1810-1900
ELOGE FUNEBRE
C'est une grande et longue existence qui vient de s'éteindre, et c'est avec un sentiment de profonde vénération que la Faculté de médecine s'incline devant cette tombe pour rendre un dernier hommage au Professeur et Doyen éminent qui a honoré notre Ecole, au maître aimé des élèves, au médecin qui ne laisse après lui que des souvenirs de bienveillance et de dévouement.
Gabriel-Alexandre-Hippolyte-Joseph Tourdes est né à Strasbourg, le 21 janvier 1810, et nous a été enlevé vendredi dernier, le 26 janvier 1900, quelques jours après l'anniversaire de sa naissance; il venait d'entrer dans sa 91ème année.
Bachelier es lettres, le 21 juillet 1827. bachelier es sciences physiques, le 24 novembre de la même année, M. Tourdes a fait ses études à la Faculté de médecine de Strasbourg, sous la direction entendue de son père, qui lui a donné le plus bel exemple de labeur et du culte delà science.
Comme lui, il a débuté dans la médecine militaire, comme lui, son amour du travail, son goût pour l'étude des problèmes élevés de la science le conduisirent au Professorat. Médecin des armées d'Italie, Tourdes père, pendant son séjour au-delà des Alpes, était devenu l'ami des maîtres de l'Université de Pavie, de Volta, de Spallanzani, de Scarpa, dont il fit connaître en France les travaux et les découvertes. En 1801, la Faculté de médecine de Strasbourg le porta en tête de sa liste de présentation à la chaire de Pathologie et d'Hygiène. Il cumula ses fonctions universitaires avec celles de Professeur à l'Hôpital militaire d'instruction. Le fils devait suivre une voie aussi bien tracée. Le 8 juin 1829, il entre comme chirurgien-élève à l'Hôpital militaire d'instruction où professait son père; le 25 novembre de la même année, il est nommé chirurgien sous aide.
Reçu docteur en médecine, à Strasbourg, le 14 août 1832 Tourdes est appelé au Val-de-Grâce, à Paris, avec le grade de chirurgien aide-major. Attaché en 1834, à l'Hôpital militaire de Metz, il revint, l'année après, à l'Hôpital militaire de Strasbourg, comme professeur adjoint. Le 7 octobre 1840, il est nommé Professeur titulaire. Mais M. Tourdes avait un autre but. L'exemple de son illustre père devait le conduire à la Faculté de médecine. Le 20 février 1840, il est un des élus à l'Agrégation.
C'était l'époque des grands et mémorables concours pour le Professorat. Après un échec très honorable, M. Tourdes prit une glorieuse revanche, et sort victorieux d'une lutte prolongée avec des émules distingués et puissants. Le 29 mai 1840, il est nommé à la chaire de médecine légale, devenue vacante par la mort de Goupil, qui ne l'avait occupée que pendant une courte durée, après Fodéré, le créateur de cette importante branche de la médecine. M. Tourdes sut s'acquitter dignement de la tâche qui lui était, dévolue. Il démissionna comme professeur à l'Hôpital militaire, pour se consacrer tout entier aux fonctions universitaires et aux études spéciales auxquelles il s'était voué.
Une ère nouvelle s'ouvrit avec M. Tourdes pour l'enseignement de la médecine légale. Il créa pour cette branche de la médecine, l'enseignement pratique, qui doit servir de base aux préceptes et sanctionner tout enseignement théorique. Le premier, il a compris que le jeune docteur, en quittant les bancs de l'Ecole, « devait être capable de résoudre un problème de médecine légale, comme il est apte à traiter un malade. De même que la clinique, écrivait-il, complète les études théoriques de pathologie, de même une observation spéciale, une véritable clinique médico-légale, est nécessaire pour initier l'élève à l'art des expertises et pour le mettre en état d'exercer dignement cette partie des devoirs du médecin ».
C'est à remplir le programme qu'il s'était ainsi tracé, que M. Tourdes a mis toute son activité, tous ses efforts. Les nombreux cas médico-légaux qui se présentaient dans une grande ville et ses environs, devaient lui fournir les ressources pour organiser l'enseignement tel qu'il l'avait conçu. A force de requêtes et de démarches, il réussit à centraliser à la Faculté toutes les expertises. Celles qui se prêtaient à une démonstration publique étaient faites devant les élèves et avec leur coopération. Les observations microscopiques, les constatations chimiques devenaient le sujet de leçons spéciales ; des recherches nécroscopiques et des expérimentations sur les animaux complétaient ce mode d'enseignement. Un musée réunissait les pièces provenant des expertises.
L'organisation de l'enseignement pratique de la médecine légale, telle est la caractéristique de l'oeuvre de Tourdes, oeuvre considérable qui ne pût être édifiée sans labeur, sans difficultés, sans lutte contre des obstacles et des préjugés de tout genre et de toute provenance; oeuvre considérable, couronnée par le plus légitime succès. Quelques-uns d'entre nous voient encore, dans leurs souvenirs, le grand amphithéâtre de la Faculté de Strasbourg, trop exigu pour contenir étudiants en médecine et en droit, médecins civils et militaires, avocats et magistrats, empressés de s'instruire aux savantes leçons, aux intéressantes et fructueuses démonstrations du maître. De nombreux et importants travaux et mémoires sur les questions et les problèmes les plus divers de la médecine légale forment le monument impérissable d'un enseignement dont la valeur a si puissamment contribué à la réputation de la Faculté de Strasbourg. Les éminents services rendus comme professeur et médecin légiste furent récompensés, dés 1849, par la croix de la Légion d'honneur.
En outre de l'enseignement de la médecine légale, M. Tourdes était chargé de la clinique des maladies des enfants. La Faculté de Strasbourg, la première, avait compris dans son enseignement officiel, cette branche importante de la clinique. C'est Victor Stoeber, l'ami et le collègue de Tourdes, qui avait été chargé le premier de ce service, on 1837. Notre estimable collègue lui succéda, en 1846 ; il donna un grand développement à l'enseignement de la clinique infantile, toujours activement fréquentée, non seulement par les élèves, mais encore par de nombreux praticiens de la ville.
Tandis que M. Tourdes consacrait ainsi la plus grande activité, et toute sa science à son double enseignement, il se donnait encore, avec un dévouement sans limite, toutes les fois qu'il pouvait être utile, à cette Faculté alsacienne, qu'avec Ehrmann, Stoltz, Goze, Forget, Stoeber, Schutzenberger, Sédillot, Hirtz, Kuss, il devait tant illustrer.
Rappellerai-je qu'il a été, durant une longue série d'années, le rapporteur de la commission permanente, chargée de rendre compte des Thèses, et de désigner celle qui méritait le prix. De 1858 à 1870, ses rapports ont porté sur prés d'un millier de dissertations inaugurales. Ils sont un modèle de patientes et consciencieuses analyses et réprésentent une somme de travail considérable. Nous devons aussi à M. Tourdes une série d'études sur des questions d'ordre général, sur l'enseignement de la médecine et ses réformes, l'organisation et le développement de la Faculté et des Hôpitaux de Strasbourg.
Grande encore a été la place occupée par notre vénéré collègue, en dehors du Professorat. Son profond sentiment du devoir, son grand dévouement pour la profession et le corps médical, pour sa ville natale, lui avaient fait accepter bien des charges, bien des fonctions, dans lesquelles il a rendu les plus importants et les plus utiles services.
Il a été membre de la Commission administrative des Hospices civils de Strasbourg, membre et secrétaire du Conseil de salubrité du département du Bas-Rhin, où ses très nombreux et consciencieux rapports sur les différentes questions de salubrité, d'hygiène, d'épidémiologie ont été justement remarqués. Il faut citer ici ses mémoires sur les épidémies de choléra et de 1849, 1850 et 1855, sur les épidémies qui ont régné en Alsace, de 1804 à 1869, études qui valurent à leur auteur une médaille de l'Académie de médecine. Mentionnons aussi les remarquables travaux faits en collaboration avec son ami et collègue Victor Stoeber sur l'hydrographie, l'hydrologie, la topographie et l'histoire médicale de Strasbourg et du département du Bas-Rhin.
La Société de médecine de Strasbourg, l'Association de prévoyance et de secours mutuels des médecins du Bas-Rhin, le comptaient parai leurs membres les plus assidus, les plus actifs, les plus dévoués. Avec Victor Stoeber, il était l'âme de la Gazette médicale de Strasbourg, dont la collection, depuis sa fondation, en 1841, compte parmi les publications médicales les plus riches en faits intéressants, mémoires importants, documents précieux.
Tel a été, M. Tourdes, telle a été son oeuvre à Strasbourg jusqu'en 1870. 1870 ! - A cette période fatale, se rattache une page honorable de la vie de notre estimable collègue. M Tourdes était membre de la Commission administrative des Hospices, et, chargé d'un service hospitalier. De grands devoirs lui incombaient à la fois comme administrateur et comme médecin ; il sut les remplir.
Pendant les sept longues semaines du siège et du bombardement, M. Tourdes ne manqua pas un jour à son service des enfants. Et nombreux ont été les petits malades dans ses salles, pendant ces tristes journées. La population enfantine de la ville, non seulement a été cruellement éprouvée par les maladies, mais encore les projectiles et leurs éclats y ont fait de nombreuses victimes, victimes bien innocentes des horreurs du siège. Comme administrateur, M. Tourdes a pris une part des plus actives aux travaux exceptionnels de la Commission des Hospices. Il s'installa à l'hôpital, et contribua puissamment à toutes les mesures qui ont été prises pour faire face aux exigences d'une situation sans précédent. Comment ne rappellerai-je pas la belle conduite de M. Tourdes, dans cette nuit terrible du 25 août, où les projectiles ennemis semèrent par toute la ville l'incendie et la mort, et où malgré le drapeau noir, emblème de la souffrance, malgré le drapeau de la Croix de Genève, un obus incendiaire mit le feu à la chapelle du vieil hôpital. M. Tourdes n'hésita pas un instant à se joindre au personnel valide de l'établissement pour organiser les secours. Les efforts persévérants de tous empêchèrent seuls les flammes de gagner les bâtiments contigus encombrés de blessés et de malades. Douloureux souvenir!
En 1872, M. Tourdes suit à Nancy la Faculté de médecine. Dans notre cité lorraine, il réorganise cet enseignement de la médecine légale qu'il avait élevé si haut à Strasbourg. Retrouver les ressources nécessaires pour ses démonstrations pratiques fut son premier souci, et grande fut sa satisfaction lorsqu'il réussit à faire installer dans les locaux mêmes de la Faculté, une morgue, qui lui permit de rétablir cette clinique médico-légale qu'il avait su créer ailleurs, 30 ans auparavant.
M. Tourdes ne consacra pas uniquement ses efforts à la réorganisation de son enseignement ; il apporte encore la plus précieuse activité à l'installation et au développement de notre Ecolo, dont la prospérité lui a toujours tenu profondément à coeur. Les multiples services qu'il lui a rendus, lui avaient depuis longtemps assuré l'estime et la reconnaissance générale, lorsqu'en 1870, après la retraite du doyen Stoltz, ses collègues le désignèrent à l'unanimité pour sa succession.
C'est M. Tourdes qui apporta le plus utile concours aux études préliminaires à la construction de notre grand Hôpital des cliniques, l'Hôpital civil. Il fut le rapporteur de la commission qui élabora le programme à suivre pour élever ce bel et vaste établissement. Son « Projet de reconstruction des Hospices civils » reste une étude remarquable où tous les éléments d'une question aussi importante sont examinés de la manière la plus approfondie et avec une exactitude de détails, des plus scrupuleuses.
C'est sous le décanat de M. Tourdes que l'Hôpital civil a été inauguré. C'est aussi sous son décanat que furent commencées les premières études qui devaient aboutir à l'élévation de cet autre monument qui fait tant d'honneur à l'Université et à la ville, l'Institut anatomique. M. Tourdes avait sa place au Conseil académique, à l'ancien Conseil général des Facultés, aujourd'hui Conseil de l'Université. Il a représenté les Facultés de médecine au Conseil supérieur de l'Instruction publique.
Tant de services importants devaient être officiellement reconnus. M. Tourdes était officier de l'Instruction publique; en 1881, il fut promu officier dans la Légion d'honneur. Récompense bien méritée, hommage justement rendu à l'homme de science, au professeur éminent, au doyen dévoué à la Faculté.
Le renom du savant, l'autorité incontestée du médecin légiste et de l'hygiéniste désignaient, notre estimable collègue pour les fonctions publiques, M. Tourdes acceptait toutes celles dans lesquelles il croyait pouvoir être utile. C'était pour lui, non un honneur, mais un devoir qu'il remplissait avec conscience. Son exactitude augmentait la valeur de sa précieuse collaboration. Il fit partie de la Commission municipale des logements insalubres, du Conseil d'hygiène et de salubrité du département. Comme membre et comme vice-président, il s'y est signalé par de nombreux travaux, par la sagesse de ses avis, par la direction imprimée à une institution qui rend à la population de, réels services.
D'une honorabilité professionnelle parfaite, toujours disposé à se dévouer pour le corps médical, la confiance et l'estime de ses confrères l'avaient désigné comme successeur du regretté Lallement, pour présider l'Association de prévoyance et de secours mutuels des médecins de Meurthe-et-Moselle. Son dévouement pour l'oeuvre lui valurent le grand honneur d'être appelé à siéger comme vice-président au Conseil central de l'Association générale des médecins de France. Ces fonctions, il les a exercées jusqu'au dernier jour.
C'est en novembre dernier, en se rendant à une séance importante de la Commission administrative de notre Association locale, qu'il a ressenti les premières atteintes du mal qui devait nous l'enlever. M. Tourdes vient de s'éteindre après une longue vie, noblement remplie, vie de labeur, de dévouement pour la science et l'enseignement, de probité et d'honorabilité professionnelles, de patriotisme élevé.
Longue est la liste des services rendus par le savant ; imposante aussi celle des travaux du professeur et du médecin. Comme médecin légiste, M. Tourdes a acquis une renommée universelle ; il est une des gloires françaises de la médecine légale. Le talent du maître, sa grande bienveillance, son entier dévouement pour les élèves, la bonté toute paternelle avec laquelle il les accueillait et s'efforçait de leur être utile, la simplicité et la bonhomie avec lesquelles il se plaisait au milieu d'eux, nous tous les avons admirés et en avons apprécié les bienfaits. Nous en conserverons le plus reconnaissant souvenir. Le nom de notre vénéré maître restera gravé dans nos coeurs comme il l'est dans le livre d'or de la Faculté, où ajouté à celui du père, il marque une période glorieuse d'un grand siècle de durée.
Ce que M. Tourdes a fait pour la science, pour l'enseignement, pour ses élèves, pour sa chère Faculté de médecine, il l'a fait aussi pour la profession médicale, à laquelle il était profondément attaché et dévoué. Il avait le sentiment le plus profond de la confraternité, accordait une estime et une sympathie égales à tous ses confrères, au plus modeste comme au plus renommé ; il les aimait et recherchait leur compagnie. Son assiduité à toute réunion de médecins est unanimement reconnue. Notre estimable confrère voulait le corps médical puissant, entouré de la considération générale, du public et des pouvoirs. En toute occasion, en toute circonstance, il encourageait les médecins à s'unir, à s'entr'aider dans l'accomplissement de leur mission humanitaire, à se dévouer partout où, de par leurs connaissances spéciales, ils pouvaient être utiles. Celui que nous pleurons prêchait d'exemple.
A l'autorité du savant, à l'admiration et à la reconnaissance que collègues, confrères, élèves lui conservaient, s'ajoutaient l'estime et le respect de tous. Touchante était sa réception, lorsqu'il se présentait à quelque assemblée de médecins ! Quelle belle fête, les associations médicales du département des Vosges ne lui avaient-elles pas préparées, il y a trois ans. Quelle belle ovation lui était faite, lorsqu'il venait assister à une séance de Société savante! A Paris, à l'Académie de médecine, où il aimait aller, heureux d'y retrouver de ses anciens élèves, aujourd'hui, à leur tour, des maîtres, chaque fois l'illustre Compagnie s'empressait de rendre un solennel hommage au savant modeste, universellement estimé et vénéré, qui a honoré la science et la profession médicale durant une si longue série d'années.
Outre ses nombreuses obligations, ses multiples devoirs, M. Tourdes trouvait encore le temps, dans ses rares loisirs d'homme de science et de médecin, de cultiver les lettres. Il affectionnait entre toutes, les études d'histoire, était membre de l'Académie de Stanislas, et son remarquable discours sur les origines de l'enseignement médical en Lorraine et la Faculté de Pont-à-Mousson a été le fruit de ses lectures et, de ses patientes recherches. Aux services rendus par le savant, aux mérites de la vie publique, le vénéré M. Tourdes joignait ceux de la vie privée, les vertus du père de famille. Il en a trouvé la juste récompense dans le tendre attachement d'enfants qui ont, fait son honneur, et qui jusqu'à ses derniers moments l'ont entouré de l'affection la plus touchante et des soins les plus dévoués. Cette affection et ce dévouement, ils en avaient eux-mêmes eu l'exemple dans la grande bonté, la bienveillance extrême que leur père témoignait à tous ceux qui l'approchaient. Ces qualités du coeur trouvaient leur appui, chez M. Tourdes, dans une grande piété.
Toute cette longue vie si honorable et si utile, suscite des sentiments d'admiration et de vénération profondes. Elle est un exemple qui fortifie et qui encourage. La Faculté de médecine, la Cité, le corps médical de la France entière en conserveront le pieux souvenir. Cher collègue, cher doyen, cher maître, vous avez rempli votre mission ; recevez, au nom de la Faculté de Médecine, que vous avez tant aimée, tant honorée, un éternel adieu.
Professeur F. GROSS