne ou l'Externe présent et donnant son avis de façon toute aussi succincte ; à cet égard faut-il y voir une préfiguration de sa promotion future au rang de général de réserve?

 

Je ne puis faire l'impasse sur un rite immanquable et fort apprécié qui se déroulait vers 11 heures  à l'issue du travail principal de la matinée, à savoir la sacro-sainte visite ; se retrouvaient en effet ensemble dans la kitchenette attenante au service médecins et infirmières pour la non moins sacro-sainte « glycémie »: une façon de parler d'un bon casse-croûte à base de salamis et mortadelle dans un contexte on ne peut plus convivial ; la salle 9 était particulièrement réputée pour l'excellence de sa glycémie.

 

La Médecine A : un passage en tous points positifs, sans stress excessif ; il y aura matière à comparer avec la destination suivante.

 

 

La  Chirurgie  B 

1966

 

Pour y accéder, impossible de me tromper: je n'avais qu'à traverser la cour et emprunter la porte d'entrée du service ouvrant de plain-pied sur la galerie couverte.

Découvrant les lieux, le nouvel arrivant pouvait avoir le sentiment de plonger dans une séquence du film « Monsieur Vincent » avec P. Fresnay dans le rôle principal, sauf qu'on n'y rencontrait pas les cornettes en fuseau et doublement ailées si caractéristiques des Sœurs de St. Vincent de Paul ; en lieu et place les cornettes plus sobres et strictes signant l'appartenance à la Congrégation St. Charles des sœurs soignantes encore largement présentes alors pouvaient porter à croire davantage à un changement de casting que d'époque.

Le hall d'entrée frappe d'abord par son allure froide et sinistre ; certes, le vert pisseux le colorant de tous côtés compte pour beaucoup, mais les deux médaillons de bronze insérés dans le mur face à l'entrant comme pour l'accueillir et figurant le profil austère avec barbiche et lorgnons de deux anciens maîtres ayant régné en ces lieux n'en améliorent pas le côté peu sympathique de prime abord. Quittant ce hall par la droite, on accède successivement aux salles 4 et 2, par la gauche aux salles 6 et 8 ; face à l'entrée se trouve un autre couloir, bordé à droite par la salle de radio et un petit local de soins, à gauche par la salle de plâtre, et qui conduit à son extrémité au sas d'accès du bloc opératoire formé de trois salles et de l'unité de stérilisation.

Hormis la salle 4 réservée à la Neurochirurgie, déjà cloisonnée en chambres à deux et quatre lits, les autres salles d'hospitalisation sont restées en l'état original, à savoir des salles communes comptant chacune au bas mot 20 à 25 lits, placés côte à côte ; le sol est fait de larges dalles de calcaire blanc, patinées et usées par les allées et venues de générations de soignants sur un nombre de lustres que j'ignore ; le centre est occupé  par un long meuble de chêne plus que séculaire, servant à la fois de table pour la préparation des soins que d'espaces de rangement à la faveur d'une série de tiroirs et placards bas exigeant une souplesse certaine de la part de ceux devant y accéder ; les quatre coins ont été transformés en autant de box pour isoler les patients devant l'être, que ce soit dans un souci d'humanité pour eux ou de tranquillité pour les autres. De hautes fenêtres donnaient bien de la lumière du jour, mais se reflétant sur de grands murs gris, le soleil devait se faire généreux pour rompre avec l'infinie tristesse des lieux ; ajoutez une douce odeur d'éther flottant en permanence dans l'air et vous avez une idée du décor.

 

La promiscuité aidant, ce sont autant de souffrances et détresses qui apparaissent comme exposées, nues et impudiques, au regard et la perception d'autrui ; comment y cacher des vérités, si ce n'est pour chaque alité celles renfermées dans leur intime le plus profond ; pour autant et au même motif, comment ignorer ces moments de chaleur bienfaisants et de bonne humeur communicative traversant parfois tout ou partie de la salle commune, comment ne pas imaginer, toute comparaison s'en trouvant facilitée, que certains aient pu s'estimer moins mal lotis que d'autres. Bien sûr, cette perception des choses était déjà manifeste dans les services de Médecine précédemment rencontrés et connaissant une même disposition architecturale ; elle se vit cependant avec une acuité particulière dans cet univers chirurgical par l'exposition de la manière la plus crue au regard de tous de l'état où se trouve chaque malade, chaque opéré, sans pouvoir rien en cacher ; ainsi de l'occlus ou de l'opéré abdominal perfusé et en aspiration digestive côtoyant  le  traumatisé en traction continue sur attelle de Braun et/ou porteur d'appareils plâtrés  dont le design et l'encombrement laissent augurer autant sur leur inconfort que l'incertitude quant au devenir à terme du membre immobilisé ; dans la même proximité et avec la même évidence, qui ne pouvait éprouver au moins de la compassion à la vue du brûlé grave voisin d'un amputé de membre ou d'un patient victime de plaies suppurées, tous objets de pansements conséquents (d'autant que le pansement cotonné compressif était alors très en vogue) et pour lesquels il était facile d'imaginer à quelles sinécures devaient se plier à la fois ceux qui en étaient porteurs et les soignants lorsqu'il s'agissait de procéder à leur renouvellement au lit mais comme sur la place publique.

 

Les façons d'être et d'agir des praticiens officiant dans cet univers le rendaient pour tout nouvel arrivant encore plus particulier, plus impressionnant, voire déstabilisant ; en être le temps d'un semestre m'apparut comme un choix indispensable mais hautement redouté.

Le patron du service était le Pr. BODART, un humaniste de la Chirurgie mais alors trop âgé pour opérer encore ; il avait un côté paternel avec les patients et les étudiants qui pouvait étonner.

Son équipe comprenait deux jeunes professeurs agrégés qui avaient leur activité propre et ne s'intéressaient que de loin à ce qu'il m'a semblé au fonctionnement de l'ensemble du service.

Le Pr. SOMMELET se concentrait sur l'Orthopédie, une discipline encore balbutiante surtout si on la juge à partir des critères actuels. A titre d'exemple, les idées pionnières des premiers audacieux à croire dans le remplacement articulaire prothétique n'avaient pas encore reçu son assentiment, hormis la prothèse de Moore pour le traitement de certaines fractures du col fémoral ; en raison de la nouveauté de celle-ci et l'originalité de sa pose, faire la « Moore » en salle rouge restait du domaine exclusivement professoral ; l'évolution sera telle que quelques années plus tard cette intervention figurera parmi les premières confiées aux Assistants puis aux Internes dans cette spécialité, plus par un effet de banalisation que de démocratisation. Dans le même registre, la chirurgie de la coxarthrose, là où elle était indiquée, restait nécessairement conservatrice et toujours autant professorale ; elle se déclinait tantôt en ostéotomies de recentrage de l'extrémité haute du fémur pour une meilleure répartition des contraintes passant par la tête, tantôt en opération de Voss, espérant un effet salvateur d'un effet décompressif  supposé par un section des petit et grand trochanters ; trouvaient parfois une indication une arthrodèse coxo-fémorale ou une résection tête col dans les cas trop invalidants exclus des interventions précitées, apportant leur handicap en termes de mobilité ou de stabilité en contrepartie de la promesse d'un soulagement durable. Figurer comme aide-opératoire du Pr. Sommelet tenait plus de la réquisition que du volontariat ; ma modeste contribution à ses œuvres ne m'a pas laissé de souvenirs grandioses, si ce n'est que trop éloigné pour y voir grand-chose et en incapacité d'y comprendre davantage, l'ambiance sous tension donnée par l'opérateur n'incitait pas l'Externe stressé sur ses écarteurs à se risquer à un questionnement quelconque. J'aurai l'occasion d'approcher davantage l'homme et cette spécialité quelques années plus tard au cours de mon internat.

Le Pr. BESSOT était d'une personnalité toute différente. Il avait opté pour une orientation en chirurgie viscérale, et avant tout cancérologique ; cela ne lui interdit pas pour autant d'écrire un article dans l'Encyclopédie Médico-Chirurgicale sur le syndrome du canal carpien qui fit longtemps référence. Il était d'un tempérament plutôt chaleureux, aisément accessible. Les chirurgies d'exérèse les plus larges étaient de son ressort, les plus audacieuses et les plus risquées aussi, sachant qu'elles n'étaient pas garanties par une unité de réanimation appropriée en aval. Conscient que le traitement des cancers digestifs ne pouvaient se résumer à ces opérations mutilantes, il menait sur le sujet des travaux de recherche fondamentale avec le Pr. DUPREZ, anatomo-pathologiste distingué, dans le souci de trouver des solutions visant à réduire suffisamment la tumeur dans ses volume et agressivité pour la rendre alors plus facilement extirpable et donc véritablement curable. A cet effet, le thème central de ses recherches consistait à démontrer qu'il était possible par un premier protocole  de chimiothérapie locorégionale de placer un maximum de cellules néoplasiques dans une même phase mitotique, et les rendre alors spécifiquement vulnérables à l'action d'une autre cure précisément active sur cet état ; la mise en œuvre de ce traitement séquentiel le conduisait à poser à la faveur d'un premier temps opératoire un cathéter dans l'artère irriguant l'organe cible , le foie le plus souvent (les techniques  d'angiographie sélective et de radiologie interventionnelle seront initiées à la faveur de telles indications grâce au Dr. Fays, un passionné  haut en couleurs) ; celui-ci était branché sur un « chronofuseur », un système de pompe breveté de son invention, pour délivrer en continu et au débit voulu les drogues cytolytiques ; il réintervenait quelques semaines plus tard pour en juger des effets et procéder aux exérèses tumorales nécessaires et techniquement possibles. Se chargeant de ce fait de patients jugés ailleurs incurables, il s'était fait une réputation dépassant nos frontières, recevant notamment une clientèle transalpine. Combattant acharné de la maladie cancéreuse, il fut abattu par celle-ci sous la forme d'une hémopathie qui l'emporta sept ans plus tard ; la valeur de ses travaux fut largement reconnue mais il n'y eut personne pour les poursuivre, sur Nancy tout au moins. A l'époque, trop novice pour juger en connaissance de cause, m'avait surtout frappé son élégance toute professorale, tant du fait d'un nœud papillon toujours bien mis que par la qualité de son verbe ; aujourd'hui, au rappel des conditions de la réalisation des actes chirurgicaux lourds dans le contexte d'alors, et par comparaison avec les moyens actuels, comment ne pas être profondément admiratif pour l'énergie et la foi qu'il plaçait dans son entreprise : pas un combat, mais des combats multiples, et quels combats !

L'essentiel du fonctionnement du service au quotidien, à ce que j'ai pu observer à partir de ma modeste place, reposait sur les épaules du seul Chef de Clinique en titre secondé par quelques Internes, Francis Guibal ; son père, lui-même chirurgien, compta parmi les nombreuses victimes de la catastrophe ferroviaire de Vitry-le-François et mourut d'une rupture de rate opérée trop tard. Sa personnalité s'imposait comme un modèle de chirurgien ; je le ressens encore aujourd'hui comme tel. Il était la rigueur et l'honnêteté intellectuelle mêmes, soucieux à l'extrême de ses opérés avec lesquels il savait dialoguer simplement ; il était la référence quasi exclusive pour tous les personnels, Internes en tête bien sûr ; placé au cœur des décisions, personne ne se serait estimé en droit de les contester, si ce n'est lui-même. Paraissant sur tous les fronts, il était toujours accessible même quand peu disponible ; face à un interlocuteur, il pouvait passer de la bienveillance à l'attitude la plus sévère, voire à une colère redoutable dès lors que l'exigence attendue n'était pas au rendez-vous, tant dans la mise en œuvre en temps et en qualité des soins que du travail effectué ou à produire. Combien de fois il paraissait le teint pâle, les traits tirés, fatigué, mais sans rien en dire et continuant comme si de rien n'était. Il reste sans conteste un des personnages les plus marquants de mon externat.

 

Au jour le jour, c'est évidemment avec son Interne - et par extension l'ensemble des Internes du service - que l'Externe noue une relation privilégiée. Au souvenir que j'en garde, la majorité de ceux alors en fonction dans le service avaient déjà une certaine ancienneté et venaient de « traverser  la cour », signifiant qu'ils sortaient de Chir. A, le service « d'en face » et avaient subi le Pr. CHALNOT. Pour en citer quelques-uns, je revois le « grand Touati », un pied-noir tranquille, le « petit Favre », d'une famille d'industriels textiles de Cornimont et qui fera carrière ensuite à Epinal à la Clinique St. P. Fourier , Ph. Sommelet, neveu du Professeur, qui s'installera à Dole ; je citerai aussi H. HEPNER que j'entendis affirmer, suite à une déconvenue opératoire, qu'en cas de nouvel échec de même nature, il n'hésiterait pas à abandonner le bistouri : il prendra plus tard les rênes de la Neurochirurgie nancéienne ; B. Richaume, le plus jeune de la bande, vibrait de la passion de son métier ; un soir, au moment de prendre place en vue d'opérer un patient pour appendicite, il me dit sans prévenir : « c'est toi qui opères, on change de côté », et il prit les écarteurs ; ce fut ma première intervention, un événement dont je sortis - j'en suis sûr- tremblant d'émotion ; mon aide d'un instant à l'initiative de cette première en fut tout aussi heureux-je le crois -. Plus tard, à maintes reprises, passant de l'autre côté de la table, j'offrirai ce plaisir de leurs premières interventions à nombre d'Internes placés sous mon autorité ; dans l'action, il est vrai que le dit plaisir est assez relatif, demandant patience et pédagogie ; cette forme de devoir que je m'imposais se payait en fin de compte d'une satisfaction réciproque bien sympathique.

Tenir les écarteurs, tenir la position de réduction de la fracture tandis que l'opérateur pose le plâtre, tenir les plaques tandis que « Dédé » le manipulateur, ayant traîné l'appareil de radio mobile en salle, prend les clichés face et profil pour vérifier la qualité de la réduction ou la position de la broche-guide annonciatrice du  clou-plaque définitif dans les fractures du col fémoral: tout cela faisait partie du quotidien de l'Externe, rappelant au passage que la chirurgie par voie endoscopique  n'était pas encore née pas plus que l'ostéosynthèse à foyer fermé faute d'ampli de brillance.

 

Assister, participer aux consultations était aussi de ses attributions. Celle du jeudi matin dédiée aux suites en traumatologie tenait de la cour des miracles ; pas vraiment de bureau, une toute petite salle d'attente pour les valides, rien pour les invalides si bien que couchés sur leurs brancards, ils étaient alignés sur le sol du hall d'entrée, au point que s'il vous prenait le besoin de le traverser, il n'y avait d'autre ressource que d'enjamber les dits brancards et leurs occupants. Il faut préciser que le traitement des fractures étant très majoritairement à base de plâtre, l'ostéosynthèse restant alors d'une pratique restreinte (hormis le clou-plaque), l'embouteillage du lieu était garanti pour la circonstance. Le parcours imposé  consistait donc à la réalisation première par « Dédé » des contrôles radiologiques (le même était en mesure de réaliser les angiographies cérébrales par ponction carotidienne...), puis à solliciter l'avis d'un chirurgien disponible pour décider selon le niveau de consolidation soit de l'ablation définitive du plâtre, soit d'en changer, une dépose-repose en quelque sorte ; c'est là que l'Externe pouvait tenir un rôle sous le contrôle et l'autorité de Mr. Servillat, Paul pour les intimes, infirmier spécialisé formé sur le tas, maître de la salle de plâtre ; il savait tout de la fabrication des appareils plâtrés : la botte parfaitement d'équerre, le cruro-pédieux genou fléchi à 15°, le thoraco-brachial bien campé, sans omettre le redoutable pelvi-pédieux, les redoutés corsets et autres minerves... ; une petite dose de talc au lissage ultime du plâtre, et le malade repartait avec un carcan tenant de l'œuvre d'art tant sa réalisation tenait de la perfection ; à noter un détail qui lui était propre, un rituel intangible, à savoir la pause de 10 h. pour un bol de soupe tiré d'un pot de camp.

 

Il me faut citer aussi deux chirurgiens qui ont marqué ma mémoire. Le Dr. Coxam venait encore opérer parfois dans le service ; il travaillait avec une précision, une rapidité, une adresse exceptionnelles : de ce fait, un chirurgien très sûr. Bien plus tard, dans sa clinique où il œuvrait seul, bien qu'ayant orienté son activité principalement vers l'orthopédie, il se chargea des pathologies abdominales compliquées qui ont touché mes deux parents, avec des suites des plus simples.

Les rapports avec la Neurochirurgie ne manquaient pas, ne serait-ce que par le partage des locaux pour partie avec la Chirurgie B. Le Dr. MONTAUT était la cheville ouvrière principale de ce service avant d'en être le patron, succédant alors au Pr. LEPOIRE qui en avait été le créateur ; couvrant une spécialité à très haut risque, désespérante à bien des points de vue, terriblement soumise à la contrainte de l'urgence, il savait offrir la disponibilité, la patience, la maîtrise de soi que requiert la pratique d'une discipline aussi exigeante et dure à vivre.

 

Je sais aujourd'hui avoir rencontré alors un ensemble de figures qui m'ont laissé une empreinte plus conséquente que je n'ai pu l'imaginer pendant longtemps. Je retrouve en eux comme premier point commun une passion étonnante, dévorante chez certains, pour la Chirurgie, un univers qu'ils semblaient idéaliser comme on peut le faire d'une maîtresse exigeante ; est-ce par le sentiment, ou le besoin, qui sait, d' agir, voire d'exercer une forme de pouvoir sur la Nature humaine par celui de réparer les effets du temps ou d'un traumatisme, de corriger une anatomie ou une fonction défectueuses, d'extirper un mal voué à tuer, ou encore, pourquoi pas, d'éprouver du plaisir dans l'esthétique d'une dissection réussie, surtout si la difficulté fut au rendez-vous ; curieusement, n'enlevaient rien à cette idéalisation le fait que sa pratique consistât aussi à manipuler du sang, de l'urine, du pus, des selles, à connaître de la souffrance d 'autrui, prendre des risques qui sont aussi pour soi, et un rapport à la mort qu'on ne peut ignorer même s'il n'est pas toujours immédiat. Pour des ego souvent forts, on pouvait s'étonner qu'en cas de succès le soulagement d'avoir surmonté une difficulté, la satisfaction d'avoir conduit son patient au résultat espéré, pussent l'emporter sur un triomphalisme mal placé. Le contraste entre des temps d'émotions, de stress intense, pouvant basculer instantanément en d'autres de saine récréation ou livrés à des facéties ou plaisanteries douteuses, aurait pu surprendre ou choquer le non-initié ; mais en être, c'était vivre des moments de solidarité  rassurants ou réconfortants ; cela pouvait, et peut toujours être vu comme l'expression d'une forme de bonne santé mentale collective bienvenue.

 

En quête d'un choix futur, j'étais en mesure de juger des différences profondes individualisant le monde de la Chirurgie de celui de la Médecine. Qu'on ne se méprenne pas : mon ressenti sur ce sujet, uniquement tiré de mon expérience commençante, ne faisait aucunement référence aux temps lointains moyenâgeux au cours desquels la tâche de soigner était dévolue aux Médecins d'abord, des clercs  œuvrant sans toucher au corps, commentant les écrits (déjà), et spéculant ; les Chirurgiens ensuite, considérés comme des travailleurs manuels agissant selon les prescriptions des premiers et réalisant  les interventions dépassant le tabou du sang ; les Barbiers enfin, méprisés, se contentant de la petite chirurgie. Rien à voir, quoique... De quoi s'interroger sur la pérennité de certains atavismes...Mais, qu'importe : de cette première plongée dans l'univers chirurgical, j'ai pu apprécier ce qui le rendait attractif et en quoi il pouvait être difficile d'accès. Tenter le challenge d'en être me condamnait - autant qu'il m'encourageait - à passer et réussir le concours de l'Internat.

 

On l'aura compris ; la Chirurgie B a eu pour moi valeur d'initiation, une initiation à partir de laquelle mon imaginaire se mit à cheminer ; on devine vers quelle direction.

 

 

La  Pédiatrie

 

Changement de d'aile et de décor, mais aussi changement de dimensions.

« Le Petit de l'Homme n'est pas un Homme en miniature, mais un individu à part entière » : un thème rappelé à l'envi par le patron, le Pr. NEIMANN. Au  vu de la division du service en trois niveaux selon les degrés d'âge des hospitalisés, on pouvait penser que le dit Petit devait en fait former à lui seul trois individus distincts et successifs.  Au plus haut, en terme d'étage bien sûr, les tout-petits : nouveau-nés et nourrissons, le plus souvent placés au chaud de l'enclos d'une couveuse ; la Réanimation néo-natale en était à ses débuts, s'ouvrant de plus en plus largement  sur  la prématurité, pour rappeler au passage qu'un prématuré est jugé d'autant plus grand  qu'il ressemble davantage à une crevette ; initiée par le Pr. PIERSON, et grâce au Dr. puis Pr. Vert,  cette entité connaîtra un développement qui en fera un service à part entière au sein de la Maternité Régionale, reconnu comme des plus pointus et des plus renommés.  Aux étages plus inférieurs sont logés séparément les petits et les plus grands, un enfant malade étant supposé grand à partir de 7-8 ans.

 

A la tête de cet important service, riche des diverses spécialités inhérentes à la multiplicité des pathologies pouvant affecter l'Enfant jusqu'à ce qu'il soit un jeune adulte, le Pr. Neimann donnait l'image du Pédiatre clinicien par excellence, au savoir et à l'intuition tirés d'une expérience exceptionnelle ; de sa personnalité, de sa parole sans emphase, se dégageait une simplicité et une autorité naturellement respectée. Il savait offrir de plus un côté paternel apaisant pour l'enfant méfiant quand ce n'est pas terrorisé à la vue d'une blouse blanche, rassurant ce qu'il faut pour les parents pétris d'angoisse. Il se faisait un devoir d'inviter chaque année tous ses collaborateurs, y compris les plus modestes, à son propre domicile : un fait unique dans mon expérience.

Son adjoint, le Pr. MANCIAUX, était de la même veine ; en plus de sa pratique clinique dans le service, il développait des actions de Santé Publique liées à l'Enfance dans le cadre de l'INSERM, ce qui le conduira à des fonctions élevées à l'OMS.

 

Réputation oblige, n'accédaient à ce service que des Internes en fin de cursus,

« Ayant de la bouteille », et se destinant à cette spécialité ; autant dire leur niveau élevé, et pour ceux admis aux fonctions de Chef de Clinique, touchant à l'exceptionnel. Je me souviens en particulier des deux frères Sapelier : le cadet, encore Interne, rondelet et bonhomme, et son aîné, à la fois son contraire et son supérieur hiérarchique, et on ne peut plus brillant ; tout aussi remarquable était le Dr. Marchal, tout  aussi digne que son collègue précité d'une agrégation qui n'échoua cependant à aucun d'eux : faute de poste ? Ils émigrèrent, le premier dans le Nord, le second à Metz pour y reprendre et développer la Néonatologie, ce qui valait en soi un poste d'agrégé. Dans cette pépinière de talents, je me dois de citer aussi la future Mme. Le Pr. Olive qui se consacrera à l'Oncologie pédiatrique, et le tout aussi futur Pr. Deschamps qui dériva vers la chaire de Santé Publique sans renoncer à ses attaches pédiatriques.

 

Des domaines pédiatriques, j'avais tout à apprendre. Des pathologies qui lui sont propres évidemment, d'autant qu'absentes des cours reçus, et des traitements qui se mesurent en ml et mg par kg de poids. Mais au préalable, j'avais tout à découvrir de l'Enfant normal en commençant par ce qui fait et caractérise sa croissance harmonieuse, aux plans physique, neuropsychique, affectif,  et quelles étapes  la jalonnent ; ou encore l'adaptation de sa diététique au fil des mois et des années : quel type de lait et en quelle quantité appréciée en meurettes,  le moment propice  pour introduire les petits pots ou les petits plats, la recette de la soupe de carottes et la bonne dose de gélopectose en cas de diarrhée ; et en guise de première leçon, ce qui tient normalement à la conclusion de toute ingestion : être attentif au rot ! Se familiariser à une bonne approche de l'enfant, qu'il soit nourrisson ou adolescent, à l'art d' examiner son corps et entendre son cœur, y mêler astucieusement au besoin un effet ludique ou dérivatif, cela aussi ne s'invente pas ; l'idée de « famille soignante » au sein de laquelle se font ces apprentissages me paraît appropriée, pour souligner entre autres  le rôle essentiel des femmes  gravitant dans ce milieu si particulier, par ce qu'elles savent offrir de leur dévouement, leur patience, leur tendresse. Mes quelques collègues déjà parents avaient à l'évidence une sérieuse longueur d'avance sur  les jeunes célibataires encore un peu gamins comme moi ; de ce fait, ils trouvaient leur place plus aisément au sein de cette famille.

 

Dans un service d'enfants, il y a une forme de vie qui n'inspire pas la tristesse, et c'est heureux...A quelques exceptions près cependant, alors ô combien dérangeantes. Ceci pour évoquer avant tout les images gravées en ma mémoire de ces enfants atteints de leucoses ou autres néoplasies que j'ai approchés, inexorablement condamnés alors, soumis à des chimiothérapies éprouvantes ; comment s'interdire un regard compassionnel sachant qu'il sera immédiatement perçu comme tel par l'enfant en découvrant sa calvitie, en accrochant ses yeux qui disent tout, suffisamment en tous cas pour ne pas savoir s'il est bienvenu de tenter rompre son silence . Y porter la main pour trouver une voie veineuse, pour une ponction sternale ou lombaire, pouvait donner le sentiment d'ajouter à leur souffrance de manière injuste ; la matinée de consultation hebdomadaire d'oncologie se vivait comme une véritable hantise, en voyant défiler périodiquement ces enfants qu'il nous revenait de gérer pour la réalisation des bilans sanguins : une épreuve redoutée, d'autant que l'épuisement de leur capital veineux rendait l'exercice souvent problématique (recourir à la ponction jugulaire n'était pas exceptionnel de ce fait).

 

La Pédiatrie : j'y ai beaucoup appris ; j'y ai aussi sans doute mûri. Je  n'y ai pas vu cependant ma vocation.

 

 

L'O.R.L.

 

Trois lettres pour dire en trois mots : Oto-Rhino-Laryngologie.

 

J'accédai à ce service en qualité de F.F.I : Externe Faisant Fonction d'Interne. J'en avais la possibilité car proche du terme de mon temps d'Externat et autorisé par le Patron de ce service, le Pr. GRIMAUD pour pallier la vacance d'un de ses deux postes d'Internes. C'était l'occasion de tester d'abord une spécialité  médico-chirurgicale  originale à mes yeux, ensuite  de gravir un échelon intermédiaire et enfin toucher un salaire qui ne soit plus une aumône.

 

Au départ, ma curiosité était attirée avant tout par son versant chirurgical ; c'était méconnaître que cette spécialité désignée par trois initiales dépasse la simple prise en compte de trois domaines différents : nez, gorge, oreilles ; c'est en fait un domaine riche par l'addition et l'intrication des divers pôles d'intérêt qu'il offre. Le carrefour pharyngolaryngé, avec les cavités buccale et nasales en gardes avancées, se présente comme le sas d'entrée des voies aériennes et digestives, autorisant trois fonctions capitales : respirer, avaler, parler ; elles sont elles-mêmes liées à trois fonctions sensorielles sans lesquelles il n'est point de plaisir à vivre : l'odorat juge des parfums, le goût des saveurs, et l'ouïe pour s'entendre dire autant qu'entendre dire. Chacune de ces fonctions est liée à une anatomie et une physiologie propres, et pour leurs dysfonctionnements une sémiologie singulière qui sort du cadre général enseigné : autant d'apprentissages de base à appréhender avant de s'intéresser à des investigations spécifiques telles l'audiométrie ou l'électro nystagmographie. L'endoscopie reste cependant le premier mode d'exploration des différents conduits et cavités définissant l'espace O.R.L. ; l'image la plus classique donnée par le praticien qui en exerce la science, au cinéma comme en B.D., n'est-elle pas celle d'un visage mangé en son centre par un miroir de Clar, conçu pour concentrer sa lumière sur le site à explorer ; pour les tympans et les fosses nasales, la seule participation exigée du patient tient à son immobilité ; pour les amygdales et le fond du pharynx, l'entendre prononcer un âââ... grave et prolongé donne plus d'efficacité au jeu de l'abaisse-langue : c'est encore assez simple ; pour les cordes vocales et le fond du larynx, c'est un êêê... tenace qui est demandé tandis que l'examinateur tracte la langue et plonge le regard sur le miroir judicieusement manipulé au fond du gosier : un exercice plus compliqué qu'il n'y paraît et qui, croyez-moi, demande de l'expérience avant d'affirmer qu'on y voit et la nature de ce qu'on y voit.

 

On comprendra qu'avant de faire preuve d'un minimum de fiabilité dans la pratique de ces examens, un néophyte comme moi se trouvât dans le besoin d'être étroitement cornaqué ; idem pour orienter les conduites à tenir face aux pathologies spécifiques à cette sphère. Ce rôle de mentor revint d'abord à B. Bleicher, l'autre Interne, mais un vrai, titulaire, avec qui je me liai d'amitié pour un temps ; depuis son entrée en Médecine il savait sa destinée vouée à  cette spécialité, d'autant qu'il y baignait déjà par son père, O.R.L. reconnu sur la place de Nancy. En second, je me tournais vers le Dr. Janin, unique Chef de Clinique du service, charmant quand il était de « bon poil », ce qui arrivait le plus souvent. Lors des consultations, j'avais aussi la possibilité de quémander l'avis d'un collègue en C.E.S. (Certificat d'études spéciales) simultanément présent ; j'eus ainsi l'occasion à plusieurs reprises de solliciter les lumières du Dr. Rossinot, en formation dans cette discipline avant d'obliquer vers la politique, ma première rencontre avec lui ayant été contée par ailleurs. Les rapports avec le Chef de Service, le Pr. Grimaud, étaient empreints de distance, de celle qui pouvait le séparer de ses Internes du fait de son âge, patron à l'ancienne et en fin d'activité, comme celle d'éprouver  réticence et difficulté pour tenter de l'aborder au moment propice en raison de son côté bourru.

 

Il pouvait arriver que le jeune Interne soit conduit à assumer seul et dans l'urgence, c'est-à-dire la nuit ou le week-end de préférence, des actes tout à fait inédits pour lui, faute d'un senior pour le doubler systématiquement . Pour ma part, entre autres exemples, je citerai le cas d'un jeune patient, plutôt frustre, qui se présenta en fin de soirée pour avoir avalé, disait-il, un morceau de viande crue qui se serait bloqué dans l'œsophage, interdisant toute déglutition et source d'une salivation abondante. Je dus d'abord obtenir de la veilleuse qu'elle veuille réveiller la Sœur infirmière responsable du Bloc, puis plaider auprès de celle-ci pour  qu'elle accepte d'en apporter la clé avant que  de préparer les instruments nécessaires et m'assister pour l'extraction du corps étranger ; il me fallut la convaincre ensuite de ce que, malgré mon inexpérience  personnelle en la matière, je saurai, pour avoir déjà vu faire ce geste par le Patron , descendre l'œsophagoscope rigide sans problème,  ce qui nourrissait autant ses propres doutes que mon propre stress ; ceci étant, ce n'est pas sans soulagement  ni le triomphe modeste que je retirai du même mouvement l'endoscope et, collée à son extrémité, la pièce de steak coupable solidement ferrée  dans les mâchoires de la pince préhensile : je marquai un point !

Dans le même ordre d'idée, se posait le problème des épistaxis sévères ; si un tamponnement antérieur bien tassé solutionnait en règle le problème, il arrivait qu'il fût insuffisant ; la pratique du tamponnement postérieur s'avère un sport, surtout quand on le découvre, par la nécessité de pousser un drain dans chaque narine et d'en récupérer au fond du pharynx les extrémités auxquelles on noue un solide tampon vaseliné destiné à être bloqué dans les fosses nasales postérieures ; au cours de ces manœuvres, le malheureux patient assis sur son tabouret se trouve inévitablement soumis à des épisodes de toux ou de vomissements éclaboussant autant l'opérateur que ce qui l'entoure, murs et sols compris.

 

Parler Chirurgie en O.R.L., à ce que j'en ai retenu, peut se résumer à un triptyque :

D'abord les chirurgies de l'oreille moyenne, menées sous microscope ; la tympanoplastie en figurait comme le prototype, domaine quasi exclusif du Pr. Wayoff, un des maîtres en la matière ; pour le reste, bien qu'étant l'adjoint et futur successeur du Pr. Grimaud, sa présence au service était rare. En principe d'astreinte certains week-ends, il n'était jamais joignable : aficionado du champ de courses de Brabois, il avait mieux à faire.

Ensuite, les rhinoplasties, à la frontière des chirurgies fonctionnelle et plastique, plaçant le service d'O.R.L. en concurrence avec celui de Chirurgie Maxillo-Faciale, logé à l'étage au-dessus.

Enfin, et surtout, les cancers : pas tant ceux développés sur un bord ou à la base de la langue, en règle traités par curiethérapie que ceux touchant le carrefour laryngé ; face à ces derniers, le choix oscille entre une radiothérapie palliative pour les cas trop évolués et une chirurgie d'exérèse quand elle paraît techniquement et raisonnablement possible ; il faut donc considérer plutôt comme une bonne nouvelle l'éventualité d'une laryngectomie, avec en corollaires une trachéostomie définitive se doublant en règle de la perte de la jugulaire interne et d'une partie des muscles  adjacents d'un côté du cou,  sans oublier en complément habituel une radiothérapie sur la zone opérée... : un non choix pour  au final devenir un mutilé du cou autant qu'un handicapé de la communication     par la perte de la parole ; ceci étant, par une longue et pénible  rééducation   certains opérés sont en mesure de retrouver une capacité de dire à nouveau, parfois jusqu'à l'émerveillement : mais à quel prix !  Pour les cancers non opérés ou récidivés guettent l'asphyxie progressive pour un jour se faire aiguë et fatale si une trachéotomie en urgence n'est pas pratiquée...à condition qu'elle soit encore réalisable.

Dans ces mêmes affections  l'hémorragie incontrôlable constitue une autre terrible menace ; il faut des circonstances d'exception pour retourner une situation qui s'annonce désespérée : témoin cet exemple que j'eus à connaître au cours de mon clinicat. Arrive en extrême urgence un patient, véhiculé depuis son village vosgien, et qui assure par la pression de son propre index le contrôle d'une hémorragie extériorisée d'une ulcération cervicale gauche à l'aplomb du carrefour carotidien : cette chance d'arriver vivant à l'hôpital, il ne la devait qu'à lui-même grâce à sa présence d'esprit et sa foi qu'il en avait de s'en sortir ; il nous raconte alors avoir été opéré il y a quelques années d'une tumeur parotidienne avec radiothérapie dans les suites ; une ulcération cutanée se fit de manière seconde au centre de la zone irradiée ; le médecin qui le suivait l'assurait qu'il était bien guéri de sa tumeur mais qu'il avait en contrepartie toute chance -ou malchance- que survienne un jour, ou une nuit, une hémorragie du fond de ce cratère : il suffisait donc d'attendre ! Je pus en assurer l'hémostase par la ligature de la carotide primitive et sans qu'il connût de complication neurologique : là fut sa deuxième chance. Confié ensuite aux collègues plasticiens de Chirurgie Maxillo-Faciale, ils apportèrent une solution définitive en remplaçant la zone cutanée pathologique par un lambeau de peau libre prélevé à proximité d'une crête iliaque : une intervention d'exception qui le reste encore de nos jours, mais qui l'était d'autant plus qu'elle s'inscrivait alors dans l'innovation la plus récente et la plus pointue, tirée des techniques microchirurgicales en pleine phase de développement à cette époque ; le succès qui fut  au rendez-vous constitua sa troisième chance . Seulement alors on put le considérer comme guéri de sa tumeur, une guérison où la main de Dieu dans sa forme trinitaire guida peut-être celle des hommes : pourquoi ou comment ne pas y croire.

 

Avec ce séjour en O.R.L. prit fin mon Externat, le premier temps de mon  apprentissage hospitalo-universitaire ; une tranche de vie aussi prise sur une bonne partie des années 60, mes sixties en quelque sorte. La suivante a pour nom l'Internat.

Mais au préalable, un impératif absolu : le Concours, et un peu plus tard, un autre  incontournable : le Service Militaire.

 

 

L'INTERNAT

 

1967 - 1973

 

 

 

Internes_1967_red

Internes (1967)

2éme rang G à D :

Saulnier, Drouin, Watelet,  Boileau, Boissel, Voiry, Keil, Preaut, Mendelssohn, Jeandaux, X, X, Feugier, Schouler, Mentré, l’Hermitte, Simon, Briquel,

Eloit, X, Bleicher, J.M.André, Fall, Friot, Mlle Déjardin, Puchelle

1er rang G à D :

Jeanpierre, Fontenaille, Mauuary, Wolkowicz, Mayer, Neimann, Henry, Hua, Bodart, Hesse, Eloit, RAVEY, Stines, Mlle Muller,  Mme Kessler,  Mourot

 

                                                                                                                          

Le CONCOURS   de  l ' INTERNAT

 

          

Concourir

 

               Qui dans son existence, devant passer un examen, n'a jamais eu le sentiment de se soumettre à une épreuve ; si la synonymie de ces mots s'est établie ainsi, cela tient probablement au vécu que l'on en a en général. Passe, subit, une épreuve le candidat face à sa copie ou un interrogateur curieux d'en connaître sur son savoir ou ses capacités : en faire les preuves tient donc le plus souvent de l'épreuve !

               Le Concours de l'Internat, avant qu'il ne se dissolve il y a quelques années  dans l'Examen classant national (ECN) s'imposant à tous les carabins arrivés en fin de cursus, était basé sur un principe premier fondamental, à savoir celui du volontariat ; concourir à l'Internat des Hôpitaux ne tenait pas de l'obligation subie mais le fruit d'un choix, expression à la fois d'une liberté et d'une volonté. Ne pas s'y soumettre pouvait tenir d'un autre choix, l'avenir s'ouvrant alors soit vers la Médecine Générale, soit vers une spécialité par la voie des C.E.S. (certificats d'études spécialisées) sous réserve de l'accord du patron en ayant la charge  ou d'un examen probatoire.  Au final, il me semble que l'immense majorité des étudiants au terme de leurs années de formation était en mesure de satisfaire à leur projet professionnel de manière plus libre et choisie qu'aujourd'hui, ou devrais-je dire, de façon moins subie et imposée qu'actuellement, où l'avenir pour beaucoup peut être scellé sans recours possible pour quelques centièmes de points. Au plan sémantique, l'Examen classant actuel semblerait privilégier l'idée d'établir une simple hiérarchie tirée d'un résultat à celle de compétition  comme l'induit le fait de concourir. Et pourtant... : il décide non seulement des possibles quant au métier futur, mais aussi de la ville et du CHU où on s'y préparera ; de quoi changer nombre de destinées.

                 L'épreuve, pour qui avait décidé de se donner les meilleures chances de réussite à ce concours, résidait déjà et  avant tout dans sa préparation et le temps à y consacrer; dans cet esprit le postulant devait se pénétrer de l'idée de devoir y sacrifier deux ou trois années de manière quasi-exclusive ; c'était comme entrer en religion pour cette durée où seraient bannies sorties, vacances, nombre de distractions, pour bosser, bosser... L'entourage, la parenté, la fiancée, connaissaient aussi leur part d'épreuve par le temps à eux chichement octroyé, une humeur offerte pas toujours plaisante, un esprit vagabond quittant volontiers la conversation du moment. Rappelant que la chambre que je partageais en commun avec mes deux frères me faisait aussi office de bureau, que n'ai-je, travaillant les soirs jusqu'à une heure avancée, gêné leur endormissement et mis à mal leur patience , même si je faisais en sorte que la lumière soit la plus discrète possible et le son de la radio, pour un bruit de fond stimulant ma veille, distillé avec le minimum de décibels. Même si les choses ont changé en passant du concours sélectif à l'examen classant pour tous, je ne doute pas que ce temps déterminant qui fait de l'étudiant un futur médecin, nécessairement spécialiste en quelque chose aujourd'hui, soit toujours vécu comme celui d'une épreuve marquante.

 

 

Motivé

 

               Si la voie de l'Internat  s'imposa assez vite à moi comme allant quasiment de soi, cela n'exclut pas d'en légitimer les motivations, espérant que le regard que j'y porte au présent reste fidèle à ce qu'elles étaient alors.

             On aura compris qu'au cours de mon parcours d'Externe j'ai bénéficié d'une première approche du monde hospitalier et de ses hiérarchies ; par là même, j'ai eu la faculté et la chance de rencontrer divers personnages qui, pour ce qu'ils étaient, savaient, faisaient, m'ont donné l'envie d'accéder à leur univers pour être, savoir, faire comme eux ; sans doute pour leur ressembler et peut-être même m'identifier à certains d'entre eux.  Premier constat.

 

           J'avais 23 ans au moment où se terminaient mes années fac ; rien ne me pressait pour poser ma plaque. Mais avant d'évacuer l'idée d'une carrière comme Médecin Généraliste, encore fallait-il en connaître un peu ; à cet effet, rien de tel que  se lancer dans un premier remplacement et quoi de mieux qu'un plongeon en médecine de campagne. J'en eus l'opportunité en fin de 5ème année en accédant à la demande du Dr. Froment, via son fils alors mon interne en Dermatologie ; il exerçait en solo à Lerrain, un petit village perdu au cœur de la Vôge et figurait comme le type même du médecin de campagne. Je n'insisterai pas sur mon stress né de la perplexité qui m'assaillit lors de la visite commentée de son cabinet : dans une vitrine, des daviers pour extractions dentaires côtoyant des instruments de petite chirurgie et le nécessaire à leur stérilisation ; sur une tablette, la trousse pour accouchements, forceps compris (l'angoisse!) ; dans une pièce à part, une installation radiologique sommaire, mais de quoi réaliser soi-même des radios thoraciques et des membres ; ce qu'il faut pour gérer la petite traumatologie ; et enfin tous les papiers et formulaires divers avant de faire la connaissance de la personne chargée de mon entretien et être initié à la géographie du secteur à couvrir, ses routes, ses villages, ses hameaux perdus. Ouvrant pour la première fois la porte donnant sur la salle d'attente, j'y vis cinq ou six personnes ; ma première consultante venait pour un suivi de grossesse: un début prometteur ! (ma hantise vis-à-vis de l'obstétrique aura été une constante) ; ouvrant la même porte pour le consultant suivant, il n'en restait qu'un seul... Ce remplacement m'apprit beaucoup : sur les réalités difficiles et exigeantes de la Médecine Générale (d'autant que le recours au spécialiste et aux examens complémentaires devait être des plus mesurés), sur la place de leur médecin au cœur des gens, sur l'apprentissage à la confiance autant qu'à trancher dans ses doutes. De cette expérience -et de cette parenthèse- j'en retins aussi que la Médecine Générale ne serait pas « mon truc », même si j'y revins  à la faveur d'autres remplacements, toujours en milieu   campagnard,  et y trouvai  beaucoup  d'intérêt  en même temps  qu'un  peu plus d'assurance.  De toute évidence, je n'étais pas mentalement prêt pour une installation quelconque ; prolonger mon temps d'apprentissage en milieu hospitalo-universitaire pour le minimum des quatre années promises par l'Internat me convenait parfaitement.                                                                                                                     

                   Second constat.

                                                                                                                   

                     Cette plongée momentanée dans les réalités de la Médecine Générale eut également un autre avantage : la prise de conscience de mon ignorance de pans entiers de la pathologie et la thérapeutique ; à ma décharge, précisons que lors de mes années fac. L'enseignement par modules n'était pas encore d'actualité, si bien que des domaines complets et essentiels n'étaient pas traités ou si peu. Le programme du concours était tellement vaste que sa préparation apparaissait comme la garantie d'acquérir une culture médicale élargie, ne serait-ce qu'au plan théorique.

                     Troisième constat.

               

                   Enfin, il reste que petit à petit, le rêve puis l'ambition pour la Chirurgie m'envahit l'esprit. Pour y parvenir, un passage obligé et incontournable : l'Internat.

                      Ultime constat.                                                                                                  

                

 

Les  règles  du  jeu

 

     Elles devaient être bien connues, conditionnant le mode de préparation au concours.

       Pour la période qui nous concerne, si elles étaient fixées dans un cadre  univoque au plan national, il revenait à chaque faculté d'organiser son propre concours ; on pouvait se présenter au plus à trois endroits différents et deux années consécutives : ce qui n'est déjà pas mal !

         Le concours comprenait un écrit puis un oral. Les jurys pour ces deux groupes d'épreuves étaient différents, leurs membres tirés au sort parmi les collèges de professeurs titulaires et agrégés. A l'écrit, quatre matières à l'honneur : Médecine, Chirurgie, Anatomie, Biologie ; pour chacune, un programme listant un ensemble de grandes questions. Au jour J, le jury après avoir tiré au sort une question déterminait par le choix du libellé le cadre de ce qui devait être traité, sous forme d'un texte rédigé lisiblement et en bon français de manière à juger autant des connaissances  que de la clarté à les exposer .Autant dire que le choix des sujets proposés  pouvait toucher à l'infini, tantôt plutôt généraux, souvent très étroits ; à titre d'exemples, les jurys nancéiens lors des années précédentes avaient questionné sur «les fistules et kystes congénitaux du cou », « les fistules carotide-caverneuses », « les anévrismes intracrâniens »... Avis aux amateurs !

               L'oral opérait une seconde et ultime sélection sur le groupe des admissibles à l'écrit. Il remplaçait en fait l'épreuve dite « du Malade » qui avait cours auparavant et abandonnée depuis peu car jugée trop aléatoire et  source de trop d'iniquités. Son programme reprenait celui de l'écrit auquel s'ajoutait une série de questions spécifiques. Les candidats passaient par groupes de dix, devant traiter un sujet de Médecine, un de Chirurgie, tirés au sort, en cinq minutes maximum pour  chacun d'eux après un temps de préparation de vingt minutes ; un réveil placé devant le président du jury jouait l'arbitre du temps à courir, son tic-tac ajoutant à la pression sur l'orateur. Tout dire était très bien, mais bien le dire était encore mieux.

 

               Une compétition sous forme d'une longue épreuve de fond se concluant par une course contre la montre, tel pouvait apparaître le Concours de l'Internat des Hôpitaux d'alors.

        

 

S'y préparer

          

          Pour cela, d'abord se fixer une méthode, un rythme, et ensuite s'y tenir dans la durée. Tout est là.

                

          Première obligation : constituer les dossiers.

         Pour chaque question figurant au programme, il faut d'abord établir ou rassembler les documents idoines en les enrichissant au fil du temps. Dommage qu'à cet égard les cours de pathologie dispensés en 4ème et 5ème années fussent en règle trop partiels ou tenant du survol. Il fallait donc puiser ailleurs.

          Pour l'Anatomie, il suffisait de se procurer des ouvrages conçus dans l'esprit du concours comportant force schémas et croquis non dépourvus parfois d'une certaine esthétique. Il en était de même pour la Biologie où des tableaux synoptiques et divers graphiques se voulaient plus explicites qu'un texte volontiers dense et abscons.

       La même facilité n'était pas offerte s'agissant des pathologies médicales et chirurgicales Quelques revues avaient l'avantage de publier comme suppléments des questions rédigées dans le même esprit : ils constitueront en quelque sorte le fond de ma collection. Ceci étant, ces documents avaient avantage bien souvent à être annotés ou enrichis du fruit de la lecture d'articles puisés à droite et à gauche ; à cet égard, l'excellente Revue du Praticien aura servi de bible à quantité de futurs internes comme d'ailleurs à autant de médecins pour leur exercice. A la faveur du tri que je me décidai à faire un jour dans les documents accumulés au fil du temps, je fus étonné par le nombre de questions que j'avais entièrement réécrites, travail à la fois de synthèse et d'approfondissement ; cette reconstruction des sujets à mon goût et leur personnalisation ne serait-ce que par l'instrument de ma propre écriture conduisaient à un peu plus d'exhaustivité parfois, mais surtout à une forme d'appropriation bénéfique  pour   une mise en mémoire plus aisée. « Signes, diagnostic, traitement » : tel était le libellé le plus habituel des questions de Pathologie ; pour en traiter valablement, il ne s'agissait pas de retranscrire une encyclopédie, mais de se concentrer sur les points d'intérêt essentiels, donner les caractéristiques principales de l'affection considérée, les éléments majeurs de nature à orienter ou affirmer le diagnostic, les difficultés ou pièges pouvant égarer, et offrir en tout une démarche cohérente.                                                                                                                  

         On peut être porté à penser que l'apprentissage tient ensuite d'un travail de mémorisation semblable à celui destiné à se mettre en tête des fables de La Fontaine. C'est méconnaître  l'effort de compréhension préalable qui demande de creuser les mécanismes physiopathologiques des maladies, s'attarder sur les données anatomo-pathologiques et/ou épidémiologiques, voire revenir à certains fondamentaux comme s'intéresser à quelques notions historiques ; ayant intégré que tel phénomène ou anomalie explique ce qui en découle aide à déduire en toute logique certains éléments figurant au tableau clinique tout comme les fondements de la prise en charge et la thérapeutique à mettre en œuvre avec leurs limites ; et c'est  une économie d'autant sur l'effort de mémorisation à consentir. Ce propos peut tenir de l'évidence, mais, dans le domaine qui nous occupe, qui n'a eu la faiblesse de supposer qu'apprendre par cœur pouvait pallier en tout ou partie à un travail de compréhension en profondeur préalable ?

 

         Deuxième obligation : s'intégrer à des groupes de préparation, un en Médecine, un autre en Chirurgie.

         Selon un usage ancien, à Nancy tout au moins, il était dans le rôle des Internes en fonction de jouer les tuteurs à de petits groupes d'Externes pour les soutenir et conseiller dans leur préparation au concours : comme un devoir moral envers la génération montante autant que l'acquittement d'une dette pour l'aide reçue de la précédente. Se constituaient ainsi des écuries autour de « conférenciers », Internes jeunes ou anciens, choisis selon leur réputation ou des liens de sympathie contractés à la faveur de l'un ou l'autre stage. Participer à de tels groupes avait au moins deux avantages : les réunions étant fixées à un rythme convenu, habituellement hebdomadaire, un programme était déterminé : restait à chacun de s'y tenir et s'organiser en conséquence.  Chaque participant ayant « planché » sur une question, une discussion s'en  suivait. Le conférencier donnait alors son  avis, ajoutait des  compléments utiles à une meilleure compréhension du sujet, pour gagner en clarté dans l'exposé ou une plus grande exactitude dans les termes à employer. Mais là où son apport était le plus intéressant résidait dans les notions pratiques et concrètes qu'il pouvait transmettre ; à cet effet, quoi de mieux que de citer des anecdotes ou des observations vécues ; de la sorte, ce que nous apprenions dans la théorie retrouvait quelque peu les couleurs de la vie et un goût d'humanité.                    

 

                    Pour le groupe de Médecine que nous avions constitué à quatre ou cinq, nous avions fait appel à un futur pneumologue comme conférencier : David de son nom mais son prénom m'échappe – désolé - . Assez patelin, sa diction était légèrement troublée par un subtil zézaiement, lequel n'était pas amélioré par la présence habituelle d'une pipe au coin des lèvres. Il avait des choses  une vision  dépouillée, volontairement simplifiée ; reconnaissant avec humilité là où la Médecine ne peut pas tout, son conseil était d'avoir la sagesse  à l'admettre sans se dévoyer dans une culpabilisation ou des interrogations ne menant à rien.

                                                                                                                        

                   Je ne sais pas quelle voie je me trouvai mêlé au groupe de Chirurgie placé sous la houlette de Roger Piccioli, un personnage d'une toute autre nature. Pied Noir pur jus, il avait dû quitter son Algérie natale dans la précipitation en 1962, y laissant tout. Les Internes rapatriés de la faculté d'Alger se retrouvèrent alors un jour donné à Paris pour une répartition inédite : en fonction de leur ancienneté, leur classement au concours et selon les postes offerts par les CHU métropolitains, ils avaient à décider de leur point de chute, une ville dont le plus souvent ils ignoraient tout et où ils auraient à bâtir une nouvelle vie : un pari sans retour possible pour chacun d'eux, sans autre alternative que tourner irrémédiablement le dos à leur passé par la force -ou la faute- de l'Histoire. C'est ainsi qu'il se retrouva dans la capitale lorraine sans jamais l'avoir prémédité, si loin du soleil et des plages de son enfance. Son accent, sa faconde, la chaleur émanant de sa personne témoignaient sans conteste de ses origines et de la fierté qu'il en tirait. Quant à son esprit rigoureux, méthodique, exigeant, il cadrait parfaitement pour le destin chirurgical qu'il s'était choisi.

           Je peux me prévaloir d'avoir partagé ma peine à son école avec des camarades promis à une grande carrière mais ne le sachant pas encore ; je citerai d'abord Michèle  Debar, future Mme Kessler, et qui portera les destinées du service de Néphrologie avec, puis à la suite du Professeur-Sénateur Huriet ; ensuite Jacques Roland dont le futur sera de devenir patron en Radiologie, puis Doyen de la Fac de Médecine de Nancy et enfin Président de l'Ordre National des Médecins.

           La méthode Piccioli consistait à chaque séance à nous placer dans la situation du concours : à savoir rédiger telle une dissertation une question tirée au sort pour ensuite lire ce que nous avions écrit sans ajouter ni retrancher quoi que ce soit.  De ses conseils je retiens d'abord  la pertinence  de savoir introduire en précisant en quoi la question posée est intéressante ou d'actualité, remerciant quasiment le jury pour son heureuse initiative de l'avoir soumise ; ensuite l'importance à faire ressortir les points essentiels, annoncés tels «  des coups de trompette » (sic), et éviter de s'enliser dans des détails trop accessoires ou hasardeux, sources de perte de temps autant que de points bien souvent. Il nous fit percevoir l'Anatomie autrement qu'à travers les seuls aspects descriptifs, pour la replacer dans un contexte fonctionnel et une perspective chirurgicale, rappelant à juste titre que les correcteurs étaient des chirurgiens et non des anatomistes pour la plupart ; préciser en particulier en quoi elle

Explique certaines pathologies ou évolutions, en quoi elle détermine certains choix ou contraintes au plan opératoire, était des plus judicieux ; sous réserve de ne pas se fourvoyer. A titre d'exemple, il nous fit cette question: s'il y a un rapport essentiel à citer pour l'uretère, quel est-il ?: le péritoine, tout simplement, auquel il est tellement attenant qu'en mobilisant ou décollant ce dernier, comme dans les abords rétro péritonéaux de l'abdomen, il monte et se trouve refoulé en même temps que lui : un notion capitale pour l'opérateur ; écrire ces quelques lignes, c'était déjà se garantir la moyenne en même temps qu'une indulgence probable en cas d 'erreur ou d'oubli jugés véniels en comparaison. Terminer un sujet d'anatomie par la ou les voies d'abord propres à la structure étudiée devait tenir de conclusion chaque fois que possible, informations qu'il nous communiquait avantageusement.

                Je ne puis conclure sur R. Piccioli sans évoquer le drame qu'il connut alors qu'il était Chef de Clinique peu avant son installation privée. Se trouvant dans un canot à moteur sur le plan d'eau de Pierre-la-Treiche, il tomba à l'eau pour une raison que j'ignore, laissant seule son enfant dans le bateau qui continuait à tourner en rond et menaçait de se fracasser sur la digue ; bon nageur, il réussit à s'en approcher pour bloquer l'hélice de son corps, lui broyant une fesse, l'avant-bras droit et une partie du visage.  Après de multiples interventions, dont certaines de réparation nerveuse effectuées à Londres, il gardera entre autres séquelles une paralysie sciatique et un déficit moteur partiel au niveau de la main droite, toutes choses auxquelles il dut faire face puis s'adapter pour poursuivre son métier de Chirurgien Gynécologue.

                 Admiration.

                    

 

Dernières  longueurs  avant  le  jour  J                                                                                                         

                             

         Dans toute course de fond, ce sont, paraît-il, les derniers hectomètres les plus durs : tenir la distance, maintenir l'effort sans se désunir, tel est l'objectif dont l'athlète ne doit se départir jusqu'à la ligne d'arrivée. Quant à moi, les dernières semaines furent vouées à réviser sans relâche : m'en tenir strictement à la programmation initiale comme la garantie de tout couvrir sans impasse hasardeuse, tel fut le mien ; en conséquence, pas question de quitter ma table de travail sans avoir rempli le contrat journalier fixé avec moi-même. Mais combien de fois n'ai-je eu le sentiment inquiet d'aborder une question comme la toute première fois, mêlé à celui non moins préoccupant d'avoir tout oublié ; la réétudiant, en quoi pouvais-je être assuré que cette fois-ci elle serait gravée durablement dans mes neurones. S'ajoutant à l'impression fâcheuse que l'on en sait de moins en moins à mesure qu'approche l'instant fatidique, que dire du saisissant vertige face au vide dû à un trou subit et  improbable  dont  la prise de conscience  aiguë  peut  tenir du cauchemar.  Cette instillation insidieuse du doute de soi, qui ne l'a jamais ressentie à un moment donné après un dur labeur comme une épreuve supplémentaire à surmonter avant un examen décisif ?  Au-delà de ces creux de vague, il fallait bien repartir, soutenu ici par un mot d'encouragement, là en retrouvant la conviction de ses choix, et toujours par le besoin de ne point décevoir les proches ayant foi en vous.

                De ces dernières semaines de préparation, j'en retiens le souvenir d'un effort continu d'une intensité extrême qui n'aurait pas supporté une prolongation imprévue ; je n'imaginais guère alors pouvoir le renouveler à l'identique que ce soit pour une nouvelle tentative en cas d'échec ou toute autre perspective. L'envie que cette expérience fût unique dans mon existence participa du rêve se fondant avec celui de gagner mes galons d'Interne : en finir avec ce foutu concours et s'ouvrir à d'autres horizons devint une motivation décisive pour me pousser à un ultime et puissant coup de collier.

               Faut-il voir dans ce fait que je ne m'inscrivis qu'au seul concours nancéien, négligeant les deux autres tickets possibles ? Avec le recul, ce choix m'apparaît comme avoir été plus qu'audacieux, imprudent. 

 

 

Le  jour  J                                                                                                         

 

         Ce fut un jour de mars 1967

          Pour dix-neuf places avaient postulé un peu plus de deux cents candidats.

          Tombèrent comme sujets :

                          En Médecine : les hypothyroïdies de l'adulte et l'enfant

                          En Chirurgie : les tumeurs bénignes du sein

                          En Anatomie : le nerf récurrent gauche

                          En Biologie :   le métabolisme du cortisol (sans certitude absolue)

         Certains m'inspirèrent plus que d'autres ; après vérifications a posteriori, il ne m'a pas semblé avoir commis d'erreurs ni d'oublis majeurs ; en conséquence de quoi, j'avais avantage à embrayer sans tarder sur la préparation de l'oral et profiter d'un délai de grâce de trois semaines, le temps de connaître les résultats de l'écrit ; à ce sujet, il est bon de rappeler que les membres des jurys se retrouvaient en soirée pour les corrections, lecture des copies étant faite par les Internes titulaires.

         Reconnu admissible et soulagé de l'être, j'abordai l'oral avec confiance ; je n'eus pas besoin des dix minutes réglementaires pour traiter des complications des fibromes utérins puis du diagnostic des purpuras ; ce dernier tenant d'un inventaire à la Prévert, j'avais eu la judicieuse idée de revisiter ce sujet la veille ! Je m'en tirai avec un 18/20 à chacune de ces questions.

              

          A la publication de la liste des reçus, je trouvai mon nom à la troisième place. Je me souviens en avoir ressenti une joie profonde mêlée d'un soulagement intense ; sans en tirer gloire ni vanité, je reçus d'abord ce résultat comme une récompense dépassant mes espérances, ensuite comme la promesse d'un avenir  dont je m'étais donné les clés.

          Comme aux Jeux Olympiques eut lieu quelques mois plus tard, sous le mécénat des Laboratoires SPECIA, une remise de médailles aux trois premiers  de la promotion 67 ; j'eus donc droit au bronze. L'or, pour le major, distingua J.M. André, futur neurologue et patron de l'Institut Lorrain de Réadaptation ; l'argent revint à F. Boileau, dont le parcours fut assez inédit : après un double clinicat en Orthopédie puis en Chirurgie Viscérale, il atterrit à l'hôpital de Neufchâteau, connut ensuite un interlude d'un quinquennat à la direction du journal L'Est Républicain ; il revint après un revers de fortune à son poste néocastrien , dont il démissionna  quelques années plus tard, excédé par l'évolution de ses conditions d'exercice.

         Maintenant  derrière moi, le chemin ardu menant à l'Internat débouchait sur différentes voies possibles également offertes. A l'heure du choix définitif, ce sera la Chirurgie, avec un grand C, sans préjuger encore d'une spécialité particulière. Voie royale par excellence, en tous cas perçue comme telle à l'époque : la constance selon laquelle la majorité des premiers classés optait en sa faveur en témoigne. Voie royale de l'excellence sans doute aussi : non par le fait d'une hiérarchisation indue et prétentieuse des savoirs, mais en raison du niveau élevé des exigences pour une formation réputée des plus sévères et contraignantes en même temps que la plus longue de toutes ; ajoutons que l'Internat constituait alors la seule filière possible pour qui se destinait l'exercer tandis qu'existait la voie parallèle du CES pour toutes les autres spécialités. Exigence élevée, voilà en fait le maître-mot accompagnateur  de qui fera de la Chirurgie son métier, quel qu'il soit, un vrai fil rouge tout au long de sa pratique, des premiers jours de sa formation au dernier coup de bistouri. Cette conviction nourrie de ma propre expérience ne fit en réalité que prolonger celle née des leçons reçues de mes aînés.      

 

 

Le  MONDE  de  l ' INTERNAT

 

                                                                                                   

         Internat : « Etablissement où les élèves sont nourris et logés ». Larousse

              L'Interne, si on s'en réfère au sens exact des mots, a pour vocation à résider à l'intérieur de l'Hôpital ; il ne s'agit pas pour ce dernier de lui offrir comme un quelconque cadeau ces commodités à vivre mais tout bonnement de se garantir de la présence à demeure et  la disponibilité  de sa personne, lui qui y figure comme le premier maillon médical d'action et d'exécution en  responsabilité.

           Cette idée simple est ancienne si on se souvient que l'Internat des Hôpitaux de Paris est né du décret du 24 Février 1801 (4 Ventôse an IX), le premier concours ayant eu lieu le 10 Février 1802. A Nancy sa création officielle remonte à 1855, mais le concours ne trouvera sa véritable formule qu'en 1873, c'est-à-dire lorsque  fut recréée  la Faculté de Médecine à la faveur du transfert de celle de Strasbourg dans la capitale lorraine à la suite de la défaite de 1870. A l'origine de cette vénérable institution, on peut y supposer un double but  ; d'abord structurer un début de service public hospitalier efficient qui dépassa le concept de secours charitable prévalant dans les Hôtels-Dieu jusqu'alors ; ensuite organiser des écoles de Médecine et de Chirurgie fondées sur la pratique et, pépinières de talents, en dégager des élites ayant vocation à  produire des soins où l'idée de progrès était bien présente autant qu'à encadrer les générations successives. Malgré les transformations connues par l'univers hospitalier au fil du temps, ces grands principes sont restés globalement vrais, tout au moins jusqu'à l'institution de l'Internat pour tous.

             Ceci étant, nombre d'hôpitaux se sont plus ou moins affranchis de l'obligation initiale de loger leurs Internes, substituant d'autres solutions pour se garantir d'eux les mêmes présence et disponibilité, et qui plus est au moindre coût, ceci dit sans esprit polémique. Pour la période évoquée, le CHR de Nancy affichait un minimalisme exemplaire sur ce plan : aucune structure abritant un Internat un tant soit peu digne de ce nom qui comprenne au moins quelques  logements, même sommaires, et un espace de détente ou convivialité, etc...En guise d'ersatz, il y avait bien la salle de garde à' l'entrée de l'Hôpital Central, avec annexée la seule chambre réservée à un Interne ; sans revenir sur ce sujet abordé ailleurs, elle tenait de lieu stratégique ; dans un coin se trouvait un registre, vecteur des informations à diffuser : événements programmés, tours de garde, recherches ou propositions de remplacements, suggestions ou réclamations de tous ordres ; outil médiatique du moment, au temps d'internet il peut apparaître à la communication ce que sont les gravures rupestres à la peinture.    

             Dans sa générosité, le CHR veillait tout de même à nourrir ses Internes. Une salle à manger leur était même dédiée en exclusivité ; le seul étranger à y être toléré était l'Externe de garde : en compensation, il pouvait être mis à contribution … comme par exemple lire publiquement quelques paragraphes croustillants d' « Emmanuelle », livre à l'époque censuré et qu'un malin avait sorti du manteau. Tenant plutôt de la cantine, la salle de restauration se trouvait au-dessus de la cuisine,

La liaison entre les deux se faisant par le monte-charge, lequel, telle une manche à air, servait  aussi de voie  d'échange  entre les commanditaires  affamés  et la cuisinière

 Chargée de les régaler. Régnait en effet une maîtresse-femme sur ces lieux et ses convives, la dévouée Mme Vautrin, dont l'autorité débordait largement de ses fourneaux ; ne s'en laissant point conter par des gaillards pas toujours correctement éduqués, être bien vu d'elle pouvait s'assortir de certains avantages, comme celui de voir monter un steak personnalisé tant dans sa cuisson que par son assaisonnement. Lieu de convivialité par excellence, s'y échangeaient les potins, les dernières blagues, des racontars plus ou moins malveillants. Qui ne reconnaissait avant de franchir le seuil la voix tonitruante du « Biquet » alias Lederlin, futur professeur, annonciatrice d'un gigantesque rire aussi bien que de son ire du moment, ou encore celle de stentor de Bouchot lorsqu'il se lançait dans une chansonnette à ne pas mettre entre toutes les oreilles. Il n'était pas exceptionnel qu'à la faveur de discussions animées se missent à voler des petits suisses, avec l'avantage de les voir se transformer en peintures murales pour ceux ayant manqué leur objectif !          

             

          Il y a sans doute matière à comparer l'Internat des Hôpitaux avec ce qui régente, voire définit certaines grandes écoles, à une différence près cependant : ont déjà derrière eux un cursus universitaire quasi-complet  ceux ayant intégré le premier. Figure comme un dénominateur commun l'esprit de corps qui soude leurs membres, formés au même creuset, soumis à des règles communes. La première d'entre elles s'agissant des Internes n'est autre que le contrat de quatre ans qui les lie au Centre Hospitalier choisi : des années pleines, avec des journées et des semaines dont ce dernier croquera le temps jusqu'à l'abus, accaparant l'énergie et le mental de qui a consenti à s'y investir, tirant profit jusqu'à l'excès de sa passion à y faire et y découvrir ; un temps passé sans compter dans les services, en gardes et astreintes, en staffs, à exploiter les dossiers et jouer les rats de bibliothèque, sans omettre les week-ends prélevés pour des cours ou congrès divers : à des années-lumière des 35 heures , un concept qui serait alors apparu plus qu'inconcevable, hérétique.

                                                                                                                        

                   L'Internat peut être vu possiblement comme un système de formatage, mais avec ses particularités : un modèle de formation par le concret, d'apprentissage dans une osmose permanente et inconsciente, une symbiose des savoirs et des expériences grâce aux échanges et rencontres multiples marquant le temps vécu à l'hôpital ; un temps vécu avec d'autres, au sein de divers groupes comparables à autant de cercles, tantôt concentriques entre eux, tantôt sécants.

                 Plus tard, ce temps de l'Internat restera comme une référence forte tout au long de l'existence de qui en est issu, et pas uniquement en faisant figurer à l'en-tête de ses ordonnances le titre d' « Ancien Interne des Hôpitaux de... » ; Que ce temps se confonde de plus pour partie avec celui de sa jeunesse n'est pas neutre à l'évidence.

               Pour autant cette communauté ne tient pas du monolithe, chaque Interne étant conduit à construire son propre projet et exprimer des ambitions de nature à se confronter à d'autres. Le besoin de créer, vivre ensemble des temps forts au travers de traditions et usages ancrés était là pour jouer comme un ciment entre les individualités autant que pour confirmer l'Internat comme une entité solidaire et reconnue. A cet effet deux manifestations méritent d'être un minimum contés : les Baptêmes de promotion et la Revue de l'Internat.

 

                  

Le  Baptême

                                                                                                                   

           Avec  un grand B,  pour Bienvenue au Club, pour Bizutage également.

           Passage obligé pour son admission dans la nouvelle famille.

                   Selon la coutume, la dernière promotion en date se devait d'organiser un dîner-spectacle au profit des Anciens. Premier problème, trouver une salle : la réputation de l'Internat de Nancy pour ses festivités était telle qu'il fallait s'éloigner de plus en plus de la ville ducale pour espérer trouver un tenancier insuffisamment méfiant et non renseigné. Second problème : solliciter un traiteur pour un menu peu cher et élaboré juste ce qu'il faut pour un lot d'invités peu enclins à apprécier une quelconque gastronomie en la circonstance. Pour la suite, rapporter le Baptême de la promotion 67, la mienne, suffira pour édifier le lecteur.

            Au départ, tout se passe selon les convenances et une convivialité de bon aloi : accueil des arrivants par le sourire des quelques représentantes de la gente féminine bien pomponnées avec remise d'une rose et d'un (premier) verre ; chanson d'introduction aux mets d'entrée : cela va encore mais les décibels commencent à grimper. Les choses se gâtent au plat de résistance quand entre sur scène la nouvelle génération pour leur revue totalement inédite « Plumeau » ou « Plume au... » ; Simon avait eu l'idée d'une chorégraphie inspirée des leçons de danse reçues par sa gamine : s'agitèrent pour une composition hasardeuse une troupe de mecs habillés d'un pagne et d'un slip Rasurel, un plumeau entre les fesses d'une couleur différente pour chacun dans un souci d'esthétique au demeurant mal placé vue la difficulté à le garder lors des déplacements en grâce et mouvements en souplesse exigés par les tableaux successifs. En guise d'ovations, les hurlements des spectateurs fâchés ou trop stupides pour saisir ce qu'il y avait d'art et d'émotion dans ce qu'ils voyaient : car de l'originalité, il n'en manquait pas, même si ce fut dans l'ineffable ! Pas de bis, surtout pas de bis...heureusement. Au fromage (les petits suisses ayant été exclus du menu) on atteignit le comble avec le strip-tease de JP Voiry vêtu au départ en curé pour finir tel Adam, mais avec la barrette en guise de feuille de vigne, bon goût oblige. Quant au dessert, agrémenté de la chanson finale jugée trop peu glorifiante pour les aînés, qui sait les quantités d'omelettes norvégiennes à la fraise qui finirent liquéfiées sur les planches et dans les rideaux.

                  De retour sur les lieux de la bacchanale le lendemain avec quelques autres, le constat tenait de la tragédie ; passons sur la juste indignation des femmes de ménage en action alors rencontrées, épouvantées du gâchis et du désordre : de quoi ravaler sa fierté que d'être assimilés à une confrérie de branquignols !

 

          A l'issue d'un de ces baptêmes, je me retrouvai compromis dans une expédition répréhensible, même si annoncée comme une classique de la circonstance : à savoir mettre en émoi l'Ecole de Sages-Femmes par une virée nocturne et impromptue,  au sein de la Maternité Régionale  Adolphe Pinard.  A une vingtaine nous voici partis, menés par des gens par expérience connaisseurs des lieux. D'abord, ne pas se faire repérer par le concierge, et en conséquence franchir le mur d'enceinte (car la Maternité était enceinte...d'un mur: vrai!) en un point aussi aisé que discret ; puis nous répandant bruyamment dans les couloirs, un instant de panique parcourut les dortoirs, apaisé dès lors que les demoiselles furent assurées que l'opération n'avait d'autre but qu'un chahut sympathique. Ce fut d'ailleurs sans rancune de leur part puisque à l'annonce de l'arrivée de la Directrice et quelques acolytes elles nous planquèrent dans leurs chambres le temps que la voie fut libre pour filer en vitesse. Las, à la sortie, la Police alertée nous attendait ; et pour mieux nous (Ac) cueillir, elle nous invita à grimper dans le « panier à salade » mis à notre disposition ; direction le Commissariat Central, rue de la Visitation. Quelques collègues ayant pu échapper à la rafle eurent le culot de venir y saluer les captifs, mais pour mieux les narguer ! Après quelques heures passées au poste à méditer sur les aléas de l'existence, un commissaire vint faire la causette avec les reclus avant de les relâcher, estimant même bien innocente leur prestation eu égard à ce qu'il avait pu commettre au temps béni de sa jeunesse : de quoi ravaler sa fierté que d'être assimilés à des Pieds-Nickelés !

                                                                                                                           

                                                                                                                         

La  Revue  de  l' Internat

 

         Tradition majeure, quasi séculaire car remontant aux origines de l'Internat de Nancy.

          Pas de meneuse, ni strass, ni plumes en l'occurrence.

                   Passer en Revue eût été plus juste expression : passer en revue les événements marquants et les Maîtres qui en ont été les acteurs, volontaires ou par accident ; en fait un prétexte idéal pour descendre de leur piédestal le temps d'une soirée les Patrons gouvernant le CHU et les mettre sur la sellette à travers leurs faits et gestes, leurs travers plutôt que leurs gloires. Il fallait que cet usage fût bien ancré et jugé incontournable pour que passe la rampe une forme de critique publique teintée de vitriol à destination de personnalités reconnues, redoutées ou a priori incontestées, dont un des points communs était de s'en exempter, surtout si émanant du niveau subalterne. Les messages délivrés étaient censés l'être dans l'humour et la bonne humeur, même si, par leur fond de vérité ou leurs outrances, les victimes désignées quand elles se devaient d'en rire riaient plutôt jaune, et quand elles préféraient  en sourire la palette allait de la courtoise politesse à la crispation à peine déguisée.

 

         Rendez-vous  était donc donné chaque année à la salle de spectacle du GEC, cours Léopold, pour une pièce de théâtre créée, jouée, mise en décor, par les Internes en exercice. Alliant la comédie et le style chansonnier, elle se composait de plusieurs actes, avec comme unité de lieu le CHU de Nancy et unité de temps l'année écoulée. L'entracte était un moment doublement obligé : à la délivrance du message du Président des Internes à l'assemblée succédait la vente du recueil de la pièce présentée selon des prix proportionnés à la position hiérarchique de l'acquéreur dans la sphère hospitalo-universitaire, une manière certes discriminatoire mais opportune de remplir les caisses.

             

         Devant un public bienveillant et des plus attentifs étaient présentés des scènes ou tableaux successifs ponctués de chansons dédiées à celui ou celle en figurant le personnage central ; à l'annonce solennelle « chanson de... » S'avançait un petit groupe de choristes, accompagné au piano par un grand fidèle de l'événement, à savoir Pierre Cortelezzi, titulaire des grandes orgues de la Cathédrale de Nancy et professeur réputé au Conservatoire. Après quelques notes introductives, leurs voix mâles se lançaient sans complexe pour une mélodie empruntant à un air à la mode et travesti de paroles laissant peu de place à la concession et surtout n'oubliant rien de ce qu'il y avait à dire et ne pas dire sur son honorable destinataire. Et pour qui n'en aurait pas saisi tout le sel et la saveur, pas besoin d'insister beaucoup pour un bis qui enfoncera un peu plus le clou, crucifiant un peu plus la victime.

      

         Les rôles étant répartis après parfois d'âpres discussions, restait pour les comédiens d'un soir à apprendre leur texte autant qu'à savoir le restituer dignement ; on ne s'improvise pas acteur, mais il en est qui  révélaient pour l'occasion d'étonnants talents. Les soirées de répétition tenaient de la sinécure pour le chargé de la mise en scène : il y avait ceux qui oubliaient leur texte quand ils n'oubliaient de venir, ceux qui, pour laisser croire qu'ils le possédaient, brodaient sans vergogne, ceux qui l'inventaient carrément, ceux qui intervenaient à contre- temps ou à contre-emploi, etc... ; Elles tenaient surtout de la galéjade hilarante ! Ceci dit, le trac avant l'entrée en scène, l'angoisse du trou de mémoire, la crainte du gag inattendu à faire paraître en situation prévue, tout cela, ces acteurs d'occasion le vivaient comme les professionnels. La représentation étant unique, la première était donc aussi la dernière, ce qui interdisait l'espoir d'être meilleur pour la suivante.

 

         Au hasard d'une photo incidemment retrouvée et témoin d'une des revues où je figurais, me revient le titre de celle alors jouée : « Greffes sur le Tas ». Du livret, je ne m'en remémore qu'une petite parcelle, là où j'apparais en second plan figurant le Pr. Debry, portant un tablier de cuisine pour rappeler son investissement dans la nutrition et la diététique. Le décor représente le hall central de la Clinique d'Orthopédie et Traumatologie, devant les portes d'ascenseur : l'événement de l'année était en effet l'ouverture de cette nouvelle entité, comportant entre autres innovations celle de son financement par la Caisse d'Assurance Maladie de Lorraine. A l'avant-scène B. Bleicher en Pr. Sommelet, le nouveau maître des lieux dans son attitude familière : le calot vert à l'arrière de la tête qu'il relève et tenant des deux mains les revers de sa blouse ouverte ; face à lui, le grand Rollin, copie quasi conforme du Doyen Beau, en costume trois pièces, hiératique, et qui lui lance d'une voix forte et solennelle :

-                   A l'aventure privée vous avez préféré la sécurité...sociale !

Une sortie qui ne manque pas de piment quand on sait la façon dont finit la carrière de cet éminent titulaire de la chaire d'Orthopédie : la réputation ruinée en raison d'un scandale pour activité privée abusive et dessous de tables...Pathétique...

                                                                                                                             

           

Le  Banquet

            

        Dans la foulée de la Revue, le Banquet complétait ce temps fort de tradition annuel.

         Se retrouvaient à la même table festive à la fois les Internes du moment toutes promotions confondues et leurs aînés qu'ils fussent du CHU ou en eussent essaimé : plus qu'un moment de convivialité, un moment où s'estompent les frontières différenciant les uns des autres telles que l'ancienneté, la position sociale ou les conditions d'exercice, un événement semblant conçu à cet effet. Un temps de vivre ensemble où tout ce monde revient comme au pays d'origine, un pays qui rassemble.

         Pour la circonstance, un Ancien se soumettait à l'exercice délicat de remonter son temps, évoquer son Internat, se raconter quand il était jeune, plein d'ambitions et de promesses ; moment souriant empreint d'émotion, mais hélas en partie noyé dans un brouhaha irrespectueux. S'enchaînaient ensuite les chants tirés du Bréviaire du Carabin, bible transcendant les frontières évoquées plus haut ; à côté des incontournables repris en chœur, il y avait les classiques pour solistes attitrés : ainsi des « Bouchées à la Reine » énoncées avec délectation par A. Larcan, on s'en régale encore ; passons sur « les Poils du C... » Et quelques autres succès garantis...

             

                                                _____________________

                                                                                                

 

      De ces usages, je ne sais ce qu'il en est aujourd'hui ni vers quoi ils ont évolué. Avec leurs côtés joyeux mais parfois navrants, inspirés mais parfois contestables, ils étaient sans doute nécessaires sans être forcément indispensables. Mais peu importe : puisqu'ils étaient, ils avaient donc leurs raisons d'être, et cela suffit.

   

 

Le  Temps  de  l'Internat

 

La Chirurgie  Infantile

 

             1er Octobre 1967 : premier jour de mon premier stage d'Interne des Hôpitaux ès qualité. Au moment de franchir le seuil du Service logé dans le pavillon Virginie Mauvais, je connais comme le goût de l'émotion de l'élève à sa première rentrée au Collège, ou encore de celle du premier communiant.

 

              En compagnie de mes deux compagnons pour l'année à venir, F. Boileau et N. Bodart (mon futur voisin de Remiremont) nous faisons la connaissance des lieux. On ne peut qu'en décrire le souvenir puisque ce pavillon n'est plus, rasé lorsque l'ouverture de l'Hôpital d'Enfants à Brabois lui aura retiré toute utilité. Le hall d'entrée tient de la place de village où convergent les principales ruelles ; le regard invite à emprunter de suite le monumental escalier de pierre qui en part pour desservir le niveau supérieur (pas d'ascenseur), lequel est dédié d'une part à l'hospitalisation des « Grands » (au-dessus de 7 ans), une salle commune pour les garçons, une autre pour les filles, et par ailleurs au bloc opératoire composé de deux modestes salles et d'une pièce pour plâtres et soins divers. Revenant au rez-de-chaussée, à gauche de l'escalier se trouve l'hospitalisation des « tout- petits » (0-2 ans) intégrant une petite unité de réanimation, à droite la salle commune des « Moyens » (2-6 ans) ; enfin, dans l'axe de l'entrée, dans un renfoncement, l'espace réservé aux consultations. Au sous-sol, deux secrétaires logées à l'étroit dans un secrétariat qui sert aussi de vestiaire public aux médecins : un modèle de mélange des genres...

 

             Si cette segmentation par grandes tranches d'âges tient de la logique même, on saisit de suite qu'elle répond du même coup à une gestion différenciée des pathologies qui leur sont spécifiques.

               Commençons par le début, le nouveau-né. Sa chirurgie est d'abord d'urgence vitale, dominée par certaines malformations vitales ; citons les occlusions néo-natales dans leurs étiologies multiples,  les atrésies de l'œsophage, les graves malfaçons pariétales causes d'éviscération, d'extrophie vésicale, de hernies diaphragmatiques, ou encore les spina bifida etc... L'échographie prénatale par ses performances actuelles, jointe à la possibilité de l'avortement dit thérapeutique, a transformé la donne.  L'infection peut aussi conduire  l'enfant à peine né au chirurgien par certains

                                                                                                                             

 

De ses ravages, telles les staphylococcies pleuropulmonaires ou les  ostéo-arthrites de hanche. Il n'était pas besoin d'être dans ces murs depuis longtemps pour avoir à saluer les dévouement et savoir-faire des infirmières en charge des « plus-que-petits » en situation plus que précaire et chez lesquels les espoirs nourris des audaces chirurgicales peuvent se conclure douloureusement bien vite et apparemment pour peu de choses.

              Le nourrisson n'est pas exempt d'autres situations aiguës propres, style hernie étranglée, invagination intestinale ou sténose du pylore ; mais d'autres pathologies sont là dès la naissance, patentes ou cachées, qui, si elles n'ont pas la même incidence vitale immédiate que les précédentes pèseront par leurs conséquences  sur ses futurs proche et lointain, à des degrés variables évidemment. Ainsi au plan digestif de l'atrésie des voies biliaires ou de la maladie de Hirsprung ; au plan urinaire des variétés d'hypospadias, des problèmes d'hydronéphrose, reflux vésico-urétéraux voire méga-uretères avec leur potentiel d'insuffisance rénale. Au plan des anomalies les plus voyantes, sources des plus grandes inquiétudes parentales allant parfois jusqu'au rejet de l'enfant, figurent en bonne place les becs-de-lièvre avec leurs différentes échelles de gravité ; dans le même ordre d'idées mais au plan orthopédique se placent les pied-bot ; les concepts actuels poussent à les opérer tôt, alors qu'à l'époque étaient privilégiés, outre les manipulations, des immobilisations progressivement correctrices par attelles de Denys Brown (pieds fixés dans des attelles solidarisées par une barre d'union) puis des bottes plâtrées successives pour réserver la chirurgie à un stade ultérieur, mais de déformations parfois trop fixées pour espérer un bon résultat.

                Restons à l'Orthopédie pour nous attarder un peu sur la maladie luxante de la hanche : le prototype de la pathologie cachée et sournoise mais aux conséquences jamais innocentes tout au long de l'existence. Son dépistage systématique n'en étant qu'à ses débuts, son diagnostic à l'âge de la marche n'était pas exceptionnel. La méthode de réduction progressive de Lorentz restait la base de son traitement ; c'est ainsi que la visite consistait à passer en revue une succession de lits occupés d'enfants aux membres inférieurs emballés comme des momies dans des bandelettes adhésives et reliés à des systèmes de poids et de poulies pour une traction et une mise en abduction-rotation interne très progressives demandant plusieurs semaines. Ces enfants supportaient étonnamment bien cet alitement forcé et prolongé, dans une position surprenante pour le visiteur et cause des plus grandes interrogations pour les parents, privés de surcroît de les prendre dans leurs bras. L'appréciation de l'évolution radiologique, du dosage tant de la traction que du positionnement des membres, était le sujet régulier d'interrogations et controverses autour de ces lits ; le dernier mot revenait en règle à l'expert reconnu en la matière à savoir « Popol » Collignon, lequel rendait son verdict avec la curieuse habitude de se gratter les fesses ; dans le débat figurait le moment opportun pour l'étape suivante, celle consistant à relayer la traction- suspension par une immobilisation dans un plâtre pelvi-bipédieux, membres inférieurs écartés et tournés vers l'intérieur selon la meilleure position de recentrage de la tête fémorale dans son cotyle au dernier contrôle ; à tenir au moins deux mois.

                                                                                                                            

 

Si l'évolution se déroulait comme espérée, l'enfant libéré de sa carapace plâtrée pouvait alors accéder au bonheur d'apprendre à marcher. Pour autant le problème n'était pas clos ; l'excès d'antéversion des cols fémoraux laissant à désirer pour une bonne congruence tête-cotyle conduisait le plus souvent à une ostéotomie fémorale de dérotation vers l'âge de deux trois ans, avec en corollaire deux mois d'immobilisation plâtrée supplémentaire. Est-ce à dire que ces hanches avaient nécessairement retrouvé les canons de la normalité ? Des défauts résiduels fréquents en fin de croissance ouvraient le vaste chapitre des dysplasies coxo-fémorales, capables de justifier chez le jeune adulte des gestes d'amélioration de la couverture ou de recentrage de la tête fémorale, pour aboutir vers la cinquantaine à une arthroplastie totale, avec ses bénéfices et ses aléas. De telles histoires, j'en ai  quelques- unes en mémoire. Le parcours des enfants atteints de maladie luxante de hanche s'est vu heureusement transformé grâce à son dépistage systématique à la naissance, l'usage facile du harnais de Pavlick avec par ce biais un suivi strict ; quant aux indications chirurgicales devenues rares, la meilleure compréhension de cette affection conduit à privilégier les ostéotomies du bassin : des progrès qui se jugent en qualité de vie, sur toute une vie.

         Pour les catégories d'âge supérieur, la hanche reste menacée par des pathologies acquises qui ont aussi leur sévérité telles que les ostéochondrites ou les épiphysiolyses et dont le potentiel dégénératif rejoint in fine celui de la précédente.

       Restant dans l'orthopédie, les inégalités de longueur qu'elles qu'en soient les causes, étaient, et restent sans doute, sujets aux mêmes débats, tant pour décider du geste adéquat, épiphysiodèse ou allongement, que de leur moment opportun selon l'âge osseux et les abaques de croissance prévisible. L'allongement extemporané en raison de ses risques et limites, commençait à céder le pas aux méthodes progressives par fixateurs externes, lesquelles autoriseront des possibilités étonnantes sur la base de nouveaux concepts, d'Illizarov notamment.

         Dans ce registre, une place particulière mérite d'être réservée aux conséquences éloignées de l'épidémie de poliomyélite qui a traversé le pays dans les années 1950. Les enfants touchés alors devenus adolescents étaient atteints de handicaps à corriger dans la mesure du possible avant l'état adulte ; les paralysies, outre leurs effets moteurs, ont des conséquences sur la croissance squelettique et la formation des articulations placées sous leur emprise : rachis, hanches, genoux, pieds, voyaient se développer des anomalies acquises spécifiques contraignant à des interventions correctrices multiples et itératives ; leurs prétentions étaient modestes en référence aux situations de normalité, mais audacieuses en référence aux objectifs de redonner à ces enfants les capacités à se tenir droits, à marcher sans aide extérieure, et encore mieux, sans canne ; pour nombre d'entre eux, ces handicaps et leurs traitements avaient une autre incidence : l'obligation de séjours prolongés au Centre Spécialisé de Flavigny, jouant à la fois les rôles de  domicile premier, de seconde famille , et de milieu scolaire principal.

            Un autre domaine de la chirurgie orthopédique commençait à se développer, à savoir celui des déformations rachidiennes grâce à l'apparition de l'instrumentation de Harrington ; le Dr. Guillaumot s'était fait une spécialité de ces interventions à hauts risques tant neurologiques qu'hémorragiques. Les méthodes d'ostéosynthèse du rachis connaîtront dans les décennies suivantes des progrès fabuleux ; en bénéficieront entre autres et avantageusement les enfants gibbeux et scoliotiques.

 

                Ce survol non exhaustif des pathologies  du ressort de la Chirurgie Infantile témoigne d'une diversité peu imaginable du commun des mortels. Parmi les thèmes non traités et méritant ne serait-ce qu'un paragraphe, se place la traumatologie en milieu pédiatrique. Importante par le nombre d'enfants concernés, les solutions  thérapeutiques restent assez univoques et n'ont pas connu de révolution fondamentale par rapport à ce que j'ai connu ; elles exploitent toujours les ressources de l'orthopédie la plus classique : réduire, plâtrer, surveiller les suites immédiates et  contrôler dans la durée, ou encore poser une traction continue avant de plâtrer. Les fractures chez l'enfant ne demandant qu'à évoluer vers la consolidation, en respecter la physiologie autant qu'être le moins agressif possible constituent l'axiome de base en la matière ; qu'il y ait quelques imperfections de réduction est sans gravité voire souhaitable, sous réserve de certaines conditions et limites bien sûr : le potentiel de croissance existant les corrigera. De ce fait l'ostéosynthèse à ciel ouvert, déjà exceptionnelle alors, le sera davantage quand sera inventé l'embrochage élastique stable à foyer fermé : mais celui qui en sera le créateur lors de son clinicat dans ce service, J.P. Métaizeau, n'en était qu'au début de ses études médicales à l'époque qui nous retient. Au demeurant, même si un génie avait voulu le précéder, cette technique n'eût  guère été applicable, l'amplificateur de brillance   commençant seulement à se répandre et crachant trop de Rayons X pour un usage un tant soit peu prolongé.

              Il faut préciser que pour les radiographies effectuées dans le service on s'en remettait encore à un appareil mobile hors d'âge. Un des premiers apprentissages pour tout nouvel interne, pour les heures et jours non ouvrés, consistait à jouer au radiologue : tourner les bons boutons pour délivrer ce qu'il faut en mA, en kV, disposer la bonne cassette comme il se doit, centrer le faisceau au bon endroit, inviter les présents à se cacher derrière un paravent, et alors enfoncer le déclencheur ; pour la suite, faute de machine à développer, on poursuit dans l'artisanat : s'enfermer dans la chambre noire, accrocher le film sur le support ad hoc, révélateur, fixateur, rincer, charger la cassette d'un nouveau film, et enfin juger du résultat... pas toujours terrible ! Mon noviciat radiologique en remplaçant à Lerrain me fut d'un secours appréciable.

 

                 Qui étaient les Chirurgiens « pédiatres » d'alors et qu'en dire à partir de ce que j'ai pu en connaître.

               A la tête du Service, le Pr. Beau, éminent anatomiste, personnage distingué ; du chirurgien je ne me sens autorisé d'en dire quoi que ce soit, d'autant qu'en raison de ses autres responsabilités et la proximité de la retraite ses apparitions  étaient rares, ses venues au bloc opératoire exceptionnelles.

                                                                                                                              

 

               Le vrai patron était sans conteste son agrégé, le Pr. Prévot. A cette époque, son statut l'autorisait à une activité privée en cabinet de ville, situé rue de la Monnaie : un détail qui ne manquait pas d'être régulièrement exploité lors des revues de l'Internat. Pour autant sa présence dans le service était effective et le contrôle qu'il en avait, indéniable. Personnage exigeant et intraitable, il était redouté tant de ses collaborateurs, des divers personnels que des étudiants assistant à ses enseignements cliniques ; tout en caressant sa calvitie luisante, il pouvait d'un regard froid, d'une répartie caustique et sans appel, déstabiliser son interlocuteur. Quand il devait opérer, allergique à l'attente et son temps étant compté , son équipe devait se mobiliser de manière suffisamment anticipée pour qu'à son arrivée le patient fût non seulement installé et anesthésié, mais les champs posés, l'instrumentation déployée, les personnes chargées de l'aider dans les starting-blocks ; nul ne se serait avisé d'une remarque quelconque sur un retard de sa part coupable d'un temps d'endormissement inutile, retard dont il savait s'excuser courtoisement : la gent anesthésique n'avait qu'à se soumettre elle aussi ; les temps ont bien changé depuis... S'il se réservait comme domaines privilégiés les chirurgies néo-natales et urologiques, il ne s'interdisait pas d'être présent sur les autres domaines où excellaient ses compétences et sa riche expérience ; lorsque plus tard le Service sera divisé en deux entités, il optera pour le secteur orthopédique. Opérateur rapide et efficace mais jamais brutal, ses interventions étaient des leçons de chirurgie ; manquaient cependant les explications afférentes, dommage.

                 Deux Chefs de Clinique se partageaient les responsabilités du quotidien, référents constants et obligés des trois jeunes internes. J. Dossman était un garçon particulièrement brillant autant qu'un opérateur élégant ; il semblait cependant à plus d'un que ses compétences étaient sous-employées et qu'il s'ennuyait parfois ; son charme n'était pas sans effet sur une secrétaire qui dans son genre sortait aussi du lot. J.M. Babut, son alter ego, s'il n'offrait pas le même charisme, s'avérait être un chirurgien solide, ultra-consciencieux, et doué d'une grande patience : une qualité indéniable quand il s'agit d'enfants, d'expliquer aux parents, d'apprendre les premiers rudiments de chirurgie à des Internes à leurs débuts ; à l'issue de son clinicat il prendra en charge le jeune service de Chirurgie Infantile de Rennes.

 

                        Pour mes premiers pas en chirurgie, le temps passé dans ce service eut en quelque sorte valeur de voyage initiatique ; ce le fut d'abord par l'approche de savoirs inédits, éloignés pour la plupart des apprentissages théoriques tirés de ma préparation au concours. Ces savoirs relevant majoritairement de l'exercice spécialisé  exclusif, on est en droit de penser que leur bénéfice essentiel n'aura guère été plus que d'enrichir ma culture générale, ce qui n'est déjà pas mal ; en réalité, certains acquis que j'y ai faits me seront précieux ; ils me permettront entre autres, mais pas seulement, d'offrir ultérieurement ma part en complément du savoir-faire en ce domaine de mon ami et futur « associé » P. Poisson, de sorte qu'un ensemble de pathologies infantiles pût être assuré dans la continuité et avec crédibilité au CH d'Epinal.

  

                    Quant aux savoir-faire, mon niveau initial au-delà de la suture était proche de zéro ; le premier apprentissage demandé aux Internes du service étant d'ordre radiologique, le second consistait à ce qu'ils sachent au plus vite dénuder une veine radiale au poignet ou saphène à la cheville pour y introduire l'indispensable cathéter prélude à toute intervention, faute d'autres solutions en vue de perfuser les tous petits de manière suffisamment garantie et prolongée ; dans le même registre se place celui de disséquer la crosse saphène au pli de l'aine afin d'y  glisser en situation ilio-cave le même cathéter pour l'exsanguino-transfusion salvatrice d'une incompatibilité sanguine fœto-maternelle. Au fil du temps, peu à peu, grâce à la patience des Chefs de Clinique et en s'aidant mutuellement entre Internes, étaient appris puis perfectionnés divers gestes de pratique courante tels que : les cures de phimosis, les réductions-plâtre, le traitement des sacs herniaires, la correction des ectopies testiculaires, la pêche aux appendices plus ou moins gravement malades...

            A cet égard me revient en tête une anecdote : elle concerne F. Boileau dont eut à souffrir son amour-propre qu'il avait grand. Bataillant à la recherche d'un appendice récalcitrant depuis une bonne demi-heure, son calot tombe malencontreusement dans le champ opératoire au moment où le Pr. Beau pénètre pour une fois dans la salle d'op. Pour jeter un coup d'œil sur ce qui s'y passe ; estomaqué de ce qu'il a vu, il tourne les talons et invite « Popol » C. qui passait par là à s'intéresser au problème ; le nom de l'enfant lui rappelle quelque chose ; la fouille menée dare-dare aux archives remonte effectivement un dossier certifiant que le dit appendice n'avait plus lieu d'être mis en cause ni recherché ! S'en rapproche le cas où devant une même situation infructueuse le même Popol, jetant un coup d'œil négligent sur la radio thoracique affichée, fut le seul à s'étonner d'un cœur placé à droite, signature d'un situs inversus complet : l'appendice était à rechercher à gauche !

 

       La vie dans un service d'enfants n'inspire pas la tristesse, je crois l'avoir mentionné ; que ceux-ci soient là pour des traitements chirurgicaux n'est pas de nature à modifier cette impression, me semble-t-il. Il y a bien sûr des pleurs, des souffrances et des détresses exprimées avec ou sans les mots, le manque de papa maman ; tout cela, les soignants s'efforcent par plus de présence, de don de soi, de tendresse offerte, de les soulager, les apaiser ; et l'art de tromper leurs inquiétudes du moment par un jeu,  une histoire, une chansonnette n'y est pas pour rien.                                 

         Il y a même des circonstances où infirmières, médecins, se mêlent aux petits hospitalisés comme on le ferait dans une vaste famille recomposée. En février 1968 se sont déroulés les J.O. d'hiver à Grenoble, ceux qui les ont vécu s'en souviennent encore ; alors les uns et les autres, regroupés devant les postes TV, ont communié ensemble aux exploits des JC Killy, G. Périllat, des sœurs Goitschel et autres, vivant les mêmes attentes, les mêmes émotions, poussant les mêmes cris de joie.

          Dans le rapport aux troubles qui l'affectent, l'enfant ne triche pas, n'incline  pas à la recherche de bénéfices secondaires ; et s'il y a des anomalies dans leur expression, il faut y voir avant tout les effets d'interférences perturbatrices provenant de leur entourage immédiat. Ainsi, un regard attentif et on ne doute pas de la réalité d'une boiterie dont il reste à comprendre la cause ; ailleurs un regard, quelques mots, les bons gestes, et on ne doute pas de la réalité d'une douleur qu'il reste à expliquer. Dans un cas comme dans l'autre, la réponse n'est pas nécessairement la chirurgie bien sûr, mais combien de fois, faute de l'attention  nécessaire dans le regard, l'écoute, l'examen, n'a-t-on vu des hanches malades vues trop tard ou des péritonites gravissimes conclure un mal de ventre mal compris. Au demeurant les pathologies qui atteignent l'Enfant sont habituellement uniques, sans intrication avec d'autres et sans somatisation parasite, jusqu'à l'adolescence tout au moins. Par ces motifs, dans leur traduction, comment ne serait-on pas enclin à y déceler comme une forme de « pureté » ? le terme peut surprendre, mais si on se réfère à certains constats tirés de l'approche de l'Adulte malade, il contient une part de vérité indéniable.

            Comme quoi, si cela devait être encore à démontrer, l'Enfant n'est pas un Adulte en miniature mais bien un être à part entière et à traiter comme tel. Quant à voir ce qui dans l'Adulte tient du grand Enfant, le débat est ouvert.

                                       

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        Première chanson de Beau       (Air : Et moi, et moi, et moi. J. Dutronc)

                                 

                        Sept-cent-cinquante « première année »

                        Et moi, et moi, et moi

                        Doyen de la faculté

 

                        Mon mal de tête,

                        Mon point au foie,

                        J'y pense et puis j'oublie,

                        C'est la vie, c'est la vie.

 

                        Soixante titulaires et agrégés,

                        Et moi, et moi, et moi,

                        Et Seurot par d'ssus le marché

                        Avec son cortex atrophié,

                        J'y pense et puis j'oublie,

                        C'est la vie, c'est la vie.

 

                        Tout le p'tit monde d'la rue Lionnois,

                        Et moi, et moi, et moi,

                        Et Burg mon p'tit bras droit

                         Qui s'prend déjà pour moi,

                        Pourquoi, pourquoi, pourquoi,

                        Il m'ennuie, il m'ennuie.

 

                        Dans cette foutue boutique,

                        C'est moi, c'est moi, c'est moi,

                   Avec mes manies et mes tics

                   Qui en fin de compte suis le roi

                        De quoi, de quoi, de quoi.

                                    (Revue Internat 1967) 

                          

Deuxième chanson de Beau

             (Air : Adieu Monsieur le Professeur. H. Aufray)

 

            Les agrégés font des cabrioles

            Et le vieux Beau est tout ému.

            Demain ce ne sera plus lui l'idole

            De cette vieille faculté bien vermoulue

                    Refrain

            Adieu Monsieur le Professeur

            Vous serez bientôt oublié

             Et nous pensons du fond du cœur

             Qu'on est enfin débarrassé

            Nous n'allons pas verser des pleurs

            Ça nous fait plutôt rigoler

            Vous serez bientôt oublié

            Adieu Monsieur le Professeur

 

            Il a brûlé ses dernières cartouches                   

            Pour saborder la Faculté

            Mais son dentier est tombé de sa bouche                      

            Quand il a su qui lui a succédé                                     

                        Refrain

                                   (Revue 1971)

 

 

 

                                                           Chanson de Prévot

                                                (Air : Il est 5 heures, Paris s'éveille. J. Dutronc)

 

                          J'suis le chirurgien du p'tit matin, j'suis le chirurgien des p'tits gamins

                          Les bistouris sont affûtés, les scialytiques sont allumés

                          J'suis pas le seul à opérer, y aurait besoin d'un coup de balai

                          Les cliniques sont très encombrées, les malades vont bien payer.

                                    Il est cinq heures, Prévot s'éveille, Prévot s'éveille

                                    Il est sept heures, Lesure se lève,

                                    Il est sept heures, ce n'est pas une heure.

 

                         Et Lesure est dans la place, son sourire brise la glace

                         Il a trop d'clients, ça m'tracasse, je ne peux pas le voir en face.

                                   Il est huit heures, Prévot opère, Prévot opère.

                        Les moutards sont dans les plumards, au service j'ai toujours la barre.

                                   Il est neuf heures, Tony paraît, Tony paraît.

                        J'me précipite pour failloter, j'lui dis pas qu'il me fait rigoler.

                        Mais le téléphone retentit, aussitôt le voilà parti.

                                  Il est minuit, j'ai des soucis, j'ai des soucis.

                        Je pense beaucoup à Gentilly, pour les confrères je serai gentil.

                        Je sourirai aux ennemis, le péril jaune sera fini.                                           

                                                                                                                  (Revue 1968)

                                  

                      

Intermède : le  Service  Militaire

 

                Traiter de mon Service Militaire peut sembler a priori hors sujet au chapitre du Temps de l'Internat. Au premier motif qui m'y pousse, je retiens que ce temps aux Armées dût s'inscrire au sein du précédent par la décision qu'il me fallut prendre de mettre fin à ma situation sursitaire à un moment jugé le plus opportun. Pour second motif, pendant les seize mois que m'a pris l'Armée pour soi-disant en faire don à la Nation, j'ai vécu sous un statut d'Interne dans sa définition la plus stricte : le civil appelé militaire ou devenant militaire appelé (le résultat est le même)  avait l'avantage pendant tout ce temps d'être nourri, logé et même vêtu aux frais de la dite Nation, et tout cela pour des utilités dont on reparlera. Enfin ce temps militaire par conscription est définitivement révolu : raison de plus pour en dire quelque chose.

 

 

Deuxième  Classe

 

              Le parcours du futur combattant commence par sa convocation au Conseil de Révision, dans sa 18ème année : une pseudo-visite médicale de masse au cours de laquelle défilent les futurs conscrits en slip devant des médecins et autorités militaires. Outil de sélection principal : le SIGYCOP ; après une évaluation sommaire de l'état physique, sensoriel et psychique de la probable recrue future, chaque lettre est affectée d'un coefficient ; si vous bénéficiez d'une note éliminatoire ou si leur total dépasse un certain seuil, vous rejoignez la cohorte des Réformés (rien à voir avec les Huguenots) ; dans le cas contraire vous serez jugé bon pour le Service Armé (BSA) : ce fut mon cas, ayant subi cette formalité en novembre 1962. Comme pour m'en récompenser, je reçus un «Livret Individuel » dûment signé et tamponné de rouge, précieux document à conserver absolument tout au long des périodes d'active et réserve sous peine de …  En effet, à sa lecture et pour le conscrit qui s'en donnait la peine, son contenu augurait d'un futur peu engageant ; après les premières pages réservées à son identification, il découvre successivement celles destinées aux vaccinations à subir, puis des grades, campagnes, blessures et décorations à venir ; aux dernières pages, son enthousiasme éventuel risque de pâlir en s'attardant  sur les peines applicables aux crimes et délits justiciables du Tribunal Militaire : il apprendra les mots et significations de désertion, insoumission, sabotage, révélation de secret, complicité de trahison et espionnage, auxquels correspondent des échelles d'amendes, d'années de prison, travaux forcés, et ultime punition, la mort. C'est un arrêté qui le dit : celui du 29-7-1939. Voilà pour la mise en condition mentale.

 

             Mon projet était d'effectuer mon temps de Service en Coopération, une forme de Service Civil  à l'étranger ou en DOM-TOM.  Hélas, les événements de Mai 68étaient passés par là ; à leur suite, les départs dans ce cadre avaient été suspendus. Pas de chance ; je n'eus pas d'autre choix que de revêtir l'habit militaire.

                                                 

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         Je partis un beau matin de novembre 68, direction Metz et une des casernes de cette place forte. Les médecins et autres professionnels de Santé du grand Est de la classe de mobilisation 68 2/C étaient affectés à la 6ème SIM. Les adieux à ma famille et à ma fiancée n'avaient pas été exempts d'émotions et recommandations ; suspendus à une première question : quand se reverra-t-on? Quelle ne fut pas leur surprise me voyant réapparaître trois jours plus tard, après « avoir fait le mur » (à un endroit il ne dépassait pas le mètre de hauteur, une vraie provocation) pour ne pas souffrir le premier week-end d'armée à la caserne ; mon père, ancien militaire de carrière exemplaire, n'en dit rien derrière un sourire poli mais pas vraiment approbateur.

            

         Les premiers jours au Quartier ne s'annoncèrent pas trop mal. Après une séance d'information générale tenant du Club Med et une visite organisée du domaine, nous avions trouvé une planque à l'abri des regards et des gradés tenant lieu de tripot. Il fallut bien abandonner bridge et tarots quelques instants, comme pour le temps d'une nouvelle séquence de SIGYCOP et surtout la séance paquetage ; si l'habit ne fait pas le moine il commence par faire le Militaire. Etonnement, quolibets et rigolades en se découvrant les uns les autres pour la première fois sous l'uniforme, en ajustant le béret et le casque sur nos têtes peu habituées à être coiffées, mais déjà préparées à ces effets par la coupe de cheveux réglementaire.

           Cela ne dura pas, évidemment. La phase suivante fut consacrée aux tests. Tests physiques d'abord : pompes, barre fixe, mille mètres... Pour beaucoup -dont j'étais- leurs limites furent vite atteintes ; l'échantillon médical présent s'avéra moyennement ou peu sportif dans l'ensemble. Tests culturels ensuite : tous étaient invités à s'y soumettre, les lettrés comme les illettrés. Un peu de calcul -addition, soustraction, multiplication, division-, une dictée - « la discipline faisant la force principale des armées... », une rédaction - « vos impressions  à votre arrivée au Quartier », en dix lignes ; j'en profitai pour y exprimer tout mon émerveillement face à tant de beautés et de nouveautés, à cette élégance vestimentaire avec port obligé de la cravate, accessoire que j'ignorais dans le civil y compris le dimanche, etc... ; la saveur de mon texte ne fut pas parfaitement perçue de la hiérarchie comme j'ai pu le comprendre par les échos plus que critiques qui me parvinrent via mon chef de section : déçu mais pas attristé, mais déjà fiché !

                           

        Les choses sérieuses pouvaient commencer, ouvrant le chapitre de l'Instruction militaire dans ses premiers rudiments : « faire ses classes ». On saisit vite que l'essence première de cette instruction vise à façonner les « Bleus » selon un modèle où le penser et le vivre collectifs priment ; faire prendre conscience à l'individu civil devenu soldat du contingent qu'il ne compte plus que comme un modeste élément d'un vaste ensemble, d'un tout où tout est pensé d'avance, à sa place ; lui faire aussi admettre qu'il doit se fondre dans un groupe organisé et façonné pour agir et réagir, obéissant, comme un seul homme aux ordres de qui le commande ; un groupe voulu tellement homogène, uni, qu'on lui affecte le qualificatif d'unité : régiments, bataillons, compagnies, autant d'unités et sous-unités, faisant corps.

  Première leçon : savoir se présenter en mode réglementaire - à six pas, saluer, dire son grade, son nom, son unité et demi-tour.

  Deuxième leçon, à valeur de symbole : apprendre à marcher au pas, tous d'un même pas, calqué sur celui de l'homme de base, en colonnes, dans un alignement parfait -une seule tête-, gauche, gauche, gauche...

  Troisième leçon. Garde à vous : le maniement d'armes   en quelques gestes précis et enchaînés dans un ensemble exigé parfait, conduire le fusil où le chef l'ordonne : présenter, reposer -arme-, sur l'épaule -droite-(les gauchers : silence dans les rangs) ; gare à celui qui exécute le mouvement ou trop tôt, ou trop tard, ou de travers : toute la section, la compagnie, devront recommencer l'intégralité de l'exercice.                        

   Après des heures de marche au pas cadencé, de maniement d'armes, la recrue devient donc soldat, un bon soldat s'il agit dans l'automaticité, à l'unisson des autres, sans manifester, finissant par accéder à l'uniformité du groupe, aux ordres.

                  Voilà pour le premier objectif.  Repos.

                Deuxième objectif : tous les incorporés se retrouvent sur une même ligne de départ, qu'ils soient professeurs ou paysans, fortunés ou miséreux, bretons ou basques, séminaristes ou mécréants. Les compteurs sont remis à zéro : principe d'égalité si cher à la République une et indivisible. Celui qui commande n'est pas nécessairement le plus âgé, le plus intelligent ni le plus fort : c'est le plus gradé. Monter dans la hiérarchie est possible, mais à partir de normes et mérites définis et spécifiques aux Militaires, pas toujours accessibles à la logique de l'homme du rang.

                  J'observe que le groupe de médecins que nous formions, nous connaissant  préalablement à l'incorporation pour un certain nombre, s'est plutôt bien entendu avec les sergents et caporaux-chefs, à peine vingt ans et niveau bac zéro ou à peine plus pour la majorité d'entre eux. Connaître les règles du jeu et s'y conformer était la condition première pour que ce séjour obligé se passe dans la bonne humeur sans tenir pour autant de vraies vacances ; peu importe l'opinion que chacun pouvait en avoir, sous réserve de la garder pour soi.

 

                   Quant aux apprentissages proprement guerriers - passez l'expression- je ne m'y attarderai guère. Notre responsable au quotidien était l'adjudant Kern, un alsacien pur jus. Au premier contact, il figurait comme le prototype du sous-officier gueulard et mal embouché ; au fil du temps passé en sa compagnie sur les terrains d'exercice, un dialogue a pu se nouer, et au cours duquel la plaisanterie n'était pas absente. Parmi nous, il y en avait un, Dominiani, qui par son allure apparemment empruntée et volontiers candide, avait l'art de le mettre en joie ; en conséquence, dès lors que son humeur virait au risque de nous devenir préjudiciable, on lui envoyait Dominiani. Au final il était ce qu'il ne voulait pas paraître : un brave homme, rude, mais pouvant  surprendre par un côté paternel, nous ayant à la bonne...

               Les séances de tir, sans y exceller, j'ai bien aimé, en tous cas plus que le lancer de grenade. Quant aux activités sur le terrain de manœuvres, j'ai surtout le souvenir de longues attentes et m'être gelé les pieds ; les frites sortant de la roulante auraient été bonnes si elles n'avaient pas été si froides.

        Pour une longue marche, d'aucuns certifiaient que l'important résidait dans la préparation psychologique préalable ; bien qu'ouvert à tout, je n'y ai pas trouvé le soutien espéré en pataugeant dans la glaise avec le barda et un  flingue  inutile. Quel émoi dans la caserne quand on se rendit compte que mon copain Caspard (il occupait le lit en-dessous du mien) manquait à l'appel au retour d'une randonnée en forêt de 25 km ; sans doute la conséquence d'une préparation psy mal comprise ! Sonna le branle-bas de combat pour sa recherche. En toute logique militaire, le sous-off dont il dépendait a  probablement  « plongé », voire même pris quelques « pains ».

 

                   De cette période d'instruction, je vous livre quelques autres leçons :

    L'unité de temps entre deux actions se définit comme celui mis à fumer une cigarette...ou deux...ou trois...

       A l'Armée, on en fait peu mais on le fait tôt.

     Voici quelques adages non écrits mais bien établis. Gardez-les pour vous, secret militaire oblige.

              

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                 Un mois de « classes » pour des médecins était jugé suffisant. Tant mieux. Dire pour autant qu'en sortaient de vaillants guerriers, personne ne pouvait le croire, les intéressés moins que tout autre. Au moment des célébrations du centenaire du début de la première guerre mondiale, j'imagine les gamins envoyés au front à peine mieux préparés ; quant à ce qu'ils ont enduré, est-ce seulement imaginable ?

                 Pour la suite, le but n'étant que d'en faire des Médecins Militaires, un stage dit « d'initiation professionnelle » d'un mois dans une infirmerie de corps de troupe constituait l'étape suivante. J'échouai au 15ème Régiment d'Artillerie implanté au Camp de Suippes ; Suippes est un petit village mal loti - et mal desservi- qui offre son nom à un vaste champ de manœuvres au cœur de la Champagne pouilleuse. En ce mois de décembre, une bise glaciale la balaie, ne rencontrant aucun obstacle pour la freiner ; elle pousse la neige qui tombe par intermittence en vastes tourbillons sur un sol crayeux durci par le gel, à peine moins blanc qu'elle. Voilà pour le décor, triste et uniforme (l'uniforme fait partie du quotidien chez les Militaires). Un lieu de réclusion : une manière de récompense suite à ma fameuse rédaction ? Bref, rien à voir.

            Rien à faire non plus, d'utile en tous cas. On saisit vite l'intérêt plus que relatif du travail médical  en corps de troupe ainsi que son côté stérilisant. Les consultants viennent majoritairement pour être exemptés -de marche, sport, tir. Prétextant un  motif de santé ; reste au Médecin-chef à faire le tri dans les demandes, celles  lui paraissant justifiées et celles abusives. Au-delà de la « bobologie » classique et des cas justifiant d'Aspirine, voire d'un antibiotique, un bon de consultation ou d'hospitalisation pour l'hôpital militaire le plus proche constitue l'essentiel de l'acte médical. On peut avoir des doutes sur l'hygiène des vaccinations faites en batterie ; passons sur les scarifications en croix et bien appuyées pour y déposer le BCG : un souvenir indélébile garanti.

      De cette initiation j'ai retenu l'image d'une médecine où l'efficience est inversement proportionnelle à la bureaucratie qui y règne mais qui, il est vrai, ne coûte pas cher. On n'insistera jamais assez sur la diversité des documents à remplir et tamponner, la palme revenant au Registre des Constatations : c'est en effet à partir des mentions qui y sont portées que le militaire passé en ces lieux pourra un jour prétendre à pension pour blessures reçues lors de services rendus.

           En semaine le temps est long. Mais que dire des week-ends, sinistres d'ennui. Je m'en échappai une première fois par l'invitation de mon ami F. Sestier, habitant à Reims et où son père exerçait comme pneumologue ; retrouver des gens raisonnant normalement et parlant de vraie médecine me fit du bien. François obtint de partir en Coopération à Montréal ; il s'éprit d'une charmante québécoise ; son internat à Nancy une fois terminé, il repartit dans la belle province pour s'y fixer définitivement et y faire carrière comme pneumologue et chercheur. Un autre week-end je pris le risque d'une « fausse perm » ; à défaut de tout moyen de transport je rentrai à Nancy en auto-stop ; pour regagner mon corps (voyez la terminologie), ma fiancée se dévoua, contre le gré de ses parents, pour me reconduire à ma villégiature ; pour son  retour, seule dans sa petite R8, la route fut longue pour elle. Merci Françoise, toute ma reconnaissance est pour toi.

 

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                 Se conclut ici ma première tranche de vie militaire.

           Mon récit peut paraître tendancieux, abusivement critique de l'Institution Militaire, chargé de clichés conventionnels mais que j'assure fondés pour nombre d'entre eux. Aujourd'hui je m'autorise à reprendre ma réflexion sur certains points.

 

           La conscription rappelait au principe d'égalité ; pas seulement devant la loi, mais dans un certain quotidien. Notre pays en l'abandonnant pour se tourner vers la professionnalisation de l'Armée s'est délesté d'un outil utile à  son apprentissage  dans la société.  Chacun construisant son individualité à partir de ses racines, son milieu, son éducation, cette notion apparaît de nos jours de plus en plus abstraite, mal appréhendée, voire contestée. L'égalité bien comprise, c'est l'égalité des chances, à partir de laquelle peut s'exprimer la liberté de progresser comme d'entreprendre. L'égalité mal comprise, c'est l'égalitarisme, ramenant celui en mesure de s'élever ou se distinguer au niveau, au mieux, d'une moyenne. Imposer cette dernière en règle commune, et la Dictature n'est pas loin.

                                                       

         L'Armée, école du sens collectif : en soi, rien que de très légitime. Transposé en modèle social, si ce sens collectif débouche sur un sentiment d'appartenance lui-même source de créativité et doublé d'un esprit de solidarité, ce n'est que du positif. S'il a pour effet de transformer la société en groupes ou masses - reprenant une certaine dialectique - soumis à un pouvoir qui se dispense de rendre compte, alors la Dictature est là

 

         La vie militaire est riche de codes, règles et règlements. Une société qui s'abstrait de règles, et c'est l'anarchie. A l'inverse, faire évoluer les règles en règlements est simple, le chemin en est tout tracé surtout au prétexte du bien commun comme plus de sécurité. Décider, agir dans le cadre de règles impliquent la mise en jeu d'une responsabilité ; s'en remettre à des règlements en dédouane commodément ; la responsabilité reposant sur la capacité à faire des choix, elle suppose à l'évidence des espaces de liberté. Une société réglementée en tout, alors bonjour la Dictature.

 

            Les extrapolations ainsi formulées peuvent s'appliquer à d'autres univers, celui de la Santé par exemple. On l'aura bien compris

                                                                                                                             

                                                                                                                       

E. O. R.

 

             Etape suivante, le CNIEORSS : Centre National d'Instruction des Elèves- Officiers de Réserve du Service de Santé. En effet, la véritable finalité du séjour aux Armées des médecins, pharmaciens, dentistes, vétérinaires, vise à les muter en officiers de réserve, mais avec un temps d'active préalable ès qualités de douze mois.

           L'Armée, c'est aussi le voyage et le dépaysement. En ce début de janvier  1969, destination Libourne, dans le Bordelais ; pour un exil de six semaines.

                Premier souvenir : à notre arrivée en gare de cette ville une femme chute, sans cri, au départ du train et finit broyée sur la voie : accident, désespoir ? Notre groupe assiste impuissant, glacé, à l'événement.

           Toutes les casernes se ressemblent. Pour qui le souhaitait, échapper à la chambrée tenant de la salle commune était autorisé en logeant chez l'habitant ; ce que nous avons fait avec mes amis  A. Joly et B. Mentré en louant un petit deux-pièces.

             Le premier jour, nous étions invités à une rencontre individuelle avec le Médecin-Colonel Rondeau, comme au confessionnal. En authentique père du régiment, on bénéficia même sous son contrôle personnel d'une inspection vestimentaire également individualisée ; il est vrai que certains étaient affublés tels des clochards ; on ne néglige pas les questions de tenue !

                                                                                                                    

                     Hormis la nécessité d'avoir à se lever tôt, le rythme de vie n'avait rien d'infernal. Inévitablement la journée commençait par les corvées du matin, l'appel et la montée des couleurs. Les exercices de maniement d'armes et le temps passé sur les champs de tir ou de manœuvre étaient fort acceptables. En fait l'essentiel se passait en salles de cours pour y être enseignés comme à la fac :

      L'organisation du service de santé en temps de guerre semblait encore très inspirée de celle prévalant lors des deux derniers conflits mondiaux et les leçons émanant de celui en cours au Vietnam n'étaient pas encore intégrées.

     Les concepts et moyens en lien avec la guerre NBC (nucléaire, bactériologique, chimique) avaient de quoi faire frémir. Pour se protéger des radiations, deux choses à savoir : déployer la cape ad hoc en quelques secondes, et ne pas perdre la brosse à habit très utile pour se débarrasser des poussières radioactives ! Pour la décontamination : rincer, doucher ; si un tel traitement de masse devait se faire et dans l'aigu, autant craindre le pire.

    Les principes en chirurgie de guerre sont fort éloignés de ceux régissant la chirurgie réglée ; il y a d'abord la nécessité et l'importance d'un triage, sachant malheureusement que tout et le mieux ne pourront être faits, une responsabilité qui revient au plus expérimenté ; il faut organiser les moyens logistiques et la ventilation des blessés en conséquence : la Médecine de Catastrophe s'est inspirée de la science militaire à cet égard. Dans le traitement des plaies, savoir exciser, drainer, ne pas refermer d'emblée : des notions dont la méconnaissance en pratique civile face à des plaies souillées et contuses peut être source de catastrophes.

       Passons sur la gestion des sanitaires et feuillées en campagne, un sujet traité avec délectation par le capitaine « Nounours » ; mais qui a campé sait tout le sérieux qu'il faut y accorder pour le meilleur confort.

       Quelques cours étaient donnés par un vieil artilleur sur les armes, sur le montage et démontage de quelques-unes avec travaux pratiques à l'appui. On saisit alors que le génie mis par l'Homme à vouloir réparer et traiter n'est surpassé que par celui à savoir détruire.

       Parmi les quelques principes éthiques enseignés, j'en ai retenu un : rendre compte de l'exécution de la mission à son terme. Une leçon de portée universelle.                                                                                                         

 

         Dans le cadre d'une formation voulue riche et éclectique, nous fûmes même conviés à une conférence-débat-dégustation sur les vins de Bordeaux. Les officiers, colonel en tête, étaient largement représentés, attestant de leur conscience à se soumettre à une formation continue pour tester et améliorer leurs connaissances ; le visage rubicond du chef de corps à la fin des travaux pratiques attestait qu'il avait bien participé.

                                                       

        Occuper les temps libres était un souci. Les utiliser pour étudier les cours pouvait représenter une solution sachant que le séjour libournais se concluait par un

                                  

  Concours déterminant, selon le classement obtenu, le choix du poste futur. Ce n'était pas le cas de la majorité des présents. Faire du tourisme dans cette région dont les gars de l'Est ignoraient tout supposait posséder une voiture ; à moins, à défaut, de se lier avec un camarade qui en était doté. Par ce dernier biais, j'ai parcouru les coteaux de St. Emilion, goûté à la gastronomie locale, suis monté sur la dune du Pilat, et ai pu connaître de la saveur des huîtres d'Arcachon arrosées d'un  muscadet.

 

                  Le seul moment pouvant  justifier  d'un aller-retour sur Nancy vue la longueur du voyage correspondait aux quelques jours laissés libres après le concours. Mais une règle exigeait qu'un EOR participe au quotidien à la garde à l'entrée du quartier ; vérifier les entrants, les sortants, lever la barrière, saluer le colonel à son passage : sans intérêt. Une liste avait été établie après tirage au sort : pas de chance pour moi, mon tour se calant au milieu de cette période de carence... : fallait-il y voir comme un autre dommage collatéral de ma contestable rédaction ?                                                                                                                      

 

                   De cette promotion comptant 190 EOR, je me classai au concours à la 46ème place avec une note moyenne de 16,5 (réf : mon livret militaire), ce qui pourrait passer comme assez flatteur, surtout en raison de la passion et du temps consacrés à l'étude. Mon vœu était d'être affecté dans un hôpital militaire en secteur chirurgical et de préférence dans l'Est ; à mon tour de choisir, ne s'offrait dans cette perspective que l'Est outre-Rhin, aux FFA (Forces Françaises d'Allemagne). Va pour les FFA.

 

                 Ultime souvenir marquant, celui du dernier jour au CNIEORSS : la prise d'armes puis le défilé des élèves-officiers promus Aspirants (la totalité de la promotion à deux ou trois exceptions près), le regard supposé martial – tête droite-, devant le général, aux airs guerriers d'une fanfare dépêchée spécialement. Les fusils utilisés pour la circonstance étaient d'antiques MAS 36 (c.a. d. modèle 1936) au percuteur scié et donc inutilisables : une anticipation au principe de précaution.

                     Des ustensiles de parade, pour le folklore.                                                                                                                 

 

 

Aspirant

 

                Je franchis le Rhin le 3 mars 1969 (dixit la page 5 de mon livret militaire).  

              Petit rappel historique. La 1ère Armée Française du général De Lattre de Tassigny franchit le même fleuve, bien avant moi car à peine né, au début de 1945. Notre pays, se retrouvant à la table des vainqueurs le 8 mai, se vit octroyé une zone d'occupation s'étendant de Trèves et Mayence au nord à Friedrichshafen sur les rives du   lac de Constance  au sud.   Les FFA où j'eus l'honneur et  le devoir de servir pouvaient être vues comme une des scories du deuxième conflit mondial ; Baden-Baden siège de l'Etat-Major en était le cœur. Précisons qu'à cette époque nous étions en pleine guerre froide, de fait la véritable justification de la pérennité de cette présence militaire importante en territoire allemand.

                   

          Nous étions quinze ou vingt Aspirants du Service de Santé fraîchement émoulus à connaître la même destination outre-Rhin, et donc à nous retrouver dans cette capitale  en ce jour timidement ensoleillé. Nous fûmes d'abord gratifiés d'un nouveau paquetage, avec de nouvelles tenues agrémentées d'épaulettes pourpres portant la barrette de notre grade. Autre signe distinctif de notre nouvel état, un képi du même coloris ; pas facile de trouver le couvre-chef parfaitement calibré au tour de chef de chacun et qui ajouta un peu plus de respectabilité à l'allure du même chacun.

                Après ces prémices, il restait à déterminer les affectations définitives. Pour ce qui concernait Dédé Joly et moi-même, deux postes en chirurgie étaient proposés ; mon ami m'ayant damé le pion au concours, il choisit en premier et logiquement l'établissement  le plus recommandé, à savoir l'hôpital de Baden-Baden. C'est ainsi que sans autre forme de procès je reçus mon ordre de mission pour l'H.A. « A. Limouzin » à Fribourg-en-Brisgau.

               Avant de filer vers nos destinées respectives, le Médecin-Général nous reçut entre deux portes. Son briefing laconique tint davantage de la mise en garde  et de l'admonestation que du discours de bienvenue : plutôt assez mal venus donc ; nous assimilait-il aux lanceurs de pavés de mai 68, à une jeunesse qu'il fallait mater ? Allez savoir ! Ceci dit et indépendamment de tout procès d'intention, il considérait ces appelés du contingent face à lui comme appelés à se tenir à carreau, à la disposition des cadres de carrière et soumis à leurs exigences via des règlements établis à leur bénéfice ; voilà pour une impression première qui se mua vite en certitude seconde.

                                                                                                   

 

Fribourg.   Vivre aux  FFA.

         

           La route menant à Fribourg est pleine de charme. Elle parcourt une plaine où abondent les cultures les plus variées et traverse de gros bourgs d'allure prospère dont les maisons traditionnelles se distinguent par leurs toits pentus et leurs façades barrées de colombages ; une plaine, des architectures rappelant l'Alsace.                 

         Un massif montagneux domine la région, la Forêt Noire, et qui ne manque pas de ressemblances avec nos Vosges.La « Hochschwarzwaldstrasse » conduit le touriste à de jolis lacs enserrés de forêts profondes - tels le Titisee, le Schluchsee - , à des sommets en rondeurs tels le Schauinsland, le belvédère de Belchem, ou le Feldberg son point culminant, à 1432 m ; de là-haut, le regard tourné vers l'ouest, on voit « chez nous ». Par endroits cependant, c'est un air de notre Savoie qu'offre le mélange harmonieux de reliefs boisés et de vastes prairies parsemées de fermes imposantes esseulées, tournant leurs façades parées de bois vers les vallées qu'elles surplombent ou comme pour mieux s'offrir au soleil.

            Fribourg se veut comme la ville principale de la zone sud-ouest du Bade- Wurtemberg.  Sur la même latitude que Colmar,  le Rhin-frontière suivant son cours à équidistance de ces deux villes, celles-ci connaissent des similitudes les rendant sœurs : une importance équivalente, un cœur de ville ancien aux ruelles étroites qui portent les noms de confréries et métiers artisanaux pour la plupart disparus ; le Moyen-Age et la Renaissance sont encore largement figurés dans certains bâtiments et sur de nombreuses façades. Entre autres particularités, Fribourg est le siège d'une Université renommée, ce qui en fait une cité jeune et animée ; sa rue principale, pavée, est sillonnée par un tramway typiquement germanique qui sort de l'ancienne enceinte fortifiée en glissant sous le porche de la Tour de la Souabe, laquelle sert de référence au temps qu'il est par les vastes horloges qui se détachent sur ses façades baroques.

 

                    Mais s'il est un monument qui justifie une attention admirative, c'est sans conteste sa somptueuse Cathédrale, sa « schön Munster » ; de style gothique rhénan, habillée de grès rose, elle est dominée par une tour octogonale, elle-même surmontée d'une élégante flèche en dentelle de pierre. Sa longue nef abrite un buffet d'orgues imposant ; des concerts y étaient donnés  chaque vendredi soir en période estivale par les plus grands organistes du moment ; je n'en manquai guère, profitant des  temps d'écoute ainsi offerts à détailler les merveilleux vitraux datant du XIVème siècle et le retable à la Vierge fermant le fond du chœur ; je tiens probablement de cette période mon goût pour cette musique aspirant au sacré, même si  Bach n'est pas nécessairement du programme. A la sortie, il n'était pas désagréable de flâner dans les alentours de sa vaste place ; terminer la soirée entre copains dans une « Weinstube »  ou plutôt une « Bierhaus », où l'unité de boisson tient au choix du demi-litre ou du litre entier -de bière évidemment-, n'était pas déplaisant non plus.

          Fribourg-en-Brisgau pèche au moins sur un point par rapport à sa sœur alsacienne : l'absence de vignobles sur les pentes avoisinantes, même s'il y a une Route du Vin  badoise  mais qui a l'inconvénient de sinuer bien trop au nord pour qu'elle  prétende à un rôle de capitale du vin.                                                                                                 

 

                   Des arguments pouvant porter à croire que nous étions chez nous, ou comme chez nous, en terre conquise, il n'en manquait donc pas : tant de ressemblances, de proximités, par les paysages, la géographie, par l'importante présence concitoyenne tant militaire que civile associée, sans omettre une digne représentation de notre Gendarmerie Nationale ! Je passe sur l'idée encore vivace chez quelques-uns qu'ils se trouvaient là parce qu'en pays vaincu, oublieux que les temps avaient changé, passés de l'hostilité d'antan à ceux de la réconciliation puis de l'amitié franco-allemande.

                   En réalité, on était ici plus loin de la France qu'on ne pouvait le croire a priori. D'abord par l'obstacle de la langue, rares étant les Allemands rencontrés dans la rue ou les magasins parlant celle de Molière ; il nous restait à nous plier aux exigences de celle de Goethe, et pour cela à réactiver les réminiscences puisées aux souvenirs de nos années  lycéennes ;  à défaut  on  pouvait  toujours s'en remettre  au langage des gestes et mimiques. Ensuite, à parcourir les rues, fréquenter les mêmes magasins, on avait tôt fait de se persuader que les fiers descendants des Gaulois étaient davantage en situation de recevoir des leçons de leurs voisins germains que de leur en donner. De ce fait, s'il nous prenait l'envie d'une balade en ville, autant la jouer modeste et discrète, et délaisser l'habit militaire pas très bien vu de la population locale pour une tenue civile permettant de s'y fondre et s'y sentir à l'aise.

 

             Au sein de ce monde ami mais étranger, les Français en poste et leurs familles y formaient alors comme une colonie vivant en autarcie, enclose dans ses quartiers réservés,  possédant ses écoles, ses magasins, son hôpital, son chapelain. Les mess -des officiers, sous-officiers-, à la fois hôtels-restaurants réservés à ces catégories de personnels et cercles-clubs propres à leur société, figurent comme un lieu de rencontres privilégié, voire obligé , et où  le bar compte pour beaucoup... ! S'agissant des Aspirants officiant à l'hôpital, ils en étaient des abonnés assidus par la nécessité au quotidien d'y prendre leurs repas ; au sous-groupe qu'ils formaient  avait été assigné un coin à distance respectable des espaces octroyés aux « guerriers ». Pour tout dire, c'est la couleur des képis autant que le nombre de barrettes qui orientaient les convives vers leurs tables respectives : on se mêlait peu.          

 

              Autres lieux de ralliement appréciés des expatriés : les Economats, des établissements où ils étaient conviés à se délester de leurs francs pour autant d'économies promises ; en tout cas, sachez que j'y ai laissé les miennes. Magasins un peu bric-à-brac ou fourre-tout, leurs rayons  étaient étonnamment bien achalandés en articles de luxe, pour la bonne raison que tout ce qui était proposé était vendu hors taxes. Celles-ci s'élevant alors dans l'Hexagone à 30% pour les produits classés luxe, on comprend l'intérêt des personnels FFA à fréquenter l'endroit. A ces conditions, se monter en ménage en commençant par le beau était bien tentant : oser l'argenterie, un service de cristal... Le « hic » tenait au retour de ces acquisitions de l'autre côté de la frontière en conservant le bénéfice de la détaxe ; or, notre pays vivant un moment de crise aiguë, un sévère contrôle des changes avait été imposé : en corollaire, l'inquisition douanière se trouvait renforcée et la contrebande à hauts risques. Pour déjouer la curiosité des fonctionnaires placés sur ma route aux postes-frontières, le képi reçu en cadeau connut une fonction plus noble que celle de couvrir mon chef ; posé de manière anodine sur la plage arrière de ma Peugeot 206 d'occasion en remplacement de ma 2 CV à bout de souffle, il cachait tout ce qu'il pouvait contenir de cristal et de couverts en argent à chaque passage. Les douaniers dans leur zèle visitèrent ma voiture dans le détail à plusieurs reprises, jusque dans les entrailles des sièges, méprisant systématiquement le képi pourpre pourtant bien en évidence. Il en rougit encore... ! Quant aux objets ne pouvant s'y loger, pas d'autre choix que tenter la chance avec subtilité : se renseigner des postes-frontières réputés peu regardants, choisir un moment peu incitatif pour le gabelou à s'extraire de sa guérite -de nuit, par mauvais temps.-... Au final, au jour de mon ultime passage frontalier, le contrat fixé avec moi-même fut idéalement rempli.... Il y en eut sous le képi... !

                                                                                                                   

                                                                                                                            

                   Cette colonie, comme toute autre de même nature, possédait ses règles, des codes plus ou moins convenus ou établis. Entre autres usages, citons celui de s'inviter, se réinviter entre personnes de mêmes cercles, sans doute plus par convenance, obligation ressentie, nécessité d'entretenir  ses relations que par le besoin simple de cultiver, entre hôtes, estime ou amitié. Pour être juste, il arrivait que des Français en Allemagne allassent à la rencontre des Allemands. Passons sur les cérémonies officielles tout comme sur la fréquentation des grandes surfaces pour affaires, les« Kaufhaus ». En période de Carnaval, événement festif majeur, il était facile de se mêler aux autochtones pour qui le voulait. Avaient lieu aussi sur le mode associatif de temps à autre des événements culturels franco-allemands mixant civils et militaires ; je n'en dirai pas grand-chose car ils étaient peu ouverts aux appelés. La seule opportunité que je connus dans ce cadre fut de participer à un rallye automobile commun : une journée bien sympa agrémentée de la visite guidée de jolis coins à la périphérie de Fribourg.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    

                                                                                                                             

Interne à l'Hôpital  A. Limouzin

 

              

                  L'Hôpital

 

          Ancien hôpital de la Wehrmacht, je ne sais s'il a connu de  grandes mutations depuis que l'Armée Française en prit possession. On peut le supposer pour partie devant la modernité relative du bâtiment qui s'étire à  droite de l'entrée principale, abritant l'administration et certains services médicaux. Le temps que le planton d'astreinte lève la barrière qui en commande le passage, le regard de tout entrant ne peut qu'être attiré par la haute et incongrue cheminée de briques posée au cœur de l'espace ouvert devant lui, peu différente de ce que nous offraient les usines textiles du côté de chez nous ; vue la fumée qui s'en échappe, le chauffage des bâtiments s'annonce central et au charbon.

         Il est assez comparable à ce que l'on pouvait rencontrer dans nos petites villes, comme j'ai pu en connaître à la faveur de divers remplacements. C'est vrai pour ses capacités d'hospitalisation, la nature des services existants et la polyvalence relative de chacun d'eux. Sa fonction étant d'être à la disposition des militaires stationnés dans la région et leurs familles, sa clientèle est composée de personnes jeunes ou dans la force de l'âge, globalement en bonne santé (ceux ne l'étant pas ayant été réformés -cf. supra). En conséquence, première spécificité, la gériatrie est absente au bataillon. Seconde spécificité, l'importance de la Neuropsychiatrie, ou plutôt de la Psychiatrie tout court ; les déprimes, tentatives de suicide, troubles comportementaux étaient monnaie courante en corps de troupes ; les mythomanes et simulateurs de tout poil à débusquer ne manquant pas non plus, il y avait matière à faire. Avant d'en venir à la Chirurgie, quelques mots sur les deux spécialités chirurgicales présentes. L'ORL était tenue par un célibataire policé semblant traîner un long ennui ; il est vrai que les amygdales à extirper et les sinus à ponctionner n'étaient pas légion ; son intérêt pour la musique et d'autres activités culturelles l'aidaient à passer le temps dans son exil. Le service pompeusement qualifié Maxillo-facial se résumait pour l'essentiel à la dentisterie ; l'aspirant qui en était chargé, fier de ses racines gasconnes et son accent, n'avait pas à se plaindre de son supérieur, si peu présent.

            Chaque service était placé sous l'autorité d'un médecin ou pharmacien militaires de carrière, leur  grade pouvant comporter de trois à six barrettes ; leurs collaborateurs immédiats étaient tous des appelés du contingent, jeunes docteurs en médecine,  pharmacie ou internes des Hôpitaux, avec le même rôle de cheville ouvrière qu'en milieu civil. Etre Aspirants ou Internes : de ce point de vue, rien de très différent.

 

              Ceci étant, en matière hospitalière, le militaire se différencie du civil sur bien d'autres points. A commencer par le chef d'établissement : pas un directeur extrait de cadres administratifs, mais un Médecin-Chef. Chef en tout : gestionnaire en chef, chef des médecins, surveillant suprême  du bon respect de la discipline et de l'application des règlements. Il exerce moins une fonction de direction que de commandement, imposant également son autorité hiérarchique sur tous les personnels d'un grade inférieur au sien, qu'ils soient médecins, pharmaciens, infirmiers, administratifs ou fantassins. Susciter l'idée de concertation tiendrait de la grossièreté anarchiste. Le Médecin-Colonel Patridge tenait de l'archétype de ce modèle : tel le Pacha d'un navire, seul maître à bord, et s'il devait respect et obéissance à quelqu'un, ce n'était pas à Dieu, mais au Médecin-Général son supérieur. « Le Coyote » -c'était son surnom, bénéficiait d'une réputation détestable auprès des appelés ; il se méfiait on ne peut plus des Aspirants, ces pseudo-militaires allergiques aux règlements et de prime abord responsables des désordres pouvant survenir (pas toujours faux...). Il avait la manie de la note de service, qu'il s'agisse de préciser le modèle d'imprimé à employer, la manière et le moment de l'établir sous peine d'invalidation (les demandes de permission étant du lot), ou de faire part de la gradation des punitions pour qui aurait l'idée saugrenue de fouler les quelques plantations censées orner les allées.  

                                                                                                                             

 

          La  Chirurgie

 

          L'évoquer, c'est d'abord parler du Chirurgien, le Commandant Lemaire.

         Taillé en armoire à glace, il  impressionnait au prime abord, surtout quand il apparaissait dans son uniforme de l'Armée de l'Air. Il ne se cachait pas figurer comme un pur produit du sérail ; fils de médecin-général, son cursus s'inscrivait exclusivement dans le giron de la Médecine Militaire. Après des études passées à la « Boîte » comme « Sant-Ar » à Lyon, il fréquenta quelque temps les Hôpitaux d'Instruction des Armées via un système de sélection  propre à ceux-ci. Ses véritables premières  armes chirurgicales,  il les effectua  à Marrakech dans le cadre de l'Aide Technique au Maroc. Une formation sur le « tas », en grande partie autodidacte et où l'exigence du résultat n'était pas de celle que l'on connaît de nos jours et dans nos frontières  hexagonales. Par les « histoires de chasse » qu'il en rapportait, nul doute qu'il avait dû faire face à des situations qu'il ne risquait guère de rencontrer à Fribourg. Il se rangeait en définitive dans le modèle du chirurgien polyvalent, avant tout viscéral, comme il y en avait tant alors, exerçant isolément ou au sein d'équipes réduites dans nombre d'hôpitaux ou cliniques de province : une race qui n'a plus cours.           

 

         Les chirurgiens militaires en France se voulaient à l'époque autonome de l'Université et du monde hospitalier civil. Outre une expérience outre-mer pour la plupart et leur cadre d'exercice particulier, s'expliquent ainsi des différences de culture et dans nombre de savoir-faire. Le cas du Cdt Lemaire était à cet égard emblématique. A côté de connaissances théoriques indéniablement étendues, sa pratique opératoire était concentrée à certains actes et domaines ; aux motifs précédemment cités s'ajoutaient les effets d'une présélection inévitable de la clientèle, et donc des pathologies possibles, ainsi que ceux d'une difficulté d'accès aux nouvelles techniques tant pour une question de moyens que d'isolement professionnel relatif.

         Ainsi en urologie, monter des sondes urétérales pour calcul récalcitrant lui était aisé : « 20 ans de métier, mon p'tit vieux » ! il manquait de généraux retraités pour les opérer de la prostate, sachant par ailleurs que de toute évidence le Val de Grâce aurait leur préférence. En digestif, à côté des appendicites, hernies ou hémorroïdes du quotidien, la chirurgie des voies biliaires se faisait rare, celle du colon exceptionnelle. S'agissant de la traumatologie, l'ostéosynthèse était quasi absente, l'attirail hétéroclite des boîtes invitant d'ailleurs à exploiter les traitements orthopédiques selon toutes leurs palettes ; c'est ainsi que pour fixer une fracture du scaphoïde carpien il fit appel à une vis à bois achetée à la quincaillerie de proximité, et préalablement stérilisée tout de même ; je ne connais pas la suite de l'histoire, et sais encore moins si l'os se montra tolérant vis à vis de l'acier germanique du commerce.  Il ne rechignait pas à la chirurgie gynécologique, mais il arrivait que le doute fût permis sur la pertinence de certaines indications.

            

                Il y avait aussi une Maternité (pour 200 accouchements par an en moyenne) tenue par deux sages-femmes et à laquelle était affecté un aspirant obstétricien, l'ami Forgerit, un épicurien sans complexes. Elle était administrativement sous sa responsabilité, laquelle ne s'exerçait en pratique que pour les césariennes ; dans l'imminence de leur réalisation, sa hantise se transformait en un stress qui le tenaillait tant que c'en était manifeste aux yeux de tous ; dans un tel contexte, comment ne pas comprendre son angoisse, sachant de plus que si réanimation néo-natale il devait y avoir, les moyens du bord étaient bien limités.

              Autre source de tracas pour lui : comment utiliser ses 45 jours de permission réglementaires, comment seraient gérées les affaires pendant son absence ; l'Armée avait anticipé sur la cinquième semaine de congés payés si ce n'est sur les RTT ! L'honnêteté invite à préciser qu'il en occupait une partie à la préparation du concours d'agrégation des Hôpitaux des Armées, moyen de promotion et de mutation autant que passage obligé pour rester dans le sillage paternel . En son absence et en cas de besoin, on devait faire appel à un ancien chirurgien de l'ex-Wehrmacht, manifestement cirrhotique, et ne gardant que de vagues souvenirs sur la façon d'opérer ; la consigne officieuse donnée était d'ailleurs de le solliciter le moins possible. Pour parer au danger potentiel qu'il représentait, la solution logique eut été de transférer les cas aigus à l'hôpital voisin de Baden-Baden, mais exclue de principe par un orgueil mal venu ; je connus quelques situations où celle-ci me semblant malgré tout plus que judicieuse, je fus conduit à faire appel au Médecin-Colonel P. ; en réponse, je me heurtai, outre à son peu d'aménité coutumière, à sa totale incompréhension. Une situation tenant de la quadrature du cercle au centre duquel il valait mieux ne pas se trouver !                                                                                                                 

 

         La question de l'anesthésie était solutionnée simplement : confiée à un aspirant, titulaire ou en voie de CES, régulièrement renouvelé au rythme des évolutions de la durée légale du Service Militaire. En l'espèce, je n'en connus qu'un seul, du même contingent que moi, JM Pradet. Limougeaud d'origine, d'un physique en rondeur, il offrait volontiers la mine réjouie d'un moine de boîte de camembert ; j'ai le souvenir d'un garçon charmant, aussi peu militaire que moi dans l'âme, mais sachant être diplomate en cas de besoin. Anesthésiste sûr et consciencieux, il faisait preuve d'expérience, si bien qu'il bénéficia sans réserve de la confiance du chef de service et des divers personnels. Pour ce qui est de l'astreinte, pas de problème non plus ; logé sur place comme les copains, il était censé être disponible en permanence, comme les copains, et tout cela pour une solde tenant de l'aumône, comme les copains. Nous nous entendîmes parfaitement et établirent des liens d'amitié qui nous facilitèrent notre séjour fribourgeois, à l'un comme à l'autre. Il était secondé par une infirmière aide-anesthésiste qui avait connu l'Indochine, dévouée mais seulement expérimentée en anesthésies basiques ; sa mission première fut de l'initier à un appareil d'anesthésie également basique, possiblement réchappé du désastre de Dien Bien Phu à moins qu'il ne fût puisé aux stocks américains.

           

         Le secteur d'hospitalisation était divisé en deux entités bien distinctes.   La première, plutôt confortable, pouvait donner le change avec une petite clinique privée soignée ; elle était réservée aux gens de carrière, leurs familles, ainsi qu'aux troupiers opérés récents ; elle était servie par un personnel féminin PFAT (personnel féminin de l'Armée de Terre) assez sympa.

          La seconde, destinée aux hommes du rang, se trouvait dans une aile éloignée de la précédente ; à l'évidence datant d'une autre époque, elle tenait de la salle commune en double exemplaire, avec des lits et des mobiliers métalliques à la peinture blanche ou grise écaillée, serrés côte à côte : on pouvait croire retrouver un hôpital de l'arrière au cours de la guerre de 14-18 tels qu' illustrés par certains films documentaires  ! Le sol était fait d'un parquet disjoint, aussi grinçant sous le pied que les lits sous le poids de leur occupant. Pour les soins, pas de mignonnes, mais de solides infirmiers placés sous l'autorité d'un surveillant sergent-chef ; un gaillard dominant son monde par sa taille mais sachant être compréhensif et même protecteur à son égard. Quant au travail de nettoyage, entretien, service des repas, il était le fait de « malades travailleurs » ; une invention ne coûtant rien, puisqu'il s'agissait d'autoriser ou inviter des « biffins » suffisamment rétablis ou peu malades à jouer les ASH au prétexte d'une convalescence prolongée ; en contrepartie, ils bénéficiaient d'un retour dans leur unité d'origine d'autant retardé avec en prime la promesse d'une permission à la durée proportionnelle au degré de satisfaction du cadre infirmier.

                                                                                                                

              J'ai donc travaillé dix mois en tandem avec le Dr. Lemaire : lui le Chirurgien, devant, et moi l'Interne, derrière. Dans cette fonction, mon rôle ne fut pas fondamentalement différent de ce qu'il pût être ailleurs ; je ne m'y attarderai donc pas. Sauf sur un point, chargé que j'étais plus particulièrement de la gestion du secteur « Hommes de Troupe ». Les consultations étaient en règle abondamment pourvues ; le travail m'était facilité grâce au concours efficace d'infirmiers connaissant bien les rouages du système, notamment pour ce qui est des écritures -les bons imprimés, les bons registres-, pour le bon dosage dans les décisions médico-militaires -exemptions de ceci, de cela, sur telle durée-.... Se déroulant sans perte de temps, en compagnie de jeunes gars ne renâclant pas à la tâche et voulant faire du mieux possible, j'ai apprécié ces moments. Mêmes constatations en secteur d'hospitalisation par les meilleurs rapports entretenus avec les soignants ; mon chef y passait une visite hebdomadaire, seul habilité au demeurant à décider des permissions-convalescences, celles récompensant les « malades travailleurs » entre autres.                                                                                              

 

         Pour conclure sur le versant professionnel de mon expérience à l'hôpital A. Limouzin, je retiens avoir été confronté à deux modèles :

         celui d'une chirurgie polyvalente esseulée et en vase clos, vouée à disparaître,

         celui d'une médecine administrée, telle que je la verrai s'imposer irrémédiablement par étapes successives dans le monde hospitalier au long de ma carrière.

 

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         La vie aux Armées peut offrir comme partout ailleurs quelques bons moments et des instants de fantaisies.

 

         De garde de tour général le 20 juillet 1969, je passai ma soirée et l'essentiel de la nuit rivé  devant l'écran TV  (noir et blanc à l'époque)  à suivre en direct la conclusion de l'odyssée  de la mission Apollo 11 : l'approche et la pose du LEM (module lunaire) sur la Lune, Amstrong puis Aldrin premiers humains à en fouler le sol, à évoluer sur une planète qui n'est pas la Terre :  « un petit pas pour l'Homme, un grand pas pour l'Humanité ». Comment ne pas garder en mémoire à vie les images des deux astronautes posant à côté de la bannière étoilée déployée et leur allure de « bibendums » habillés en extraterrestres se déplaçant d'un pas à la fois étonnamment léger et balancé. En regagnant ma chambre peu avant le lever du jour, la Lune offrait à voir dans la nuit son disque plein ; comment imaginer que là-haut s'écrivait à cet instant une page fabuleuse de l'Histoire des Hommes, grâce à deux aventuriers découvreurs de la Mer de Tranquillité tandis qu'un troisième, Collins, tournait en orbite dans le Module de Commande en attendant de les récupérer. En scrutant sa face avec plus d'attention, il pouvait sembler s'y dessiner deux grands yeux étonnés : était-ce à cause de l'audace de ces terriens posés sur elle tels des moustiques ou de se voir dotée d'un satellite volant autour d'elle tel un drôle d'insecte dépourvu d'ailes...

 

           Au plan des activités sportives, il y avait dans l'enceinte de l'hôpital un court de tennis en terre battue qui nous était accessible sous réserve d'une modeste redevance -rien n'est gratuit- et de se trouver un partenaire. Il n'était pas rare alors de voir passer « le Coyote » assis à l'arrière de sa voiture de fonction, roulant au pas, pour s'assurer de qui jouait et débusquer un éventuel intrus...No comment.

 

           Au plan des activités intellectuelles, il y en avait une, obligatoire et avec appel, qui s'adressait à tous les gradés, sans distinction pour une fois : des cours d'allemand. Une bonne idée en soi, à l'initiative du « Coyote ». Les leçons étaient confiées au Médecin-Commandant De Teufel, neuropsychiatre, en vertu de ses ascendances alsaciennes et sans doute se sa connaissance de la langue de Goethe. En élèves studieux, il n'est déjà pas simple d'assimiler conjugaisons et déclinaisons en der, die, das, de dérouler des phrases où placer le verbe à la fin semble tenir de l'anarchie organisée. La mobilisation des militaires composant la classe tenait tellement du dilettantisme que la dépression et le désespoir faillirent atteindre notre dévoué professeur, le seul, hélas, à donner le meilleur de lui-même.

                     

            En guise de distractions, il y eut bien un certain nombre de soirées festives en comités plus ou moins élargis, comme la possibilité par exemple de fréquenter l'une ou l'autre fête du Vin tant du côté badois que colmarien. Je garde avec émotion le souvenir de la musique magique sortie de la clarinette de J.C. Michel magnifiée par son accompagnement à l'orgue à la faveur d'un concert donné sous les voûtes de la Cathédrale de Strasbourg.    

          Pour les week-ends où un retour sur Nancy n'était pas loisible, faire du tourisme dans la région n'était ni désagréable ni sans intérêt. J'invite qui voudrait y consacrer de sa curiosité à s'arrêter à Donaueschingen -à voir son château , la source du Danube au sein du parc, descendre sur Schaffhausen pour s'attarder aux chutes du Rhin, flâner sur les rives du lac de Constance où les châteaux et les belles demeures ont poussé comme chez nous aux bords de la Loire ou du côté de Deauville ; une étape sur l'île de Mainau s'impose, chantée par Goethe dans « Mignon » comme le pays où fleurit l'oranger....Un peu plus loin, je conseille la visite des châteaux  où vécurent les derniers rois de Bavière, riches des délires de Louis II et des fantasmes wagnériens.

 

         Tous les Aspirants logeant à la même enseigne au même étage du même immeuble au sein de l'hôpital  - un véritable internat  comme déjà dit - en découlait une vie de groupe pouvant déboucher sur des conduites adolescentes.

           Ainsi, les fruits portés en abondance par les pruniers du voisinage n'intéressant  étrangement personne, un collègue pharmacien jugea cet état de fait fort regrettable. N'y avait-il pas lieu de profiter de ce don de la nature et fabriquer un peu de gnôle aussi écologique que bon marché pour des instants de convivialité futurs ? Un avis partagé à l'unanimité. Les fruits ramassés furent déposés dans une grosse poubelle récupérée sur un trottoir où l'on estima qu'elle n'avait rien à y faire ; en y ajoutant ce qu'il fallait de sucre et d'alcool à 90, la bonne nature se mit au travail. Afin d'homogénéiser la fermentation en développement, il était dans la fonction de l'Aspirant de tour général de passer de temps à autre dans la pièce où était planquée la poubelle pour remuer le mélange avec un bâton de ski et informer la confraternité de l'évolution du produit. Le moment était proche du dénouement, à savoir celui de filtrer le breuvage, quand une inspection du Médecin-Général fut annoncée ; dans cette perspective, l'officier d'administration visita notre immeuble pour s'assurer que tout était en ordre. A mesure qu'il avançait dans le couloir central, la curieuse odeur qu'il percevait à l'entrée ne fit que se préciser comme étant un arôme de quetsche à mesure qu'il s'approchait de la pièce où s'élaborait la potion, et ce bien que la porte fut strictement fermée. En y entrant, assailli  du fumet tenant de celui d'un alambic autant que par un essaim de mouches n'appréciant pas le dérangement, la syncope le guetta à ce que les témoins rapportent. Le contenu de la poubelle finit tristement dans les égouts. On dit que « le Coyotte » ne fut pas content, pas content du tout !                       

         Une autre anomalie attira l'attention de ce visiteur inattendu : plusieurs trous dans une porte ! Le colonel alerté certifia son diagnostic : impacts de balles. Les protagonistes de l'affaire convoqués assurèrent qu'ils n'étaient que le résultat de coups de parapluie véhéments concluant une soirée animée. Réfutant le propos,  en guise de contre-expertise, il somma l'auteur du préjudice de reproduire devant lui la même agression sur la même porte avec la même arme ; ce dernier, d'abord dubitatif face à  un tel ordre, s'exécuta ; le coup porté créa une perforation en tout point comparable à celles préexistantes, attestant  simultanément de la médiocre qualité des portes de nos chambres, ce dont on aurait pu se plaindre. Encore pas content, « le Coyotte », mais rassuré quand même. Restait à occulter au plus vite les trous, tant pour ne pas susciter une curiosité mal placée du Général que d'avoir à donner des explications embarrassées.

 

                   D'expériences nouvelles, mon séjour aux Armées n'en a pas manqué.

                   Il en reste une à conter.

 

        

Interné  à  l'Hôpital  A. Limouzin

 

            A me lire, je conçois  que  certains puissent  me voir comme  rebelle à l'institution militaire. Critique, certainement ; abusivement, je ne sais, tant il suffit du seul effort d'objectivité face à ses nombreux travers estimés comme excessifs pour se montrer d'une sévérité qui, exprimée sans prudence suffisante, peut être comprise par les gens de carrière  comme  la traduction  d'un antimilitarisme  condamnable ; en d'autres termes, une contestation insupportable de leur modèle et du système auquel ils appartiennent.

          En permission à Nancy pour Noël, je présentai une méchante bronchite pour laquelle je fis appel comme il se devait au Médecin de garnison d'astreinte ; visité par un copain de promo, confirmant mon état, il fit en sorte d'informer mon établissement d'origine selon la procédure réglementaire que mon retour serait retardé de quelques jours  et en donnant la raison. A peine rentré, je fus convoqué par le Médecin-Colonel ; il m'accusa d'avoir fait en sorte d'obtenir un certificat de complaisance pour m'octroyer une prolongation de permission indue. Résultat : un mois d'arrêt de rigueur pour moi,  une mise en cause du collègue prescripteur incompréhensible pour lui. Aucun moyen de se faire entendre, appel rejeté : la peine était exécutoire ; à l'évidence plus pour l'exemple que pour les deux jours de retard tels qu'indiqués dans le rapport officiel. En d'autres temps, c'est le peloton d'exécution qui menaçait (cf. livret militaire) ; ceci pour se rassurer. Pour information, à la fin de ma peine, un collègue pharmacien prit ma suite ; bonjour l'ambiance !

          En pratique, je fus consigné dans une chambre située à l'écart du service de Médecine, avec interdiction d'en sortir sauf pour une promenade de 15 à 16 H. : comme à la Santé (la prison évidemment). Il arriva que sur ordre du « Coyote » un officier d'administration vint s'assurer de ma présence. En ce sinistre mois de janvier 70 où on dit les journées plus courtes, je trouvai le temps long ; je l'occupai à lire, travailler des cours de Médecine du Travail, écouter la radio ; en soirée, je m'autorisai à m'évader – l'esprit seulement- en allant regarder la télé dans une pièce voisine, ou bien à recevoir discrètement quelques collègues et amis. Je me donnai comme objectif d'écrire un  Dictionnaire du Militaire en 25 définitions ; une par jour de détention, riche d'une profondeur et d'une réflexion aboutie comme en témoignent ces quelques exemples :

    Avancement : de même que c'est le piston qui fait marcher la machine, c'est le piston qui fait avancer le militaire.

      Cheveux : la valeur du militaire est inversement proportionnelle à la longueur de ses cheveux ; au même titre, le militaire est sans pattes, y compris le fantassin.

       Humour : absent ! L'humour est une forme de subversion et à ce titre ne peut être compris dans l'esprit militaire. A telle enseigne, que si l'humour est parfois peint en noir, ce n'est jamais en kaki.  Etc...

       Pour qui cela intéresse, je suis toujours en possession de son unique exemplaire.

     Il m'arrivait de temps à autre d'aller faire un brin de causette dans mon ancien service. Il arriva une fois que le Cdt L. me proposa de suturer la plaie d'un blessé venant d'arriver : hélas, lui répondis-je, je ne puis, car je ne suis pas libre !  Ce qu'il reçut 5/5.

                                                                                                                         

         Le 2 février 1970 je passai la frontière dans le sens inverse à celui où je la franchis le 3 mars de l'année précédente, ne gardant rien de ma garde-robe militaire, sauf le képi : il restait les derniers verres à passer...

                  

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    Retrouver l'air, libre. Respirer à nouveau l'air du temps, librement. Vivre à nouveau selon les choix et les obligations que l'on se donne.

                  Le projet central du moment tournait autour de notre mariage avec la jolie et tendre Françoise, patiente Françoise aussi ; à la fois la fin d'une attente et le début d'espérances.

                 Dans la perspective du premier jour du printemps de l'an 1970 qui devait voir le scellement de notre union, rien de tel que d'effectuer quelques périodes de remplacements en médecine générale pour se retrouver au mieux et au plus vite dans la vraie vie active..., et garnir un portefeuille qui en avait bien besoin. Ce retour aux réalités se fit en se plongeant dans la ruralité profonde du nord meusien -Stenay, Montmédy-, en allant s'occuper de patients de milieux en règle plus que modestes, et en sillonnant des routes de campagne gelées ou inondées, en s'y perdant parfois.

           Il y avait aussi à préparer notre nid : une petite maison du quartier d'Haussonville, louée à la mère de ma belle, et qui méritait un coup de jeune. Pour l'électricité, les plâtres et autres éléments de rénovation, je bénéficiai de l'aide précieuse de mon frère Denis ; un jour, nous connûmes une frayeur à la hauteur du vacarme produit par la chute d'une armoire sous laquelle il se trouva : heureusement, rien de cassé, sauf la glace qui en habillait la porte. Cette maison abrita six années de bonheur, pendant lesquelles ses habitants passèrent de deux à cinq avec les arrivées successives de Laurence, Jean-Noël et Antoine.

 

 

La  Clinique  d'Orthopédie  et  Traumatologie

 

                  Mon nouveau service. Pour un an.

                  1er  Avril 1970.  8 heures. En ce jour de rentrée, pas question d'être en retard, ne serait-ce que d'une minute : le Patron n'apprécierait pas ! Les cinq Internes formant la nouvelle équipe se trouvent donc à cet instant précis, tenue verte et blouse blanche de rigueur, dans le petit hall face au tableau opératoire, devant les portes des ascenseurs qui, grâce à un automatisme révolutionnaire, n'ont de cesse de s'ouvrir et se fermer seules avec un bruit de piston. L'ancien, M. Jandeaux, a tout juste commencé à informer ses quatre nouveaux compagnons des us et coutumes locaux qu'apparaît le Patron, le Pr. SOMMELET ; après un vague salut de courtoisie, il démarre aussitôt sa visite dans l'unité de Réanimation toute proche ; ce sera chaque matin, à la même heure exacte le même rituel, Assistant, Internes, tous présents et placés sous le regard inquisiteur du maître, dans une attitude d'écoute attentive et silencieuse pour se réserver à n'intervenir qu'à bon escient ou à sa demande. Et gare à qui se glisserait dans la cohorte avec retard, aucune justification n'étant de mise à ses yeux ; une fois, l'un de nous qui crut bon donner en guise d'explication avoir travaillé l'essentiel de la nuit précédente se vit répondre sèchement  -« Ce n'est pas la Poste, ici ! »...

 

          Effectivement, elle ne tenait rien d'un bureau de poste cette grande clinique flambant neuve, en service depuis deux ans seulement. C'est peu dire qu'elle tranchait par sa modernité avec le style Monument Historique de l'Hôpital Central et ses annexes. Curieuse histoire que celle de sa genèse.

            Elle fut conçue et construite en toute indépendance du CHR pour solutionner des besoins en orthopédie et traumatologie que ce dernier était incapable à satisfaire. Indépendance par le site choisi, au cœur de Nancy, rue Hermitte, et donc loin de l'avenue de Strasbourg, et encore davantage de la future implantation du CHU à Brabois. Indépendance par le choix de l'instance qui en assurera à la fois le financement, la maîtrise d'ouvrage et la gestion future, à savoir la CRAM (Caisse Régionale d'Assurance Maladie) de Lorraine ; pour son fonctionnement, existe un Directeur Administratif placé théoriquement sur un pied d'égalité avec le Pr. Sommelet, qualifié de Directeur Technique. Hormis les Internes liés contractuellement au système hospitalier public, les autres personnels bénéficient des statuts plus avantageux propres à la Sécurité Sociale. Le concept initial visait à organiser sous l'égide de l'organisme payeur, la S.S., une sorte de « trauma center » ostéo-articulaire en lien avec la chirurgie orthopédique réglée pour rester fidèle au modèle français, très éloigné de ce fait de l'allemand. Strasbourg, sous l'impulsion du Pr. Kempf, produira dans le même temps une réalisation de ce type mais plus aboutie : à titre d'exemple, on y trouvera une unité de radiologie vasculaire et elle intégrera les chirurgies du rachis et de la main contrairement au modèle nancéien.

              Les architectes ont voulu donner au bâtiment une allure de paquebot. Les niveaux inférieurs regroupaient les locaux techniques (consultations, radiologie, rééducation...) et administratifs. Le bloc opératoire se trouvait au premier étage sur le même palier que le bureau du Patron, le secrétariat, la réanimation : le cœur du navire. Le besoin d'innover à tout prix s'est curieusement concrétisé dans la configuration donnée aux salles d'opérations : des allures de bunkers semi-sphériques, les voûtes incluant une série de gros spots, tels des hublots, disposés pour concentrer leurs faisceaux lumineux sur la table d'opération au centre de l'espace ; l'époque étant aux missions Apollo, on aurait pu se croire dans une capsule spatiale en plus grand à moins que l'imagination stimulée par ces lieux ne ramène à celle de J. Vernes dans sa création du Nautilus avec le Capitaine Némo à la barre. Les utilisateurs constateront rapidement combien l'originalité du design a primé sur le côté fonctionnel, à commencer par l'éclairage qui devra se soumettre à l'ajout de scialytiques conventionnels.

                            Quatre étages étaient destinés à l'hospitalisation ; le dernier dit « le cinquième » se trouvait réservé aux malades septiques, comme si on souhaitait les cacher en les éloignant le plus possible du cœur du système : il est vrai que pour beaucoup ils symbolisaient  un échec mal venu  d'une des plus nobles chirurgies qui soit. Les chambres, à un ou deux lits, les espaces de soins, étaient lumineux et d'un confort inusité pour l'époque. Autre concept passant alors pour très innovant : des lits au sommier articulé et servant aux déplacements des malades, lesquels n'avaient pas lieu de connaître de transbordements pénibles pour se rendre tant au service de radiologie qu'en salle de plâtre ou au bloc opératoire. Que de modernités contrastant avec les services antérieurement fréquentés ! Enfin, le pont supérieur était occupé par une cafétéria s'ouvrant sur une terrasse où l'on pouvait prendre l'air ou le café tout en bénéficiant d'un joli coup d'œil sur la ville.

 

                 Le Professeur  Sommelet

                

                 Le maître à bord, incontesté, incontestable. A la fois Patron de la Clinique et titulaire de la chaire d'Orthopédie à la Faculté, il dominera la spécialité pour plusieurs générations d'Externes, Internes et Assistants. Il est vrai que pour mener un tel bâtiment, la main tenant la barre doit être ferme, déterminée sur les caps à suivre ; il n'avait alors pour le seconder en qualité de chirurgien senior qu'un seul Assistant Chef de Clinique, en attente d'agrégation, D. Schmitt ; sa présence effective en première ligne et au quotidien ne s'imposait que davantage.

                 Avec le même regard bleu, autant il savait paraître affable et charmeur en société -ses succès auprès de la gente féminine en attestent-, autant il pouvait se montrer cassant et d'une exigence intraitable avec ses collaborateurs ; plus que respecté, il était craint, et ceci à tous les étages et à tous les échelons.

 

                Après son passage en Réa., sa visite matinale se poursuivait par celle d'un étage d'hospitalisation. Il était de l'intérêt de l'Interne en ayant la charge de peaufiner sa connaissance des dossiers, de ne rien ignorer de l'histoire comme du stade d'évolution de ses patients, d'avoir sous la main les bonnes radios et les derniers examens ; sachant que la curiosité du Patron ne l'invitait pas qu'à regarder les draps, il avait avantage à s'assurer de l'efficience et la qualité de la pose d'une traction, de ce que les appareils plâtrés et les pansements répondissent strictement aux canons exigés, et en conséquence à remédier à temps à ce qui devait l'être . Malgré les précautions prises, son intuition ne tenait pas du hasard pour débusquer l'anomalie inaperçue, le vice caché, « un loup »...L'Externe connaissait sa part de stress lorsqu'il exigeait « le document » -la feuille d'observation, dans l'attente de ses commentaires publics comme à guetter ses silences pour interprétation.

                   Lorsqu'on dépistait un malade présentant un problème susceptible de provoquer son courroux, s'offraient deux solutions ; la première était de le soustraire à la visite au prétexte d'un examen complémentaire ; la seconde consistait à solliciter sa rencontre, de préférence en tête à tête dans son bureau, pour lui faire part du souci en cause, surtout s'il était consécutif à une gestion inappropriée du patient ; il appréciait en règle la démarche et au besoin savait se montrer rassurant et donner le bon conseil.

                                                                                                                                                                                                                                         

                 Dire que la qualité de ses visites tenait à celle cette son humeur est une évidence. S'y ajoutait parfois une dose de mauvaise foi ou de prévention plus ou moins justifiée à l'égard de certains ; je me souviens de l'une d'elles, où, poussant la porte de la première chambre, celle-ci émit un grincement qui le contraria vivement ; c'était à l'étage de P. Colombel, un type charmant (futur urologue) mais qui ne figurait pas dans ses bons papiers -allez savoir pourquoi- ;  la suite, d'un bout à l'autre, tint de l'enfer pour lui.

                      La visite terminée, le travail opératoire pouvait commencer. L'opérateur entrant en salle n'avait plus qu'à inciser. Tout était prêt : malade endormi, calé sur la table dans la position adéquate, champs posés et jersey collé sur le site opératoire, instruments sortis des boîtes et rigoureusement rangés sur la table-pont ou l'assistant muet selon leur nature et leur ordre d'utilisation ; et l'instrumentiste prête à glisser le bistouri dans la main à peine tendue du chirurgien ! Car toutes les interventions étaient instrumentées. Un modèle d'efficacité et d'organisation qui donne à rêver de nos jours...Le Patron et D. Schmitt avaient chacun leur instrumentiste dédiée (ce qui ne pouvait être le cas pour les Internes –et sans inconvénient pour eux). De toujours, le premier était secondé par Mlle Seitz ; grande, mince, austère, vieille fille, son univers semblait se restreindre depuis toujours au service du Maître auquel elle était dévouée avec une fidélité de chienne d'aveugle ; en contrepartie, il lui rendait bien mal son dévouement par un comportement à son égard odieux à maintes reprises : le regard qui fusille quand ne tombe pas dans sa main à l'instant précis l'instrument attendu, la pince jetée méchamment si elle ne convient pas, l'apostrophe blessante quand ce n'est pas un vigoureux coup de pied dans les tibias.. ! Quand l'ambiance était à l'orage, il va sans dire que les aides se tenaient cois, concentrés sur leurs écarteurs.

                  Autre cible récurrente de sa vindicte : l'Anesthésie, régie sous l'autorité du Dr. Bouchet, seul médecin-anesthésiste attitré de la Clinique, secondé par quelques CES et infirmières aide-anesthésistes. Un garçon on ne peut plus sympathique, dévoué et compétent. L'anesthésie générale restait la règle pour ne laisser qu'une place restreinte aux anesthésies régionales.

 « Bouchet, ça saigne ; faites quelque chose ! ». Le ton était donné, la mise sous tension amorcée.

Un matin, le geste programmé consistait à un abord du rachis lombaire pour Mal de Pott. L'incision de lombotomie pratiquée, son bistouri s'arrêta au plan aponévrotique : « ça saigne » ; quelques minutes d'attente dans un silence absolu ; puis, retirant le champ de tamponnement, inspection du site ; et sans un mot, à la stupéfaction générale, il referma la plaie et s'en alla. Quelles explications il donna au malade et ce qu'il advint de ce dernier : mystère.

 

               Etre Professeur implique aussi d'être un enseignant, et idéalement un Maître d'Ecole. En Chirurgie, l'enseignement se fait d'abord par l'exemple : montrer ce que l'on fait, comment et pourquoi. A l'élève d'en tirer le meilleur profit ; de faire preuve de sens critique tout autant.

                                                                                                                                        

                Première leçon en chirurgie orthopédique : se soumettre de manière absolue aux exigences de l'asepsie la plus rigoureuse, à commencer par une discipline et une attention constantes dans le respect de règles qui s'imposent également à tous. 

         Participer aux interventions du Pr. Sommelet permettait de s'imprégner de sa rigueur gestuelle et son esprit méthodique dans l'action. Il n'a pas manqué d'inculquer à ses aides ses deux craintes permanentes : l'hématome post-opératoire et les risques sur la vitalité de la peau et des parties molles. La hantise en arrière-plan se nomme infection : en font le lit la collection non drainée, la désunion cutanée, la nécrose tissulaire ; l'infection qui touche l'os, un implant, est plus qu'une complication : c'est comme l'annonce d'une catastrophe, avec des décisions difficiles à la clé, des résultats aléatoires du fait d'évolutions incertaines à maîtriser. Ce qui était vrai alors l'est toujours autant aujourd'hui. A la base : s'atteler à une hémostase rigoureuse, veiller à dépérioster l'os  au minimum, écarter les muscles avec douceur en plaçant au bon endroit les bons instruments, utiliser les bons plans de clivage ; la pratique du « non touch » vient en complément par l'interdit qu'on s'impose de tout contact direct de l'os ou des implants avec les doigts pour ne les manipuler qu'à l'aide d'instruments dédiés : une philosophie à transcrire dans la gestuelle pour qu'elle devienne une habitude.

                La stratégie d'utilisation des anticoagulants dans la prévention de la maladie thromboembolique était source de désaccords fréquents entre prescripteurs. Pour sa part, son inquiétude face à l'hématome concurrençant celle moins palpable de la thrombose veineuse, il restait fidèle à des posologies minimales d'anticoagulants introduits de manière différée après le geste opératoire ; il se méfiait de l'héparinothérapie sous-cutanée (les HBPM restaient à inventer) que commençait alors à apprivoiser le monde chirurgical. La phlébite et l'embolie pulmonaire n'étaient pas rares de ce fait.

              Changer de côté est un autre moyen pour apprendre : l'aide devient opérateur principal et vice-versa. Il était peu adepte de cette solution ; pour ce qui me concerne, je n'en bénéficiai qu'une seule fois, à l'occasion de ma première implantation de prothèse de Moore (pour le traitement d'une fracture du col du fémur). De la pédagogie, il en avait ; de la patience aussi, mais à condition de pas abuser...

 

               Les staffs de la Clinique étaient renommés ; à cette époque, le Patron et D. Schmitt se chargeaient personnellement des exposés, documentés de cas concrets. Des intervenants extérieurs réputés étaient régulièrement sollicités. En conséquence, nombreuses étaient les personnes extérieures à la Clinique à venir tirer profit de ces réunions ; j'en serai un fidèle participant tout le temps de mes années nancéiennes.

 

              Pour ce que j'en ai connu, le Pr. Sommelet n'était guère enclin à pousser ses élèves à publier et à se faire connaître. Ainsi, à ma demande pour un sujet de thèse, il me proposa d'exploiter une série de 200 méniscectomies, nécessairement par arthrotomie (l'arthroscopie viendra plus tard), à 15 ans au plus long recul ; ce travail me demanda  deux ans. Il accorda l'imprimatur sans avoir lu ne serait-ce qu'une partie du manuscrit - pas le temps - ; à aucun moment de son élaboration je ne pus bénéficier de ses avis et conseils. Je ne connus son opinion qu'au jour de la soutenance, le 16.10.1972 ; il en dit du bien à ce qu'il m'a semblé, me proposant même pour un prix de thèse. Quant à l'exploitation de ce travail pour une publication dans une revue d'orthopédie, son entregent fut impossible à obtenir ; en revanche, par l'entremise de F. Boileau devenu Assistant à la Clinique, je produisis un article dans la Revue de Médecine du Sport. Une vingtaine d'années plus tard, il servit d'outil de comparaison à J. Delfosse pour mieux démontrer les bénéfices et avantages de la méthode arthroscopique par rapport à la technique à ciel ouvert. Il fut même cité, comme une référence très éloignée, dans une excellente thèse soutenue à Grenoble le 6.10.2003 consacrée à l'imagerie ménisco-ligamentaire moderne du genou, dont l'auteur se nomme Jean-Noël Ravey ; merci pour cette délicatesse !

 

 

                   A propos de la Traumatologie

 

           La Traumatologie faisait à cette époque partie intégrante de l'activité normale des services de Chirurgie Générale, encore largement majoritaires sur le territoire national, y compris dans nombre d'établissements hospitalo-universitaires ; les chirurgies   orthopédiques chez l'adulte étaient réservées à quelques spécialistes isolés ou groupes restreints (les arthroplasties étant loin de connaître la diffusion actuelle). La création de la Clinique rue Hermite s'intégrait dans un mouvement de reconnaissance des chirurgies ostéo-articulaires  comme ayant suffisamment de spécificités pour mériter  leur individualisation ; il faudra moins de deux ou trois décennies pour assister à l'éclatement du domaine de l' « orthopédie-traumatologie » en multiples hyperspécialités : la main d'abord (où Nancy fut pionnière grâce au Pr MICHON), puis  le genou, la hanche, le pied, l'épaule, le rachis, etc...Ceci étant, aux premières années d'existence de la structure, une petite part de chirurgie non orthopédique était maintenue, ne serait-ce que par la réputation du Patron dans des domaines tels que celui des thyroïdectomies ; me concernant, je me souviens avoir effectué une appendicectomie sous le regard de mon frère Denis alors en stage à la Clinique et y avoir même pratiqué une cure de prolapsus !

 

          La place de l'ostéosynthèse dans la stratégie du traitement des fractures restait mal définie, le Patron étant réticent à son développement en raison des risques cutanés et infectieux tant redoutés ; en fait, le même flou traversait la majorité des écoles orthopédiques françaises. Le principe général était de la réserver soit aux cas où elle était manifestement incontournable, soit après échec d'une tentative orthopédique loyale ; et encore, se limitait-on dans ces derniers cas à des gestes a minima avec des broches plus ou moins astucieusement placées, tenant davantage du bricolage de rattrapage que de la synthèse stricto sensu. En d'autres termes, étaient toujours très actuels dans le service les préceptes de Boehler, grand maître de l'école orthopédique autrichienne du milieu du 20ème siècle, ou comment mener des réductions-plâtre selon les normes de l'excellence ; l'Interne les ignorant ne manquait pas de bénéficier des remontrances publiques lors de la visite patronale !

            En pratique, l'ostéosynthèse était normalement admise d'emblée aux membres supérieurs pour les fractures de l'olécrane et diaphysaires des os de l'avant-bras (les coapteurs de Danis étant réservés à cette indication) ; pour le reste, elle était hors sujet. Aux membres inférieurs, les fractures du fémur concentraient l'essentiel des indications d'ostéosynthèse : clou-plaque de Mac Laughlin pour les pertrochantériennes, boulon-plaque de Lallemand pour les fractures basses, enclouage-alésage à foyer fermé de Kuntscher pour celles du tiers moyen ; la satisfaction donnée par cette dernière technique invitait à son extension progressive aux fractures de la partie moyenne du tibia. Les amplis de brillance, du dernier modèle,  crachaient abondamment leurs rayons à longueur de journée sans que l'on se montrât bien strict sur les moyens de protection.

            L'absence de ligne directrice vraiment précise et cohérente en traumatologie osseuse était un fait commun à la majorité des écoles orthopédiques françaises, aucune n'étant vraiment en pointe sur la question et les désaccords entre elles nombreux. Ainsi, l'école de Garches, sous la férule de R. Judet, ignorait tout  ce qui n'était pas des systèmes de plaques et fixateurs externes de sa propre conception ; l'enclouage centromédullaire était de ce fait systématiquement banni. L'école parisienne concurrente de Cochin, sous l'autorité de Merle d'Aubigné puis de Postel, semblait ne s'intéresser que de loin au sujet, acceptant l'enclouage mais sans alésage, hésitant quant au choix des plaques entre le matériel normalisé français Maconor et celui de l'A.O. : cette dernière abréviation pour signifier Association Suisse pour l'Ostéosynthèse.

 

          En fait, par l'A.O., l'école suisse était en train de révolutionner l'ostéosynthèse, une révolution qui commençait à gagner l'hexagone via ses marches de l'est. A la Clinique on avait fait le choix du matériel issu de ses travaux, mais sans vraiment connaître la philosophie et les concepts élaborés par les promoteurs.

       Je m'offris l'année suivante d'aller suivre le cours dispensé à Davos sur les principes et méthodes d'ostéosynthèse selon l'A.O. Comme tous les primo-participants, je fus impressionné, pour ne pas dire sidéré, par la rigueur et le haut niveau de l'enseignement, comme dispensé avec un prosélytisme et une foi propres à une religion nouvelle. Les convictions animant les orateurs leur donnaient un côté missionnaire ; c'était à tel point que leur société semblait s'apparenter à une église dont le pape était Maurice Muller, ses saints acolytes Allgöwer, Weber, Schneider...., et ses prêtres divers doctorants en biomécanique, métallurgie appliquée, et chirurgiens répartis dans les principaux hôpitaux de la Confédération.

           L'idée princeps reposait sur la capacité démontrée d'une consolidation primaire des fractures sans obligation de passer par le cal périfracturaire primitif remodelé en cal secondairement définitif, processus habituel de consolidation à la faveur des traitements à foyer fermé, qu'ils soient sanglants ou non. A cet effet trois conditions absolues sont requises : affronter des tranches osseuses vascularisées, selon un contact le plus étroit et le plus strict, à l'aide de moyens de fixation suffisamment rigides pour éviter tout micromouvement parasite. L'objectif se résume à une expression : obtenir un montage  parfaitement stable ; cette garantie pour une bonne consolidation se double de l'absence d'intérêt pour toute immobilisation plâtrée complémentaire, autorisant de ce fait une rééducation précoce. La compression inter fragmentaire revenait comme un leitmotiv des penseurs de l'A.O., de sorte que les matériels et les techniques de pose avaient été élaborés en conséquence. Chaque concept avait été soumis à des études théoriques puis expérimentales selon des méthodologies scientifiques se voulant irréprochables. Il apparaissait que les pratiques nancéiennes, même énoncées sous les allures de dogmes intangibles, tenaient souvent de l'intuition ou de l'approximation, difficilement opposables au système de preuves cher aux orthopédistes helvètes. Après la théorie, passage aux travaux pratiques sur os synthétiques ; il n'y était question que de forces de traction et pression, de vis et plaques à effet de compression ou neutralisation, de forages et taraudages de calibres bien spécifiés, de trous avec ou sans effet de glissement,etc...  L'usage de moteurs et de matériels ancillaires innovants faisait également partie du plaisir de la découverte. Restait donc à s'imprégner des bons gestes selon la bonne chronologie et des règles n'autorisant pas la discussion... puisque chaque étape avait été pensée à l'avance et chaque cas de figure avait sa solution ; pour s'en souvenir le conseil était donné d'acheter le manuel abondamment illustré de l'A.O ! Il n'y avait plus qu'à façonner sa propre expérience à partir de ces nouvelles bases.

 

          Je sortis ébranlé de ce passage dans la capitale de l'A.O., lequel se renouvellera à plusieurs reprises dans les années suivantes. Etait en effet remise en cause une part des enseignements jusqu'alors reçus par la rationalité imparable de celui émanant de la communauté orthopédique suisse. Il me restait à m'adonner à un travail de sélection pour un partage entre les données à conserver comme intangibles et celles méritant la relativisation ou la contestation.

         J'en sortis aussi rassuré par la démonstration faite à ma propre intuition qu'il n'y avait aucune raison pour que la rigueur scientifique ne s'appliquât pas aussi à l'univers chirurgical. Celle-ci, adossée tant aux exigences morales, éthiques que dans la pratique opératoire, pouvait s'offrir comme un modèle de vérité ; de cette première idée s'en suivit une autre, alimentant un doute jusqu'à devenir une certitude, à savoir qu'en Chirurgie, -et peut-être pas seulement-, il ne saurait y avoir de vérité unique et absolue ; l'expérience au fil du temps sera là pour démontrer que la vérité d'un jour peut devenir hérésie le lendemain !

         J'en sortis enfin conforté dans l'idée selon laquelle se former à la Chirurgie c'est aussi aiguiser son sens critique tant en questionnant et se questionnant, qu'en faisant preuve de curiosité pour ce qui se fait ailleurs ou autrement : en quelque sorte, se faire sa propre religion à partir des préceptes émanant de différentes chapelles !  Plus largement, il s'agit de s'interroger sur ce qui définit un progrès à suivre, à distinguer des effets de mode passant pour de la modernité. En abordant ces questions, l'Interne d'alors tenait sans trop le savoir encore l'extrémité d'un fil rouge qui traversera sa carrière de chirurgien d'un bout à l'autre.

                                

                 A  propos  de  l'Orthopédie

 

            A considérer dans le sens de la Chirurgie ostéo-articulaire à froid, en contraste avec celle menée à chaud -en aigu-, en traumatologie essentiellement.

            Pour faire simple, on peut la voir en deux grandes entités :

 

  1- La Chirurgie réparatrice des suites de fractures et entorses qui évoluent mal. Figuraient alors en tête les rançons des traitements conservateurs -non opératoires- d'indication trop extensive ou au suivi insuffisant, avec leurs cohortes d'insuffisance de consolidation, de cals vicieux, troubles trophiques...Ensuite, on  avait droit aux problèmes consécutifs à des synthèses utilisant des matériels peu performants ou mal posés, causes de « débricolages », obligeant à des reprises jamais simples. Enfin le pire des difficultés revenait aux infections osseuses, expliquant la prudence du Patron face aux ostéosynthèses pas toujours menées par des mains expertes, et justifiant l'existence du « 5ème ». Ces thèmes restent tout aussi valables de nos jours, en espérant qu'ils soient moins fréquents et graves qu'à l'époque dont je parle !

 

 2- La Chirurgie des lésions dégénératives dues aux effets du temps ou de l'inflammation chronique sur les articulations constitue un chapitre à part. Pour faire court, les possibilités se limitent au nombre de trois groupes de méthodes :

    les arthrodèses, visant à bloquer définitivement l'article malade.

    les ostéotomies, visant à réorienter les structures articulaires pour une biomécanique améliorée, soucieuse d'une meilleure harmonie dans la répartition des contraintes.

    les chirurgies de remplacement articulaire par prothèses.

 

          Pour faire sobre, limitons nous  au genou et à la hanche.

 

         Au Genou, au début des années 70, l'arthroplastie en était à ses balbutiements, représentée principalement par les prothèses à charnière type Shiers ou Guepar ; solidarisant trop intimement pièces fémorale et tibiale, les descellements ou fractures sous tige étaient quasi inévitables tôt ou tard et ne pouvaient figurer l'avenir. La période qui s'ouvrait sera aussi celle du développement des prothèses uni-, bi-, et tricompartimentales, se voulant au plus proche de l'anatomie et la physiologie du genou normal autant par un resurfaçage indépendant des épiphyses opposées tibiale et fémorale que la recherche  de l'équilibre ligamentaire optimal. ; une chirurgie qui se démocratisera peu à peu pour atteindre son développement actuel, et sous l'impulsion  dominante des chirurgiens et fabricants anglo-saxons.

           De ce fait, pour contrer le développement de l'arthrose, l'arsenal thérapeutique d'alors se concentrait sur les ostéotomies correctrices d'anomalies d'axes de façon à redonner à l'interligne son orthogonalité sur l'axe mécanique du membre inférieur ; sur de grandes radios, le jeu consistait à tirer des traits avant de jouer du rapporteur pour prévoir, au degré près en principe, l'épaisseur du coin osseux à soustraire ou ajouter pour la correction idoine. Ne restait  qu'à prescrire des cannes et des anti-inflammatoires aux cas non justiciables de ces indications ; précisons que cette ressource thérapeutique a toujours sa place de nos jours, mais moins extensive qu'au temps où l'arthroplastie passait pour une chirurgie d'exception.

         S'agissant des lésions ligamentaires du genou, le rôle capital  des croisés formant pivot central n'était pas encore bien compris ; c'est aussi à cette époque que l'école lyonnaise de Trillat avec ses élèves Dejour, Bousquet, Lerat, etc... développait ses travaux sur le sujet, transformant la compréhension de la physiopathologie de ces lésions et débouchant sur les concepts de ligamentoplastie, un domaine encore mouvant de nos jours. Ignorant alors ces futures nouveautés, le renforcement isolé des structures périphériques dans les instabilités du genou ne pouvaient que donner des succès limités et de courte durée.

 

           A la hanche

       Les chirurgies conservatrices par ostéotomies hautes du fémur ou butées cotyloïdiennes afin d'améliorer la congruence tête-cotyle étaient discutées en première intention ; la prothèse totale ne s'invitait qu'au défaut de pouvoir appliquer  les unes ou les autres comme solutions.

             En 1970, le choix en matière d'arthroplasties totales était restreint, toutes ne manquant pas de faire appel à la cimentation acrylique comme moyen de fixation. D'un côté figuraient les modèles métal (pièce fémorale)-polyéthylène (pièce cotyloïdienne), soit selon la forme originale de son inventeur, sir Charnley (première pose en 1959), soit selon les modifications apportées par M. Muller,-encore les Suisses de l'A.O.- ! L'alternative résidait dans le couple de friction métal-métal, le prototype étant la prothèse de Mac Kee-Farrar (1954) ; c'était le modèle posé alors à la Clinique, modifiée Postel par l'ajout de deux bandes de glissement dans la cup ; elles étaient assez simples à poser, d'autant que le nombre de tailles d'implants étaient fort limité, le ciment ayant pour  mission de les fixer à l'os autant que d'assurer le comblement des espaces ; elles avaient l'inconvénient fâcheux d'être à l'origine de phénomènes d'usure causes de descellements en raison d'une métallose diffusée à l'os et aux parties molles diabolique ! Les reprises s'avéraient d'autant plus complexes, aboutissant maintes fois à la dépose des implants pure et simple, pudiquement appelée opération de Girdlestone...

             Le Pr Sommelet finira par abandonner cette prothèse quelque temps plus tard. Envisageant de se tourner vers celle de Muller, j'eus la surprise de le rencontrer comme simple participant tout comme moi à un cours de chirurgie prothétique à Berne ; je le vis aux T.P., en voisin de table, s'astreindre comme tout un chacun à préparer consciencieusement son fémur avant que d'y sceller une tige, et ce sous le regard sévère du maître des lieux, M. Muller. Je ne croyais pas cette forme d'humilité possible chez lui. Pour sa part, il orienta sa propre recherche vers les prothèses intermédiaires à double mobilité, aujourd'hui abandonnées dans la coxarthrose, mais toujours d'actualité pour traiter les fractures cervicales vraies du fémur. Quant à D. Schmitt, il évolua vers une prothèse réhabitable, c.-à-d. sans ciment, sur les pas de G. Lord et R. Judet, mais avec un design cotyloïdien très économe au plan osseux comparativement aux modèles proposés par les deux maîtres parisiens.

            Comme tous les orthopédistes de ma génération j'eus à m'interroger au fil du temps sur le bon choix prothétique, sachant que les résultats se jugent à 10, 15, 20 ans .L'usage du titane comme matériau ré habitable a été une autre révolution,  comme celui des céramiques d'alumine pour les couples de friction. Mais combien de tâtonnements, sans être jamais sûr que le choix opéré sera définitivement le meilleur !

 

       Réparer les dégâts des os : une noble ambition au service d'une belle chirurgie.

     L'avoir dans l'os est le comble du Chirurgien Orthopédiste ; rogner son os son quotidien ; l'avoir dans l'os sa hantise.

 

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                      Chanson de Sommelet  (Air : « Mes mains sur tes hanches ». Adamo)

 

                   Mais si, je fais encore des hanches

                   Ne faites pas ces yeux furibonds

                   Oui, je l'ai eue ma revanche

                   Je suis plus malin que le fils Michon.

 

                   J'suis pas fâché d'avoir mon Centre

                   Il a coûté assez d' millions

                   Même si ça vous fait mal au ventre

                   C'est moi le mieux logé des patrons.

                   J'ai démissionné bien des fois

                   Mais maintenant je suis le roi.

                   Je suis le gérant du grand hôtel

                   Et j'y prépare ma clientèle.

                   Oui j'suis le gérant du grand hôtel

                   Mais j'n'y remplis pas mon escarcelle.

 

                   Mais, je fais encore des hanches

                   Ne faites pas ces yeux furibards.

                   Oui, je l'ai eue ma revanche

                   Je suis plus malin que le fils Vichard.

 

                   Dans le service que j'ai connu

                   C'est un peu ça que je cherchais.

                   Quand enfin j'ai eu la Sécu

                   Moi je tremblais, je comprenais

                   Qu'elle était sortie d'une fable

                   Pour venir habiter mon rêve

                   Et ce serait bien regrettable

                   Que bêtement Michon en crève.

                   Oui, ce serait bien regrettable                     Mais si, je fais encore des hanches

                  Que le fils Vichard eut la fève                Ne faites pas ces yeux furibonds.

                                                                                 Oui, je l'ai eue ma revanche

                                                                                 J'ai bien baisé tous ces couillons.

                           (Revue 1968)

       

        

                       

Le Service  des  Voies  Urinaires

            

            Plus couramment alors appelé «  les V.U. » ; l' Urologie d'hier.

            Premier Avril 1971. Changement du tout au tout, et ce n'est pas un poisson d'avril : passage du dur au mou, et même au liquide ; retour dans un décor qui ne sent pas le neuf ; autre univers, autres façons de travailler, autres modes relationnels avec le Patron, le Pr. GUILLEMIN, Paul pour les intimes.

 

              Les lieux d'abord. Le semestre à venir implique la réintégration à la maison-mère, l'Hôpital Central, dans l'aile occupée aux étages supérieurs par les Chirurgies ORL et Maxillo-faciale. En conséquence, retour au modèle salle commune et grands couloirs ; une peinture pisseuse (logique aux V.U.!) en habille tristement tous les hauts murs, y compris ceux des deux salles d'opérations et de la pièce réservée aux explorations radiologiques. Seul le local destiné aux consultations avec ses trois box échappe à ce vert désespérant, ce qui, du coup, lui conférerait une allure presque sympathique.

             Le personnel médical se résume alors au Chef de Service et deux Internes. Le poste de Chef de Clinique se trouve vacant depuis le départ dans le privé de R. Parietti, qui garde cependant un pied dans le service en qualité d'Attaché. En d'autres termes, le rapport direct entre le Patron, seul spécialiste à temps plein en ces lieux, et ses « jeunes collaborateurs » sera permanent et son contrôle direct sur eux constant. Homme affable, amateur de cigarettes américaines, il est de contact facile, volontiers disponible ; des qualités d'autant plus nécessaires qu'il se trouve secondé par deux personnages ayant tout à apprendre de la spécialité, c'est-à-dire n'en connaissant rien d'autre que les quelques notions théoriques contenues dans les questions d'Internat.

          

         L'Urologie est par essence une discipline chirurgicale très instrumentale.

          Leçon n°1 : apprendre les subtilités du toucher rectal, en s'en remettant aux sensations issues du bout de l'index ; un bon toucher -du doigt- est le fondement premier de l'examen urologique !

         Leçon n°2 : descendre avec élégance et sans heurt le cystoscope, avant d'inspecter, l'oeil collé à l'optique, l'intérieur vésical quartier par quartier, question de repérer selon une topographie inspirée des cadrans d'horloge ce qui cloche ; déceler l'anomalie plus ou moins attendue, guetter le polype ou la tumeur localisée ne sont pas aussi simples que pourrait le croire le non initié. Le coup d'œil de l'urologue joint à son habileté de jouer de cet instrument tient de l'art, un art qui n'a rien d'intuitif pour relever d'un savoir-faire éprouvé.

         Leçon n°3 : sous contrôle endoscopique, viser à 5 et 7 heures les méats urétéraux plus ou moins cachés dans un repli trigonal afin d'y glisser une sonde de Chevassu pour une UPR (opacification rétrograde des uretères) ou monter une sonde en direction du bassinet rénal pour pallier à un blocage, par calcul le plus souvent, par tumeur parfois : il en faut des tentatives avant que d'être régulièrement performant ! Rappelons qu'au plan diagnostique, à cette époque, il n'y a ni scanner ni échographie ; restaient  donc pour cerner les problèmes, outre la clinique et l'urétro-cystoscopie, l'UIV (urographie intra-veineuse), l'UPR et l'artériographie rénale (pour les tumeurs).

 

             Quant aux actes instrumentaux opératoires, la résection prostatique par voie urétrale en étant le prototype, ils restent du domaine du vrai spécialiste, et en l'occurrence, du Patron. Pour la même raison, il estimait de son devoir d'assurer les courriers de sortie des patients, dispensant de ce fait ses internes de ce pensum.

 

             De tous les maîtres que j'ai connus, le Pr. Guillemin est sans conteste celui qui s'offrait le plus volontiers pour jouer les aides opératoires. Et Dieu sait qu'il ne devait trouver guère de plaisir à tirer sur les valves pendant que l'Interne recherchait avec plus ou moins de facilité ou de bonheur l'uretère niché sous le péritoine au fond de la lombotomie, ou bataillait dans la perspective d'extraire un rein rendu dangereux par la tumeur qu'il porte ou la masse de pus qu'il contient jusqu'à le détruire. Je garde pieusement tel un trophée un calcul vésical de la taille d'une orange qu'il me laissa extirper tandis qu'il tirait sur les berges vésicales.

              Il concéda jusqu'à appendre à ses internes à retirer les adénomes prostatiques par voie haute, et selon la technique classique de Freyer, une technique à l'aveugle et tout en toucher : à la faveur d'une courte ouverture vésicale par voie sus-pubienne, il s'agit, sous le contrôle rectal de l'index gauche, de procéder de l'index droit, main dégantée pour ce temps pour un meilleur tact, à l'ouverture de la commissure urétrale antérieure puis à trouver le plan de clivage entre l'adénome et le reste des tissus prostatiques et le suivre jusqu'à extraction de la tumeur ; dans ce geste tout en contact entre tissus de teneur différente, le jeu alterné de la pulpe et du dos du doigt  via son ongle tient de l'art proprioceptif. Une vasectomie bilatérale (section des déférents. complète le geste, ayant pour but de parer au risque d'infection épididymaire ascendante et pour effet accessoire de couper court à tout espoir résiduel de descendance. L'intervention se conclut par la pose d'une sonde de Dufour à double ballonnet et double courant pour un lavage continu ; l'hémostase est davantage soumise au bon vouloir de la coagulation du patient que de l'effet compressif du ballon gonflé au sein de la loge d'adénomectomie. Pour les suites immédiates, on n'insistera jamais assez sur le rôle capital de Melle Didier, infirmière experte en surveillance du lavage, adaptation de son débit et séances d'extraction des caillots à la seringue de Guyon.

              Cette chirurgie urinaire dans la tradition était contestée par la nouvelle génération, plus soucieuse de gestes réglés, avec contrôle à vue de ce que l'on fait, et de l'hémostase en premier lieu. R. Parietti en était le parfait représentant et se montrait de ce fait très critique sur certaines méthodes opératoires du Patron. D'un abord plutôt rugueux, c'était un excellent opérateur et bien que travaillant en solitaire en clinique privée, il osait des gestes novateurs. Ainsi, mettant à profit certaines techniques développées dans le cadre des greffes, il publia une méthode d'auto-transplantation rénale en fosse iliaque après exérèse d'un uretère pathologique ; sur les mêmes principes il réalisa la cure d'un anévrisme sur une branche de l'artère rénale  par résection greffe selon une méthode ex vivo,  c'est-à-dire rein sur table.

            Mon alter ego s'appelait Pierre Poisson. Nous nous connaissions déjà, puisque de la même année de fac, mais aussi par nos mêmes origines lunévilloises. Nous ne pouvions imaginer alors notre destinée spinalienne commune ultérieure. Dans la pratique de la chirurgie viscérale il avait une sérieuse longueur d'avance sur moi. Il avait su échapper au service militaire pour un service civil comme coopérant et qui l'avait conduit dans divers hôpitaux africains ; déjà avide de pratique chirurgicale au long d'un externat surtout passé comme FFI (faisant fonction d'interne), il y trouva de quoi satisfaire à la fois sa générosité et sa gourmandise opératoire, avec comme limites les moyens à disposition.

         Plutôt que de nous partager le service pour une rangée de lits chacun, nous avions convenu de gérer à chacun notre tour leur globalité par semaines alternées ; de la même manière, pour les interventions que nous confiait le Patron, l'un opérait quand l'autre l'aidait, et ceci à tour de rôle. Ainsi je m'étonnai aux premières fois que je l'assistai de la façon qu'il avait « à y mettre largement les paluches » tandis, encore imprégné de ma culture orthopédique,  je le surprenais en les y mettant avec réticence et économie.                                                                                                            

 

         Nous avons eu tous deux le privilège d'être des toutes premières greffes de rein à Nancy. Il s'en fit deux au cours de notre temps de présence au service. J'en garde un souvenir précis, impressionné sans doute autant par le côté mythique de la transplantation à ses débuts que par le constat de l'importance des efforts et de l'investissement consentis par tous les acteurs y concourant.

       La première à laquelle il me fut donné de participer n'était que la seconde effectuée sous l'autorité du Pr. Guillemin ; autant dire que tout n'était pas encore idéalement rodé. Dès lors que la probabilité de la greffe fut annoncée, tout le monde sur le pont. Commença alors pour tous un même attente ; celle de l'arrivée sans incident du greffon d'abord, puis de la confirmation des compatibilités tissulaires, ultime feu vert pour l'entrée en salle et pour le patient s'apprêtant à devenir receveur, point de départ annoncé d'une vie nouvelle et point final d'une attente faite d'espérance redoutée. Alors, chacun à son poste. Le Patron, maître d'œuvre, ne fut pas l'opérateur exclusif, mettant même un point d'honneur à ce que chaque participant réalisât un temps opératoire ; c'est ainsi que revint au Pr. Frisch (chirurgien vasculaire), venu aider pour la dissection des vaisseaux receveurs, le mérite d'effectuer les branchements artériel et veineux ; pour ma part, il s'offrit de m'aider à la confection de l'implantation urétéro-vésicale. Exemplaire ! Et quelle émotion partagée à l'apparition des premières gouttes d'urine à la levée des clamps ! Nous sortîmes tous éreintés de cette nuit passée debout, dans une salle ignorant tout de la climatisation et bénéficiant de plus du rayonnement et de la chaleur émanant de rampes U.V au noble but de plonger les opérateurs dans une atmosphère aseptisée. Nous attendait alors une coupe de champagne méritée, offerte par le Pr. Gross, néphrologue attentionné.

      A 5 heures du matin chacun retrouvait sa liberté. L'activité opératoire programmée reprenant à 8h, était-il légitime de rentrer se coucher ? Pierre me proposa alors de bénéficier du canot pneumatique logé dans le coffre de sa voiture pour naviguer aux lueurs de l'aube sur le plan d'eau de Villers-le-Sec. Sur un paysage empreint de paix et de silence flottait une légère brume, une brume s'alliant à celle ayant tendance à envahir l'esprit de l'un et de l'autre ! Quoi qu'il en soit, à 8h, chacun était normalement à son poste, comme il se devait et comme ne s'étant rien passé  la nuit précédente.

            La seconde greffe à laquelle je participai se déroula entre donneurs vivants, une première pour l'équipe nancéienne. Parietti que j'aidais eut la charge de prélever le rein du donneur -selon un modèle de dissection tenant de la perfection- tandis que le Patron officiait dans la salle voisine sur le patient receveur.

           Le succès fut au rendez-vous de ces deux transplantations rénales,  à la hauteur des attentes des patients greffés comme de la sollicitude des chirurgiens et des néphrologues, sans omettre celle de Melle Didier, l'infirmière habilitée à pénétrer dans la chambre stérile dans laquelle étaient alors confinés les opérés et veillant sur eux comme sur sa progéniture.

 

      Par une curieuse ironie de l'Histoire, c'est à la toute fin de mon activité chirurgicale, en situation quasi officielle de retraité, que je m'intéresserai à nouveau aux questions de transplantation en ayant à la fois l'opportunité et le bonheur d'initier au C.H. d'Epinal les prélèvements d'organes ; ce sera en 2010, un 17 novembre pour la première.

 

                                                       ---------------------

 

                                       Chanson de Guillemin  (Air : « Il est trop tard ». G. Moustaki)     

                        1

  Pendant que j'roupillais

  Pendant que j'somnelais                                                                   

  Y'en a d'autres qui greffaient.                                                   2                                   

  Il est bien tard                                                       Y me font bien marrer     

  Oh ! Toi l'Urologie                                               Avec leur rein greffé

  Dont j'fais l'apologie                                           Alors que j'me  les roule          

  Popol enlève tes gants                                         Y s'creusent la boule

  Tu n'en as plus pour très longtemps.               Y  en a même qui en suent                                                 

 3                                                                  Moi je n'ai jamais su                                 

M'arrive même de penser                          Popol enlève tes gants

           Qu'les comas dépassés                  Tu n'en as plus pour très longtemps.                  

N'ont vraiment rien changé                                                                                                       

D'autres s'en sont chargés                                            4

           Malgré mon apathie                                   Pourtant, je sonde toujours

           J'renforce la dynastie                                 Même ceux du Luxembourg                                     

         Popol enlève tes gants                            Ma clientèle de nantis                                                             

             Tu n'en as plus pour très longtemps       Est garantie.                                              

                                                                      Pour l'enfant que j'ai fait

                        5                                                        Tout est donc parfait

    Pendant que je dormais                                    Popol enlève tes gants

    Pendant que je rêvais                            Tu n'en as plus pour très longtemps.

    Certains en concluaient                                          

    Qu'il était encore temps.                                            (Revue 1971)                  

 

                                                                            

Le Service  de  Chirurgie  C

 

         Octobre 1971. Nouveau changement, tout en restant dans le registre « mou ». Je signai pour une année dans ce service spécifiquement dévolu à la Chirurgie Digestive.

 

          De création récente dans des locaux anciens au profit du Pr J. GROSDIDIER, il était né de la transformation du service de Chirurgie Gynécologique à la mutation de son chef, le Pr Bertrand, à la tête de celui de Chirurgie B, un bâton de maréchal pour un personnage en fin de carrière. Le dit service se situait au sein de l'Hôpital Marin, hors de l'enceinte de l'Hôpital Central mais proche de lui, n'en étant séparé que par l'avenue de Strasbourg, face à l'église St. Pierre.

        Une rénovation avait bien été tentée pour rendre les lieux plus accueillants et fonctionnels, mais bricoler du vieux ne fait pas du neuf pour autant. La disposition des salles et chambres d'hospitalisation tenait d'une sorte de dédale ; certaines connaissaient une division artificielle en box par de simples rideaux supposant gommer un effet de promiscuité qui n'en demeurait pas moins. Le sol en parquet témoignait de l'ancienneté des lieux autant que de la destinée inappropriée voulue pour ces derniers ; par endroits il était coupé de petites marches trompeuses, parfois d'une horizontalité relative, souple et craquant volontiers sous le pas.        

 

         Il y avait bien quelques modestes chambres individuelles, réservées naturellement aux patients méritant un isolement par leur état ou la nature des soins. En fait, elles étaient principalement occupées, pour ne pas dire squattées, par les victimes de suites opératoires mouvementées. La fistule digestive est  au viscéral ce qu'est l'ostéite en orthopédie, la menace vitale en plus. Lorsqu'une reprise pour ce motif par une nouvelle intervention s'annonçait impossible ou à trop hauts risques, des traitements conservateurs longs et aléatoires étaient tentés, visant à obtenir une cicatrisation secondaire du ou des trajets fistuleux ; à cet effet, en plus d' une nutrition parentérale prolongée, les patients étaient soumis à des soins locaux complexes associant à une protection cutanée  rigoureuse face à la causticité des sucs digestifs  un système d'aspiration-lavage pour leur neutralisation (méthode dite de Trémolières).

 

         Ici l'opéré-type se trouve semi-assis dans son lit, rendu immobile par une perfusion délivrant un précieux goutte à goutte, une sonde gastrique d'aspiration inconfortable mais essentielle, et un ou des drains sortant de l'abdomen reliés à des flacons posés au sol. La bonne nouvelle, c'est le retour des gaz, prélude au retrait des diverses tuyauteries, annonciateur du passage de la phase post-opératoire précoce à celle de la convalescence. Quel que soit le viscère objet de son doigté, qu'il ait agi dans l'urgence ou à froid, le chirurgien digestif connaît systématiquement la hantise du lendemain ; dominent l'attente de la reprise du transit intestinal autant que  l'évolution des courbes en bleu et rouge tracées sur la pancarte fixée au pied du lit, espérant qu'elles ne glissent  vers une pente ascendante plus ou moins anarchique. A côté des inquiétudes venant du ventre, il y a celles pouvant provenir du poumon ; la promptitude de celui-ci à l'encombrement après toute laparotomie le place souvent en situation de victime collatérale, à moins qu'il ne veuille signifier sa présence par une capacité de nuisance dont tous se passeraient volontiers !

 

         En chirurgie digestive, tout oppose apparemment les gestes réalisés en aigu et ceux qui le sont de manière réglée.

        Dans le premier cas, le chirurgien se trouve confronté à un péril vital plus ou moins immédiat à surmonter coûte que coûte. L'hémorragie, qu'elle se fasse dans le tube digestif ou la cavité péritonéale, en est le premier exemple. Les péritonites, qu'elles soient localisées par infection d'un appendice, d'une vésicule lithiasique, d'un sigmoïde diverticulaire, ou généralisées comme par perforation d'un viscère creux, en constituent un second. Un troisième en est fourni par l'occlusion intestinale et tout ce qui peut la produire. Autant de situations qui requièrent de l'opérateur une maîtrise de soi et de sa technique pour une action rapide, droit au but, sachant qu'il n'est pas toujours simple de trouver et colmater le point qui saigne, situer où se collecte le pus, se débattre dans un ventre perturbé qui sent parfois abominablement la merde et la mort à en donner la nausée. Dans ces situations dangereuses, l'expérience et la détermination de l'opérateur sont les meilleurs atouts pour l'avenir de l'opéré qu'il a entre les mains.

           Dans le second cas, la chirurgie est considérée se faire en « milieu propre » ou « propre contaminé ». Si le stress y est différent ou différé, la concentration requise reste égale : disséquer selon les bons plans, repérer sans les blesser les vaisseaux à lier ou ménager, conclure par une suture sans tension et manuelle (les sutures automatiques ne sont pas encore nées tout comme la coeliochirurgie), systématiquement en deux plans, tantôt à points noués directement, tantôt passés avant d'être noués ; et gare à qui mettrait de la confusion dans les pinces et les fils soigneusement ordonnancés !

           La chirurgie digestive se passe pour beaucoup dans les profondeurs, comme au fond d'un puits, où la vision directe doit céder le pas au tact digital, où la connaissance de l'anatomie se mue en sa perception.

 

         Le Pr Grosdidier était un pur produit de l'école Chalnot, ayant conservé nombre de similitudes avec celui qui fut son maître et mentor.

          De taille très moyenne, il avait le physique trapu du judoka qu'il fut un temps. Il émanait de sa personne une autorité naturelle et une force tranquille, sans conteste rassurantes mais n'incitant guère à la contestation.

          Il fut un des derniers à bénéficier d'un statut l'autorisant à la responsabilité d'un service universitaire à temps partiel ; il réservait le reste de son activité à Gentilly, dans une clinique nouvellement sortie de terre, dont la modernité par les fonctionnalités, le confort, et les espaces offerts renvoyaient son service hospitalier comme étant d'autre siècle ou d'un pays en développement. Ceci étant, il mettait un point d'honneur à démontrer qu'il n'en était pas moins un patron à temps complet tant par sa présence effective quasi quotidienne que le contrôle qu'il avait sur le fonctionnement du service. Il avait l'art de placer ses assistants, pourtant de grande qualité, dans une liberté surveillée qui parfois leur pesait. Légitimement lui revenait le dernier mot pour les décisions difficiles ; il ne manquait pas d'assurer personnellement les chirurgies réputées de haute volée, telles celles portant sur l'œsophage et le pancréas, pour des cas de pathologie colo-rectale s'annonçant périlleux ou des reprises a priori laborieuses ; il avait un faible pour les dérivations porto-caves encore largement effectuées dans le cadre de l'hypertension portale. Combien de fois ai-je vu ses assistants piaffer d'impatience ou déçus de ne pas assumer personnellement certains cas qu'ils estimaient leur revenir.

 

         Les Assistants- Chefs de Clinique étaient au nombre de deux, Patrick Boissel et Bernard Richaume. Formés aux mêmes moules et vieux complices, ils étaient des opérateurs aussi brillants l'un que l'autre, se sortant avec la même élégance des situations les plus délicates. Aussi bons cliniciens, aussi cultivés chirurgicalement l'un que l'autre, ils étaient également faits pour une grande carrière hospitalière. Somme toute, c'est dans leur façon d'être ou de paraître que se situait une différence : une forme d'élégance intellectuelle et de civilité pour le premier, un côté plus rude, oserais-je dire un peu rustique, dans une tradition chirurgicale classique, pour le second. Lorsque le Pr Grosdidier dut pousser l'un d'eux pour être son agrégé avant de devenir son successeur, il se trouva face à une situation cornélienne qu'il ne sut trop comment trancher. Finalement P. Boissel l'emporta, son ami allant jouer la suite de son avenir dans le secteur privé nancéien.

 

         Les visites bihebdomadaires du Patron se déroulaient selon les codes issus de la grande tradition déjà évoquée ailleurs. Dans ce cadre il veillait notamment à ce que chacun portât en plus de sa blouse le tablier dit de prosecteur comportant une poche marsupiale servant autant à y loger les mains que le stéthoscope ou de quoi noter. Et la longue procession de déambuler dans le dédale des couloirs et autour des lits, chacun essayant de s'y faire une petite place. Un tel contexte n'était en fait guère propice aux prises de décision difficiles pas plus qu'à un authentique enseignement. Les staffs hebdomadaires trouvaient là toute leur nécessité ; ceux de Chirurgie C  étaient réputés, attirant nombre d'auditeurs extérieurs et permettant à qui le voulait de présenter tout  dossier à la réflexion et à la sagacité de l'aréopage présent.

 

         Au sein de cette structure hautement pyramidale, la part réservée aux trois Internes du moment était assez restreinte, tout au moins pour celle que la hiérarchie supérieure voulait bien leur abandonner en qualité d'opérateur principal. Comme mes collègues, j'ai connu des périodes d'ennui au cours de ce stage. Les consultations laissaient des loisirs, et donc du temps pour discuter, et pour certains d'allumer une cigarette ; c'est ainsi que Lafon, jetant négligemment un mégot dans une poubelle y mit le feu, oublieux des compresses imbibées d'alcool  s'y trouvant ! Comme par hasard, le Patron pointa son nez à ce moment précis ! No comment pour la suite.

              

         Il faut savoir cependant qu'à côté de la répartition classique des tâches octroyées aux Internes dans tout service de chirurgie, le Patron avait institué une particularité pour les siens : ses assistances opératoires à la Clinique de Gentilly, à tour de rôle, deux mois consécutifs par semestre ; paradoxalement, c'était un des intérêts majeurs de leur passage en Chir. C !

          A son arrivée, tout était prêt, il n'avait plus qu'à inciser : patient endormi, avec le Dr Lagrange aux manettes, champ opératoire installé, instrumentiste en attente les mains posées sur la table parfaitement ordonnancée, l'Interne à son poste ; silence, ambiance feutrée, climatisée, tout est « clean ». Ce tête à tête singulier était l'occasion privilégiée de le voir faire au plus près, répéter les mêmes gestes pour les mêmes interventions dans leur clarté et leur précision ; de s'imprégner jusqu'à ces détails qui font en fait la différence : comme de placer telle pince de telle façon, glisser la main de telle manière, comment prendre le temps de bien s'exposer avant tout geste décisif. Comme les poésies apprises et réapprises jusqu'à être récitées par cœur par l'écolier, ces leçons de chirurgie répétées finissaient par imprégner le cerveau de l'Interne en position d'élève, si bien que le jour où il lui revenait de passer à l'action, sa mémoire visuelle restituait de manière quasi-automatique les gestes, les séquences à réaliser, commandant les mains pour tel placement, le choix de tel instrument à tel moment et glissé de telle façon. Je n'ai pas fait de la chirurgie viscérale ma spécialité de prédilection, mais celle que j'ai pratiquée a été systématiquement alimentée par les leçons  mémorisées à Gentilly. Apprendre en chirurgie, c'est d'abord voir, voir et revoir.

              Ceci étant, il arrivait à ce cher maître de s'intéresser parfois à autre chose que le tube digestif,  comme  la cure  de prolapsus génitaux  selon  la classique   « triple opération à la Française » dont il était un des derniers adeptes, des hystérectomies pour cancer, l'ablation de goitres... Je l'aidai même à plusieurs méniscectomies, ce qui m'autorisa à le solliciter pour mon jury de thèse, ce à quoi il accéda avec enchantement !

        

         Il était un moteur à publications, poussé en cela par ses assistants. Sa grande  pratique personnelle jointe à celle de son service l'autorisait à produire de grandes séries aussi bien que divers cas cliniques inédits. Je lui dois  d'avoir utilisé une part de mes loisirs en me confiant l'exploitation d'une cohorte de 1005 cas pour évaluer les « résultats cliniques et séquelles de la vagotomie » dans le traitement des ulcères duodénaux. Par contre, solliciter son entremise pour une publication dont il n'était pas  l'initiateur ou partie prenante avait peu de chance d'aboutir. Ainsi, à la faveur d'un remplacement du Dr Mouktar à Vittel, j'eus l'occasion d'opérer un malade atteint d'une occlusion colique due à une pancréatite chronique évolutive ; la littérature sur le sujet étant chiche, je présentai cette observation assez exceptionnelle à son staff ; il la trouva intéressante, sans plus, pour ne pas dire banale ; proposée au Pr Léger, un des leaders parisiens en  chirurgie digestive du moment, celui-ci la considéra avec intérêt au point qu'elle fut proposée pour une communication  devant l'Académie de Chirurgie. Elle ne s'y fit pas malheureusement, Mouktar ayant décliné cette offre sans m'en parler ; à défaut, elle fut publiée dans le Journal de Chirurgie, en dehors de tout appui du Pr Grosdidier... pourtant du comité de lecture de cette revue. Comme quoi l'ego de certains maîtres n'est pas nécessairement bénéfique à qui en a été l'élève !

          

         Il n'en reste pas moins que je rejoins l'unanimité reconnaissant les qualités et les vertus d'un grand maître au Pr J. Grosdidier. Les leçons apprises à le regarder faire m'ont été des plus précieuses, me les récitant en me faisant le devoir de les appliquer chaque fois que nécessaire lorsque je volai de mes propres ailes.

             

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             Première chanson de Grosdidier (Air de « Prosper ». M. Chevalier)

                                                  I

                       Quand à Marin nous avons vu

                       Débarquer l'Grosdodu

                      Qui avait lâché le Pépère

                       Et sa méchante galère.

                       D'vant son air malabar

                       Et sa démarche de canard

                       Pas besoin d'être bachelière

                       Pour deviner c'qu'il veut faire.

 

                                     Refrain

              Dodu, yop la boum,c'est bien le plus fort de l'Est

              Dodu, yop la boum, c'est le roi du Dra-agstedt

                      

                     Comme il n'a jamais la flemme

                       Il fait toujours tout lui-même.

                       Il a sa clientèle.

                       C'est bien chouette le temps partiel

                       Le jour et la nuit sans cesse

                       Fait son p'tit biz-ness

                       Des cliniques au Service

                       C'est vraiment le marché noir.

                       Faut l'voir, faut bien l'voir

                       Encaisser les bénéfices.

                       Il ramasse les billets

                       Et ne rend pas la monnaie.

                       Ce sera pour le fisc

                       En somme, c'est le grand tripier !..

                       Yop la boum, Dodu !..

                         II

Avec sa belle gueul' d'affranchi

Là-haut sur la butte,

Tous les clients s'ront fous de lui.

C'est bien là son grand but.

Y en a qui s'flanquent des gnons                                            Refrain

Et qui se crêpent le chignon.                  Dodu,yop la boum, c'est bien le plus fort de l'Est

Pendant c'temps, voyez-vous                 Dodu,yop la boum, c'est le roi du Dra-agstdt.                

Tranquillement,il compt' les coups.       Dodu,yop la boum, c'est bien le plus fort de l'Est

                                                               Dodu,yop la boum, c'est le roi du Dra-agstedt

           (Revue 1968)

 

 

                                 Deuxième chanson de Grosdidier

                     (Air : « Ah qu'on est bien dans son bain ». H. Salvador)

 

                          Ah c'qu'on est bien quand on est le patron

                          On pousse des grandes gueulées

                          On traite les autres de cons

                          Ah c'qu'on est bien quand on est le patron

                          On ramasse les sous

                          Dans un chaudron.

 

                          J'travaille à Gentilly,

                          Une petit'semaine au ski

                          Je travaille à Saint-Jean

                          Je chasse les éléphants

                          Je travaille à Bon-Secours

                          Je cours à mes amours

                          Et j'me fous de la Chir C

 

                         Ah c'qu'on est bien quand on est le patron

                         On fait sa grande gueule

                         On traite les autres de cons

                       Ah c'qu'on est bien quand on est le patron

                        On n'a pas de problème

                           Pour le pognon

                        Tapez-moi fort le dos

                        Moquez-vous, moquez-vous

                        Ne m'chatouillez pas trop

                        J'me fâche parfois.

 

                        Ah c'qu'on est bien quand on est le patron

                        On fait sa grande gueule

                        On traite les autres de cons

                       Ah c'qu'on est bien quand on est le patron

                        On travaille peu.

 

                                                (Revue 1972)

 

                                                        -----------------------------------         

 

Le Service  de  Chirurgie  B

 

                   Octobre 1972.  Mon temps d'Internat court à sa fin. Reste un semestre au compteur. Le choix du service pour l'ultime stage, je le sais déterminant pour la suite. Il s'inscrit en effet dans la perspective de la nomination à un poste d'Assistant-Chef de Clinique : un impératif à plusieurs titres. Une année de post-internat est nécessaire à l'obtention de l'équivalence du certificat de spécialité en Chirurgie ; parfaire une formation loin d'être aboutie et prendre davantage d'étoffe par l'exercice de responsabilités de premier rang en constituent une seconde et bonne raison.

                   A cet effet, plusieurs paramètres entrent en ligne de compte. Le premier, obtenir l'agrément d'un Chef de Service, ce qui suppose qu'il vous connaît, pour vous avoir vu à l'œuvre de préférence. Le second, qu'il ait un poste disponible ou qu'il n'ait pas pris d'engagement avec un collègue ; tous les internes en fin de cursus connaissent le même problème et sont contraints de s'impliquer  dans les mêmes démarches. Reste l'orientation que l'on souhaite donner à sa carrière future et à se placer en cohérence avec ses propres ambitions. Pour ma part, j'avais structuré mon internat dans le sens d'une formation polyvalente, sans m'engager trop par avance pour une spécialité déterminée. De mon parcours j'avais trouvé une attirance certaine pour l'orthopédie-traumatologie, mais sans ostracisme par rapport au viscéral ; poursuivre dans le sens de cette polyvalence ne me déplaisait pas, tant par l'ouverture d'esprit que cela imposait  que l'obligation d'entretenir une culture chirurgicale sans œillères ; j'étais en droit de supposer enfin qu'à partir d'un socle de formation élargi, il serait temps ensuite au fil des circonstances de se concentrer sur un ou des domaines privilégiés.  Voilà pour l'état d'esprit du moment.

 

                    Je jetai donc mon dévolu sur le service de Chirurgie B. Ce n'était pas comme un retour à d'anciennes amours mais par l'opportunité qui s'y offrait. La vacance de deux postes était annoncée par le départ prochain de R. Piccioli et de J.P. Bertrand, le fils du patron. Ce service gardait une orientation en chirurgie générale avec une activité  d'urgences large compensant une programmation réglée que l'on pouvait juger modeste. Enfin et surtout, une ère nouvelle s'annonçait par un changement à sa tête, le Pr Frisch tenant la corde pour succéder au Pr Bertrand dont le départ en retraite était programmé dans un an.

               

                   Marchons pour la Chirurgie B

                   Pour ce que j'en avais connu lors de mon passage en qualité d'Externe, pas mal de changements étaient intervenus. La Neurochirurgie s'était exilée à l'Hôpital St. Julien, libérant de la sorte la salle 4 et sa part d'occupation de la salle 8 ; la salle 2 s'était muée en unité de réanimation, avec Mme le Pr  M.C. Laxenaire aux commandes.

                  

                   Le Pr BERTRAND n'était déjà plus très jeune au moment où il émigra de l'Hôpital Marin pour ce qui était une montée en grade en accédant à la tête de cet important service, mais une promotion de fin de carrière tout de même. Il en imposait  par sa stature, une allure sévère et austère, une voix forte et grave. A côté de la chirurgie gynécologique qu'il emmena dans ses bagages, il s'efforça de s'impliquer dans les pathologies traitées dans le service antérieurement à sa venue, à savoir la Chirurgie Générale dont la diversité est majoritairement alimentée par la chirurgie viscérale et la traumatologie courante. Malheureusement, ses connaissances et son expérience en ces domaines devaient remonter à pas mal de temps et sans remise à jour. Il surprit ainsi son monde en proposant le retour aux lames de Parham pour les fractures du fémur, un matériel qui était tombé dans les oubliettes de l'histoire depuis belle lurette ! En conséquence, il fallait faire preuve d'un discernement avisé avant de souscrire aux indications qu'il proposait. Il s'en remettait d'ailleurs volontiers à ses assistants, et à son fils en premier, pour les situations lui posant problème.

               Il lui arrivait encore parfois d'aller pratiquer une chirurgie « foraine », moins souvent qu'après la guerre, mais tout de même... Des amis à lui exerçant leur sacerdoce médical au cœur de la Woëvre lui concoctaient de temps à autre un programme opératoire, le petit hôpital de Hannonville sous les Côtes servant à l'exercice de cette chirurgie délocalisée ; il se déplaçait avec ses boîtes d'instruments, accompagné d'un jeune anesthésiste quand il estimait les cas à opérer de nature à dépasser les capacités de la bonne Sœur préposée à l'endormissement avec ses moyens rudimentaires. Le temps chirurgical était suivi d'une solide omelette avant le retour dans la capitale ducale. J'opérai une fois en ces lieux alors que je remplaçais à Verdun ; je n'ai pas bénéficié de l'omelette mais je puis confirmer la rusticité des locaux comme de la simplicité du modèle anesthésique employé par la « chère Soeur ». Autant d'éléments qui nous conduiraient directement au Tribunal Correctionnel de nos jours !

 

                   Le Pr BESSOT figurait toujours à l'effectif, mais ses apparitions se faisaient exceptionnelles, malheureusement : lui qui avait combattu avec acharnement le cancer des autres, il savait que celui qui le rongeait allait l'emporter sous peu.

                   Claude Lorenzini, dit « Lolo », était des trois assistants alors en place le plus proche du Pr Bessot ; il était comme son élève spirituel, entièrement impliqué dans ses travaux et les techniques qu'il avait développées en matière de cancers évolués. Il continuait à gérer les patients dont les protocoles étaient en cours et assumait les engagements pris antérieurement par son mentor ou liés à sa renommée. C'était un chirurgien brillant ; c'était tout autant un garçon décontracté, beau gosse aux yeux bleus ; il « passait bien » en société, surtout avec les femmes !

 

                   Jean-Pierre Voiry, de la même promotion que moi, se trouvait dans une situation analogue. Il postula pour le même service avec la même ambition d'y poursuivre son clinicat. La simultanéité de notre arrivée en Chirurgie B fit que le Patron nous confondait régulièrement ; même si notre ressemblance n'était pas d'évidence, il appelait volontiers l'un par le nom de l'autre quand ce n'était pas par un patronyme qui était un « mix » de nos deux noms: Voirey ! Il est vrai que nous étions destinés à fonctionner en tandem pour quelques années

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                        Chanson de la Chirurgie B  (Air : « Michèle ». Les Beattles)

 

                        Ce service, quel bordel,

                        On ne peut le croir' qu'en y passant.

                        Tout le monde pourtant

                        S'en accomod' à la perfection, la vie est belle.

 

                                    Je m'en fous, je m'en fous, je m'en fous

                                    Et toute la journée, on ne pense qu'à roupiller,

                                    En attendant l'heure où il faudra aller opérer.

 

                       Le matériel, y en a pas

                       Ce sont les nénettes qui font la loi...

                       Des chefs, il n'y en a pas,

                       C'est toujours l'Pépère qui fait la loi, chacun pour soi...

 

                                  Ils s'en foutent, ils s'en foutent, ils s'en foutent,

                                  Et toute la journée, ils laissent tout s'débander,

                                  En attendant l'heure où ils pouront  s'tirer...

 

                      Y a pas d'consultation

                      Les malades qu'on r'çoit, c'est dans l'caillon.

                      C'est un service modèle,

                      Mais dans le CHU, ce n'est pas l'seul, vive le bordel.

 

                                On s'en fout, on s'en fout, on s'en fout,

                                Et toute la journée, on ne pense qu'à rouîller,

                                En attendant le fric qu'on a mis dans l'privé...

                                                                                                     (Revue 1967)

                                                    --------------------------

 

                      Chanson de Bertrand   (Air : « L'étranger dans la nuit ». F. Sinatra)

 

                       Depuis que j'suis là

                       J'ai comme l'impression

                       D'être un vrai paria

                       Entouré d'espions                            J'n'ai plus d'locataire

                       C'est triste d'être ainsi                     Il ne m'reste que Bessot

                       Etranger dans son nid.                    J'l'ai toujours sur l'dos

                                                                                Pour que j'le laisse faire

                                                                                Avec ses tuyaux

                      Il aura suffi                                       Partout dans les néos.

                      De deux ou trois semaines

                      Pour qu'étant ici

                      Le Service devienne

                      Le r'paire favori

                      Des vagins qui saignent.

                                                Je ne comprends rien

                                                  Aux nouvelles techniques,

                                               Je ne comprends pas

                                               Pourquoi on m'critique

                                               J'fais la sourde oreille

                                               Et j'ramasse des gamelles.

                                                                                             (Revue 1968)

 


ASSISTANT – CHEF DE CLINIQUE

 

Avril 1973 – Septembre 1976

 

 

             La transition du statut d'Interne à celui d'Assistant-Chef de Clinique (ACC) se fit simplement, sans la rupture née d'un changement de service. J.P. Voiry et moi-même furent acceptés, me semble-t-il, sans difficultés par les personnels ; je crois pouvoir dire que nous nous sommes bien entendus tout au long de cette période de vie commune. Au départ, nous pûmes compter sur l'appui de nos prédécesseurs gardant un pied dans le service quelque temps encore, mais plus encore sur le conseil amical de Cl. Lorenzini, perçu comme en situation de frère aîné pour nous deux.

 

        La fonction d'ACC, contractuelle pour deux à quatre ans, est bivalente ; un pied hospitalier, pour l'Assistant ; un pied universitaire, pour le Chef de Clinique. A l'Hôpital, il exerce un rôle central et de pleine responsabilité, n'ayant de comptes à rendre qu'à son patron...et aux patients dont il se charge ; c'est moins vrai aujourd'hui  là où les équipes sont construites autour de personnels médicaux permanents, praticiens hospitaliers et professeurs agrégés. Au plan universitaire, il est chargé d'enseignement clinique, de travaux dirigés ou donne certains cours ; contribuer à la formation pratique des Externes et Internes placés sous son autorité est une de ses compétences premières. Voilà pour les définitions.

 

           Ma nomination en Chirurgie B en cette qualité s'était faite avec l'assentiment, non seulement du Patron encore en place pour six mois, le Pr Bertrand, mais aussi de celui destiné à le remplacer, à savoir le Pr Frisch. Le premier semestre de clinicat fut vécu comme une période intérimaire dans l'attente de la venue du nouveau maître. Ce fut d'abord un temps pour poser mes marques dans la fonction ; ce fut aussi une opportunité pour approcher la Chirurgie Gynécologique. C'est d'ailleurs au bénéfice de cette dernière et à cette époque qu'une innovation instrumentale commençait à se répandre, à savoir la Coelioscopie ; outil incomparable pour aller voir ce qui se passe au fond des pelvis, des matériels complémentaires à la seule optique ne manquèrent pas d'être imaginés pour passer du simple stade de l'observation à celui de voie d'abord possible pour diverses interventions ; ce n'est que secondairement que les chirurgiens digestifs s'en emparèrent et participèrent à son développement pour aboutir aux possibilités qu'on lui reconnaît de nos jours. A l'époque évoquée, la stérilisation tubaire, par électrocoagulation ou anneaux de Yoon représentait son indication principale au plan « thérapeutique » : la prévention précéda en ce domaine le curatif ! Restant sur ce terrain, même si on peut en sourire ou en douter, je me fis un temps -un temps court certes- une certaine réputation dans la chirurgie du prolapsus ; pour preuve, cette Mère Supérieure de St Charles qui me confia ses organes victimes d'une descente inexorable ; m'en sortant bien qu'auréolé d'une petite gloire locale, j'en tirai à la vérité plus de gêne que de vanité.

 

          Le Pr Frisch à sa prise de fonction à la tête de la « Chir. B » en octobre 1973, en modifia l'intitulé pour le définir en « Service de  Chirurgie générale et   vasculaire ». Lui aussi était un produit de l'Ecole Chalnot ; il lui suffit donc de « traverser la cour » pour revêtir son nouvel habit. Il avait suivi pour chemin celui de la Chirurgie Thoracique et Cardio-vasculaire, un bloc alors en voie de démembrement ; il s'était d'ailleurs progressivement concentré sur la part vasculaire, obéissant à cette tendance irréversible voulant l'autonomisation de celle-ci de la part cardiaque : les vaisseaux déconnectés du cœur ! Il est vrai que les pathologies du ressort de ces deux domaines et les techniques spécifiques propres à chacun d'eux justifiaient cette différenciation.     Spécialité encore jeune, la chirurgie vasculaire entrait dans l'ère de la maturité grâce à l'audace de quelques chirurgiens ayant décidé d'agir sur les artères autrement que de manière indirecte - je veux parler de la chirurgie sur le sympathique si chère à Leriche -. Il n'y avait pas vingt ans que le parisien Ch. Dubost entrait dans l'histoire en réussissant la première résection-greffe d'un anévrisme aortique. Restant dans les années 50, Kunlin démontrait que la veine saphène interne constituait un substitut artériel idéal, alors qu'aux U.S.A. les recherches étaient axées sur la mise au point de prothèses vasculaires idéalement biocompatibles, s'appuyant sur les savoir-faire des industries chimiques et textiles américaines ; le dacron tricoté (Dupont de Nemours) et plus tard le PTFE (Gore-Tex) ont été de vraies révolutions. Des pionniers comme Voorhees, Wesolovski, DeBakey, méritent toute la reconnaissance des artéritiques. Ajoutons à ces bienfaiteurs Fogarty, l'inventeur de la sonde à ballonnet servant autant aux thrombectomies qu'à l'hémostase endo-vasculaire. Tout ceci pour dire combien cette séparation à l'amiable entre chirurgies cardiaque et vasculaire s'avérait légitime; elle se matérialisait au CHR nancéien par le maintien du Cœur à gauche - de la cour de  l'Hôpital Central -, en Chir. A (avant sa montée à Brabois), et le passage à droite -de la dite cour- pour le Vasculaire.

 

              Par cet apport, le Service fut relancé de manière salutaire, tant en réputation que fréquentation. Le nouveau Patron eut la sagesse de ne pas imposer sa spécialité au détriment de ce qui s'y faisait par ailleurs mais l'introduisit comme un complément majeur. Une des vocations de ce service étant de répondre à l'urgence chirurgicale dans ses formes multiples, que la part revenant au Vasculaire s'y intégrât n'en était que plus cohérent. L'hémorragie, de cause traumatique ou complication d'un anévrisme, ou l'ischémie aiguë d'un membre quelle qu'en soit la cause font partie des situations gravissimes à gérer dans l'immédiateté ; qu'elles le soient par des chirurgiens aguerris, rodés autant aux spécificités du vasculaire qu'aux états d'urgence en général constitue plus qu'un atout. A titre d'exemple, que la même équipe ou  un même opérateur soient en mesure de traiter à la fois l'os luxé ou fracturé et l'artère adjacente blessée dans un contexte qui tient de la course contre la montre, comment ne pas y voir un formidable avantage ? Mais pour cela, comme dans tous les domaines de la chirurgie, on assume d'autant mieux les situations aiguës que l'on en maîtrise mieux les pratiques réglées. Les Assistants du moment vécurent comme une chance d'ajouter à leur bagage l'art de disséquer les vaisseaux, les contrôler, les désobstruer, les suturer ; ayant ainsi matière à élargir leur polyvalence, ce ne pouvait être que bénéfice, pour eux autant que pour le Service.

 

          A l'usage, la Chirurgie Vasculaire nous dévoila ses exigences et vertus propres.

         Elle est une école de connaissances. Par définition, elle est susceptible de conduire sur tous les vaisseaux possibles, veines et artères, petites et grosses, parcourant aussi bien le tronc que le cou et les quatre membres. Connaître l'anatomie de la tête aux pieds et aux mains est une condition première à sa pratique ; savoir en tirer profit pour la bonne voie d'abord en est une seconde.

 

         Elle est une école de maîtrise du geste. Jouer des instruments coupants et tranchants le long des vaisseaux, les saisir d'une manière qui soit à la fois franche et douce  pour une progression efficace, c'est en permanence se confronter au risque hémorragique et être en mesure de le dominer. Il y a là aussi un exercice d'anticipation par le contrôle premier du vaisseau en amont et en aval du segment à traiter, là où on sait, là où on devine que s'offre un espace commode, un endroit aisé pour glisser un lacs qui contrôle ou poser le clamp qui asséchera le site.

 

      Elle est une école de patience. Les abords directs pour pontages ou cures d'anévrisme peuvent exiger plusieurs heures pendant lesquelles la concentration de l'opérateur ne doit à aucun moment faire défaut. Et ce n'est que tout à la fin, au dernier point posé, au dernier clamp levé que s'annonce le résultat. Soulagement devant un champ opératoire exsangue, la reprise des battements artériels sur les axes d'aval. Autres soucis obligeant à poursuivre l'effort si tel n'est pas le cas : la paroi artérielle déchirée en un point, un thrombus derrière un clamp, un lambeau intimal qui fait drapeau dans la lumière, que sais-je encore ; autant d'ennuis exigeant une réponse à tout prix, des ennuis toujours possibles quelle que soit l'application apportée à chaque étape de l'intervention et capables de conduire à une situation vite catastrophique. La Chirurgie vasculaire est tout autant une école de modestie.

 

         Elle est aussi une école de ténacité. A l'issue d'un geste semblant avoir donné la satisfaction attendue, savoir ré-intervenir, s'y obliger avant qu'il ne soit trop tard, est essentiel : parce que les signes de revascularisation attendus ne sont pas ou plus là, face à un hématome évolutif, un drain trop productif ; et quoi qu'il en coûte, ne se retirer qu'une fois une solution définitive apportée. Chez l'artéritique, la menace sur la vitalité d'un membre, si elle a été levée par un premier geste, peut à nouveau se faire jour en raison de l'évolutivité de la maladie ou de la détérioration de la réparation faite ; apporter une nouvelle réponse implique habituellement une reprise, qui s'annonçant en règle difficile et aléatoire, ne sollicite guère l'enthousiasme. « Un artéritique bien géré est une rente pour le chirurgien » avait coutume de dire le Patron, un sourire au coin des lèvres ; une rente fonction de son courage et de son audace...

 

       Elle est encore une école de vie. Par les messages à glisser, par le combat à mener, lorsqu'il n'y a plus d'alternative à l'amputation. Pour que le patient survive à la gangrène, continue à vivre, débarrassé d'une souffrance permanente, intolérable, empêchant le sommeil, et soulagé de l'obsession à trouver une position, jamais la bonne, à cette partie de membre ayant, qui plus est, perdu son utilité. Une mutilation pour prix de continuer à vivre, autrement ; et pour ceux, hélas, glissant dans le sens d'un irrémédiable abandon, déjà un pied dans la tombe.

 

            Quelques mots sur l'imagerie vasculaire du moment. On était encore loin de supposer que dans quelques décennies elle se ferait en glissant le patient dans un tunnel et après une simple injection intraveineuse ; appuyer sur quelques boutons, laisser agir les rayons ou un champ magnétique en même temps que moulinent les ordinateurs : voici que sortent des cascades d'images que l'on peut orienter en tous sens, voir en coupes... ; que la technique puisse nous montrer ce que distingue un globule de son trajet au sein des conduits dans lesquels il navigue, cela n'étonnerait pas ! Pendant la septième décennie du vingtième siècle, une ponction artérielle directe restait le prélude obligé à l'injection du produit de contraste ; dans l'aorte sur malade anesthésié et en décubitus ventral, ou dans une fémorale avec cathétérisme aorto-iliaque pour les membres inférieurs ; triple ponction pour les troncs supra-aortiques : humérales droite et gauche, et carotidienne gauche. Des accidents étaient possibles après ces explorations, mais heureusement exceptionnels grâce au savoir-faire des radiologues en charge, les Dr. Fays et Stehlin, avec une mention particulière pour l'équipe de Neuro-radiologie du Pr Picard. Le rendu des images sur des films en grandeur nature était régulièrement impeccable ; qu'il n'y ait pas lieu de se torturer l'esprit devant des clichés de qualité imparfaite simplifiait bien la vie et ne pouvait que favoriser de bonnes décisions.

 

       Si le Pr Frisch s'était imposé comme le maître du moment en chirurgie vasculaire, c'est qu'il en portait les exigences. C'était un plaisir de le voir opérer, agir sans hésitation mais sans précipitation mal venue, offrant le sentiment rassurant de contrôler la situation en permanence, sans se départir de son calme dans les moments périlleux. Il arrivait à son aide de se demander par quel mystère ou prodige il savait passer du premier coup le passe-fil derrière le vaisseau tapi au fond d'un trou ou glisser le doigt ou l'instrument dans les endroits improbables. Ses indications étaient portées avec mesure, se gardant de brusquer les décisions s'il n'y avait pas lieu d'être. Aux moments de détente, comme entre deux interventions, il avait pour rituel de sortir de la poche un paquet de Gitanes avant « d'en griller une », conjurant pour lui-même sans doute le risque de l'artérite ; bien qu'il ne fût pas exemplaire en la matière, il ne manquait pas de tenir cependant le discours incitatif au changement d'habitudes salutaire à tout tabagique claudiquant.

        Facile d'accès à qui lui demandait conseil, son avis, donné après quelques questions ciblées, ne s'encombrait pas de longs discours. Il enseignait peu par le verbe et n'avait guère le goût à jouer les aides opératoires de ses collaborateurs ; ce qu'il leur apprenait, c'était par l'exemple ; à eux de s'en saisir. Il avait une prédilection pour la chirurgie  des vaisseaux du cou, et  plus spécifiquement pour celle de l'ostium de l'artère vertébrale ; dans ces domaines, il n'était pas partageur.

            Dès son arrivée il consacra temps et énergie à transformer le Service et le faire bénéficier des canons de la modernité du moment ; exploiter les sous-sols pour créer des espaces de consultation, des bureaux, un secrétariat, vider les greniers pour d'autres bureaux et une bibliothèque ; faire des salles communes encore existantes des unités d'hospitalisation composées de chambres à un ou deux lits. Ces aménagements finis, la Chir B se voyait comme débarrassée des oripeaux datant du 19ème siècle !

 

           Très présent dans son service, il se gardait cependant de trop interférer dans les domaines échappant à sa spécialité  et gérés par ses assistants; pour autant, par les informations et explications demandées, il savait s'assurer que la rigueur était bien au rendez-vous.

            L'arrivée de G. Fiévé dans le courant de l'année 1974 en qualité de professeur agrégé changea la donne ; pour les assistants à tout le moins, habitués à une certaine autonomie jusqu'alors. Ultime produit professoral de l'école Chalnot, il fut aussi le dernier « à traverser la cour », n'étant pas du voyage pour Brabois quand la chirurgie cardiaque y monta. Le Patron lui confia la haute main sur tout ce qui n'était pas vasculaire, puis sur la part de ce domaine quand il ne la jugeait pas nécessairement de son ressort personnel. En d'autres termes, les assistants du moment ne virent pas sa venue avec ravissement, surtout que leur appétit à opérer devait désormais tenir compte de ce convive supplémentaire et hiérarchiquement supérieur à eux. La cohabitation s'annonça donc délicate. Pas toujours accessible à la discussion, il n'était pas rare qu'elle finit par une décision en forme d'oukase ; en conséquence, la tentation était forte de ne pas lui soumettre les sujets sans nécessité de son avis ou son aval, ce qu'il ne supportait pas... Alors ?! C. Lorenzini quitta le service à sa venue pour poser ses valises à Verdun et M. Brice prit sa succession. Au fil du temps, cette cohabitation finit peu à peu par se muer en coopération, mais nos rapports ne furent vraiment jamais simples.

 

           Avec l'ouverture de Brabois et les changements déjà évoqués, le paysage médico-chirurgical de l'Hôpital Central fut profondément modifié, avec en corollaire la redistribution de certains rôles. Il revint ainsi à la Chir. B de gérer le versant chirurgical des malades en service de Réanimation Larcan. Intervenir en « Réa Larcan » ne pouvait qu'être source d'apports très instructifs, mais également de sérieux soucis. Les pathologies « larcanesques », dominées par les comas et les défaillances viscérales de toutes causes et de toutes natures avaient le mérite de pousser aux audaces, riches d'enseignements pour le futur.

          C'est dans ces conditions que je me trouvai mêlé à diverses situations dramatiques. Les hémorragies dites par CIVD, intarissables par un déficit acquis en facteurs de coagulation étaient parmi les pires ; vouloir obtenir une hémostase dans les hémorragies du post-partum comme dans les cas de larges déchirures cervico-vaginales était une aventure ; dans un tel cas, l'ami Rollin eut l'idée d'un tamponnement vaginal rendu compressif par une canne anglaise interposée entre le pubis de la patiente et  la tête de lit ! Je pourrais citer cette jeune femme chez qui la mise à plat d'un abcès du sein évolua vers cette complication catastrophique, et fut sauvée in extremis par quelques gros points de nylon passés à la volée. Je songe aussi  à ces cas de pancréatites dont la nécrose extensive ne connaissait pas de limites, à ces péritonites post-opératoires en provenance d'autres établissements de la région dans l'espoir « qu'à Nancy » on saurait faire l'impossible ou l'insurmontable. Ce fut encore l'occasion d'approcher le versant de l'insuffisance rénale aiguë et d'y faire mon initiation aux abords vasculaires pour dialyse ; il s'agissait alors de poser des shunts externes de Ramirez, promus maintenant au rang  d'antiquités tombées dans l'oubli.

                                                   

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                          Chanson de Frisch  (Air : « Le poinçonneur des Lilas)

 

                        J'suis professeur en Chir A

                        J'profess' mais les étudiants, j'les vois pas.

                        Chaque fois qu'j'dois faire une clinique

                        C'est fantastique

                        Je dois opérer à Bon-Secours

                        Ou bien je suis pris par un cours.

 

                              Refrain

 

       J'fais des nœuds, des p'tits nœuds, toujours des p'tits nœuds (bis)

       Des nœuds sur des valves

       Ou des vertébrales

       J'fais des nœuds, des p'tits nœuds, encore des p'tits nœuds,

       Des petits nœuds, des petits nœuds, toujours des p'tits nœuds.

 

                    J'suis professeur en chir A

                    Quand l'Pépère gueule, moi ne m'en fais pas

                    J'ai mon petit job pépère

                    J'fais mes artères

                    On dit qu'y a pas de sot métier

                    Moi j'fais des nœuds pour m'occuper

 

                   Je n'suis qu' professeur  en Chir A

                   Un jour viendra ils mont'ront à Brabois

                    On n'parlera plus du Pépère

                    Et sans m'en faire

                    J'récupérerai l'service du bas

                    Et je f'rai mes p'tits nœuds à moi.

 

                            Refrain

 

      J'fais mes nœuds, mes p'tits nœuds, ce seront mes p'tits  nœuds

      Mes p'tits nœuds, mes p'tits nœuds, vraiment mes p'tits nœuds

      Mes petits nœuds, mes petits nœuds, mes petits nœuds.

  

                       (Revue 1972 – année précédant celle de sa venue en Chir B)

 

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              Initialement, j'avais prévu de ne pas m'attarder sur des cas cliniques supposés emblématiques, des « histoires de chasse » ne pouvant intéresser que moi. A ce stade de mon récit, il en est qui me reviennent à l'esprit avec une précision qui me surprend. Comme locataires à vie  d'une partie de ma mémoire. Que notre mémoire ne se satisfasse pas de l'oubli, c'est sa fonction ; qu'elle se fasse sélective est sans doute aussi de ses attributions ; mais elle trie dans nos rencontres et nos émotions, y opère des choix que l'on aimerait parfois contester. Du métier chirurgical, elle restitue curieusement en première ligne les événements ayant tenu de la tragédie. Alors pour la soulager, je laisse ma plume raconter...

 

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             Impossible d'oublier cet agriculteur victime d'un accident par écartèlement Sur la table d'opération repose à côté du blessé toujours en vie son membre inférieur gauche, séparé de lui à l'aplomb du pelvis. L'hémostase des vaisseaux iliaques, disséqués par le traumatisme est simple ; par contre, impossible de neutraliser les saignements  extériorisés par les trous de conjugaison dus à l'arrachement des racines nerveuses lombo-sacrées. Il en mourut alors que l'on avait réussi tant bien que mal à reconstituer une paroi fermant la brèche pelvienne.

 

             La ceinture de sécurité n'était pas encore de rigueur. Cette automobiliste allemande censée traverser la Lorraine sans s'y arrêter nous est amenée dans un état de choc hémorragique laissant peu de doute sur son origine abdominale. A la laparotomie menée séance tenante, la main exploratrice innocente la rate; par contre incrimine un volumineux hématome sous-capsulaire du lobe droit du foie à la source de l'hémopéritoine. Complément de l'abord par thoraco-phrénotomie droite. Ce lobe présente plusieurs plaies s'enfonçant en direction de son centre ; un tamponnement est illusoire, des sutures impossibles. Pas d'autre alternative qu'une hépatectomie droite : la hantise du chirurgien de garde ; jamais vu, jamais fait, personne dans le coin pour un coup de main. Pas d'autre choix que de se lancer ; comme lu dans les livres, d'abord enlever la vésicule ; ensuite clamper le pédicule hépatique, et, sans musarder, dissocier le parenchyme par digitoclasie, repérer sans les voir les éléments biliaires et vasculaires qui se tendent, poser pinces et clips, sectionner et apprécier seulement de visu ce qui vient d'être fait. La moitié droite blessée du foie retirée, restent un grand vide et une tranche de parenchyme qui perle le sang ; impossible d'obtenir mieux qu'une hémostase seulement presque totale ; restent à la réanimation et la bonne nature à faire leur œuvre. Les lendemains sont difficiles ; au bout d'une semaine, devant une évolution qui traîne, peu satisfaisante, on redoute une collection profonde. Pas de scanner mais seulement l'intuition clinique pour décider d'une reprise : peut-être, et puis sans doute, mais comment... Finalement, il y avait bien un abcès sous-phrénique dont la mise à plat sauva la situation... et la malade. Une malade impressionnante de courage ; pas une plainte, pas un mot pour dire sa détresse, son regard pour exprimer son espoir en ceux qui la soignent. Chacun de notre côté mais ensemble, nous nous sommes bien battus.

 

           Voici un malade admis pour hémorragie digestive haute. En raison d'un antécédent de gastrectomie, on intervient avec l'hypothèse d'une récidive ulcéreuse sur l'anastomose gastro-jéjunale. En fait, rien à ce niveau ; par contre une petite masse battante derrière l'anse grêle afférente et soudée à elle ; porteur par ailleurs d'une prothèse aortique bifurquée, le diagnostic est donc celui de fistule aorto-digestive : le résultat d'une désunion progressive de la suture aorto-prothétique au sein d'un faux anévrisme  qui  finit par s'ouvrir dans l'anse grêle à son contact. A la dissection, aucun plan de clivage, tout est adhérent ; à chaque coup de ciseaux on redoute un geyser de sang incontrôlable ; de quoi mouiller abondamment et sa chemise et son calot avant de poser le clamp aortique d'amont salvateur ! La brèche intestinale traitée, une nouvelle prothèse est interposée, enrobée d'épiploon pour conjurer le risque infectieux, majeur dans un tel cas. Restait le verdict des suites ; elles furent favorables  à court terme ; à distance, je ne sais pas, mais rien n'est garanti.

 

           Une femme âgée est hospitalisée pour une insuffisance cardiaque d'installation soudaine. Le stéthoscope posé sur l'abdomen fait entendre comme un bruit de moteur d'avion. L'angiographie confirme l'anévrisme aortique fissuré dans la veine cave adjacente. Le jeu consiste alors, après clampage de l'aorte et la VCI en amont et aval de l'anévrisme à ouvrir rapidement celui-ci, et par son intérieur à repérer la brèche cave et la suturer au plus vite. Pendant ce temps, survient un désamorçage cardiaque avec arrêt ; massage externe ; coup de chance, le cœur repart ; reste à terminer l'intervention par une interposition prothétique sur l'aorte. Au réveil, on constate un volet thoracique consécutif au massage ; reprise le lendemain pour sa stabilisation par agrafes de Judet. Encore quelques jours sous respirateur et voici la dame sortie d'affaire. Ouf !

 

               23 décembre au soir. Coup de téléphone de Neurochirurgie : à l'issue d'une cure de hernie discale, en retournant le patient survient un état de choc avec deux arrêts cardiaques récupérés par massage ; reprenant ses esprits, il se plaint du ventre ; la tension artérielle ne se maintient qu'au rythme des transfusions : 17 poches ont déjà été passées. A l'évidence, le malade saigne dans son ventre : sans doute une blessure des gros vaisseaux en avant du disque opéré due à une échappée instrumentale. C'est fou comme il est difficile d'identifier les éléments que l'on recherche dans un hématome rétropéritonéal aussi monstrueux ; y compris l'aorte, d'autant que ses battements sont à peine perceptibles du fait du choc en train d'emporter le malade ; et surtout à 3h du matin ! En fin de compte, ce sont bien l'artère et la veine iliaques primitives gauches qui ont été embrochées ; l'artère est suturée mais pas d'autre choix que de lier la veine. 45 poches de sang ont été transfusées au total. Au petit matin, on est heureux d'en avoir fini, l'opéré ayant récupéré une tension correcte et un pouls fémoral. Les suites son redoutées avec le devoir de jongler avec les problèmes de crase sanguine : par les déficits en facteurs de coagulation aux premières heures, par le risque de thrombose extensive en amont de la ligature veineuse ensuite. Surgit une difficulté imprévue : au deuxième jour le malade s'agite, devient incohérent, puis viennent des signes d'insuffisance respiratoire ; une complication intra-abdominale ? Non : deux poumons blancs à la radio pulmonaire, imputés aux effets des transfusions massives mêlés à ceux de l'état de choc. Après deux semaines d'assistance respiratoire et une pleurésie purulente intercurrente, notre malade s'en sort, sans séquelles patentes. Je n'ai pas été le seul à avoir eu chaud !

 

                Service universitaire, la Chir B avait aussi un rôle de recours ultime. Parmi les complications de seconde main à traiter : l'infection, encore et toujours elle. Colonisant une prothèse vasculaire, une désunion sur la ou les anastomoses est à craindre ; l'hémorragie guette, toujours elle. Des situations difficiles en tout : dans le quoi faire, le comment faire et le faire tout court. Idéalement, deux temps en un ; retourner sur le site en cause et déposer toute la prothèse contaminée ; revasculariser le membre par des montages le plus souvent atypiques, selon des trajets à inventer et faisant souvent fi de l'anatomie normale. Un parcours d'obstacles dont on ne sait jamais ce qu'il en sera à l'arrivée. Encore faut-il savoir « ne pas privilégier la fonction au détriment du fonctionnaire » (sic JP Voiry). A chaque cas ses dilemmes.

 

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                Mon intérêt croissant en faveur de la chirurgie vasculaire ne m'empêcha pas de maintenir toute ma fidélité envers l'orthopédie-traumatologie.

 

              Le choix commun des chirurgiens du service fut de coller au plus près des préceptes de l'Ecole suisse, mais sans dogmatisme pour autant.

      Ainsi de la méthode de Ender dans le traitement des fractures pertrochantériennes du fémur et qui entrait dans l'Hexagone par Strasbourg. J'allai m'y former auprès du Pr Kempf avant de l'importer dans le service. Elle consistait à monter trois ou quatre clous souples sous contrôle télévisé jusque dans la tête fémorale à partir d'un court abord au-dessus du condyle interne (médial, pour être fidèle à la terminologie actuelle). Son attrait tenait à sa facilité apparente et son côté peu agressif, autant d'atouts chez le sujet âgé, mais à condition de se limiter à des fractures simples ; sortant de ce cadre, on s'exposait à certains déboires. Elle connut une heure de gloire qui dura près de deux décennies pour être alors supplantée par d'autres méthodes supposées plus fiables. Elle est partie rejoindre définitivement  les quincailleries remplissant les tiroirs de l'Histoire de la Chirurgie. Ainsi va la vie de l'Orthopédie.

 

         Il y avait d'autres domaines à investir au plan local tels celui des fractures de la cotyle comme Letournel en avait codifié les traitements ou celui des entorses graves du genou selon les concepts  développés par l'Ecole lyonnaise. Ces sujets qui m'intéressaient furent aussi des sujets à frictions avec G. Fiévé.

          Un ami généraliste d'Epinal me rappela m'avoir aidé à une de ces interventions pour genou disloqué alors qu'il était Externe. Il s'agissait d'une femme de 120 kg dotée d'un genou valgum prédisposant à l'entorse grave à la faveur d'une chute qu'elle fit de sa hauteur. Il trouva de la beauté intérieure à ce genou qui s'ouvrait comme une bible ; il me dit sa compréhension de l'anatomie pas à pas à mesure que chaque élément lésé était identifié, repéré par des points destinés à être glissés dans des tunnels trans-osseux avant d'être noués en toute fin d'intervention. Le genou se voit alors rétabli dans ses axes et ses structures ; l'instant de vérité final où tout se joue, comparable à celui du dénouement concluant toute bonne pièce policière.

 

                    Pour conclure sur ce sujet autant que pour introduire la partie à venir de mon récit, comment ne pas évoquer l'histoire de patients que j'assumai à Nancy par un premier effet du sort et que par un second je retrouvai face à moi, à Epinal cette fois, là où je me suis posé. Pour une autre rencontre.

 

              La première  concerne un ouvrier d'origine portugaise dont le poignet droit a été happé par une courroie de machine. Outre la luxation-fracture du carpe, la peau,  parcheminée sur toute la circonférence du poignet, est victime  d'une brûlure profonde, cause par ailleurs d'un effet  de garrot veineux pour la main. Un embrochage percutané stabilise la réduction de la fracture épiphysaire radiale. Pour le reste, on procédera en temps successifs nécessairement multiples ; en urgence, débrider  la zone brûlée pour une excision secondaire élargie aux tendons extenseurs également nécrosés des quatre derniers doigts ; assurer ensuite la couverture cutanée par un lambeau inguinal pédiculé avec une mise en nourrice pour trois bonnes semaines ; après la libération du membre suivie de six semaines  mises à profit pour rééducation et appareillages de la main, on procède à la greffe des extenseurs ; nouveau temps d'immobilisation avec en corollaire l'adhérence étroite des greffons aux tissus environnants. Reste pour conclure ce long programme thérapeutique à réaliser leur libération (ténolyse) trois mois plus tard ; le moment venu, le patient refuse catégoriquement ce geste ultime. Dommage.                                                                        Une dizaine d'années plus tard, admis dans mon service spinalien pour un problème autre, il me reconnut lors de ma visite ; pour ma part, je l'identifiai à son accent et aux cicatrices parcourant son poignet. Cette fois la ténolyse proposée eut son aval. Il n'eut pas à le regretter au résultat final. Le travail était terminé.

 

             Pour son malheur, un soir d'hiver, Mr G. chute de moto manquant un virage. Il finit sa course en s'empalant la cuisse gauche sur une branche issue d'une souche d'arbre en contrebas de la route ; par chance, passe par là peu après le Dr Suty, généraliste dans la commune de Bayon toute proche ; par chance, il a dans le coffre de sa voiture une scie à métaux qu'il utilise pour libérer le blessé. A l'admission, deux longues plaies parcourent la cuisse sur toute sa hauteur ; par chance, le fémur largement mis à nu n'est pas fracturé. Dans la plaie antérieure, l'artère fémorale est sectionnée, mais par chance sous forme d'une plaie sèche ; un pontage saphène règle le problème. Dans la plaie postérieure, le nerf sciatique poplité externe apparaît rompu, semblable à un faisceau de spaghettis ; mais par chance l'autre partie du nerf sciatique est épargnée en raison d'une division haute inhabituelle de son tronc. Le plus long à réaliser tient dans le parage jusqu'en zone saine de chaque muscle rencontré, à traquer toutes les particules telluriques, de mousse, textiles, etc... disséminées partout. Après sept heures d'ouvrage, le blessé peur regagner son lit, le pied chaud, la plaie antérieure refermée, la postérieure laissée en grande partie intentionnellement ouverte. Les pansements quotidiens sont menés sous AG jusqu'à ce que les problèmes infectieux qui n'ont pas manqué soient résolus. Au bout de deux mois, la cicatrisation est acquise ; un steppage et une anesthésie partielle de la jambe et du pied représentent les séquelles essentielles. Pour pallier au pied tombant, je lui proposai une transposition musculo-tendineuse capable de réanimer la dorsiflexion du pied ; la greffe nerveuse proposée par le Pr Michon me paraissait en effet une gageure dans le cas particulier. Il opta pour la  greffe. Pas de nouvelles ensuite.

               Jusqu'au jour où, une quinzaine d'années plus tard, Mr G. figura dans ma consultation pour un tout autre problème. Je le reconnus à son nom et aux cicatrices zébrant sa cuisse gauche. Sollicitant des nouvelles de la greffe, il me dit son échec : sans surprise pour moi. La solution que je lui avais proposée en son temps restait réalisable. Il l'accepta ; pour le bénéfice obtenu, il eut le regret d'avoir préféré l'avis d'un grand professeur à celui d'un simple assistant ! Mais qui ne tente rien n'a rien.

 

                 Mr. D., dans les Vosges depuis peu, loin de sa Turquie natale, connaît un grave accident près de Saint-Dié. Il nous est transféré quelques jours plus tard en raison d'un état plus qu'inquiétant de ses deux membres inférieurs ; à droite, un début de nécrose des orteils signe une ischémie déjà évoluée, conséquence d'un traumatisme de l'artère poplitée passé inaperçu et contemporain d'une fracture de l'épiphyse tibiale haute ; à gauche, une vaste plage de nécrose cutanée couvre imparfaitement la plaque d'ostéosynthèse posée pour une fracture complexe des os de la jambe.

             Une restauration poplitée droite est malgré tout tentée ; son échec, prévisible, aura le mérite d'aider à l'acceptation de l'amputation haute de jambe, inévitable. A gauche, pas d'autre choix, après excision des tissus nécrosés, que de déposer la plaque et les fragments osseux libres. Un appareillage par fixateurs externes maintient une apparence de continuité de la jambe ; manquent en effet une dizaine de centimètres d'os et une large surface de peau sur la même hauteur. La détresse du patient, ses intentions suicidaires, nous obligent à une solution conservatrice coûte que coûte. Or il s'avère que le québécois Papineau vient de publier une technique inédite pour de tels cas désespérés. Marchons pour un « Papineau », dont les temps successifs additionnés demanderont patience … et longueur de temps.

          Premier temps, donc : après une excision sans concession de tous les tissus dévitalisés et à la faveur de pansements gras, obtenir un bourgeonnement de qualité couvrant de manière homogène toutes les structures exposées, os compris. Temps suivant : combler la totalité de la plaie de greffons spongieux prélevés en quantité sur les os du bassin, en les compactant au mieux. Reste à attendre que le bourgeonnement, support de néo-vaisseaux, colonise peu à peu ces greffons, assurant de ce fait et simultanément la reconstitution osseuse tibiale et sa couverture cutanée. Magie de la vitalité cellulaire ! Pour y aider, un lavage par goutte à goutte de plusieurs heures par jour humidifie les greffons en même temps qu'il les toilette des secrétions puriformes qui les imprègnent, de bon aloi au demeurant selon l'auteur princeps. Et peu à peu le miracle attendu se produit sous nos yeux , mais selon un temps long, pendant lequel tout appui est impossible, avec le devoir de veiller au maintien rigoureux de la stabilité du système de fixateurs et celui de compléter à diverses reprises l'apport osseux afin de pallier à la perte de copeaux lors des lavages et pansements ; tous les sites susceptibles de servir de carrière à os spongieux ont, je crois, été exploités !

            Au bout de treize ou quatorze mois on peut estimer la reconstruction espérée comme presque aboutie ; restent encore quelques points d'écoulements et zones limitées tardant à s'épidermiser ; reste surtout un gros doute : celui de la solidité réelle de l'os nouveau. Se pose alors un problème : mon départ pour Epinal étant annoncé, qui s'occupera de Mr. D. ? Qui du Patron ou de mes collègues eut l'idée de postuler que l'air des Vosges ne pourrait qu'être bénéfique à son cheminement vers la guérison ? Et comment s'opposer à leur belle unanimité, renforcée du désir du patient de quitter le triste pavillon de l'ACB (annexe Chir B) pour me suivre et se trouver du voyage vers mon nouvel horizon ? Pour mon départ, une forme de cadeau original à tout le moins,  encore empoisonné de quelques miasmes et autres soucis mais auquel je ne pus déroger,! Pour la même circonstance, mes amis eurent le bon goût  de m'offrir un autre présent auquel je tiens infiniment, à savoir une  lithographie, elle aussi originale, de Trémois, accrochée chez moi en bonne place, comme pour me ramener fidèlement au temps de la Chir B de Nancy.

       Maintenant que mon cher D. se trouvait dans la Chir B d'Epinal, il fallait conclure : solder les problèmes locaux persistants et le remettre en appui. Avec prudence et par étapes ; d'abord sous couvert de modifications adaptées du système de fixateurs à gauche, et d'une prothèse provisoire à droite ; vint ensuite l'instant de vérité avec réapprentissage à la marche confronté à la libération la jambe gauche  de tout appareillage  simultanément à l'apprivoisement de la prothèse définitive à droite. S'annonçait alors le moment aussi attendu que redouté de son retour à la vie dite normale ; ceci pour dire sa nouvelle existence hors de l'Hôpital ; car  comment parler de vie normale après toutes ces épreuves, deux années passées en milieu hospitalier, et un préjudice reconnu comme exceptionnel à l'issue de l'expertise du  Pr De Ren !                     

Ma récompense, je l'eus à son ultime consultation de contrôle ; me trouvant face à un homme, debout,  sans aide, sur ses deux jambes, puis sur un pied, et sur un autre, sans hésitation ; capable de marcher sans canne, sans doléances, au prix d'une boiterie peu dérangeante, presque comme si de rien n'était... ou n'avait été. En un mot: remis sur pied(s). Et que dire de son regard rayonnant et sa moustache en joie !

           Plus de vingt ans plus tard, j'eus la surprise de le revoir à ma consultation pour un écoulement causé par un petit séquestre osseux. Je le reconnus à sa tête -de turc-, à son regard, sa moustache, sans besoin préalable de m'enquérir de son nom ni d'inspecter sous les jambes de son pantalon !

 

                                               

                  Au fil des pages passées comme au fil des rencontres évoquées, j'ai fait référence à une galerie de personnages que je plaçais légitimement au-dessus de moi dans l'échelle de l'ancienneté, l'expérience, le savoir ; il y a ceux qui ont été mes patrons avec parmi eux d'authentiques maîtres ; il y a ceux qui ont joué un rôle d'aîné avec parmi eux de véritables exemples. Mon regard, orienté initialement du bas de cette échelle vers les échelons supérieurs, a gagné progressivement en horizontalité à mesure que j'y grimpais à mon tour. De sorte qu'à mon tour, je devins l'aîné de plus jeunes, avec un rôle à leur égard que je compris comme devant tenir davantage du compagnonnage que du tutorat. Affronter les réalités du quotidien en commun, en s'aidant de leurs propres apports, s'appuyant sur leurs attentes, se frottant à leur sens critique parfois incisif, tenait de la règle du jeu ; être un temps de leur projet en construction faisait aussi partie du contrat implicite.

 

 

                    A la faveur de ma propre évolution au cours de mes années de Clinicat passées en Chirurgie B, je me suis trouvé mêlé à une pépinière de talents. S'offre alors une nouvelle galerie de personnages, prometteurs, forts de leur jeunesse et de leur appétit face à l'avenir, mais qui, aujourd'hui et comme moi, « ont fait leur vie ». En voici quelques-uns, l'exhaustivité ne figurant pas au rang de mes prétentions.

 

         Michel Brice.    Anatomiste patenté par ailleurs, il se passionna pour la micro-chirurgie vasculaire, à la base des techniques de couverture audacieuses par lambeaux cutanés ou épiploïques libres ; plus fort encore, il réalisa pour des pertes de substance osseuse étendues des transpositions de péroné vascularisé jusqu'à des lambeaux composites libres ostéo-cutanés iliaques  pour solutionner en un temps des problèmes complexes associant déficits osseux et cutanés. Il s'entraînait sur des moutons dont il cassait les pattes pour mieux les réparer ; ce qui l'obligea  aussi à se préoccuper de nombre de problèmes de ménagerie ! Les sangsues firent un retour remarqué comme moyen pour lutter contre l'œdème des lambeaux transposés. Il entrait en émulation avec M. Merle qui développait simultanément le concept du traitement « tout en un temps » dans les traumatismes graves de la main ; leur confrontation à certaines occasions ne manquait pas de piment. Il ne fut ni au bon endroit ni au bon moment pour postuler à un avenir hospitalo-universitaire. Sa carrière, il l'effectua à Metz, consacrée principalement aux chirurgies de la main et du pied.

 

      Richard Beron.     Il me succéda à mon poste. Son projet a été univoque : la chirurgie vasculaire en exclusivité. A l'issue de son clinicat, il s'installa à la Clinique d'Essey-les-Nancy, rejoignant le cardiologue M. Henry, pionnier audacieux en matière d'angioplastie percutanée. Il figura parmi les premiers chirurgiens à savoir combiner habilement les possibilités endovasculaires aux revascularisations conventionnelles. Ce garçon chaleureux et passionné fut tragiquement emporté par un cancer alors qu'il se trouvait à la pleine  maturité de son art.

 

         Martine Maitrehanche.     Joli nom pour cette grande et charmante jeune femme dont la finesse intellectuelle ajoutait à l'élégance naturelle. Elle dévia vers la chirurgie plastique et esthétique ; à son départ du CHU, elle se posa à Metz, devenue entre-temps Madame Brice.

 

       Jean-Paul Métaizeau.    Un temps, il hésita entre l'Internat et une carrière de pianiste ! Sa voie fut celle de l'Orthopédie Infantile. Esprit en perpétuelle effervescence, il imagina entre autre innovation l'embrochage élastique stable, apportant une solution thérapeutique simple et efficace aux fractures diaphysaires de l'enfant, une méthode devenue de routine. Il s'intéressa aussi aux techniques micro-chirurgicales, pour les appliquer notamment aux reconstructions osseuses après exérèse pour tumeurs. Il avait aussi l'étoffe pour devenir Professeur agrégé ; les circonstances l'ont aussi envoyé à Metz où il est devenu le référent indiscuté dans sa spécialité.

 

         Claude Amicabile.    Après une orientation  urologique initiale, il se consacra corps et âme à la chirurgie vasculaire. Rejoignant R. Beron à Essey, ils formèrent une équipe réputée et performante ; à la disparition de son ami, il resta l'âme de celle qui se construisit alors. Avec son assurance tranquille, il a fait tout ce qui pouvait l'être sur  les vaisseaux ; vrai bourreau de travail, il acceptait d'une humeur constante de répondre à toutes les demandes, sa disponibilité incroyable méritant l'éloge. La vie fut injuste avec lui, emporté en quelques mois par la maladie à 66 ans.

         

        Patrice Diebold.    Sa tasse de thé, ce fut la chirurgie du pied, innovant en la matière, ne serait-ce qu'en faisant de celle-ci sa spécialité exclusive. Sa renommée dépassa largement le seul cadre nancéien. J'appréciais la clarté de ses exposés, documentés brillamment et avec originalité ; je le suspectai parfois de ne pas dévoiler tout de ses recettes !

 

        Michel Schmitt.     Son destin, ce fut la Chirurgie Pédiatrique Viscérale, où il s'illustra comme chef de service au CHU de Nancy.

 

          Pour ne citer que ceux avec lesquels je tissai des liens particuliers...

 

      Sans aucun doute nous sommes nous retrouvés les uns et les autres, à cette époque puis au-delà, animés d'une même passion : une passion pour la Chirurgie, chacun dans son domaine choisi, au bénéfice espéré le meilleur pour nos semblables passés entre nos mains.

 

         Chers amis, aux apports à inscrire à vos mérites, s'en ajoute un, à mon avantage et à votre insu : celui de porter la conclusion de cette partie de mon écrit, et ce faisant, de cette tranche de ma vie.