` sommaire

L'enseignement médical et les spécialités

 

par P. JACQUES

 

Revue Médicale de l’Est – 1928

 

A l'époque où j'ai fait mon apprentissage de médecin, — c'était : il y a trente-cinq ans, — le futur praticien pouvait aborder avec confiance l'exercice de la profession après avoir fréquenté, comme stagiaire, externe ou interne, les cliniques médicale, chirurgicale et obstétricale. Dieulafoy, Auvard et les quatre agrégés complétaient les lacunes de l'enseignement hospitalier. Il y avait bien, à côté de ces plats de résistance, quelques hors-d’œuvre offerts aux plus zélés d"entre nous, qui pouvaient tenter chez Rohmer de s'initier aux mystères de l'ophtalmoscopie, à   la  Maison de Secours d'acquérir certaines notions pratiques de vénéréologie, ou même par les beaux jours d'été, d'aller chercher à Maréville, sous la paternelle direction du docteur Langlois, le rudiment de la psychiatrie. Mais, en fait, les grandes cliniques suffisaient  à tout, parce qu'on  n'en avait  distrait  encore  ni  les  maladies contagieuses, ni  les  tuberculeux,   ni   les  urinaires,  ni   les otopathes,  etc. Aujourd'hui, où  l'inéluctable loi  du  perfectionnement  a  imposé la  création de nombreux   services  spécialisés,  les   «   grandes  cliniques   »  de médecine et  de  chirurgie  que  nous  appellerons  les «   services généraux »     ne connaissent plus de nombreuses catégories de malades,  drainés qu'ils  sont   naturellement   par les services spéciaux, parce que mieux adaptés pour les examiner et  les traiter.  C'est, à cette  heure,  la   moitié,  au  moins,  de la  nosologie courante, qui échappe aux  cliniques  dites générales ;   ce  sera  demain   une  proportion   plus   forte  encore   de  cas   de   pratique,   dont l'enseignement qu'on y donne ne pourra plus faire état.

En présence de cet   état   de  choses,  comment   assurer au   futur docteur  l'acquisition   de   la   somme   indispensable   de   notions,   qui lui permettra de répondre à toutes les nécessités de la profession ? Chaque  faculté,  suivant   ses  inspirations,  a   rendu   le  stage obligatoire dans un certain  nombre, d'ailleurs variable, de cliniques spéciales.   Quelques   heures,   parcimonieusement  mesurées,    ont    été prélevées sur  les  stages généraux   et   attribuées  à  quelques   stages spéciaux. Pour fixer les idées, à Nancy, les étudiants astreints au stage hospitalier doivent, pendant  trois années sur cinq, consacrer aux cliniques générales de médecine et de chirurgie douze heures par semaine ;  soit, à  raison  de  trente-cinq  semaines  de  scolarité effective par an, un total de  1260 heures. En regard de cette large dotation,   nous   voyons   les   rares   départements   spécialisés,      le stage a été rendu obligatoire, tels que l'ophtalmologie, l'oto-rhino-laryngologie, la syphili-dermatologie, disposer chacune de moins de 80 heures. A côté d'elles, il est  vrai, l'obstétrique,   par égard,  je  suppose,  pour son  ancienneté  jouit  d'un   traitement  de  faveur insigne,  en   retenant   les  étudiants   pendant   toute   la   durée  de   la quatrième année  tous  les   jours de  la  semaine.

S'il nous plaît de rendre hommage au progrès réalisé par la reconnaissance officielle des enseignements spéciaux, force est bien de reconnaître que l'obligation, affirmée, de leur  fréquentation pour tous les aspirants au doctorat, n'a guère qu'une valeur platonique et ne saurait constituer, pour ceux qui ont la charge de ces disciplines, qu'une illusoire satisfaction. Conscients de l'impossibilité où ils se trouvent, dans les heures éparses qui leur sont concédées, d'inculquer à leurs élèves les rudiments indispensables de technique, de pathologie et de  thérapeutique  ressortissant  au   département de l’art de guérir qu'ils ont la responsabilité de faire connaître, les professeurs des cliniques spéciales renoncent, au cinquième examen de doctorat, à interroger les candidats sur leur propre discipline dans la grande majorité des cas.  Ici  cette quasi-certitude pour les étudiants d'échapper à une « colle » certaine réagit d'une façon  fâcheuse sur  l'assiduité au   stage.  Certes, quelques  années   plus  tard, quand  il  s'agira de  répondre, non  plus aux question d'un examinateur averti des lacunes, mais aux interrogations indiscrètes d'un client  sur  la  nature d'un  mal   de   gorge  insolite d'une éruption suspecte ou d'une baisse de la vue, certes le jeune praticien  regrettera   les   trous   laissés   dans   sa  formation   professionnelle par une trop indulgente « alma mater ». Il ne reviendra plus sur les bancs et aucun de ses manuels ne lui apprendra ce que lui a laissé ignorer l'hôpital au temps de ses études. Incapable de formuler un diagnostic, il déguisera  son   insuffisance en prescrivant un remède anodin et le mal, s'il est grave, suivra son cours insidieux, jusqu'au jour où des accidents  trop manifestes révéleront à la fois sa nature et sa définitive incurabilité.

Les stages spéciaux, tels qu'ils sont établis par les facultés et présentés aux étudiants ordinaires, sont loin de répondre aux nécessités de la pratique. Mais que dire de la situation qui est faite aux élèves — pourtant sélectionnés — que, dès la deuxième année, l'externat  soustrait  aux   obligations   du   stage ?  Ceux-ci  pourront entrer de plein pied dans l'exercice périlleux de la profession sans connaître les accidents révélateurs de la syphilis, sans savoir distinguer un  enrouement  catarrhal  d'un  cancer ou d'une  laryngoplégie, sans être capable de discerner la cause amétropique on rétinienne d'une amblyopie. J'ai vu de jeunes chirurgiens massacrer des   larynx   d'enfants  sous   prétexte  de   trachéotomie ;   des praticiens, depuis peu issus de la Faculté après avoir subi avec succès de sérieux concours, ignorer entièrement l'esquinancie   : erreurs que nul de nous n'aurait commises, je crois, il y a quarante ans, alors qu'il n'existait pas de services de laryngologie pour recueillir les sténoses du larynx ou les angines phlegmoneuses et,  tout en perfectionnant leur connaissance el leur traitement, les soustraire à l'examen d'une trop grande partie des étudiants.

Tel est  le mal insidieux  qui  mine aujourd'hui  noire enseignement médical et qui, si l'on n'y prend garde, en amènera le discrédit et la ruine, par la mise en circulation de praticiens de plus en plus incomplets.

Et le remède ? Serait-il donc, dans le retour à l’antique formule des trois vieilles branches maîtresses et la suppression des jeunes rejets — j'allais écrire : des rameaux gourmands —dont la frondaison touffue menace d'anémier celles-là ?

Une solution, qui ne sérail pas pour déplaire à certains, envisagerait  l'association — dans un rôle naturellement subalterne — d'une pléiade de spécialistes au chef de chacun des grands services de médecine ou de chirurgie. Le professeur de clinique médicale ou chirurgicale disposerait ainsi de la collaboration constante d'assistants spécialisés, à la compétence technique desquels il n'aurait qu'à l'aire appel pour compléter sa documentation ou  parfaire sa thérapeutique. Rien de mieux, pour le chef de service du moins, et je ne verrais, pour ma part, qu'avantage à ce que dans tout service clinique se trouvât quelque élève familiarisé avec l'usage de l’ophtalmoscope, de l’otoscope ou du laryngoscope pour fournir un appoint extemporané d'informations à l'examen d'un « entrant » ; de même que je réclame auprès de moi l'assistance d’un chef de laboratoire, susceptible d'élucider, par une recherche immédiate, la flore d'un exsudat ou la texture d'un débris de tissu.

Mais, assistants spéciaux ou chefs de laboratoire, ne sauraient être jamais que des auxiliaires, et non les maîtres. L’enseignement d'une discipline quelconque exige des connaissances étendues, une expérience consommée, une habileté technique, qui sont le fait d'un professeur et ne sauraient appartenir à de bons élèves, temporairement attachés comme spécialistes à une clinique générale : la valeur de ces spécialistes-là, toute relative, n'est faite que de l'incapacité partielle du chef qu'ils assistent. Et qui, d'ailleurs, les formerait s'il n'existait des services spéciaux ?

Là n'est donc pas la formule salutaire de mise au point de l'enseignement clinique. Si nous voulons « réaliser » il faut avant tout dissiper une équivoque qui, depuis longtemps, obscurcit la question : il faut définir ce qu'est une spécialité médicale.

Dans l'esprit du public — et de beaucoup de nos confrères, qui n'y ont pas suffisamment réfléchi — un médecin spécialiste est un praticien qui, grâce à une instrumentation perfectionnée, arrive à discerner et à traiter certaines lésions, qui échappent au domaine (d'ailleurs imprécis) de la médecine générale. On peu! donc être qualifié comme médecin en ignorant tout de ces techniques spéciales, qui ne regarderaient que les initiés : sortes d'augures, auxquels il est loisible de faire appel le cas échéant, mais dont l’étudiant, adepte naturel du moindre effort, est tout disposé à respecter la tour d'ivoire.

C'est là, on peut le dire, une conception qui remonte au temps des inciseurs, des lithotomistes et des docteurs en bonnet pointu ! A celle conception surannée, qu'il me soit permis d'opposer enfin une définition moderne et adéquate de la spécialisation médicale.

J'imagine, pour moi, qu'un spécialiste en médecine est un docteur, qui, ses éludes générales terminées et ses grades une fois acquis, a fait choix, pour exercer son art, des maladies d'un appareil organique assurant l'une des principales fonctions. De cet appareil, il aura approfondi l'anatomie et la physiologie, les altérations dites d'ordre médical comme les lésions d'ordre chirurgical, et devra posséder, dans une technique perfectionnée, les moyens les plus modernes d'en traiter toutes les maladies. Il ne sera, — entendons-nous bien, — ni un chirurgien, ni un médecin, et je ne saurais trop m'élever contre ce que comporte de routine et d’artifice le rattachement officiel de chaires de spécialités à la section médicale et à la section chirurgicale ; il devra être dans son domaine restreint un médecin complet, apte à prescrire régime ou remèdes, aussi bien qu'à fournir une indication opératoire et à exécuter une intervention. Et cette possession entière de la pathologie d'un système organique met la spécialité bien comprise au-dessus de la pratique exclusive de la médecine et de la chirurgie, laquelle tendrait à la limite, à faire du praticien soit un répertoire de formules, soit un vivisecteur thérapeutique.

Ainsi entendue, la spécialité n'est plus, dans la pratique de l'art de guérir, un territoire réservé affranchi de la culture générale, et, dans l'enseignement, un domaine hors classe, dont l'acquisition, superflue pour l'omnipraticien, n'intéresse que le futur spécialiste. C’est, bien au contraire, une partie intégrante, parfois capitale, des notions exigibles du candidat docteur ; c’est un département scientifique, un compartiment de l'art médical, que les nécessités du perfectionnement ont isolés de l'ensemble, mais qui importe autant que tout le reste à qui prétend soigner ses contemporains.

Il est donc grand   temps  d'en   finir avec  cette équivoque de la spécialité aux  seuls spécialistes.   Avec  la   multiplication   fatale — je dis : fatale — des services consacrés dans les hôpitaux aux malades d'un appareil particulier, le territoire de la médecine et de la chirurgie générales ira en se rétrécissant, constamment, jusqu'au jour où il n'existera plus, en dehors des cliniques spéciales, que des dispensaires de chirurgie d'urgence ou de propédeutique médicale. Quant à la pathologie générale, elle s'enseignera méthodiquement au cours théorique, et incidemment, dans les divers services de spécialités : cela avec autant d'avantages, de sujets et d'autorité que dans les anciennes « grandes cliniques. ».

Le moment est venu, d'autre part, d'établir le bilan strict des connaissances indispensables à l'exercice correct de la médecine courante et d'y conformer notre enseignement. Il est temps pour chacun de nous de réfléchir en toute objectivité à ce qu'il importe au praticien d'aujourd'hui, pour prévenir ou combattre la maladie, de connaître dans le département, qui lui est confié, et d'y conformer avec soin son enseignement, en l'articulant aussi exactement que possible avec celui des autres professeurs de clinique.

Ainsi que toutes les sciences, et plus que d'autres, sans doute, la médecine évolue sans cesse, et les besoins de renseignement, se modifient avec le développement de ses différentes branches. Aussi, de temps, à autre, un .remaniement s'impose-t-il dans les programmes et les méthodes : faute de quoi l'Université verrait, en dépit des privilèges dont elle jouit, se détourner d'elle les esprits avides de progrès. La clinique hospitalière, école véritable du futur praticien, se traîne dans les ornières d'un passé honorable, à coup sûr, mais périmé. Il faut procéder sans retard à un nouvel aménagement de ses ressources, à une répartition nouvelle des enseignements et des stages.

J'ai dans mon jardin un cerisier vénérable, dont les fruits excellents ont fait la joie de plusieurs générations et continuent à honorer le verger vers la Saint-Jean d'été. Mais, fâcheux effet de l'âge, je vois d'année en année se dégarnir ses branches maîtresses, jadis si puissantes. La frondaison, si touffue autrefois, de sa tête s'éclaircit ; des liges noires et dépouillées apparaissent au sein du feuillage moins vert. La sève se retire lentement des parties qui furent les plus fertiles. Le vieil arbre va-t-il périr ? Non, car de jeunes rameaux, nés de la base des branches, charpentières, pleins de vigueur et de promesses, s'élancent en directions diverses, gonflés de la sève du vieux tronc, et commencent à fleurir et à fructifier à leur tour. Quand les plus forts d'entre eux auront acquis un développement suffisant, je sacrifierai les parties dépérissantes, dont les sucs mal utilisés, profiteront désormais à la jeune végétation, et, de l'origine de l'ancienne fourche, une couronne de branches nouvelles et bien vivantes reformera à l'arbre rajeuni une tête vivante et bien équilibrée.

Comme le cerisier, l'enseignement de la clinique demande à être recépé. S'il est trop tôt encore pour supprimer les vieilles branches charpentières, du moins convient-il dès aujourd'hui de faire un choix entre les rameaux de remplacement, et de leur assurer leur place, afin de bénéficier au plus tôt de leurs fruits.

Effectuer un choix entre les spécialités, qui se sont fait jour jusqu'ici, et déterminer celles dont l'enseignement doit être rendu obligatoire est l’œuvre indispensable, mais combien délicate et ardue ! On l'a bien vu par les fluctuations de l'opinion au sujet du sectionnement de l'agrégation. Un fait certain, c'est qu'un tel départ ne saurait être que provisoire et marquer un palier. Dans toute organisation humaine le progrès se fait par échelons : sachons, aujourd’hui, pour en gravir un, sacrifier une formule périmée.