GROSS Frédéric

1844-1927

` sommaire

Autres photos : cliquez ici

ELOGE FUNEBRE

Rappeler ce que fut le doyen Gross dont une si belle vieillesse prolongea la magnifique carrière est un pieux hommage que lui doit la fidélité reconnaissante de celui qui fut son dernier élève et qui recueillit son dernier souffle. Parmi les maîtres de notre Faculté frappés par le destin en 1927, il eut l'honneur incontesté d'incarner l'esprit de cette Ecole nancéienne qui faisait revivre en France l'Ecole de Strasbourg. Pour quarante-deux générations d'étudiants, le Professeur Gross fut celui qui avait apporté des provinces perdues le flambeau de la science et ce serait lui, pensait-on, qui, dans un jour de gloire, irait le remettre à la Faculté, de Strasbourg redevenue française.

Strasbourgeois, nul ne pouvait l'être davantage. Né à Strasbourg le 5 juin 1844, fils d'un médecin de Strasbourg, c'est à Strasbourg que Frédéric Gross fit toutes ses études. Interne des Hôpitaux de Strasbourg en 1863, chef de clinique en 1868, agrégé de chirurgie à Strasbourg en 1869, il avait reçu les leçons et l'exemple de deux grands maîtres strasbourgeois dont il aimait parler : Sédillot et Koeberlé. Appartenant à cette génération privilégiée qui devait connaître un si prodigieux destin, aussi prodigieux que l'essor de la chirurgie abdominale dont elle vécut tous les progrès, il semblait destiné à continuer dans sa ville natale la tradition brillante de son père et de ses maîtres. Les événements en décidèrent autrement. Un an après sa nomination d'agrégé, la guerre apportait à Strasbourg les horreurs d'un siège poursuivi avec sauvagerie. Pendant que les bombes allumaient en tous lieux des incendies, l'aide-major Gross se prodiguait au chevet des blessés à l'ambulance n° 4 du séminaire Saint-Thomas, puis après la reddition à l'ambulance de Clerval dans le Doubs. L'année suivante il quittait son cher Strasbourg en deuil et suivait à Nancy, comme agrégé en exercice, la Faculté transférée dont il devait devenir avec son collègue Bernheim l'élément le plus représentatif.

Pour parvenir au premier rang dans l'estime de ses collègues, pour mériter la reconnaissance que lui voua la conscience populaire, pour être un des fleurons de la gloire de Nancy le jeune maître avait les plus beaux titres. En 1868, le prix de thèse avait récompensé son travail sur « La structure microscopique du rein » ; l'année suivante il écrivait pour le concours d'agrégation une thèse remarquable et demeurée classique sur « La valeur clinique des amputations tibio-tarsiennes et tarso-tarsiennes » ; la même année voyait paraître dans le Dictionnaire de Médecine générale l'article « luxation » dû à sa collaboration avec le professeur Sédillot. En pleine jeunesse, à 35 ans, il était nommé professeur de Médecine opératoire ; deux ans plus tard, en 1881, il recevait la chaire de Clinique chirurgicale qu'il devait illustrer pendant trente-trois ans. Autour de lui se pressaient tous les jeunes poussés par le désir de s'initier à cette chirurgie chaque jour plus brillante, avides aussi de devenir des maîtres à leur tour. Un seul trait donnera la mesure de la valeur de son enseignement, neuf de ses chefs de clinique ont revêtu la robe professorale et parmi eux je ne citerai que ceux prématurément disparus : Rohmer, Sencert, Vautrin.

Chef de service, il avait donné une allure toute particulière à sa clinique d'hôpital. Méthodique et ponctuel, calme et tenace, précis dans ses actes, concis dans ses paroles, sévère pour lui-même et pour son personnel, mais d'une sévérité tempérée par une extrême bonté et une grande justice, il obtenait de ses collaborateurs un effort constant dont il donnait l'exemple avec une dignité remarquable. Parce qu'il était sensible et bon il évitait tout ce qui aurait pu blesser ceux qui l'approchaient. Jamais un blâme, pas même un reproche en public ; mais dans le silence de son petit cabinet un court entretien, une admonestation souvent ferme, toujours juste ; rien ne lui coûtait comme de sévir. Au cours des cliniques qui exposent si fréquemment le professeur à apprécier, sans même le vouloir, les actes ou les paroles d'un confrère, jamais une critique, jamais un jugement qui pût faire de la peine. Il avait de son rôle la conception la plus haute ; donner la science n'était à ses yeux que la moitié de sa tâche ; à ceux qui suivaient ses cliniques, il enseignait le culte de l'honneur qu'il portait si haut, le respect de la profession qu'il concevait si belle, libre et honorée, le dévouement enfin pour le pauvre et le malade. Ses hospitalisés avaient droit à tous les soins et à tous les respects; ils lui étaient deux fois sacrés parce qu'ils souffraient et parce qu'ils étaient pauvres ; mais sa bonté était si discrète que ceux-là seuls qui vivaient dans son intimité ont su qu'elle n'avait pas de limites. Au lit du malade il répétait les examens, pesant avec soin les indications opératoires, et, quand sa décision était prise, il opérait dans le calme de sa « salle blanche », avec quelle méthode et quelle conscience !

Ses opérations de chaque jour donnaient un enseignement fécond. Le premier en France, avant Lucas Championnière, il introduisait dans son service d'agrégé la méthode de Lister dont il jugeait les résultats dans sa leçon d'ouverture à la Clinique chirurgicale en 1875 et il adressait sur ce sujet un mémoire à la Société de Chirurgie de Paris. En 1879, il faisait paraître « La Méthode antiseptique », exposé de ses résultats à l'Hôpital Saint-Léon. Promoteur en France de l'antisepsie, il fut également des premiers à lui substituer l'asepsie. « Dans les opérations l'asepsie doit être la règle » écrit-il dès 1891, et, à la faveur de cette asepsie il préconise déjà la suppression du drainage après la réunion des plaies opératoires (1890).

Avec ses élèves Rohmer et Vautrin auxquels se joignait André pour une deuxième édition, il publiait en 1890 les « Nouveaux éléments de pathologie et de clinique chirurgicale » qui ont été le manuel classique de tant de générations. En 1891, il donnait enfin la mise au point d'une question qui l'occupait depuis douze ans, écrivant sur « les pieds-bots varus équins congénitaux et la tarsectomie postérieure cunéiforme » des pages définitives et décrivant son opération qui est devenue classique.

Ses publications se succédaient ; elles touchent à tout le domaine de la chirurgie, la simple énumération des plus importantes en serait trop longue. Rappelons seulement ses nombreux mémoires de chirurgie gynécologique et, en 1895, cette belle communication au 13e Congrès de Chirurgie de sa statistique personnelle de 82 hystérectomies abdominales restée longtemps sans égale. Le premier à Nancy il pratiqua la gastro-entérostomie et son nom demeure attaché à la question des « perforations de l'estomac pour ulcère » par un travail rédigé en collaboration avec son fils Georges Gross et basé sur l'analyse de 409 opérations.

Sa haute valeur scientifique lui ouvrait toutes les portes. Membre correspondant national de la Société de Chirurgie de Paris en 1880 et de l'Académie de Médecine en 1896 il en devenait en 1918 asso­cié national. Membre fondateur de l'Association française de chirurgie en 1884, le suprême honneur lui était donné de présider le Congrès de Chirurgie de 1897 ; dans son discours d'ouverture sur la radiographie, il a une claire vision de tout ce que promet cette récente conquête de la science, il insiste sur la nécessité de créer dans tous les hôpitaux un laboratoire spécial de radiographie et son appel fut entendu. Associé étranger de la Société de Chirurgie de Bucarest en 1900, membre fondateur de l'Association internationale de Chirurgie en 1905, l'Académie Royale de Belgique l'accueillait en 1917 comme membre correspondant étranger et le nommait membre honoraire en 1926. A Nancy même il suivait fidèlement les séances de la Société de Médecine dont il fut président en 1882 et celles de la Société d'Obstétrique et de Gynécologie dont il présida le 6 mars 1912 la première séance.

Les rares instants que lui laissait la chirurgie étaient encore des instants de labeur. Fondateur et collaborateur assidu de la Revue Médicale de l'Est ; membre du Conseil de l'Université, doyen de la Faculté de 1898 à 1913, date à laquelle il ne se représenta plus aux suffrages ; membre du Comité consultatif de l'Enseignement supérieur de 1908 à 1925 ; président du Comité régional de l'Alliance d'hygiène sociale depuis 1905 ; président pendant 27 ans de l'Association de prévoyance des médecins de Meurthe-et-Moselle, partout ses conseils précieux étaient écoutés. Comme doyen il conçut et réalisa le projet grandiose d'extension des hôpitaux, sans avoir davantage que son ami Herrgott la satisfaction de voir terminer les travaux de la nouvelle Maternité. Entre temps, rassemblant et condensant ses souvenirs dans « la Faculté de Médecine 1872-1914 », il mettait en relief le rôle de ses devanciers et de ses collègues, s'effaçant modestement derrière eux. Il destina cette étude importante à l'Académie de Stanislas qui lui avait ouvert ses portes en 1903.

On comprend que pour ce travailleur infatigable la retraite n'ait pas été le repos. Sans doute la Faculté conféra l'honorariat au doyen en 1913, au professeur en 1914, mais une carrière peut-elle s'arrêter quand la Nation a besoin de l'activité de tous ses citoyens. De 1914 à 1919 le professeur Gross continua sous les bombardements et les raids d'avions son service d'hôpital, dépensant des trésors de patience et d'ingéniosité au chevet des blessés de la face, créant pendant la guerre le premier centre de restauration maxillo-faciale comme il avait pendant la paix créé à la Faculté de Médecine le premier institut dentaire.

Jusqu'en 1927 il continua à siéger au Comité consultatif de l'Enseignement supérieur, en 1916 il devenait président de l'Office départemental d'hygiène sociale ; en 1920, il était nommé membre du Conseil général de l'Association de Prévoyance des Médecins de France. Il tomba, en pleine activité le 15 octobre 1927, dans sa quatre-vingt-quatrième année.

A une carrière si féconde les distinctions honorifiques ne devaient pas manquer, jamais le Professeur Gross ne fit rien pour les rechercher. Chevalier de la Légion d'honneur en 1896, officier depuis 1907, il portait avec fierté les médailles des deux guerres entre lesquelles se place toute sa carrière, et peut-être attachait-il plus de prix encore à la médaille de la Société Française de Secours aux Blessés et à celle de la Reconnaissance Française. La médaille d'or de l'Assistance publique allait récompenser 52 ans de dévouement dans les hôpitaux de Strasbourg et de Nancy, mais son trépas ne permit pas qu'elle lui fût remise au Congrès d'hygiène et d'assistance et c'est à titre posthume que lui fut décerné ce dernier hommage.

Telle est, brièvement rappelée, cette carrière si bien remplie. Elle est d'une unité remarquable. Strasbourgeois, le Professeur Gross garda toute sa vie la certitude du retour à la France de sa chère patrie ; il eut la joie indicible de voir enfin nos trois couleurs flotter au sommet de la flèche rose qui domine et symbolise Strasbourg. Il vit la Faculté de Nancy, sa Faculté, rendre à Strasbourg avec Ancel, Bouin, Sencert son élève et d'autres encore, plus jeunes, le sang français qui s'en était allé en 1872. Strasbourgeois, le Professeur Gross conserva fidèlement les traditions alsaciennes. Dans son service, il aimait aux heures de bonne humeur à parler le dialecte et à échanger ainsi quelques mots avec la bonne soeur Caroline que tant de nous connaissent. Il avait du Strasbourgeois l'ardeur au travail, la gravité, il en avait aussi la malice et l'indulgente ironie qui fusaient parfois en phrases lapidaires tandis qu'un fin sourire venait tempérer l'éclat d'acier des ses yeux volontaires. Correct et digne, il mettait au service de ses idées toute la ténacité alsacienne.

L'honneur était son guide, le travail sa règle, la profession médicale son sacerdoce et la chirurgie sa passion. Comment aurait-il pu en être autrement : il avait connu l'époque que nous imaginons à peine où la simple amputation d'un doigt mettait en question la vie de l'opéré ; il avait aidé son maître Koeberlé dans ces premières laparotomies qui faisaient accourir à Strasbourg tous ceux que la chirurgie comptait d'illustres en Europe ; il avait diffusé la méthode de Lister qui rendit possible toutes les audaces opératoires ; il avait vu la chirurgie s'attaquer successivement à tous les organes abdominaux et, par une adaptation quotidienne de ses méthodes triompher de toutes les difficultés et recevoir enfin l'aide nouvelle de la radiographie.

Il avait volé de progrès en progrès, de cimes en cimes ; les contingences de la vie n'existaient pas pour lui. Dans son calme foyer du quai Isabey sa vie se déroulait harmonieuse et belle. Soutenu par l'admirable compagne de sa vie, réconforté par l'affection des siens, il voyait l'âge impuissant à le diminuer ; et combien ont envié sa verte vieillesse. L'image de ce vieillard aimable, droit et ferme, au visage éclairé d'un fin sourire, demeurera dans la mémoire de ceux qui l'ont connu et qui tous lui gardent un souvenir fidèle.

Professeur L. HEULLY