BODART André

1898-1989

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Textes de Bodart : La désacralisation de la médecine Les confins de la vie et de la mort Le temps biologique et les autres temps

ELOGE FUNEBRE

C'est au titre d'une très vieille amitié que me vaut la mission de prononcer ce soir l'éloge du Professeur BODART, récemment décédé le 16 juin dernier à l'âge de 90 ans. C'est une occasion pour moi d'évoquer de lointains souvenirs communs. La date de ma première rencontre à l'hôpital avec André BODART remonte très exactement au 2 novembre 1927. Ce jour là, en effet, je prenais mes fonctions d'externe des hôpitaux au service du Professeur HAMANT qui venait de succéder au Professeur VAUTRIN disparu depuis peu.

Pour sa première prise de contact avec le service de clinique chirurgicale, le Professeur HAMANT avait prévu un très long tableau opératoire, ce qui ne plaisait d'ailleurs pas à la soeur Bernard, responsable de la salle d'opération, qui rappelait que la tradition voulait qu'on n'opérât pas le Jour des Morts. Le personnel médical comportait alors seulement un chef de clinique, Joseph CHARLES et deux internes, BODART et MOSINGER. Durant toute l'année que je passai dans ce service, j'eus déjà l'occasion d'apprécier l'immense culture médicale et littéraire de BODART, jointe à sa dextérité opératoire.

Le service du Professeur HAMANT était une véritable usine. Il fallait être présent dès huit heures moins le quart du matin et pour les externes chargés alors des anesthésies, c'était une rude épreuve physique et morale que de tenir le masque d'Ombrédanne arrosé de mélange de Schleich. On tremblait toujours devant la possibilité d'une syncope et l'on se faisait régulièrement admonester quand le malade ne dormait pas assez profondément au cours des laparotomies. En tant qu'étudiant, on connaissait bien BODART qui à ce moment là portait une barbe bien fournie, et surtout qui conduisait de grosses voitures de sport, ce qui était exceptionnel parmi les étudiants de cette époque.

Il était parvenu après bien des difficultés à la Faculté de Médecine car il se trouvait être en pleine Première Guerre Mondiale au cours de ses études secondaires, accomplies au Collège Saint Pierre Fourier de Lunéville. Son village natal d'Onville ayant été occupé par les Allemands, il avait été pendant quelques mois déporté à titre civil. Mais, une fois libéré, il avait été incorporé comme infirmier-brancardier dans une unité combattante où il avait fait preuve d'une grande sérénité. Il nous racontait, en effet, qu'entre les attaques, sous un déluge de feu, il parvenait à se mettre à l'abri dans un trou d'obus et qu'il en profitait pour lire un de ses auteurs favoris. Il avait une particulière admiration pour la pensée et le style d'orfèvre d'Anatole France dont il nous récitait des pages entières de ses oeuvres durant les plus longues interventions chirurgicales.

BODART devait succéder l'année suivante à Joseph CHARLES comme Chef de clinique chirurgicale chez le Professeur HAMANT, mais cette nomination nécessitait de sa part qu'il subît les derniers examens de Médecine et qu'il soutînt sa thèse. Le régime de scolarité d'alors était particulièrement libéral, car les étudiants pouvaient passer les examens de fin d'année quand il leur plaisait. Il leur suffisait de se réunir en petit nombre et de solliciter une date d'examen de leurs professeurs. L'examen de cinquième année était particulièrement redouté et une célèbre et irrévérencieuse caricature de la salle de garde des internes l'avait stigmatisé sous l'aspect de la barrière "des trois vaches". Bien sûr, je ne vous rappellerais pas le nom des examinateurs qui étaient alors l'objet de cette charge, mais quoiqu'il en soit, aussi bien la médecine légale que l'hygiène ou la thérapeutique n'intéressaient pas particulièrement les candidats et en particulier BODART. Il fallut cependant bien qu'il se décidât à subir ces épreuves et ensuite à passer ses cliniques. Immédiatement après, il soutînt sa thèse de Doctorat le 23 juillet 1929, qui fut un véritable monument.

Ce travail de 227 pages que j'ai relu avec un très vif intérêt a pour point de départ six observations cliniques de fistules pancréatiques traitées chirurgicalement par le Professeur HAMANT. L'auteur envisage, après avoir colligé la plupart des cas déjà publiés, tous les aspects cliniques, physiopathologiques et thérapeutiques de cette complication dont le traitement s'avérait particulièrement difficile. Il préconisait, après un essai loyal de traitement préalable médical de quatre à cinq mois, l'intervention chirurgicale qui devait ensuite consister en une anastomose fistulo-digestive de préférence dans l'estomac, sinon dans le grêle ou même dans la vésicule biliaire.

Cette mise au point d'un problème de pathologie qui était alors très à l'ordre du jour valut à son auteur le premier prix de thèse de la Faculté et fut couronné par l'Académie Nationale de Médecine. BODART devait rester un fidèle élève et admirateur du Professeur HAMANT et je relève dans un de ses discours le jugement qu'il a porté sur son Maître : « Huit à dix interventions menées à vive cadence et toutes réalisées avec la même netteté, la même perfection technique, la même absence totale d'hésitation, de médiocrité et de bavure, dans la joie d'une force physique éblouissante au service d'un esprit lucide, quiconque n'a pas vu jouer à plein cette merveilleuse machine chirurgicale a été privé d'un spectacle d'une rare qualité ». Formé à l'exemple d'un tel Maître, on ne doit pas être surpris de trouver ensuite dans son élève BODART le reflet des qualités qu'il vantait chez son Maître.

La carrière hospitalière du Professeur BODART avait commencé en 1923, date à laquelle il avait été reçu en même temps externe des hôpitaux de Paris et de Nancy. Mais c'est dans notre Faculté qu'il décida de rester. De même en 1924, il s'était présenté à l'internat des hôpitaux à la fois à Besançon et à Nancy. C'est aussi dans cette dernière ville qu'il décida de faire carrière. Dans sa promotion d'internat où il avait été reçu second, on relève le nom de quatre futurs professeurs ; le Major Robert CARILLON, militaire, devait devenir Professeur au Val de Grâce. Le cinquième était notre regretté collègue René ROUSSEAUX, suivi de Michel MOSINGER qui devait poursuivre sa carrière comme Professeur à la Faculté de Médecine de Marseille.

La carrière de BODART devait se compléter du point de vue hospitalier par le titre de Chirurgien des Hôpitaux en décembre 1929. Son cursus universitaire fut absolument régulier dans notre Faculté. Reçu au concours d'agrégation de Chirurgie Générale en 1933, il fut pendant de nombreuses années adjoint du Professeur HAMANT en même temps que son ami Pierre CHALNOT dans sa clinique chirurgicale. Mais, du fait du départ à la retraite du Professeur FROELICH, son orientation changea de direction, étant donné qu'il fut désigné pour assurer l'enseignement et la direction du service de Clinique Chirurgicale Infantile et Orthopédique de 1939 à 1950.

A cette date, il fut nommé Professeur titulaire dans cette discipline par reconstitution de la chaire. En 1966, à la suite du décès prématuré du Professeur ROUSSEAUX, il demanda son transfert dans la clinique chirurgicale B qui avait connu les débuts de sa carrière. Il assuma les fonctions de Professeur titulaire et de Chef de service dans cette clinique jusqu'à sa retraite le 1er octobre 1956, date à laquelle il fut nommé Professeur Honoraire. Durant cette longue période d'activité chirurgicale, le Professeur BODART fit preuve d'une très grande adresse, fidèle à la chirurgie classique qu'il accomplissait avec rigueur et précision, il ne se laissa pas entraîner dans des interventions nouvelles aux résultats souvent aléatoires. Il vécut cependant une période cruciale de la chirurgie qui, au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, subit des progrès extraordinaires surtout du fait des perfectionnements des techniques et des procédés d'anesthésie et de réanimation.

Dans son service de Pathologie Infantile, il sut adapter et perfectionner les anciennes pratiques purement orthopédiques devenues surannées et avant tout, transformer radicalement cette discipline devenue l'application d'une chirurgie dite sanglante qui jusque-là n'avait pas osé s'attaquer au problème de l'enfance.

Ses publications médicales n'ont volontairement pas été très nombreuses. Comme il me le faisait remarquer, à quoi servaient quelques observations isolées, même de cas très rares ou bien quelques statistiques plus ou moins étendues de résultats thérapeutiques qui, à son avis, n'apportaient pas grand chose à la connaissance de la pathologie chirurgicale. Cependant, il laissait ce soin à ses nombreux élèves dont il supervisait néanmoins les publications. Par contre son oeuvre littéraire fut très considérable et lui valut une réputation justifiée dans le domaine de la philosophie et de l'éthique. Il aimait d'ailleurs à rappeler l'opinion de nombreux auteurs qui faisaient remarquer que depuis toujours le médecin a la douce manie de philosopher.

L'occasion de manifester ses talents lui fut offerte par sa leçon inaugurale. En effet, lors de la séance du Conseil de Faculté du 17 juin 1950, le Professeur DE LAVERGNE avait fait remarquer que depuis plusieurs années la tradition des leçons inaugurales s'était perdue, ce qu'il estimait fort regrettable. Le Conseil de Faculté s'étant unanimement rallié à cette opinion, Monsieur BODART qui venait d'être récemment nommé Professeur titulaire accepta de renouer cette tradition lors de la prochaine rentrée universitaire. C'est ainsi que le 1er décembre 1950, le grand amphithéâtre de l'Institut Anatomique se trouvait rempli d'une affluence considérable pour écouter une leçon intitulée par son auteur « Quelques aspects de la psychologie du chirurgien et du médecin ». Rappelant que depuis toujours le médecin se pose la question de savoir comment il réagirait devant la douleur et la mort, soulignant l'opinion de notre célèbre confrère et romancier Georges DUHAMEL pour qui la médecine est une profession noble, grande et triste, il développait les différents aspects de l'exercice de la chirurgie tel qu'il les concevait. Il est difficile de résumer en quelques lignes la pensée pénétrante et profonde du Professeur BODART et je me bornerai simplement en vous conseillant de relire ses nombreuses pages, de méditer la conclusion de son exposé : « Si vous croyez avec moi qu'au-delà de la mort vous deviez rendre compte de la mission tout particulièrement lourde qui vous a été confiée auprès des hommes, puissiez-vous à l'approche de vos derniers jours ne ressentir en votre âme qu'apaisement et sérénité ».

Cette leçon inaugurale ne fut d'ailleurs que le prélude d'un grand nombre de réflexions philosophiques dont nous ne ferons que rappeler les principales, en particulier l'allocution qu'il devait donner à Longwy le 22 mai 1955 lors de la prestation de serment de jeunes médecins admis à l'Ordre. Ce discours consacré « aux misères et grandeurs du colloque médical » d'une très haute élévation de pensée se termine par ces phrases qu'il me plaît de rappeler : « Que d'occasions pour le médecin de vibrer au plus profond de lui-même, que de visages ravagés par la souffrance et la peur, que de regards suppliants, que de plaintes bouleversantes hantent ses nuits et ses jours et donnent à toutes ses pensées, à ses désirs et même à ses joies une sorte de résonance douloureuse. Ce visage triste d'enfant, marqué déjà par un mal sans espoir, il le reverra chez lui, derrière le visage des enfants qu'il aime et, cette évocation pour eux d'un mal semblable, toujours possible, lui serre le coeur douloureusement. S'il sait garder ainsi toute sa vie cette promptitude à s'émouvoir, le médecin aura naturellement, sans contrainte ni artifice, cette sympathie que le malade exige et qui est le fondement essentiel de tout colloque médical digne de ce nom ».

C'est à l'Académie de Stanislas que le Professeur BODART devait trouver une tribune pour exposer ses réflexions philosophiques. Nommé Associé correspondant de cette compagnie le 21 décembre 1956 puis titulaire le 6 février 1959, il fut Président pendant l'année académique 1961-1962. Son discours de réception du 21 mai 1959 intitulé « la désacralisation de la médecine » puis son intervention du 3 février 1961 sur « les confins de la vie et de la mort » sont pleins de profondes réflexions inspirées essentiellement par sa longue pratique de la médecine. Admis à la retraite au 1er octobre 1966 et nommé quelques jours après Professeur Honoraire de notre Faculté, le Professeur BODART, tel les sages de l'ancienne Rome, décida de se retirer complètement de la vie active et de mettre un terme à ses exposés pourtant si brillants.

Il décida de résider dans sa vieille maison familiale d'Onville, dans cette vallée riante du Rupt de Mad où il devait passer encore de longues années. Dans cette vaste demeure, il s'était entouré de ses objets favoris mais à part quelques vieux amis, il n'y recevait guère de visite. Son vaste bureau était tapissé entièrement de bibliothèques renfermant des milliers de livres surtout consacrés à la philosophie et aux sciences médicales et exactes dont il suivait très attentivement les progrès. Mélomane très averti, il avait consacré une salle entière de cette vaste maison à ses disques de musique classique qu'il avait classés méthodiquement et qu'il retrouvait avec une grande facilité, les ayant répertoriés sur un petit carnet.

La mort l'aura surpris après une longue vieillesse heureuse. D'ailleurs, il avait une certaine hantise de sa disparition et bien souvent il l'a évoquée dans ses écrits. Comme il le dit dans une de ses allocutions : « Le médecin arrive à sa propre mort le coeur déjà las de toutes les morts accumulées autour de lui et qui toutes plus ou moins l'ont frustré de la joie de vivre... Le médecin a subi trop de chocs émotionnels violents pour qu'il ressente jamais la douceur d'une paix sans remords. Il est infiniment las et plus ou moins obscurément il aspire au seul repos, celui de la mort ». C'est ce repos qu'il avait si souvent évoqué qui est venu le prendre le 16 juin dernier.

De nombreuses distinctions étaient venues lors de sa carrière récompenser tous ses mérites : Chevalier de la Légion d'Honneur, Commandeur des Palmes Académiques. Il avait reçu en 1964 le Grand Prix de la Ville de Nancy. La Faculté de Médecine gardera pieusement le souvenir de ce Maître qui l'a grandement honorée et adresse à sa famille l'assurance de ses sentiments très émus.

Professeur A. BEAU