La désacralisation de la médecine
DISCOURS DE RÉCEPTION du Professeur A. BODART
L'époque que nous avons
l'infortune, à moins que ce ne soit plutôt l'insigne privilège, de vivre, n'est
faite que de déchirements et de contradictions. Nul doute que ce thème,
d'allure prophétique, n'ait, depuis des siècles, inspiré d'innombrables
orateurs en mal d'effet littéraire ; mais qui songerait à nier qu'il ne soit de
nos jours singulièrement justifié. Les tournants dangereux n'ont certes pas
manqué dans la marche hésitante et désordonnée de l'histoire ; mais celui que
nous sommes en train de prendre nous paraît à bon droit particulièrement impressionnant.
Jamais l'homme n'avait comme aujourd'hui éprouvé un tel bouleversement de ses valeurs
intellectuelles et morales, un tel effondrement de ses certitudes, une telle
mutation de ses manières de penser et de sentir. Le fantastique accroissement
de la science est le vrai responsable de ces ébranlements et si l'on voulait
par un seul mot caractériser au plus juste leur signification profonde, c'est
celui de désacralisation qu'il conviendrait de choisir. La science n'a certes
pas exorcisé le mystère de l'univers, bien au contraire; elle n'a fait que
l'approfondir, le rendre plus noir, plus angoissant que jamais : mais ce mystère
n'est plus un mystère sacré et c'est précisément pourquoi, privé du contrepoids
qu'était la foi en une divinité tutélaire, il est devenu une source de
désespérance.
Comment la
médecine aurait-elle pu
échapper à cette refonte
des valeurs fondamentales, puisque son action est précisément celle
qui touche l'homme au plus profond de lui-même, dans ses réactions les
plus élémentaires, son
désir irrésistible de
vivre, sa peur instinctive
de la mort.
Et, il est
de fait qu'elle traverse
une crise sérieuse.
Il n'est bruit que
de ses succès
spectaculaires ; sa puissance
ne fait que grandir : elle revêt
même de plus
en plus l'aspect d'une
puissance magique
qui déclenche tour à tour espoir et peur.
Mais les réactions
psychologiques qu'elle suscite
dans l'âme de
ceux qui souffrent ne
font qu'aller se
dégradant. Jadis, la profession de médecin était une de celles
auxquelles on ne touchait pas.
Le médecin de village ou de quartier
était le plus
souvent un personnage
inamovible et sacré,
comme le prêtre
et pins encore que
le notaire ou l'avocat: on
parlait à propos de lui, d'apostolat et même de sacerdoce, mots qui résonnent
étrangement aujourd'hui. Alors
que les autres professions n'ont
pas été sensiblement affectées, du moins dans leur essence,
celle du médecin est
devenue le point
de mire de
la critique et la plus vulnérable. C'est que la médecine, elle aussi s'est désacralisée et
c'est là sans
doute la raison profonde du malaise qu'elle ressent
depuis le début du siècle et qui
ne fait que grandir.
L'acte médical, selon le
Professeur Portes, serait la rencontre de deux hommes libres, une confiance
allant à la recherche d'une conscience. Cette définition, en apparence assez
heureuse, a fait fortune : écrits et discours médicaux l'ont, ces dernières
années, reproduite à satiété. Malheureusement, et on l'a fait remarquer déjà,
elle n'est qu'un truisme ; elle pourrait
s'appliquer à n'importe lequel des actes de la vie sociale; tous, ou presque,
comportent une sorte d'engagement réciproque, une confiance qui suppose une
conscience. Il n'y a rien là qui différencie l'acte médical et lui donne sa
vraie valeur. Au surplus, cette formule est beaucoup trop subjective; elle ne
tient compte que des sentiments des protagonistes, alors qu'eu réalité ce qui
fait l'originalité foncière de l'acte médical, c'est son caractère sacré, et
cela indépendamment de la valeur psychologique et morale de ses auteurs. Le but
qu'il poursuit transcende le médecin comme le malade, de même que l'acte
religieux du prêtre transcende la personne de ce dernier.
Pour bien s'en rendre compte, il suffit de se remémorer
les origines sacerdotales
et magiques de la médecine.
Pour l'Assyro-babylonien par
exemple, la santé n'est sauvegardée que par la présence de Dieu auprès
de l'homme et même en lui, comme semble le suggérer le texte connu : « Son Dieu
est sorti de son corps ; sa
déesse pleine de sollicitude
s'est tenue à l'écart ». La
maladie a presque toujours pour
origine le péché,
conscient ou inconscient
d'ailleurs. Le Dieu
irrité ou bien
punit lui-même le pécheur ou le
plus souvent se contente de s'écarter
de lui, laissant
alors les démons
malfaisants s'installer à sa place. Mais la maladie peut avoir aussi
une cause purement
magique, déclenchée par
les maléfices d'un
sorcier. La magie, en effet, a un pouvoir illimité, elle peut contraindre le Dieu lui-même,
si le sorcier
connaît l'incantation efficace.
Le médecin lui aussi se sert de la magie dans le traitement ;
il a à
sa disposition d'innombrables formules
de rites; il
use de médicaments qui le plus souvent
seront choisis pour rebuter le démon et le forcer à s'enfuir ;
d'où cette pharmacopée repoussante et nauséabonde qui survivra d'ailleurs
jusqu'aux temps modernes. On
retrouve évidemment les
mêmes croyances dans toutes les
civilisations primitives. Sans doute,
chez les égyptiens, le papyrus médical de Schmitt, antérieur à
1600 avant notre
ère, a-t-il déjà
une allure scientifique,
analogue à celle
du papyrus de Rhind, à peu près de la même époque, pour
les mathématiques. Tous les
deux peuvent être
considérés comme les premières manifestations de l'esprit scientifique
et logique. Malheureusement, ce papyrus
de Schmitt ne parle
que de chirurgie,
ce qui diminue singulièrement son
intérêt. En effet,
les affections dont il
traite sont si
évidemment d'origine
naturelle (traumatismes par exemple)
que le recours à la divination
pour le pronostic, à la religion et à la magie
pour le traitement, s'exclut de lui-même.
I1 faut noter en effet que déjà
chez les peuples préhistoriques, la
technique chirurgicale
témoignait d'un esprit rationnel très
hardi dans ses entreprises. Rien de
tel pour la
médecine interne qui n'a
commencé à sortir
des limbes qu'à
la période hippocratique ; ce
qui ne veut pas dire qu'elle se
soit alors débarrassée
de toute la
magie, qui était jusque
là son fondement
essentiel. L'esprit positif et
matérialiste des Grecs
les rendait sans doute favorables à la recherche des causes
rationnelles dans le domaine des sciences physiques ; mais pour
tout ce qui concerne la vie, la
mort, le destin et l'au-delà, cet esprit scientifique
à son aurore faisait volontiers place aux forces obscures des
mystères.
Que dire du Moyen-Âge si
épris de merveilleux ? Il eut sans doute, surtout au XIII° siècle, des savants
véritables: mais comparée à ce qu'avait été la médecine à certaines époques de
la Grèce et même à la période romaine, à ce qu'elle était encore à Byzance et
dans les grandes écoles arabes, la médecine des clercs resta proche de l'enfance:
elle ne sut point se libérer d'une foule de superstitions et d'idées magiques
dont les écrits de ce temps nous apportent d'innombrables exemples. Et depuis,
surtout dans les campagnes, la figure de la médecine
n'a pas tellement changé jusqu'à l'époque contemporaine. Il n'est que de lire
les remarquables livres de votre éminent collègue M. Delcambre, pour voir qu'au
XVI°siècle les croyances médicales populaires ne devaient pas être tellement
différentes de celles des primitifs.
Quand on étudie ainsi cette
histoire de la médecine dans les civilisations anciennes, chez les peuples
actuels dits non civilisés et aussi chez tellement de représentants de ceux
qui se targuent de l'être, on donnerait presque raison à Sir James Frazer pour
qui la seule foi vraiment universelle, c'est la croyance au pouvoir de la
magie. Nul doute en tout cas que cette dernière n'ait joué un rôle primordial
dans les sociétés primitives. Révolte contre l'impuissance, elle a sauvé du
désespoir l'homme ignorant, en proie aux forces hostiles et à la souffrance.
Nul doute qu'incantations et conjurations n'aient exercé sur l'esprit des
malades une action salutaire, parfois curatrice, le plus souvent consolatrice.
Mais on aurait tort de croire son règne totalement révolu, comme le laisserait
croire la filiation schématique connue : magie, religion, science, ou plutôt,
selon l'école sociologique française : religion, magie, science. Nous devrions
d'après elle avoir dépassé pour toujours le stade infantile, prélogique.
C'est sans doute vrai pour
toutes les sciences autres que la médecine; mais pour cette dernière, qui met
en branle les instincts fondamentaux et les réactions affectives les plus
profondes de l'homme, le schéma est certainement faux. Ce n'est pas à une
filiation que nous avons affaire, mais à une co-existence parallèle, de trois
états : religieux, magique et rationnel, avec évidemment des prédominances
variables selon les époques. Nous vivons précisément une période où le côté
rationnel et purement scientifique de la médecine a subi un prodigieux
développement et ou pourtant, sans doute même à cause de cela, le côté
religieux ou plutôt magique a une tendance de plus en plus puissante à
reprendre la place qu'il avait perdue.
Sous quelles influences,
l'acte médical, frustré de son
caractère sacré, arrive-t-il à
trouver dans d'étranges avatars
une indispensable compensation ? C'est ce que nous allons essayer de voir
rapidement. Nous avons dit que ce qui
faisait le sens sacré de l'acte médical, ce n'était pas la qualité
psychologique de ses protagonistes, mais sa nature profonde, religieuse ou
magique. Il est donc peu probable a priori que le médecin lui-même
soit responsable, du moins en tant qu'homme, de sa dégradation. On fait en
effet souvent allusion à la perte du sens moral du corps médical
et on aurait volontiers tendance à
voir là une
cause fondamentale de
la viciation du colloque
malade-médecin. Je crois qu'il n'y a là, en
réalité, qu'un à-côté tout à
fait accessoire du problème. Le médecin sans doute n'a aucune
raison mystérieuse d'échapper totalement
à cette sorte d'affaiblissement moral qui
caractérise, entre beaucoup d'autres
choses, notre charmante époque ;
je reconnais que cette
déchéance, si faible
soit-elle, apparaît chez lui plus scandaleuse que partout ailleurs, sa
profession ou plutôt son ministère ne pouvant par définition la tolérer. Je
reconnais même, parce que c'est trop évident,
que les qualités morales et même
intellectuelles des médecins ne sont pas
toujours ce qu'elles
devraient être et
que les brocards ou les mots
féroces prononcés à leur endroit
sont parfois justifiés.
Bernard Shaw, par exemple, n'a-t-il pas écrit : « le
chloroforme a fait beaucoup de mal,
il a permis
à tous les imbéciles d'être
chirurgiens ».
Mais tout cela, encore une
fois, n'atteint pas l'essentiel. Ce dernier est dans l'évolution profonde de
la médecine elle-même, dans sa prétention de se hausser au rang des sciences
exactes où la technique seule est efficiente : « De plus en plus, dit le
Professeur Vallery-Radot, on s'achemine
vers une médecine
standardisée, les qualités
intellectuelles et morales du médecin s'effacent devant une technicité
anonyme. » Cette technique, effectivement, a déjà triomphé de bien des
maladies, ne serait-ce que des infectieuses qui bientôt ne seront plus que du
domaine mythique, comme l'est un peu pour nous la variole ou la peste. Mais il
reste encore, à peine entamé et même s'amplifiant de plus en plus, le domaine
des maladies dégénératives, comme la
sclérose artérielle; maladies
prolongées qui font davantage souffrir. Il reste enfin et
surtout l'immense terrain vague de la
pathologie fonctionnelle, celle qui ne repose sur aucune lésion
définie; elle est due aux dérèglements de l'ensemble de la machine humaine,
sous l'influence d'une foule de facteurs : nerveux et hormonaux, eux-mêmes mis
en branle par les contraintes excessives
d'une vie trop
harassante, les chocs émotionnels innombrables venant de tous les
horizons.
Pour toute cette
pathologie, qui concerne au moins les deux tiers des malades, la médecine actuelle,
il faut bien le dire, est à peu près impuissante. Le médecin ne connaît bien
que les maladies qui sont décrites dans ses livres, sous forme d'entités
autonomes; il a été élevé sous le signe de l'anatomie pathologique, de la
toxicologie, de la microbiologie et il ne comprend clairement les choses que
sous la forme d'une lésion à enlever, d'un poison à éliminer, d'un microbe à
détruire. Certes, il sait bien en gros que les modes de réagir sont éminemment
variables selon les individus ; mais la cause provocatrice du mal, il la
conçoit comme une cause matérielle, définie, même quand elle est difficile et
presque impossible à dépister. S'il ne trouve rien, il se refuse à voir là une
maladie véritable et il se contente de dire, avec .un dépit plus ou moins
irrité, que c'est nerveux. Il a peut-être raison dans l'absolu ; mais
au point de
vue psychologique et sous l'angle du malade, il a tout à fait
tort.
Ce qui intéresse le malade,
en effet, ce n'est pas la science médicale, c'est la guérison et non seulement
des maladies graves mais aussi des
misères sans nombre et
sans nom qui
empoisonnent son existence. Le
médecin pense naïvement
qu'il est tout de même plus
important de ne pas mourir de typhoïde
que de guérir
de troubles fonctionnels vagues, pénibles mais sans
danger. Or, tel n'est pas du tout l'avis du malade. Pour tous ces troubles, le
médecin préconiserait volontiers
l'abstention thérapeutique
proprement dite et l'obéissance à de sages prescriptions d'hygiène,
concernant l'alimentation, le travail,
le repos physique et moral. Malheureusement cette
conduite raisonnable
est la plus difficile de toutes ; elle nécessite de
gros efforts de la part du patient
; elle
est même, il
faut bien l'avouer, souvent impossible,
compte tenu de
la structure de notre société
actuelle. I1 paraît donc
beaucoup plus simple au malade d'user de la pharmacopée si riche mise à sa
disposition. Le médecin, d'abord
réticent, est bien obligé de
se laisser faire et il prescrit, le plus souvent un peu malgré lui. C'est pour cette pathologie
fonctionnelle que se fait alors la plus
effroyable débauche de médications
hétéroclites ; le malade,
toujours insatisfait,
obligeant son médecin
à chercher toujours
autre chose : car enfin
il doit tout de
même exister, le remède
adéquat, le remède magique
adapté à son cas. Il oublie hélas que
le produit chimique, à formule dévoilée
et en vente pour tous dans n'importe quelle pharmacie a perdu toute puissance
magique ; la valeur curatrice d'un
remède magique ne réside pas dans
sa nature chimique, bien indifférente, mais dans la qualité très particulière
de l'acte qui le distribue. La pharmacopée officielle n'a aucun de ces
pouvoirs ; elle a par contre des inconvénients certains ; elle
est parfaitement capable, à elle
seule, de déclencher de nouvelles
séries de .troubles sans fin; tel est en effet le cercle vicieux dans lequel
s'enfoncent désespérément tant de malades. A moins que lassés un jour, ils
aillent chercher ailleurs un soulagement à leurs maux. C'est la solution adoptée
par des millions d'entre eux qui, tout en recourant à la médecine officielle
pour les cas où manifestement elle triomphe (avec les antibiotiques par
exemple), s'adressent pour le reste aux médecines parallèles, soi-disant
scientifiques encore ou même et plutôt aux méthodes purement empiriques,
proches parentes de celles des primitifs.
Ainsi donc, l'évolution
scientifique de la médecine, par un processus inéluctable, suffirait à elle
seule à porter un coup mortel au caractère religieux ou magique de l'acte
médical ; mais d'autres facteurs viennent accélérer encore cette désacralisation.
Ils ne concernent pas l'acte lui-même, dans son essence intime, mais
l'atmosphère psychologique qui l'entoure. La maladie par elle-même provoque
le retour aux modes affectifs de l'enfance, une attitude de soumission, de
dépendance et d'appel, réactions évidemment d'autant plus vives que la
sensibilité du malade est plus exacerbée. Or, cette sensibilité, chacun le
sait, est mise de nos jours à rude épreuve. L'angoisse, a-t-on dit, imprègne
notre époque et prend la place de l'esprit de foi. Cette immense inquiétude qui
domine la psychologie de nos contemporains, suscite naturellement un besoin
plus impérieux d'épanchement, d'abandon, de confiance, dans le désarroi supplémentaire
que crée la maladie.
Malheureusement, ce besoin
risque de plus en plus de ne pouvoir être satisfait.
On exige du médecin les
qualités du savant ; or ce dernier, a-t-on dit très justement, est le moins
préparé de tous aux relations humaines ; pour lui, en effet, seule compte
l'objectivité. Le malade, devenu un objet comme les autres, se sent regardé au
sens sartrien du terme, et c'est là pour lui
une situation psychologique extrêmement désagréable. Surtout si le
médecin ne sait pas résister à la tentation naturelle et
redoutable de l'orgueil
que lui suggère le
sentiment de sa
force faisant face
à l'angoisse de l'infériorité. Même en toute bonne foi, il peut
céder à l'envie
d'exploiter dans un
but thérapeutique cette sorte
de transcendance, considérée
comme un élément
de psychothérapie favorable. C'est peut-être là l'excuse de
la pontification de certains médecins, chefs de Services hospitaliers, du moins
d'autrefois, car aujourd'hui cet état d'esprit est
bien périmé. Toujours
est-il qu'à l'hôpital le malade reste
encore au maximum dépersonnalisé, atteint dans son être, dépouillé de tout. On a écrit bien des choses, avec
quelques exagérations d'ailleurs, sur ce sujet.
Bien d'autres
facteurs interviennent encore
qui tous tendent à
vicier profondément le
contact du médecin et du malade,
à creuser de plus en plus le fossé
qui les sépare, ou
plutôt à interposer
entre eux ce qu'on a appelé les écrans, écrans techniques surtout :
multiplicité des examens de laboratoire et de spécialités avec
l'intervention de multiples personnages anonymes
qui n'ont avec le
malade que des contacts furtifs
et qui fragmentent en quelque
sorte l'acte médical en une poussière d'actes impersonnels et
sans âme ; écrans
administratifs aussi avec toutes
les contraintes de la médecine de groupe, sa paperasserie rebutante, ses tracasseries
sans nombre. Tout concourt à détruire le charme, à faire barrage à la
sympathie profonde qui pourrait attacher le malade à son médecin, par ailleurs
lui-même si peu disponible, trop absorbé par les charges harassantes d'une
médecine de type industriel. Le malade
frustré se détourne, à
la prochaine occasion, de son
médecin pour aller chercher ailleurs de quoi satisfaire son goût du mystère.
Ainsi s'explique l'invraisemblable
développement de toutes
les médecines para-scientifiques
les plus irrationnelles, apparentées de très près à celles de la magie
primitive. On ne peut que rester
confondu devant l'inimaginable crédulité
de l'homme d'aujourd'hui, quels que soient d'ailleurs son rang social et son niveau de culture.
Les psychologues, les
moralistes ont beau jeu
d'épiloguer sur ce
phénomène extraordinaire et d'y voir une des caractéristiques de ce que
M. Gabriel Marcel appelle :
« le processus général de
sécularisation et de désacralisation de
la pensée humaine ». Ciampi a eu raison de mettre en exergue à son film
sur les guérisseurs la phrase de Las Case :
« On n'a jamais tant
cru à tant
de choses que depuis que
l'on ne croit plus à rien ». Le malade déçu devient sceptique, il joue
à l'esprit fort, il ne croit plus à
la
médecine dit-il, ce qui l'autorise
à croire
à beaucoup d'autres choses
plus singulières. Le
développement exagéré de la science moderne finit par le
lasser ; il ne s'étonne plus de rien ; de là à croire à n'importe quoi, il
n'y a qu'un pas, qui est allègrement franchi : après tout, pense-t-il, tout est
possible. Dans la revue « Présences », le Père Robert dit très bien : « Le besoin primitif d'avoir une
foi, une croyance
en quelque chose, joint au scepticisme ; le monstrueux
développement des sciences, joint à la crédulité, sont autant de facteurs qui
ramènent progressivement notre
époque de supermodernisme aux temps de la sorcellerie ». Je ne dirai presque rien des guérisseurs de tout acabit, des
vrais qui sont doués d'une puissance particulière de suggestion et même peut-être de pouvoirs physiques
spéciaux, que l'on
appellera des ondes radiantes si
l'on y tient, et surtout des faux, des
charlatans qui pullulent.
Je ne ferai
même qu'une brève allusion à leur malfaisance fréquente quand ils
détournent le malade
de demander avis à temps pour une affection
sérieuse. Et je reconnaîtrai tout de
suite que dans l'ensemble
ils sont indispensables, du moins dans l'état actuel des choses. Pour
les 60 à 75 % de névrosés (c'est le chiffre avancé par des médecins dignes de
foi et admis par Ciampi dans son
film) que constituent ce que nous avons appelé les fonctionnels, la
médecine, répétons-le, est jusqu'ici à peu près impuissante ; elle aurait donc
mauvaise grâce de s'offusquer. Le médecin est
victime des imperfections et des
avatars de la science ; sa recherche chemine par des voies tortueuses et
malaisées ; son pronostic est hésitant. Le guérisseur, lui, connaît la maladie
à la manière des sages, d'une façon concrète et intuitive qui ne s'encombre pas
de recherches humiliantes de laboratoire et surtout il annonce et prédit à coup
sûr la guérison, distribuant à tous
généreusement l'espérance.
Le mécanisme de cette guérison n'a d'ailleurs le
plus souvent rien de bien mystérieux. On
étonnerait beaucoup de gens en leur disant que le simple recours au rebouteux pour un nerf démis
est un appel magique et pourtant c'est certainement le cas. Le médecin sait pertinemment que les
nerfs ne se démettent pas et que cette expression correspond à quelques lésions
de tiraillement ou d'arrachement partiel
des parties molles,
surtout ligamentaires, pour
lesquelles il n'y a pratiquement à peu près rien à faire, qu'à mouvoir
activement et le plus rapidement
possible le membre : bref à traiter par le mépris. C'est la seule façon
d'éviter les troubles douloureux et trophiques persistants qui peuvent
parfois survenir à la suite de cette petite lésion.
Ces simples conseils donnés par le médecin ne sont pour le malade
qu'un aveu d'impuissance
et il va
voir le rebouteux. Ce dernier n'est pas du tout pour
un empirique, qui n'oserait plus d'ailleurs prononcer l'ancienne formule
de nos campagnes : « nerf blessé, nerf froissé, rentre dans ton tracé »,
cela sentirait tout de même un
peu trop le roussi et il
est plus scientifique d'invoquer
un don généralement transmis de père en
fils. Peu importe d'ailleurs, le
malade ressent généralement encore quelques douleurs, mais totalement
apaisé quant à leur signification, il les rejette dans son inconscient et
c'est en fin de compte la seule chose utile : tout est donc pour le mieux.
Ce recours
aux puissances mystérieuses ne
se manifeste pas uniquement, cela
va sans dire, par l'appel au guérisseur; il y a bien
d'autres aspects possibles, plus ou moins camouflés. C'est ainsi que la magie
rôde aux frontières
de l'acte religieux, surtout au cours
de la maladie, lorsque se profile
l'ombre de la mort. Si l'esprit ne veille, l'imploration risque de glisser
vers l'incantation et la prière à l'état pur de dégénérer en gestes rituels.
Mettre une image pieuse dans le lit d'un malade à l'insu de ce dernier, est un
acte infiniment respectable peut-être,
mais de nature
magique certainement. On pourrait en dire autant de bien des
gestes thérapeutiques où la formule incantatoire a disparu mais où le
comportement magique subsiste quand même, si atténué, si évanescent soit-il. Ne
suffit-il pas d'évoquer le geste charmant de la jeune mère soufflant sur le
bobo de son enfant et faisant renaître
instantanément le sourire au milieu des larmes?
En vérité, tout ce qui
touche à la souffrance et à la crainte de la mort baigne dans une atmosphère
où le rationnel, le religieux et le
magique se concurrencent, avec des
prédominances éminemment
variables ; j'allais dire selon le
niveau de culture, ce qui serait tout à fait
faux. Les médecins savent bien que dans le monde des intellectuels, et
souvent de très haute envergure, il y a des partisans fanatiques des
guérisseurs, comme si
l'excès d'abstractions desséchantes
provoquaient en compensation, aux moments critiques, le
besoin de se plonger dans l'irrationnel et de se rafraîchir aux sources primitives
des émotions élémentaires.
Cette résonance
sentimentale, que portent en eux les gestes de la vie et de la mort, la médecine
scientifique l'ignore et l'ignorera de plus en plus. Le caractère sacré de
l'acte médical est
mort sans retour;
il serait puéril de
se livrer à
son propos à de vaines lamentations. Que ce processus
inéluctable ait provoqué
des réactions psychologiques désastreuses pour la bonne harmonie du
colloque médical, ce n'est que trop évident. Mais il y a lieu de se demander
si ces réactions ne pourraient pas être largement atténuées sinon annihilées
par d'autres processus de compensation : les uns intéressant la conduite du
médecin, les autres concernant la science médicale elle-même, élargie par la
création de disciplines nouvelles à tendances psychologiques.
On a
beaucoup écrit, ces
dernières années, sur les obligations du médecin ; on
lui demande à vrai dire beaucoup
de choses assez contradictoires : un savoir vaste et
toujours renouvelé, une
âme assez riche et
assez généreuse qui
redonnerait à l'acte médical ce contexte psychologique que
la science pure lui a fait
perdre. Si l'on en
croit certains, le médecin devrait
faire retour en arrière et s'imprégner
de l'esprit philosophique et
synthétique qui aurait été celui
de la médecine d'autrefois. Je crains fort qu'il n'y ait là une
amère dérision ; combien, parmi ces
soi-disant modèles, dont la
philosophie n'était qu'une mauvaise
rhétorique et le
goût de synthèse qu'une
systématisation
aventureuse. I1 y toujours eu beaucoup plus de Diafoirus que d'Ambroise Paré.
Des formules dangereuses
circulent dans des écrits
de tout genre,
telle celle-ci d'Axel Munthe : « La médecine est une
question de foi et non de science ». Le
vrai médecin ne peut et ne doit que hausser les
épaules devant cette débauche de slogans
faciles et stupides.
Sans doute, quelques médecins, et des plus grands,
paraissent parfois encourager cette sorte de retour aux origines et regretter les
formes intuitives de la connaissance. C'est ainsi que Nicolle écrit :
« L'intelligence et la science ne peuvent rien savoir des choses profondes
de la vie ». Et Fiolle va jusqu'à reprocher à l'humanisme de
s'être détourné des
formes de connaissance mystique. Ce sont là jeux de
princes intellectuels qui ne
dédaignent pas de
flirter à certains jours avec l'irrationnel mais qui
n'en sont pas moins des
scientifiques de stricte
observance. Il ne faudrait
pas que le
médecin en tire
argument pour prôner une
médecine de persuasion et justifier son ignorance. Son premier devoir, et il
n'est pas facile, c'est de connaître et
non de consoler, ce qui est plus
simple. Cette humanisation de
la médecine, dont on
parle tant, n'est-elle
pas un monstrueux alibi pour quelques-uns qui
compensent la médiocrité de leur
savoir par un
savoir-faire astucieux et s'assurent
une belle clientèle
par la gentillesse bien connue
des cancres. Le
médecin doit, avant tout, connaître,
adopter, avec un
enthousiasme qui n'exclut pas le
discernement et développer dans la
mesure petite ou grande de ses moyens les méthodes nouvelles
qui contribuent à
faire de la
médecine une science véritable ; quitte à entourer après coup
l'acte thérapeutique, de tout
le contexte psychologique que la science à elle seule ne peut évidemment
pas lui donner. I1 lui
faut pour cela une compréhension
et un respect
profonds du malade chez lequel il doit combattre ce
sentiment d'infantilisation dont nous avons parlé et qu'il doit
traiter en adulte. Plus
la science devient
impersonnelle, puis la technique apparaît inhumaine et
plus le médecin doit se
mettre au niveau
de celui qu'il
soigne. Cette technique d'ailleurs, loin
d'être un facteur
obligatoire de séparation
(elle ne l'est
que pour celui qui s'en sert comme d'un moyen de tenir à distance
et d'éviter le dialogue)
peut devenir au contraire un merveilleux
et puissant moyen de confiance.
La technique n'est pas inhumaine
par elle-même : elle ne l'est que si l'humain fait défaut à celui qui
l'utilise.
Est-ce à dire que ce
contact psychologique malade-médecin
soit facile? Bien loin de là. Ce serait
étrangement se leurrer d'imaginer que les troubles inorganiques que nous avons
évoqués plus haut et qui sont la plaie de la médecine vont être facilement
exorcisés par un aimable entretien de part et d'autre d'un bureau. Dans la
mesure (et nous avons vu qu'elle était prédominante) où des
facteurs neuropsychiques sont à l'origine de ces troubles, il faudrait, pour
les combattre, pénétrer beaucoup plus avant dans
la conscience intime
du malade, que ne
le permet le colloque
ordinaire, si bien
intentionné, si bien mené soit-il. Le praticien consciencieux s'en
rend bien compte ;
il est fort
perplexe devant toutes ces notions de psychologie appliquée dont on ne lui
avait jamais parlé au cours
de ses études et qui maintenant
sont invoquées à tout bout de champ, dans les
conférences et les
articles de revue. Il s'efforce
de rassurer ses malades le mieux qu'il peut mais redoute de s'engager à fond
dans la discussion de leurs angoisses, préférant les confier aux neuropsychiatres.
Cette insuffisance du
colloque ordinaire n'est que trop patente ; les simples paroles d'apaisement et
d'encouragement n'ont généralement qu'un effet limité et peu durable. Des
disciplines spéciales s'avèrent donc nécessaires, telles la psychanalyse et la
psychosomatique. Je ne puis évidemment qu'y faire une discrète allusion. De la
psychanalyse on a dit beaucoup de mal. M. Gabriel Marcel, par exemple, la juge
dominée par un scientisme matérialiste, une suffisance primaire, une
méconnaissance totale de la personne. Il y voit une technique des âmes plus
grossière et plus brutale encore que celle des corps où les termes
caractéristiques de refoulement et de transfert sont tous empruntés à la mécanique
; technique qui ignore le respect, la pudeur et qui transforme le médecin en
mécanicien des âmes. Tout cela est vrai ou faux à la fois (comme toujours) et
ne fait .que caractériser les abus, ils sont d'ailleurs légion, et non la
méthode elle-même.
Plus nuancée sans doute est
la médecine psychosomatique ; elle s'efforce de traiter l'homme dans sa
totalité, âme et corps, éléments indissociables du composé humain, cher aux
scholastiques et remis à nouveau à l'honneur. Elle s'oppose à la conception
matérialiste qui règne, cela va sans dire, en Russie, avec la pathologie
cortico-viscérale issue des travaux de Pavlov : également à la conception purement
idéaliste dont les manifestations sont nombreuses, telles les cures d'âme des
sectes anglo-saxonnes, avec la Christian-Science entre autres, les disciplines
issues de la philosophie hindoue et aussi, bien qu'à un niveau très inférieur,
les pratiques des guérisseurs. Rejetant l'excessive séparation cartésienne de
l'âme et du corps, elle cherche à réintroduire dans la pathologie tous les
facteurs psychologiques indispensables à la compréhension de la maladie. Nul
doute qu'elle ne constitue un indéniable progrès ; son développement apportera
peut-être une solution partielle aux problèmes posés par cette désacralisation
de la médecine dont je viens de vous entretenir.
Je dis solution partielle,
car il est à présumer qu'il restera toujours un vide qu'aucune méthode
scientifique, si élargie, si compréhensive fût-elle, n'arrivera à combler. Rien
ne pourra remplacer tout à fait l'atmosphère religieuse ou magique qui constituait
l'essence même de la médecine primitive et qui imprègne encore si profondément
celle de la plupart des hommes d'aujourd'hui. La foi et le sacré, a-t-on dit, sont
des souvenirs d'une enfance malheureuse qu'il s'agit d'abolir ; une sorte de
psychanalyse sociale devrait en débarrasser à tout jamais l'humanité. Rien
n'est plus douteux. Dans ses admirables « Pensées d'un biologiste », Jean
Rostand évoque, assez mélancoliquement, la perspective d'une humanité enfin
capable d'être en paix avec elle-même, sans plus d'espérance angoissée et
chimérique, en un au-delà dont elle aurait fait définitivement son deuil. « Il
se peut, dit-il, qu'une science toute puissante réussisse en définitive à créer
ce nouvel homme adapté à l'humain, satisfait de n'être que ce qu'il est,
comblé par son destin étroit, guéri de tout rêve qui le dépasse ».
Evocation qui certes n'a
rien d'absurde mais si désolante qu'elle ne peut que raviver dans bien des âmes
leur soif d'infini.
Au surplus, quoiqu'on
puisse penser de cette perspective lointaine, on peut tenir pour assuré que
l'inquiétude et l'angoisse habiteront longtemps encore le cœur des hommes.
D'ailleurs, sans cet aiguillon de la mort, l'homme serait-il encore l'homme?