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Théodore Guilloz (1868-1916)

pharmacien et médecin, pionnier et victime de la radiologie

 

PIERRE LABRUDE

 

Revue d’histoire de la pharmacie, n° 313, 1997, p. 27-34

(34 références non indiquées ici figurent dans le texte de la revue)

 

 

La fin de l’année 1995 et les premiers mois de 1996 ont marqué le centenaire de la découverte des rayons X par Wilhelm-Conrad Roëntgen et du début du développement de la radiologie.

 

C’est en effet le 8 novembre 1895 que Roëntgen, professeur de physique à l’université de Würzburg, observa que, malgré le papier noir qui entourait un tube à vide de Crookes-Hittorf, du platino-cyanure de baryum placé à distance s’illuminait à chaque passage du courant haute tension dans le tube. Il pensa à un nouveau type de rayonnement, ce que confirmèrent les images vues à la suite du développement de plaques photographiques qui étaient à proximité. Après six semaines de recherches sur ce rayonnement qu’il nomma X, Roëntgen procéda le 22 décembre à la « photographie » de la main droite baguée de sa femme, cliché qui constitue la première « belle » radiographie. Le 24, il termina la rédaction d’une communication dont il déposa le manuscrit à l’Académie de Würzburg le 28 décembre 1895. Roentgen adressa des tirés-à-part de sa note à ses collègues dès le 1er janvier 1896. La nouvelle fit le tour du monde et fut publiée à Paris 1e 13 janvier par le journal Le Matin.

 

Aussitôt, dans de nombreux pays, les chercheurs s’efforcèrent de reproduire les expériences de Roëntgen et, dès ce mois de janvier 1896, les premières radiographies étaient réalisées et présentées. En France, Oudin et Barthélemy (né à Nancy) sont considérés comme ayant été les premiers, en appliquant la technique à la radiologie pulmonaire (ils sont aussi les premiers, avec Darier, en 1897, à avoir étudié systématiquement les accidents consécutifs à l’emploi des rayons X) et, le 20 janvier, Henry Poincaré présenta à l’Académie des sciences une « radio » des os de la main obtenue par ces auteurs. Alfred Fournier la présenta le 28 à l’Académie de médecine. Comme l’a rappelé Dulieu, à Montpellier, Imbert obtint des clichés dès le 6 février et ses résultats furent présentés à l’Académie des sciences par d’Arsonval le 17. A côté des médecins, des pharmaciens, et principalement militaires, s’intéressèrent vivement et rapidement à la découverte de Roëntgen.

 

Tous ces pionniers payèrent un tribut élevé aux rayons X sous la forme de radiodermites, extrêmement nombreuses et très douloureuses, dues aux irradiations répétées et non contrôlées, dans l’ignorance où l’on était alors des effets biologiques de ce rayonnement. Ces dermites chroniques aiguës, conduisant à des interventions chirurgicales multiples sur leurs victimes et évoluant vers la nécrose, le cancer ou la leucémie, ont abouti à des amputations, principalement au niveau des mains, et à la mort de nombreux radiologues.

 

A Nancy, le pionnier de la radiologie est Théodore GUILLOZ, pharmacien et médecin, dont les premières radiographies datent du 11 mars 1896 et dont il m’a semblé utile, en cette année anniversaire, de retracer la carrière, interrompue par la mort due à la nocivité du rayonnement X.

 

Théodore Guilloz était originaire de Rougemont, dans le Doubs, où il était né le 18 mai 1868. Daclin a écrit que « la pharmacie fut son berceau », ce qui peut signifier qu’il était né dans une famille de pharmacien ; mais je n’ai pas vérifié ce point. Bachelier ès sciences le 22 juillet 1884, il suivait à Paris les cours de l’Ecole des mines lorsque des raisons familiales le rappelèrent auprès de sa mère, veuve, et l’amenèrent à se réorienter en pharmacie. Pour cela, il s’inscrivit comme stagiaire à la pharmacie Nicklès à Besançon, dont le titulaire Joseph-Adrien Nicklès (1853-1936), issu d’une famille de pharmaciens alsaciens, a aussi été un écrivain et un historien. En même temps, il poursuivit des études de médecine tout en exerçant comme externe des hôpitaux de Besançon, et des études de sciences sanctionnées par la licence ès sciences physiques le 13 juillet 1889. Guilloz fut reçu à son examen de validation de stage officinal avec la mention bien, à Besançon, le 13 novembre 1889.

 

Comme Besançon ne possédait à l’époque qu’une Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie, cette dernière était placée sous la tutelle de la Faculté de Nancy dont les professeurs présidaient les jurys tandis que les étudiants bisontins venaient à Nancy subir certaines épreuves. C’est ainsi que Guilloz vint passer un examen devant le professeur CHARPENTIER, titulaire de la chaire de physique, qui, au vu de ses titres et de ses connaissances, lui proposa aussitôt l’emploi de chef des travaux pratiques de physique à la Faculté de médecine de Nancy, fonction qui prit effet le 21 novembre 1889.

 

Guilloz s’inscrivit à l’Ecole supérieure de pharmacie où j’ai retrouvé sa fiche d’élève. Une décision ministérielle du 16 décembre le dispensa des 4 premières inscriptions et les 8 suivantes furent prises du 14 janvier 1890 au 26 octobre 1891. Reçu aux examens de fin de 1ère année le 28 décembre 1889 puis de 2ème année le 4 novembre 1890, Guilloz quitta l’Ecole de Nancy pour celle de Paris en octobre 1891 et il y passa ses examens de fin d’études pour obtenir le diplôme de pharmacien de 1ère classe le 24 novembre 1892.

 

La thèse de doctorat en médecine de Guilloz, consacrée à un sujet de physique ophtalmologique, fut imprimée à Paris à la même époque mais la soutenance eut lieu à Nancy le 4 décembre 1893 et il reçut le prix de thèse pour ce travail. Guilloz n’oublia pas l’Ecole de pharmacie puisqu’on trouve son nom sur la liste des membres de l’Association des anciens élèves de Nancy dès sa création le 2 juin 1907 et dans le premier numéro du bulletin, et qu’en 1920 et 1930, deux articles y évoquèrent sa carrière et son décès. Il figure aussi en 1920 dans la liste des morts de l’Ecole pendant la guerre de 1914-1918. Cependant, il est clair qu’étudiant en médecine devenu chef de travaux de physique médicale puis agrégé à la Faculté de Nancy, Guilloz ne pouvait que s’éloigner de la profession pharmaceutique !

 

Guilloz fut reçu au concours d’agrégation de médecine dans la section de sciences physiques le 25 juin 1895 et, la même année, la Faculté créa un service de consultations pour électrodiagnostic et électrothérapie dont il reçut la direction. Au cours de la première année, 381 malades furent traités et nécessitèrent 2743 applications diverses. Dès l’annonce de la découverte des rayons X et de leurs potentialités, Guilloz ajouta à son service un laboratoire de radioscopie et de radiographie et modifia le thème de ses recherches, jusque-là consacrées à l’optique où il avait déjà publié des travaux considérés comme remarquables, et il se consacra entièrement à la radiologie et à l’électrothérapie.

 

Ce fut donc dès mars 1896 que Guilloz présenta à la Société de médecine de Nancy ses premiers résultats avec en particulier la localisation intra-thoracique d’une balle qui put être extraite. Avec JACQUES, il appliqua les rayons X à l’étude de l’anatomie fœtale et leurs travaux furent présentés à la « Réunion biologique », prédécesseur nancéien de la Société de biologie dont Guilloz fut le premier secrétaire général de 1903 à 1910. Dans ces travaux, il dut, comme d’habitude, non seulement affronter les difficultés techniques mais aussi les résistances, l’incrédulité, l’hostilité, voire les railleries des uns et des autres...

 

C’est le 15 janvier 1897 que fut ouverte aux Hospices civils de Nancy (Hôpital central en 1931) la clinique complémentaire d’électrothérapie de la Faculté de médecine. Elle fut installée provisoirement dans le sous-sol du pavillon Virginie-Mauvais abritant les services infantiles, puis dans celui du pavillon Léonie Bruillard-Balbâtre nouvellement construit. Ces locaux et leur personnel s’avérèrent rapidement insuffisants. En 1899, tenant compte de la circulaire du ministre de l’Intérieur en date du 23 juin 1898 et aussi à la demande de Guilloz, le Conseil municipal de Nancy vota un crédit d’urgence de 2500 F pour adjoindre au service un équipement radiographique et créer un service municipal gratuit de radiographie ouvert aux malades des hôpitaux et hospices, mais aussi à ceux des médecins de l’assistance publique, du bureau de bienfaisance et des sociétés charitables.

 

Le conseil de l’Université inclut cette clinique d’électrothérapie et de radiologie, le 15 février 1901, dans les enseignements de clinique complémentaire qu’il finançait et, le 7 décembre 1913, la charge de cours complémentaire fondée par l’Université devint charge de cours, d’Etat avec Guilloz comme titulaire. Pourtant, en dépit de ses services et de la volonté de la Faculté de le conserver dans ses cadres, sa situation professionnelle n’était pas assurée puisque les chefferies de travaux pratiques étaient soumises à renouvellement annuel et que les fonctions d’agrégé étaient limitées dans le temps. Arrivé en fin d’exercice, Guilloz fut prorogé pour trois ans à compter du 1er novembre 1904 puis encore en 1907 et ultérieurement. Il devint ainsi le plus ancien des agrégés de la Faculté et demeura aussi chef de travaux jusqu’à sa mort. Le 28 juillet 1906, le ministre de l’Instruction publique lui conféra le titre de professeur adjoint, ce qui lui assurait un rang universitaire et hospitalier convenable et la stabilité en attendant la vacance d’une chaire.

 

D’autres récompenses démontraient la valeur des activités du médecin et de l’enseignant : les palmes d’officier de l’Instruction publique le 1er janvier 1903, la nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur dans la promotion du 20 octobre 1909 à l’occasion de l’Exposition internationale de l’Est de la France à Nancy où Guilloz avait exposé ses matériels et ses réalisations, l’élection comme correspondant national de l’Académie de médecine, dans la division de physique et chimie médicales, le 14 juin 1910. Il est remarquable de constater que, dans l’ouvrage "Revue générale de l’exposition de Nancy et palmarès…", ce sont les appareils et procédés de Guilloz pour l’optique et la radiologie qui sont cités en premier et occupent une demi-page : appareil pour photographie du fond de l’œil, lampe à arc pour endoscope, tube à rayons X, orthoradioscope, procédé de localisation des corps étrangers dans l’organisme...

 

Au cours de ces années, Guilloz avait beaucoup travaillé dans les deux domaines d’activité de sa clinique comme en témoignent les nombreuses publications recensées chaque année dans les comptes rendus de la séance solennelle de rentrée de l’Université. En électrologie, par exemple, il avait étudié l’action du courant continu sur les échanges et la respiration du muscle et inventé un appareil de thermo-cautérisation à courant de haute fréquence. En radiologie, il s’était intéressé aux calculs et avait conçu un radioscope pour délimiter la position de l’estomac. Il est aussi le concepteur d’un « photomètre physiologique », d’un tube à deux anticathodes pour la stéréoradiographie... Dans le "Traité de radiologie médicale" de Bouchard, Guilloz rédigea le chapitre consacré à l’ophtalmologie.

 

En étudiant les rayons X, Guilloz ignorait, du moins au début et comme les autres chercheurs, leur nocivité et, dès 1898, il avait déjà les mains très abîmées par une radiodermite à la suite de leur exposition fréquente au rayonnement des tubes, de tout près, sans protection, et des longues poses nécessaires aux clichés. Puis les lésions s’accentuèrent et il fut amputé de la main gauche et de l’avant-bras, et, victime de la science, il reçut en 1909 la médaille d’or de la fondation Carnegie. C’est dans les débuts de ses études sur les rayons X que Guilloz eut à son service, pour une durée d’environ huit années, Emile Jacquot qui devait entrer au service de l’Ecole supérieure de pharmacie en 1909 après avoir subi, à partir de 1904, les mêmes atteintes, souffrances et amputations que son patron.

 

Guilloz était aussi resté proche de l’Ecole supérieure de pharmacie et, dans ses séances des 17 et 23 octobre 1912, le conseil de l’Ecole, ayant des démêlés avec son agrégé chargé du cours de physique, Fernand Girardet, que j’ai évoqué dans cette Revue, avait demandé au ministre que le cours complémentaire de physique fût assuré par Guilloz, ce que le ministre ne souhaitât pas. Le conseil fit la même démarche lors de sa séance du 29 novembre et il en fut encore question le 28 janvier 1913, mais il n’eut pas gain de cause et Girardet dut finalement continuer son enseignement.

 

A la déclaration de guerre de 1914, Guilloz fut immédiatement mobilisé comme médecin major de 2ème classe au service de radiologie de la place de Nancy où il eut à assurer l’organisation des laboratoires de radiologie des hôpitaux militaires créés au moment des batailles de Morhange et du Grand Couronné de Nancy. Il mit sur pied à la Faculté des sciences un service de réparations des tubes de Crookes.

 

La guerre paraissant devoir se prolonger, le sous-secrétariat d’Etat du Service de santé militaire décida d’installer dans chaque région militaire des centres de spécialités et, en XXème région (Nancy), les Hospices civils parurent tout désignés pour se charger de cette organisation. Le 14 novembre 1914, Guilloz était nommé, dans le grade supérieur, chef des services radiologiques des XXème et XXIème (Epinal) régions militaires. Là encore, il fallut doter les formations hospitalières d’équipes de radiologie. Ce furent souvent des professeurs des lycées et des facultés des sciences, et c’est ainsi qu’à Nancy le professeur Rothé remplaça à l’hôpital Lamy, le collaborateur de Guilloz, et que Jacquot participa à l’activité du service de radiologie de l’hôpital du lycée Henri-Poincaré de Nancy. Au commencement de l’année 1915, Guilloz construisit un appareil de repérage des projectiles dans les tissus. Dans le centre de spécialités, Guilloz put ensuite faire revenir auprès de lui Lamy et il y fut aussi aidé par le pharmacien aide-major de 1ère classe Emile Thomas, diplômé à Nancy en 1906 et titulaire d’une officine place Saint- Jean, près du lycée.

 

L’altération de la santé de Théodore Guilloz était devenue telle qu’il ne pouvait plus soutenir une activité aussi intense. Venu dans la région rhodanienne à un moment où un mieux lui permettait d’escompter une rémission de sa maladie, il mourut à Mézieu, dans l’Isère, le 26 mars 1916, à l’âge de 48 ans. Par l’ironie d’un sort ingrat, le titulaire de la chaire de physique, Charpentier, qui l’avait recruté en 1889, mourut subitement le 4 août 1916, laissant vacante une chaire que Guilloz méritait et qu’il aurait remarquablement illustrée. De plus, sa maison, rue Saint-Léon à Nancy, où Jacquot avait aussi participé à l’installation d’appareils de radiologie, fut endommagée au cours des bombardements de la ville par les Allemands.

 

A la fin de l’année 1930, une plaque commémorative à la mémoire du professeur Guilloz fut apposée dans le service de radiologie qui avait été transféré en 1923 dans le pavillon Alfred- Krug de l’Hôpital central. Cette plaque de marbre noir à bordure blanche, d’environ 1 m de hauteur sur 0,5 m de largeur, se trouve encore actuellement près de l’accueil dans le grand couloir du service de radiologie où bien rares sont certainement ceux qui jettent les yeux sur elle et connaissent quelques faits de la vie du personnage qu’elle honore par les mots : « Au professeur Théodore Guilloz, chevalier de la Légion d’honneur, médaille Carnegie, fondateur du service d’Electroradiologie, victime du devoir, 1868-1916 ».

 

Auparavant, comme déjà indiqué, dès 1920, au moment du renouveau de l’Association des anciens étudiants de la Faculté de pharmacie de Nancy, son président, le professeur Favrel, et ses responsables avaient associé Guilloz à la liste des morts de la Faculté au cours de la Grande Guerre. Rappelons enfin qu’à l’occasion des manifestations du cinquantenaire de la découverte des rayons X, Dariaux a présenté un "Hommage aux victimes des rayons X" où figurent en 25ème rang (l’ordre est alphabétique) Guilloz et Jacquot ensemble. Il m’a semblé que pour le centenaire de la radiologie, quelques mots pouvaient être écrits sur l’un et sur l’autre de ces pionniers et martyrs qui ont aussi appartenu à la grande famille pharmaceutique.