` sommaire

La désacralisation de la médecine

Académie de Stanislas (2-5-1959) 

DISCOURS DE RÉCEPTION du Professeur A. BODART

L'époque que nous avons l'infortune, à moins que ce ne soit plutôt l'insigne privilège, de vivre, n'est faite que de déchirements et de contradictions. Nul doute que ce thème, d'allure prophétique, n'ait, depuis des siècles, inspiré d'innombrables orateurs en mal d'effet littéraire ; mais qui songerait à nier qu'il ne soit de nos jours singulièrement justifié. Les tournants dangereux n'ont certes pas manqué dans la marche hésitante et désordonnée de l'histoire ; mais celui que nous sommes en train de prendre nous paraît à bon droit particulièrement impressionnant. Jamais l'homme n'avait comme aujourd'hui éprouvé un tel bouleversement de ses valeurs intellectuelles et morales, un tel effondrement de ses certitudes, une telle mutation de ses manières de penser et de sentir. Le fantastique accroissement de la science est le vrai responsable de ces ébranlements et si l'on voulait par un seul mot caractériser au plus juste leur signification profonde, c'est celui de désacralisation qu'il conviendrait de choisir. La science n'a certes pas exorcisé le mystère de l'univers, bien au contraire; elle n'a fait que l'approfondir, le rendre plus noir, plus angoissant que jamais : mais ce mystère n'est plus un mystère sacré et c'est précisément pourquoi, privé du contrepoids qu'était la foi en une divinité tutélaire, il est devenu une source de désespérance.

Comment  la  médecine  aurait-elle  pu  échapper  à cette   refonte  des   valeurs   fondamentales,    puisque son action est précisément celle qui touche l'homme au plus profond de lui-même, dans ses réactions les plus   élémentaires,   son   désir   irrésistible   de   vivre, sa   peur  instinctive   de   la   mort.   Et,   il   est   de   fait qu'elle   traverse   une   crise   sérieuse.   Il   n'est   bruit que   de   ses   succès   spectaculaires ;   sa   puissance   ne fait  que  grandir : elle   revêt   même  de  plus   en   plus l'aspect    d'une   puissance    magique     qui     déclenche tour à  tour espoir et  peur.   Mais  les   réactions  psychologiques  qu'elle  suscite  dans   l'âme  de  ceux   qui souffrent   ne  font   qu'aller  se   dégradant.    Jadis,   la profession de médecin était  une de celles  auxquelles on ne touchait pas.  Le médecin de village ou de quartier   était   le   plus   souvent   un   personnage   inamovible   et  sacré,  comme  le  prêtre   et   pins   encore que  le notaire ou  l'avocat: on parlait à  propos  de lui, d'apostolat et  même de sacerdoce, mots qui  résonnent   étrangement   aujourd'hui.    Alors   que   les autres professions  n'ont   pas   été   sensiblement   affectées, du moins dans leur essence, celle du  médecin   est  devenue   le  point   de   mire  de  la   critique  et la plus vulnérable. C'est   que la médecine,  elle aussi s'est   désacralisée   et   c'est      sans  doute   la   raison profonde du  malaise qu'elle  ressent  depuis le début du siècle et  qui ne fait que grandir.

L'acte médical, selon le Professeur Portes, serait la rencontre de deux hommes libres, une confiance allant à la recherche d'une conscience. Cette définition, en apparence assez heureuse, a fait fortune : écrits et discours médicaux l'ont, ces dernières années, reproduite à satiété. Malheureusement, et on l'a fait remarquer déjà, elle n'est qu'un truisme ; elle pourrait s'appliquer à n'importe lequel des actes de la vie sociale; tous, ou presque, comportent une sorte d'engagement réciproque, une confiance qui suppose une conscience. Il n'y a rien là qui différencie l'acte médical et lui donne sa vraie valeur. Au surplus, cette formule est beaucoup trop subjective; elle ne tient compte que des sentiments des protagonistes, alors qu'eu réalité ce qui fait l'originalité foncière de l'acte médical, c'est son caractère sacré, et cela indépendamment de la valeur psychologique et morale de ses auteurs. Le but qu'il poursuit transcende le médecin comme le malade, de même que l'acte religieux du prêtre transcende la personne de ce dernier.

Pour bien  s'en rendre compte, il suffit de  se remémorer  les  origines  sacerdotales  et  magiques de la  médecine.   Pour  l'Assyro-babylonien  par   exemple, la santé n'est sauvegardée que par la présence de Dieu auprès de l'homme et même en lui, comme semble le suggérer le texte connu : « Son Dieu est sorti  de son corps ;  sa  déesse pleine de  sollicitude s'est   tenue à l'écart  ». La  maladie  a presque toujours  pour  origine   le  péché,   conscient   ou   inconscient  d'ailleurs.   Le  Dieu   irrité  ou   bien  punit  lui-même le pécheur ou le plus souvent se contente de s'écarter   de   lui,   laissant   alors   les   démons   malfaisants s'installer à sa place. Mais la maladie peut avoir  aussi  une  cause  purement  magique,  déclenchée   par  les  maléfices  d'un   sorcier.    La  magie,  en effet, a un pouvoir illimité, elle peut contraindre le Dieu   lui-même,  si   le   sorcier  connaît   l'incantation efficace. Le médecin  lui  aussi se sert de la magie dans  le   traitement ;   il   a   à   sa   disposition  d'innombrables   formules  de   rites;   il  use  de  médicaments qui le plus   souvent   seront choisis  pour  rebuter le démon et le forcer à s'enfuir ; d'où cette pharmacopée repoussante et nauséabonde qui survivra d'ailleurs jusqu'aux temps modernes. On  retrouve   évidemment  les  mêmes  croyances dans toutes les civilisations primitives.  Sans doute, chez les  égyptiens,  le papyrus médical de  Schmitt, antérieur   à   1600  avant   notre   ère,   a-t-il   déjà   une allure scientifique,  analogue  à   celle  du   papyrus   de Rhind, à peu près de la même époque, pour les mathématiques.   Tous   les  deux   peuvent   être   considérés comme les premières manifestations de l'esprit scientifique et  logique.  Malheureusement, ce  papyrus  de   Schmitt   ne parle  que  de  chirurgie,  ce  qui diminue   singulièrement   son   intérêt.    En   effet,   les affections   dont   il   traite   sont   si   évidemment   d'origine naturelle   (traumatismes  par  exemple)   que  le recours à la divination pour le pronostic, à la religion et à la magie  pour le traitement,  s'exclut  de lui-même.  I1  faut noter en effet  que déjà  chez  les peuples   préhistoriques,   la    technique    chirurgicale témoignait d'un esprit  rationnel très hardi dans ses entreprises.   Rien   de  tel   pour   la   médecine   interne qui  n'a   commencé  à   sortir   des   limbes   qu'à   la   période hippocratique ; ce qui ne veut pas dire qu'elle se   soit   alors  débarrassée    de  toute  la   magie,   qui était  jusque      son   fondement   essentiel.    L'esprit positif  et   matérialiste   des   Grecs   les   rendait   sans doute favorables à  la recherche des  causes  rationnelles dans le domaine des sciences physiques ; mais pour tout  ce qui concerne  la vie, la  mort,  le  destin et l'au-delà, cet esprit scientifique à son aurore faisait volontiers place aux forces  obscures des  mystères.

Que dire du Moyen-Âge si épris de merveilleux ? Il eut sans doute, surtout au XIII° siècle, des savants véritables: mais comparée à ce qu'avait été la médecine à certaines époques de la Grèce et même à la période romaine, à ce qu'elle était encore à Byzance et dans les grandes écoles arabes, la médecine des clercs resta proche de l'enfance: elle ne sut point se libérer d'une foule de superstitions et d'idées magiques dont les écrits de ce temps nous apportent d'innombrables exemples. Et depuis, surtout dans les campagnes, la figure de la médecine n'a pas tellement changé jusqu'à l'époque contemporaine. Il n'est que de lire les remarquables livres de votre éminent collègue M. Delcambre, pour voir qu'au XVI°siècle les croyances médicales populaires ne devaient pas être tellement différentes de celles des primitifs.

Quand on étudie ainsi cette histoire de la médecine dans les civilisations anciennes, chez les peuples actuels dits non civilisés et aussi chez tellement de représentants de ceux qui se targuent de l'être, on donnerait presque raison à Sir James Frazer pour qui la seule foi vraiment universelle, c'est la croyance au pouvoir de la magie. Nul doute en tout cas que cette dernière n'ait joué un rôle primordial dans les sociétés primitives. Révolte contre l'impuissance, elle a sauvé du désespoir l'homme ignorant, en proie aux forces hostiles et à la souffrance. Nul doute qu'incantations et conjurations n'aient exercé sur l'esprit des malades une action salutaire, parfois curatrice, le plus souvent consolatrice. Mais on aurait tort de croire son règne totalement révolu, comme le laisserait croire la filiation schématique connue : magie, religion, science, ou plutôt, selon l'école sociologique française : religion, magie, science. Nous devrions d'après elle avoir dépassé pour toujours le stade infantile, prélogique.

C'est sans doute vrai pour toutes les sciences autres que la médecine; mais pour cette dernière, qui met en branle les instincts fondamentaux et les réactions affectives les plus profondes de l'homme, le schéma est certainement faux. Ce n'est pas à une filiation que nous avons affaire, mais à une co-existence parallèle, de trois états : religieux, magique et rationnel, avec évidemment des prédominances variables selon les époques. Nous vivons précisément une période où le côté rationnel et purement scientifique de la médecine a subi un prodigieux développement et ou pourtant, sans doute même à cause de cela, le côté religieux ou plutôt magique a une tendance de plus en plus puissante à reprendre la place qu'il avait perdue.

Sous quelles influences, l'acte médical, frustré de son   caractère   sacré,   arrive-t-il    à    trouver   dans d'étranges avatars une indispensable compensation ? C'est ce que nous allons essayer de voir rapidement. Nous avons dit que ce qui  faisait le sens sacré de l'acte médical, ce n'était pas la qualité psychologique de ses protagonistes, mais sa nature profonde, religieuse ou magique.  Il est donc peu  probable a priori que le médecin lui-même soit responsable, du moins en tant qu'homme, de sa dégradation. On fait en effet souvent allusion à la perte du sens moral du corps  médical  et on  aurait volontiers  tendance à   voir      une  cause   fondamentale   de   la   viciation du colloque malade-médecin. Je crois qu'il n'y a là, en  réalité, qu'un à-côté  tout   à   fait  accessoire  du problème. Le médecin sans doute n'a aucune raison mystérieuse   d'échapper   totalement   à   cette   sorte d'affaiblissement moral qui caractérise, entre beaucoup d'autres  choses, notre charmante époque ;   je reconnais   que  cette  déchéance,   si   faible   soit-elle, apparaît chez lui plus scandaleuse que partout ailleurs, sa profession ou plutôt son ministère ne pouvant par définition la tolérer. Je reconnais même, parce que c'est trop évident,  que les qualités  morales et même intellectuelles des médecins ne sont pas  toujours  ce  qu'elles  devraient  être  et   que   les brocards ou les mots féroces prononcés à leur endroit   sont   parfois   justifiés.   Bernard   Shaw,   par exemple, n'a-t-il pas écrit : « le chloroforme a  fait beaucoup de  mal,  il  a  permis  à  tous les imbéciles d'être chirurgiens ».

Mais tout cela, encore une fois, n'atteint pas l'essentiel. Ce dernier est dans l'évolution profonde de la médecine elle-même, dans sa prétention de se hausser au rang des sciences exactes où la technique seule est efficiente : « De plus en plus, dit le Professeur Vallery-Radot, on s'achemine  vers une médecine   standardisée,   les   qualités  intellectuelles et morales du médecin s'effacent devant une technicité anonyme. » Cette technique, effectivement, a déjà triomphé de bien des maladies, ne serait-ce que des infectieuses qui bientôt ne seront plus que du domaine mythique, comme l'est un peu pour nous la variole ou la peste. Mais il reste encore, à peine entamé et même s'amplifiant de plus en plus, le domaine des maladies dégénératives,  comme la sclérose  artérielle;   maladies  prolongées   qui font  davantage souffrir. Il reste enfin et surtout l'immense terrain vague de  la pathologie  fonctionnelle,  celle qui ne repose sur aucune lésion définie; elle est due aux dérèglements de l'ensemble de la machine humaine, sous l'influence d'une foule de facteurs : nerveux et hormonaux, eux-mêmes mis en branle par les   contraintes   excessives    d'une   vie   trop   harassante, les chocs émotionnels innombrables venant de tous les horizons.

Pour toute cette pathologie, qui concerne au moins les deux tiers des malades, la médecine actuelle, il faut bien le dire, est à peu près impuissante. Le médecin ne connaît bien que les maladies qui sont décrites dans ses livres, sous forme d'entités autonomes; il a été élevé sous le signe de l'anatomie pathologique, de la toxicologie, de la microbiologie et il ne comprend clairement les choses que sous la forme d'une lésion à enlever, d'un poison à éliminer, d'un microbe à détruire. Certes, il sait bien en gros que les modes de réagir sont éminemment variables selon les individus ; mais la cause provocatrice du mal, il la conçoit comme une cause matérielle, définie, même quand elle est difficile et presque impossible à dépister. S'il ne trouve rien, il se refuse à voir là une maladie véritable et il se contente de dire, avec .un dépit plus ou moins irrité, que c'est nerveux. Il a peut-être raison dans l'absolu ;  mais   au  point   de  vue  psychologique   et sous l'angle du malade, il a tout à fait tort.

Ce qui intéresse le malade, en effet, ce n'est pas la science médicale, c'est la guérison et non seulement des  maladies graves mais  aussi des  misères sans   nombre   et  sans   nom    qui  empoisonnent   son existence.  Le  médecin  pense   naïvement   qu'il  est tout de même plus important de ne pas mourir de typhoïde  que  de   guérir  de  troubles  fonctionnels vagues, pénibles mais sans danger. Or, tel n'est pas du tout l'avis du malade. Pour tous ces troubles, le médecin  préconiserait   volontiers   l'abstention   thérapeutique proprement dite et l'obéissance à de sages prescriptions d'hygiène, concernant  l'alimentation, le travail, le repos physique et moral.  Malheureusement   cette   conduite   raisonnable   est   la  plus difficile de toutes ; elle nécessite de gros efforts de la  part du patient ;   elle   est   même,   il   faut   bien l'avouer, souvent  impossible,   compte   tenu    de    la structure de  notre  société  actuelle.   I1 paraît donc beaucoup plus simple au malade d'user de la pharmacopée si riche mise à sa disposition. Le  médecin, d'abord réticent,  est bien  obligé de  se laisser faire et il prescrit, le plus souvent un peu  malgré lui. C'est pour cette pathologie fonctionnelle que se fait  alors  la plus  effroyable  débauche de  médications  hétéroclites ;   le  malade,  toujours   insatisfait, obligeant  son   médecin  à   chercher  toujours   autre chose :  car  enfin  il doit   tout  de   même   exister,   le remède  adéquat, le  remède magique adapté   à son cas. Il oublie hélas que le produit chimique, à  formule dévoilée et en vente pour tous dans n'importe quelle pharmacie a perdu toute puissance magique ; la valeur curatrice d'un  remède magique ne  réside pas dans sa nature chimique, bien indifférente, mais dans la qualité très particulière de l'acte qui le distribue. La pharmacopée officielle n'a aucun de ces pouvoirs ; elle a par contre des inconvénients certains ;  elle  est parfaitement  capable, à  elle  seule, de déclencher de nouvelles séries de .troubles sans fin; tel est en effet le cercle vicieux dans lequel s'enfoncent désespérément tant de malades. A moins que lassés un jour, ils aillent chercher ailleurs un soulagement à leurs maux. C'est la solution adoptée par des millions d'entre eux qui, tout en recourant à la médecine officielle pour les cas où manifestement elle triomphe (avec les antibiotiques par exemple), s'adressent pour le reste aux médecines parallèles, soi-disant scientifiques encore ou même et plutôt aux méthodes purement empiriques, proches parentes de celles des primitifs.

Ainsi donc, l'évolution scientifique de la médecine, par un processus inéluctable, suffirait à elle seule à porter un coup mortel au caractère religieux ou magique de l'acte médical ; mais d'autres facteurs viennent accélérer encore cette désacralisation. Ils ne concernent pas l'acte lui-même, dans son essence intime, mais l'atmosphère psychologique qui l'entoure. La maladie par elle-même provoque le retour aux modes affectifs de l'enfance, une attitude de soumission, de dépendance et d'appel, réactions évidemment d'autant plus vives que la sensibilité du malade est plus exacerbée. Or, cette sensibilité, chacun le sait, est mise de nos jours à rude épreuve. L'angoisse, a-t-on dit, imprègne notre époque et prend la place de l'esprit de foi. Cette immense inquiétude qui domine la psychologie de nos contemporains, suscite naturellement un besoin plus impérieux d'épanchement, d'abandon, de confiance, dans le désarroi supplémentaire que crée la maladie.

Malheureusement, ce besoin risque de plus en plus de ne pouvoir être satisfait.

On exige du médecin les qualités du savant ; or ce dernier, a-t-on dit très justement, est le moins préparé de tous aux relations humaines ; pour lui, en effet, seule compte l'objectivité. Le malade, devenu un objet comme les autres, se sent regardé au sens sartrien du terme, et c'est là pour lui  une situation psychologique extrêmement désagréable. Surtout si le médecin ne sait pas résister à la  tentation  naturelle et   redoutable  de  l'orgueil  que   lui suggère   le   sentiment   de   sa   force   faisant   face   à l'angoisse de l'infériorité. Même en toute bonne foi, il   peut  céder   à   l'envie   d'exploiter    dans    un    but thérapeutique cette  sorte de  transcendance,  considérée   comme   un  élément   de   psychothérapie   favorable. C'est peut-être là l'excuse de la pontification de certains médecins, chefs de Services hospitaliers, du moins d'autrefois, car aujourd'hui cet état d'esprit   est   bien   périmé.   Toujours   est-il   qu'à   l'hôpital le malade  reste  encore au  maximum  dépersonnalisé, atteint dans son  être, dépouillé de  tout. On a écrit bien des choses, avec quelques exagérations d'ailleurs, sur ce sujet.

Bien   d'autres   facteurs   interviennent   encore   qui tous   tendent  à  vicier   profondément   le   contact   du médecin et du malade, à creuser de plus en plus le fossé  qui  les sépare,  ou  plutôt  à  interposer  entre eux ce qu'on a appelé les écrans, écrans techniques surtout : multiplicité des examens de laboratoire et de spécialités avec l'intervention  de  multiples personnages  anonymes  qui   n'ont  avec le  malade  que des contacts furtifs et qui  fragmentent   en  quelque sorte l'acte médical en une poussière d'actes impersonnels   et   sans   âme ;   écrans   administratifs   aussi avec toutes les contraintes de la médecine de groupe,  sa paperasserie rebutante, ses  tracasseries  sans nombre. Tout concourt à détruire le charme, à faire barrage à la sympathie profonde qui pourrait attacher le malade à son médecin, par ailleurs lui-même si peu disponible, trop absorbé par les charges harassantes d'une médecine de type industriel. Le malade  frustré  se  détourne,   à   la  prochaine occasion, de son médecin pour aller chercher ailleurs de quoi satisfaire son goût du mystère. Ainsi s'explique l'invraisemblable  développement   de  toutes   les   médecines para-scientifiques les plus irrationnelles, apparentées de très près à celles de la magie primitive. On  ne peut que rester confondu devant  l'inimaginable   crédulité   de   l'homme   d'aujourd'hui,   quels que soient d'ailleurs  son rang social et  son niveau de   culture.   Les   psychologues,   les   moralistes   ont beau  jeu  d'épiloguer  sur  ce  phénomène extraordinaire et d'y voir une des caractéristiques de ce que M. Gabriel  Marcel  appelle :  «  le processus général de sécularisation  et de désacralisation de la pensée humaine ». Ciampi a eu raison de mettre en exergue à son film sur les guérisseurs la phrase de Las Case :   «  On n'a jamais  tant  cru  à  tant  de  choses que depuis que l'on  ne croit plus à rien  ». Le malade déçu  devient sceptique,  il joue  à l'esprit  fort, il ne croit  plus  à  la  médecine dit-il, ce qui  l'autorise à  croire  à beaucoup  d'autres  choses  plus  singulières.   Le  développement   exagéré  de   la  science moderne finit par  le  lasser ; il ne  s'étonne plus  de rien ; de là à croire à n'importe quoi, il n'y a qu'un pas, qui est allègrement franchi : après tout, pense-t-il, tout est possible. Dans la revue « Présences », le Père Robert dit  très bien : « Le besoin primitif d'avoir   une   foi,   une   croyance   en   quelque   chose, joint au scepticisme ; le monstrueux développement des sciences, joint à la crédulité, sont autant de facteurs  qui  ramènent  progressivement  notre  époque de supermodernisme aux temps de la sorcellerie ».    Je ne dirai presque  rien des guérisseurs de tout acabit, des vrais qui sont doués d'une puissance particulière de suggestion  et même peut-être de pouvoirs   physiques   spéciaux,   que   l'on   appellera   des ondes radiantes si l'on y tient, et surtout des faux, des   charlatans   qui   pullulent.  Je   ne   ferai   même qu'une brève allusion  à  leur malfaisance fréquente quand  ils  détournent   le   malade  de  demander avis à  temps pour une  affection  sérieuse.  Et je reconnaîtrai  tout de  suite  que dans  l'ensemble  ils sont indispensables, du moins dans l'état actuel des choses. Pour les 60 à 75 % de névrosés (c'est le chiffre avancé par des médecins dignes de foi et admis par Ciampi dans son  film)  que constituent  ce que nous avons appelé les fonctionnels, la médecine, répétons-le, est jusqu'ici à peu près impuissante ; elle aurait donc mauvaise grâce de s'offusquer. Le médecin est  victime des imperfections et  des avatars de la science ; sa recherche chemine par des voies tortueuses et malaisées ; son pronostic est hésitant. Le guérisseur, lui, connaît la maladie à la manière des sages, d'une façon concrète et intuitive qui ne s'encombre pas de recherches humiliantes de laboratoire et surtout il annonce et prédit à coup sûr la guérison, distribuant à  tous généreusement   l'espérance.

Le  mécanisme de cette guérison n'a d'ailleurs le plus souvent rien de bien  mystérieux. On étonnerait beaucoup de gens en leur disant que le simple recours au  rebouteux pour un  nerf démis  est un appel magique et pourtant c'est certainement  le cas. Le médecin sait pertinemment que les nerfs ne se démettent pas et que cette expression correspond à quelques lésions de tiraillement ou d'arrachement partiel  des   parties  molles,   surtout    ligamentaires, pour lesquelles il n'y a pratiquement à peu près rien à faire, qu'à mouvoir activement et  le plus rapidement possible le membre : bref à traiter par le mépris. C'est la seule façon d'éviter les troubles douloureux et trophiques persistants qui  peuvent  parfois survenir à  la  suite de cette petite  lésion.  Ces simples conseils donnés par le médecin ne sont pour le   malade   qu'un   aveu  d'impuissance  et   il   va   voir le rebouteux. Ce dernier n'est pas du tout  pour  un empirique, qui n'oserait plus d'ailleurs prononcer l'ancienne formule de nos campagnes : « nerf blessé, nerf froissé, rentre dans ton tracé », cela  sentirait tout de  même un  peu trop le roussi  et   il  est  plus scientifique d'invoquer un don généralement transmis de père en  fils.  Peu  importe d'ailleurs,  le  malade ressent généralement encore quelques douleurs, mais totalement apaisé quant à leur signification, il les rejette dans son inconscient et c'est en fin de compte la seule chose utile : tout est donc pour le mieux.

Ce   recours   aux   puissances   mystérieuses   ne   se manifeste pas  uniquement, cela va sans  dire,  par l'appel au guérisseur; il y a bien d'autres aspects possibles, plus ou moins camouflés. C'est ainsi que la   magie   rôde  aux   frontières  de   l'acte   religieux, surtout  au cours  de  la maladie, lorsque se profile l'ombre de la mort. Si l'esprit ne veille, l'imploration risque de glisser vers l'incantation et la prière à l'état pur de dégénérer en gestes rituels. Mettre une image pieuse dans le lit d'un malade à l'insu de ce dernier, est un acte infiniment respectable peut-être,   mais   de   nature   magique   certainement.   On pourrait en dire autant de bien des gestes thérapeutiques où la formule incantatoire a disparu mais où le comportement magique subsiste quand même, si atténué, si évanescent soit-il. Ne suffit-il pas d'évoquer le geste charmant de la jeune mère soufflant sur le bobo de son  enfant et faisant renaître instantanément le sourire au milieu des larmes?

En vérité, tout ce qui touche à la souffrance et à la crainte de la mort baigne dans une atmosphère où  le rationnel, le religieux et le magique se concurrencent,   avec   des   prédominances   éminemment variables ; j'allais  dire selon  le  niveau  de  culture, ce qui serait  tout à fait  faux. Les médecins savent bien que dans le monde des intellectuels, et souvent de très haute envergure, il y a des partisans fanatiques  des  guérisseurs,  comme  si  l'excès  d'abstractions  desséchantes  provoquaient  en  compensation, aux moments critiques, le besoin de se plonger dans l'irrationnel et de se rafraîchir aux sources primitives des émotions élémentaires.

Cette résonance sentimentale, que portent en eux les gestes de la vie et de la mort, la médecine scientifique l'ignore et l'ignorera de plus en plus. Le caractère sacré  de  l'acte  médical  est   mort   sans   retour;   il  serait puéril  de  se   livrer  à   son   propos   à de vaines lamentations. Que ce processus inéluctable   ait  provoqué  des   réactions   psychologiques   désastreuses pour la bonne harmonie du colloque médical, ce n'est que trop évident. Mais il y a lieu de se demander si ces réactions ne pourraient pas être largement atténuées sinon annihilées par d'autres processus de compensation : les uns intéressant la conduite du médecin, les autres concernant la science médicale elle-même, élargie par la création de disciplines nouvelles à tendances psychologiques.

On   a   beaucoup   écrit,   ces   dernières   années,   sur les obligations du  médecin ; on  lui demande à  vrai dire beaucoup de choses  assez  contradictoires :  un savoir vaste  et  toujours  renouvelé,  une  âme  assez riche   et   assez  généreuse   qui   redonnerait   à   l'acte médical ce contexte  psychologique   que  la  science pure lui a fait perdre.  Si l'on  en  croit certains,  le médecin devrait faire retour en arrière et s'imprégner   de   l'esprit   philosophique   et   synthétique   qui aurait été celui de la médecine d'autrefois. Je crains fort qu'il n'y ait  là une  amère  dérision ;  combien, parmi  ces  soi-disant  modèles,   dont   la  philosophie n'était  qu'une  mauvaise   rhétorique   et   le   goût   de synthèse  qu'une   systématisation   aventureuse.   I1   y toujours eu beaucoup plus de  Diafoirus que d'Ambroise   Paré.    Des   formules   dangereuses   circulent dans  des   écrits  de  tout  genre,  telle   celle-ci   d'Axel Munthe : « La médecine est une question de  foi et non de science ». Le vrai médecin ne peut et ne doit que hausser les  épaules  devant  cette débauche  de slogans   faciles   et  stupides.    Sans   doute,   quelques médecins, et des plus grands, paraissent parfois encourager cette sorte de retour aux origines et regretter   les   formes  intuitives   de  la  connaissance. C'est ainsi que Nicolle écrit : « L'intelligence et la science ne peuvent rien savoir des choses profondes de la vie ». Et Fiolle va jusqu'à reprocher à l'humanisme   de   s'être   détourné   des   formes   de   connaissance mystique. Ce sont là jeux de princes intellectuels   qui   ne   dédaignent   pas   de   flirter   à   certains jours avec l'irrationnel mais qui n'en sont pas moins des   scientifiques  de  stricte   observance.   Il ne   faudrait   pas   que  le   médecin   en  tire   argument   pour prôner une médecine de persuasion et justifier son ignorance. Son premier devoir, et il n'est pas  facile, c'est de connaître et non de consoler, ce qui est plus   simple.    Cette   humanisation   de   la  médecine, dont   on  parle  tant,   n'est-elle  pas  un   monstrueux alibi  pour quelques-uns  qui  compensent  la  médiocrité de   leur  savoir  par  un  savoir-faire   astucieux et  s'assurent  une  belle  clientèle  par  la  gentillesse bien  connue  des  cancres.    Le  médecin doit,  avant tout,  connaître,   adopter,   avec   un   enthousiasme  qui n'exclut pas le discernement et  développer dans la mesure petite ou grande de ses moyens les méthodes  nouvelles  qui  contribuent  à   faire  de  la  médecine une science véritable ; quitte à entourer après coup l'acte  thérapeutique,  de tout  le contexte psychologique que la science à elle seule ne peut évidemment pas lui donner.  I1  lui  faut pour cela une compréhension   et   un   respect  profonds   du   malade chez lequel il doit combattre ce sentiment d'infantilisation  dont   nous avons parlé et qu'il  doit  traiter en   adulte.    Plus   la   science   devient   impersonnelle, puis la technique apparaît  inhumaine et  plus le médecin  doit   se  mettre  au  niveau  de  celui  qu'il  soigne.  Cette  technique d'ailleurs,  loin  d'être  un   facteur   obligatoire   de   séparation   (elle   ne   l'est   que pour celui qui s'en sert comme d'un moyen de tenir à  distance  et  d'éviter  le dialogue)   peut   devenir au contraire un merveilleux et puissant moyen de confiance.   La  technique n'est pas inhumaine par elle-même : elle ne l'est que si l'humain fait défaut à celui qui l'utilise.

Est-ce à dire que  ce  contact psychologique  malade-médecin soit facile?  Bien loin de là. Ce serait étrangement se leurrer d'imaginer que les troubles inorganiques que nous avons évoqués plus haut et qui sont la plaie de la médecine vont être facilement exorcisés par un aimable entretien de part et d'autre d'un bureau. Dans la mesure (et nous avons vu qu'elle était prédominante)  où des  facteurs neuropsychiques sont à l'origine de ces  troubles, il faudrait,  pour  les  combattre, pénétrer  beaucoup plus avant   dans   la   conscience   intime   du   malade,   que ne  le permet  le  colloque  ordinaire,  si  bien  intentionné, si bien mené soit-il. Le praticien  consciencieux  s'en   rend  bien  compte ;   il   est   fort  perplexe devant toutes ces notions de psychologie appliquée dont on  ne lui  avait jamais parlé au cours  de  ses études et qui maintenant sont invoquées à tout bout de  champ, dans  les  conférences   et  les   articles  de revue. Il s'efforce de rassurer ses malades le mieux qu'il peut mais redoute de s'engager à fond dans la discussion de leurs angoisses, préférant les confier aux neuropsychiatres.

Cette insuffisance du colloque ordinaire n'est que trop patente ; les simples paroles d'apaisement et d'encouragement n'ont généralement qu'un effet limité et peu durable. Des disciplines spéciales s'avèrent donc nécessaires, telles la psychanalyse et la psychosomatique. Je ne puis évidemment qu'y faire une discrète allusion. De la psychanalyse on a dit beaucoup de mal. M. Gabriel Marcel, par exemple, la juge dominée par un scientisme matérialiste, une suffisance primaire, une méconnaissance totale de la personne. Il y voit une technique des âmes plus grossière et plus brutale encore que celle des corps où les termes caractéristiques de refoulement et de transfert sont tous empruntés à la mécanique ; technique qui ignore le respect, la pudeur et qui transforme le médecin en mécanicien des âmes. Tout cela est vrai ou faux à la fois (comme toujours) et ne fait .que caractériser les abus, ils sont d'ailleurs légion, et non la méthode elle-même.

Plus nuancée sans doute est la médecine psychosomatique ; elle s'efforce de traiter l'homme dans sa totalité, âme et corps, éléments indissociables du composé humain, cher aux scholastiques et remis à nouveau à l'honneur. Elle s'oppose à la conception matérialiste qui règne, cela va sans dire, en Russie, avec la pathologie cortico-viscérale issue des travaux de Pavlov : également à la conception purement idéaliste dont les manifestations sont nombreuses, telles les cures d'âme des sectes anglo-saxonnes, avec la Christian-Science entre autres, les disciplines issues de la philosophie hindoue et aussi, bien qu'à un niveau très inférieur, les pratiques des guérisseurs. Rejetant l'excessive séparation cartésienne de l'âme et du corps, elle cherche à réintroduire dans la pathologie tous les facteurs psychologiques indispensables à la compréhension de la maladie. Nul doute qu'elle ne constitue un indéniable progrès ; son développement apportera peut-être une solution partielle aux problèmes posés par cette désacralisation de la médecine dont je viens de vous entretenir.

Je dis solution partielle, car il est à présumer qu'il restera toujours un vide qu'aucune méthode scientifique, si élargie, si compréhensive fût-elle, n'arrivera à combler. Rien ne pourra remplacer tout à fait l'atmosphère religieuse ou magique qui constituait l'essence même de la médecine primitive et qui imprègne encore si profondément celle de la plupart des hommes d'aujourd'hui. La foi et le sacré, a-t-on dit, sont des souvenirs d'une enfance malheureuse qu'il s'agit d'abolir ; une sorte de psychanalyse sociale devrait en débarrasser à tout jamais l'humanité. Rien n'est plus douteux. Dans ses admirables « Pensées d'un biologiste », Jean Rostand évoque, assez mélancoliquement, la perspective d'une humanité enfin capable d'être en paix avec elle-même, sans plus d'espérance angoissée et chimérique, en un au-delà dont elle aurait fait définitivement son deuil. « Il se peut, dit-il, qu'une science toute puissante réussisse en définitive à créer ce nouvel homme adapté à l'humain, satisfait de n'être que ce qu'il est, comblé par son destin étroit, guéri de tout rêve qui le dépasse ».

Evocation qui certes n'a rien d'absurde mais si désolante qu'elle ne peut que raviver dans bien des âmes leur soif d'infini.

Au surplus, quoiqu'on puisse penser de cette perspective lointaine, on peut tenir pour assuré que l'inquiétude et l'angoisse habiteront longtemps encore le cœur des hommes. D'ailleurs, sans cet aiguillon de la mort, l'homme serait-il encore l'homme?