Article paru dans la revue « Le Pays Lorrain » en
2003
L'université est un des lieux privilégiés où s'enseignent et s'approfondissent les connaissances issues des sciences, à tout moment. En son sein, toute faculté de médecine a vocation à la fois d'aborder les données scientifiques acquises de longue date et les perspectives que soulèvent les plus récentes découvertes ; de plus elle se doit, en liaison étroite avec les lieux d'apprentissage (l'hôpital, le laboratoire, le cabinet d'exercice, selon les vocations et les stades de formation), de poursuivre, tout au long de la vie professionnelle des médecins, l'enseignement à la fois des concepts et des pratiques.
La Faculté de Médecine de Nancy a réussi un véritable pari qui s'est traduit par une succession, pendant plusieurs décennies, d'initiatives originales dans le secteur des affections du système respiratoire ; si le contexte géographique et scientifique de la pneumologie s'avérait a priori favorable à cette réussite du fait de la vocation minière et métallurgique régionale, c'est essentiellement à une équipe dynamique que Nancy le doit. La rapidité du succès de cette entreprise apparaît aujourd'hui d'autant plus remarquable que l'établissement lorrain, comme toutes les institutions académiques du pays, avait gravement souffert du marasme intellectuel d'une période de guerre ; sur le plan international il était complètement isolé. En effet, les informations scientifiques récentes en provenance des pays n'ayant pas vécu la guerre et l'occupation ne furent connues qu'après la Libération. Un retard considérable, à la fois dans les concepts fondamentaux et les techniques, s'était accumulé dans les milieux universitaires médicaux '. Le manque criant de moyens financiers ainsi que l'impréparation des chercheurs potentiels constituaient des obstacles difficiles à franchir, d'autant plus que le traditionalisme ambiant n'encourageait guère les initiatives audacieuses.
Ainsi jusqu'en 1948, l'anesthésie n'était pas encore donnée par les médecins mais par des auxiliaires. Malgré les apports de la chirurgie de guerre qu'avaient fait connaître l'armée américaine et la première armée française, ces anesthésies étaient administrées au masque avec le chloroforme ou l'éther, et même à la compresse, « à la reine » en obstétrique...
L'Université de Nancy se démarque de cette atmosphère un peu terne ; le Professeur Pierre Simonin, spécialiste des maladies pulmonaires, atterré par la gravité des maladies professionnelles observées chez les mineurs lorrains, pressent le grand intérêt de l'exploration fonctionnelle dans l'évaluation de l'appareil respiratoire. Dès octobre 1948, grâce à des crédits prélevés sur les honoraires médicaux de son service hospitalier, il fait l'acquisition des instruments nécessaires à l'investigation sur les malades. Leur usage sera mis au point avec l'aide de quelques thésards par Paul Sadoul, le jeune assistant de sa chaire de médecine. Celui-ci fait alors son apprentissage de la physiopathologie respiratoire dans une optique conforme aux messages de l'intelligence expérimentale propre à Claude Bernard. « Comme un long fleuve tranquille », un programme à long terme de familiarisation avec les techniques de l'investigation clinique se déroule, établi sur une ferme conviction. Le jeune assistant auquel cette mission est confiée a le privilège d'être pourvu d'une formation à la recherche entrevue au Karolinska Hospital à Stockholm et acquise aux Etats-Unis dans deux des meilleurs laboratoires de physiologie respiratoire, ceux de W.O. Fenn à Rochester (N.Y.) et de A. Cournand, à l'Université Columbia de New York.
De retour en Lorraine, Paul Sadoul est épaulé par le laboratoire de Physiologie de la Faculté de Médecine (Professeurs Franck et Grandpierre) consacré à la physiologie des adaptations, notamment en aéronautique. L'équipe initiale s'était enrichie d'un jeune médecin parisien, P. Drutel, élève de R. Tiffeneau, un pionnier de la pharmacologie. Elle met alors au point les techniques permettant d'évaluer chez l'homme à la fois les paramètres de la mécanique pulmonaire et les déterminants des échanges gazeux, à l'effort comme au repos, ainsi que les facteurs de réactivité du système bronchique. Le « moteur » du raisonnement intellectuel se situe pour ce petit groupe dans une nouvelle compréhension du fonctionnement du système respiratoire et de ses altérations pathologiques ; grâce à des épreuves fonctionnelles, il devient possible de substituer à la méthode de correspondance anatomo-clinique (lésions-symptômes) une démarche physiopathologique (mécanisme-maladie) pour comprendre le déclenchement et la permanence des troubles révélés par l'examen clinique et l'image radiologique.
Grâce à des mesures précises, l'investigation pénètre ainsi le domaine des fonctions respiratoires (le soufflet pulmonaire dans sa mécanique, les échanges gazeux entre l'atmosphère et le sang), et celui de la circulation sanguine, notamment dans le territoire pulmonaire.
Dès 1952, l'expérience acquise dans ce domaine de l'exploration respiratoire a permis aux chercheurs du laboratoire nancéien de codifier la méthodologie des techniques d'investigation chez les mineurs de fer du bassin lorrain, complétant la description des maladies professionnelles qui peuvent les frapper (pneumoconioses). Lors de l'épidémie de poliomyélite de 1955-56, les médecins de l'équipe contrôlent la ventilation artificielle des malades grâce aux techniques de laboratoire qu'ils maîtrisent depuis plusieurs années. Cette tragique expérience leur permettra de les appliquer bientôt à la réanimation des malades en coma respiratoire survenant au cours des insuffisances respiratoires chroniques. La Communauté Européenne Charbon Acier (CECA) et l'Institut National d'Hygiène (INH) ont l'attention attirée par les travaux du petit groupe de Nancy ; ces deux institutions le soutiendront financièrement pendant de longues années. Une véritable unité de recherches, pourvue de moyens raisonnables et regroupant auprès des médecins pneumologues des chercheurs stagiaires, souvent d'origine étrangère, sera installée dans un laboratoire de la faculté et à l'Hôpital Maringer : ce sera une des premières créations du nouvel Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM) en 1961. La reconnaissance de la qualité de cette équipe de recherche universitaire se trouve ainsi consacrée et confortée sur la voie choisie. Celle-ci s'avère à l'usage riche de perspectives, y compris dans les applications cliniques de ses travaux. En effet, corrélativement à ses propres laboratoires, cette unité de recherches trouve résonance dans un service hospitalier consacré aux insuffisances respiratoires aiguës et chroniques.
La
dimension académique est délibérément voulue par le responsable de l'équipe :
faire profiter de l'expérience acquise ceux qui ont adopté une démarche
physiopathologique et en tirer les conséquences en thérapeutique, ce seront
les Entretiens de Physiopathologie Respiratoire.
La première réunion fut organisée par les laboratoires de médecine expérimentale et de physiologie. Dans son allocution d'ouverture, le Professeur Simonin souligna : « Le terme d'Entretiens que nous avons choisi pour cette réunion en précise le caractère : extrême simplicité d'abord et en toutes choses... de courts exposés dont le but est d'amorcer des discussions... pas de complications protocolaires... en somme, une réunion d'amis chez qui domine cet esprit d'équipe qui anime et qui féconde... ».
Les collègues étrangers venus de Belgique, d'Italie, de Suède, de Suisse et des USA jouent le jeu. Deux ans plus tard, lors de la réunion suivante, des physiologistes prestigieux L. Dautrebande (Bruxelles), A. Fleisch (Lausanne) et le cardiologue H. Denolm (Bruxelles) contribueront largement à maintenir l'atmosphère conviviale dans l'amphithéâtre J. Parisot. Ils savent exiger la précision des définitions et des mesures, caractères qui sont rappelés au cours de mises au point précédant les exposés de résultats encore inédits que les présentateurs veulent soumettre à la critique de leurs collègues avant de les adresser à une revue scientifique.
A partir de 1958, le Comité de recherches de la CECA fournit des traducteurs compétents. A. Cournand récent Prix Nobel de Médecine se joint aux participants et il contribuera à quatre reprises aux Entretiens ultérieurs.
Le succès des Entretiens entraînera deux universitaires tchèques (S. Daum et A. Ourednik) à convier à Prague, malgré les difficultés liées au Rideau de fer, les physiologistes du domaine travaillant en Europe. S'ensuivra en 1966 la fondation de la Societas Europaea Physiologiae Clinicae Respiratoriae (Société Européenne de Physiologie Clinique Respiratoire) réunissant 21 pays d'Europe dont l'URSS.
De très nombreuses applications à la clinique de cette démarche physiopathologique ont aussi été débattues, avec pour but la mise en œuvre d'une médecine moderne : le diagnostic, l'évaluation de la sévérité de la maladie, son pronostic, et bien évidemment les modalités de son traitement. Toutes ces étapes ont ainsi bénéficié des enseignements de ces Entretiens, non seulement pour ce qui ressort de la discipline mère, la pneumologie, mais aussi de l'anesthésie, de la réanimation, de la cardiologie, de la rééducation, de la médecine du travail ou de la pharmacologie.
Ainsi,
le succès de cette entreprise ne s'est pas démenti au cours du temps, faisant
de l'Université nancéienne un lieu privilégié d'échanges pour confronter les
résultats de recherches en cours et pour faire le point des connaissances dans
un domaine devenu transdisciplinaire. La qualité des présentations, rehaussée
par la venue de conférenciers extérieurs, a contribué à la réputation de
l'institution, Nancy devenant un « passage » obligé pour nombre de jeunes
spécialistes en provenance de divers pays. Par voie de conséquence, l'unité U
14 et le service hospitalier accueillent des stagiaires étrangers de plus en
plus nombreux. Le recensement de 1986 faisait état de 131 médecins étrangers
issus de 29 pays, y ayant effectué un stage de 4 mois à 4 ans. La plupart
d'entre eux jouissent d'une réputation scientifique de haut niveau.
Ies Sessions d'Enseignement post-Universitaire de Pont-à-Mousson furent dès 1961 destinées à un petit nombre de chefs de service hospitalier et d'universitaires souhaitant perfectionner leurs connaissances en physio-pathologie respiratoire. Imposant un régime d'internat durant une semaine, ces réunions comportaient aussi bien des cours didactiques que des présentations de recherches avec discussions et confrontations de protocoles. Des démonstrations pratiques de nouvelles techniques étaient organisées. De plus, à chaque session, un ou plusieurs conférenciers extérieurs apportaient leur collaboration aux enseignants nancéiens en venant présenter leurs travaux les plus récents. L'effort consenti par chacun des participants pour se libérer longuement et pour couper tout contact avec l'extérieur constituait le gage d'un sérieux approfondissement de leurs connaissances sur des thèmes d'actualité. L'abbaye des Prémontrés, bien que rénovée, offrait un confort tout relatif, presque monacal, qui facilitait la sincérité des échanges et leur sérénité. Ces rencontres débouchaient souvent sur des relations amicales suivies, voire même sur des protocoles communs de recherche. La longévité de cette modalité d'enseignement à haut niveau - près de quarante ans - a démontré qu'il s'agissait là d'une heureuse initiative.
A
l'opposé de la plupart des congrès médicaux et des réunions d'enseignement
post-universitaire destinées aux médecins praticiens, les Entretiens et
les Sessions ne dépendaient pas financièrement de l'industrie
pharmaceutique, le budget était basé sur les droits d'inscription des
participants et sur les fonds propres de l'Unité 14.
UN
RESEAU INTERNATIONAL
Au-delà de ces réunions scientifiques où, à divers niveaux, la formation des meilleurs praticiens mais aussi l'approfondissement des connaissances et la confrontation des travaux pour les chercheurs avaient trouvé leur lieu privilégié, « l'école de Nancy » devait de rassembler sous la forme de publications les matériaux et les résultats de ses recherches. Pour ce faire, dès 1965, le Bulletin de physiopathologie respiratoire édité à Nancy, assurait la publication de présentations faites lors des Entretiens. Il est significatif de mentionner ici que, dès sa deuxième année, ce périodique affirmait son caractère international en accueillant les communications données au Congrès de Physiologie Clinique tenu à Prague, les contributions de certains pays de l'Est côtoyant celles provenant des laboratoires et unités cliniques des pays de l'Ouest. L'accueil offert à des travaux effectués au-delà du Rideau de fer est resté constamment ouvert pour leur publication, tout en conservant l'exigence de qualité. Le comité de rédaction s'appuyait sur des censeurs exigeants, français ou étrangers, ce qui permettait à la revue de ne retenir que des travaux originaux menés avec rigueur. La qualité croissante! Des travaux publiés dans ce Bulletin et sa large diffusion ont permis qu'il soit reconnu en 1982 comme le journal « officiel » de la Société Européenne de Physiologie Clinique Respiratoire (SEPCR). Cette performance témoignait de la qualité du travail, souvent ingrat, des responsables de la publication du Bulletin, Claude Saunier, Francine Schrijen et René Peslin, chercheurs seniors de l'Unité. Devenue bilingue, français-anglais, et sous titrée Clinical respiratory Physiology Journal, la revue née à Nancy en 1965 a été intégrée en 1988 dans l’European Respiratory Journal, organe officiel de la nouvelle Société Européenne de Pneumologie qui a regroupé deux entités, dont l’une précisément la SEPCR.
En matière de recherche universitaire, grâce à la qualité de ses travaux, mais aussi à la fécondité de l'alliance à la clinique d'une discipline fondamentale, la physiologie, le groupe de Nancy a acquis en moins de vingt ans une dimension internationale. Son dynamisme en effet lui a fait franchir les obstacles comme les frontières, en proposant à la collectivité médicale intéressée par les affections du système respiratoire (aiguës ou chroniques), diverses manifestations : réunions, démonstrations, échanges, publications, protocoles en commun, qui ont fourni de multiples occasions de rencontres. Des contacts durables ont été noués avec des équipes partageant la même démarche dans de nombreux pays. Certes la proximité a favorisé, au tout début de l'aventure, les pays de l'Europe occidentale, francophones ou non, mais bientôt des relations au sein des Sociétés savantes ont été établies entre le groupe nancéien et des équipes de même obédience à travers le monde. Pour son congrès annuel, la SEPCR créa, en 1988, en alternance avec la conférence invitée intitulée « André Cournand Lecture », une « Paul Sadoul Lecture ». Cette conférence donne à une personnalité éminente la possibilité de faire le point sur ses propres travaux. Ainsi on peut considérer que ce réseau s'est étendu aux Etats-Unis, au Canada et à certains pays du Commonwealth.
L'essaimage de l'Unité nancéienne, en terme de chercheurs et d'enseignants a atteint de multiples lieux. En France, parmi les « héritiers » jouissant aujourd'hui d'une réputation scientifique de haut niveau, mentionnons, outre A. Lockhart professeur de physiologie à l'université Paris V, M.-C. Laxenaire qui anima durant de nombreuses années la Société française d'anesthésie, J.-M. Polu, président de l'association nationale pour le traitement des insuffisances respiratoires, E. Puchelle, directeur de recherches et responsable d'une unité à l’INSERM créée à Reims. Au plan international, M. Desmeules devenu professeur à Québec a accepté la charge de doyen de sa faculté, E. Milic est directeur d'institut à l'Université McGill, J.-J. Gauthier est chef de médecine à l'Université de Montréal, T. Simao a crée à Rio de Janeiro le premier service de réanimation et M. Mohankumar préside la Société indienne de pneumologie. On pourrait citer bien d'autres « anciens » du groupe de Nancy qui ont, dans leur pays respectif, assumé de hautes responsabilités scientifiques.
CONCLUSION
La finalité d'une recherche universitaire de qualité doit conjuguer l'originalité de la démarche sous-jacente et la prise en considération des facteurs d'environnement, y compris financiers, pour atteindre l'objectif visé. La médecine n'échappe pas à cette règle, l'exemple fourni par l'Université de Nancy dans le secteur de la physiopathologie respiratoire illustre ce propos. La rencontre de deux disciplines très généralement autonomes, avec en ligne de mire l'étude des affections du système respiratoire, s'est avérée riche de résultats dans les mains d'une équipe universitaire enthousiaste et combative
L'attrait, puis la réussite de la démarche, en marge des sentiers battus, ont constitué pour l'Université nancéienne un pôle d'excellence, riche d'une aura durable au plan international. Aujourd'hui, soit 50 ans après les débuts de cette expérience, l'initiative laisse, non seulement en Lorraine mais dans nombre d'institutions académiques en Europe et au-delà, le souvenir d'une grande aventure, efficace pour la recherche scientifique ainsi que pour la formation et la thérapeutique médicales. Cette « Ecole Universitaire », créée un demi-siècle à la suite de la célèbre « Ecole de Nancy », celle qui perdure dans les esprits pour ses beaux apports aux arts plastiques et architecturaux, partage avec celle-ci l'originalité de sa démarche, sa manière de distribuer ses feux, sa diffusion à l'échelle du continent européen, sa réputation internationale. Loin d'être une balise historique sans lendemain, cette école a connu nombre de retombées dans la pratique médicale grâce à des applications sur des terrains divers, mais tous englobés dans la visée initiale. Quel succès ! Pouvait-on les imaginer dans les années cinquante.