L’enseignement de la physique dans les Facultés de Médecine
par M. DUFOUR
Revue
Médicale de l’Est, 1924, 243-262
Vous comprenez sans peine
l'émotion que je ressens en prenant pour la première fois la parole dans la
chaire qu'a illustrée mon Maître le Professeur Charpentier. Vous comprenez
aussi la joie qu'éprouvé un Nancéien en rentrant dans sa ville natale. Je remercie
les Membres du Conseil de la Faculté de Médecine de Nancy de m'avoir rappelé à
eux. Mes chers Collègues, il y a cinq ans, j'ai préféré l'Algérie à la
Lorraine, et vous ne m'en avez pas
tenu rigueur. Je me réserve de plaider en séance du Conseil les circonstances
atténuantes, mais je puis bien dire ici, que ce qui m'avait retenu en Algérie
en 1919, ce n'était pas seulement la douceur du climat et la limpidité du ciel
bleu. Mes chers Collègues, je vous adresse l'expression de ma plus vive
gratitude, et je m'efforcerai par mon enseignement, de mériter la confiance que
vous m'avez témoignée en me désignant au choix de M. le Ministre.
Messieurs, il est d'usage,
qu'avant de commencer son cours, le nouveau Professeur rende hommage aux
travaux de son prédécesseur. Seulement, on ne loue que ceux qui ne sont plus,
et c'est heureux pour moi, car la modestie de M. Lambert et mon incompétence
relative en Physiologie ne me permettraient pas de vous exposer, comme il
conviendrait, les travaux du Professeur que je remplace. Mais vous me
permettrez d'appeler votre attention sur l'œuvre du Professeur Charpentier.
Le 4 août 1910, Augustin
Charpentier est mort subitement à Argenton-sur-Creuse, où il était né le 14 juin
1852. 11 avait commencé à étudier la médecine à Limoges, où il était interne
des hôpitaux en 1872-1873. Puis il vint à Paris et y soutint en 1877 sa thèse
de doctoral. L'ophtalmologie pouvait alors se réclamer pour l'un des siens, car
il était chef de la Clinique ophtalmologique du docteur Landolt de 1875 à 1878,
et élève des Laboratoires d'ophtalmologie et de pathologie expérimentale de
l'Ecole des Hautes Etudes de 1876 à 1878. Reçu agrégé de la section de Physique
médicale en 1878, il fut attaché à la Faculté de Médecine de Nancy, où il fut
titularisé en 1879. Dans les premiers temps de son séjour à Nancy, il ouvrit un
cabinet d'oculiste, et il faisait partie de la Société française
d'ophtalmologie. Mais, sur les instances d'un haut fonctionnaire de
l'Université, il renonça bientôt à sa clientèle pour se consacrer uniquement à
ses fonctions d'enseignement et à ses recherches de science pure, y apportant
toujours l'expérience d'un clinicien consommé. La science, qui lui doit
d'importants résultats, a fait en Charpentier une grande perte. Le nombre des
publications de ce savant modeste et laborieux s'élève à 289. Presque toutes
ont trait à l'optique physiologique, car, s'il a touché à différentes branches
de la Physique médicale, il s'est surtout appliqué à la physiologie de l'œil,
où dans toutes les questions, même dans celles qu'avaient déjà discutées
d'illustres devanciers, il a apporté une note personnelle. Son oeuvre en Optique
physiologique est immense. Pour s'en rendre compte, il suffît de se reporter à
l'article Optique physiologique écrit par le Professeur André Broca dans
le troisième volume de l'Encyclopédie Française d'Ophtalmologie : le
nom de Charpentier y revient à chaque page. On peut voir dans cet article
comment mon Maître a su reprendre, avec son esprit de critique pénétrante, la
plupart des questions étudiées avant lui, et comment, par des expériences
généralement très simples et souvent très ingénieuses, il a réussi à élucider
les points les plus délicats. Déjà en 1883, l'Académie de Médecine lui avait
décerné le prix Buignet. Depuis lors, il fut plusieurs fois lauréat de
l'Académie des Sciences (prix Monthyon, médecine et chirurgie, 1885 ; prix
Monthyon, physiologie, 1891 ; prix Lacaze, physiologie, 1901). En 1898, il
était élu correspondant de l'Académie de Médecine. Il était membre
correspondant de la Société de Biologie depuis 1885, membre de la Société de
Médecine de Nancy, membre et ancien président de la Société des Sciences de
Nancy et de la Réunion biologique de Nancy. Il avait été président de la
Section de Physique biologique au Congrès international de Physique de Paris en
1900. Il était officier de l'Instruction publique depuis 1890 et chevalier de
la Légion d'honneur depuis 1906.
Ne pouvant signaler ici
toutes les publications de Charpentier, je me bornerai à mentionner l'article
magistral qu'il a donné dans le second volume du Traité de Physique
biologique. La lecture en est sans doute un peu aride, mais le lecteur
attentif y peut voir avec quelle sûreté le savant a su dégager les questions
importantes et reconnaître les écueils à éviter. On trouve dans ce travail de
Charpentier tout un traité d'Optique physiologique en raccourci, et il m'est impossible
de vous donner même une brève analyse de ce mémoire déjà si condensé. Je
voudrais seulement vous signaler deux points de l'œuvre de Charpentier :
l'invention du photoptomètre avec ses applications multiples, et l'étude
des oscillations rétiniennes.
Le photoptomètre
est un photomètre disposé de façon à permettre la comparaison facile et
précise d'éclairements très faibles et très peu différents. Avec cet
instrument, Charpentier a pu étudier la sensibilité de la rétine dans
différentes circonstances. « En faisant varier, dit-il, la durée de l'action
d'une lumière, son intensité, sa nature et sa grandeur, etc., on a les moyens
de produire des différences corrélatives dans la sensation, et, si celle-ci
constitue un mode de réaction essentiellement personnel qui ne peut être
communiqué aux autres, mais simplement décrit, ce qui complique la
démonstration, elle a au moins l'avantage d'être une réaction immédiate,
directe, qui ne court pas le risque d'être déformée par l'intermédiaire des
instruments. Il n'est donc pas exact de considérer, comme on l'a souvent fait,
l'étude des sensations comme quelque chose de spécial soustrait par son
essence même à l'expérimentation, seulement l'expérimentation a dans ce
domaine, comme dans tout autre, ses conditions d'applications particulières. »
L'existence des oscillations
rétiniennes est un des faits les plus importants de l'Optique biologique.
Charpentier écrivait : « Il est un fait très important qui domine toute l'étude
des impressions lumineuses, c'est la tendance que montre si nettement la rétine
à réagir contre un état d'excitation donné par un état précisément contraire :
le blanc appelle le noir, le noir appelle le blanc. »
Tout le monde sait que, si
l'on écarte le balancier d'une horloge de sa position d'équilibre, la pesanteur
fait naître une force antagoniste qui tend à l'y ramener et que le pendule
oscille. Si on attaque avec l'archet une corde de violon ou une lame élastique
fixée par une de ses extrémités, elles tendent à
revenir à leur position primitive et se mettent à vibrer. La réaction que ces
corps opposent au déplacement qu'on leur imprime donne lieu à des oscillations.
De même lia rétine, soumise à une excitation et réagissant sous l'influence de
cette excitation, devient le siège de phénomènes oscillatoires. On connaissait
sous le nom d'oscillations de Plateau des oscillations à longue période qui se
produisent avec les images consécutives. Charpentier a étudié plusieurs espèces
d'oscillations plus brèves, les unes encore postérieures à l'excitation, les
autres liées à l'impression lumineuse elle-même, dont elles marquent
régulièrement le début : il a réussi à déterminer leur fréquence et leur
vitesse de propagation.
Je ne puis m'étendre
davantage sur des sujets aussi spéciaux. Je voudrais pourtant caractériser d'un
mot la méthode employée par le Professeur Charpentier pour étudier une question
: partant d'une idée simple, il savait la pousser jusqu'à ses dernières conséquences
dans les différents domaines auxquels elle se rattachait. Cette analyse
délicate, et qui pouvait sembler parfois un peu subtile, n'était pas toujours
facile à saisir pour tous les auditeurs. Beaucoup d'élèves ont suivi les cours
de ce maître éminent qui peut-être n'ont pas apprécié ù sa haute valeur
l'enseignement qu'il leur donnait. Il fallait, pour en sentir toute la
profondeur et tout l'intérêt, pénétrer dans l'intimité de Charpentier. Seuls
ceux qui ont eu la bonne fortune de travailler longtemps dans son laboratoire
ont pu, au cours des entretiens familiers où le maître vénéré leur prodiguait
ses conseils, juger de l'étendue et de la sûreté de son savoir : ils gardent le
souvenir ému et reconnaissant de sa bienveillance et de sa bonté.
Messieurs, je veux vous
parler aussi du Professeur Guilloz, bien qu'il n'ait pas occupé la chaire de
Physique médicale de la Faculté de Nancy. Théodore Guilloz était depuis
longtemps désigné pour succéder à notre Maître commun, le Professeur
Charpentier, quand, victime de son dévouement à la science, il nous a été
prématurément enlevé. Les services qu'il a rendus à la Faculté pendant son
trop court passage parmi nous, ne doivent pas être passés sous silence. J'ai
connu Guilloz en 1894 : nous étions tous deux chefs de Travaux de Physique, lui
à la Faculté de Médecine, et moi à la Faculté des Sciences. Nos laboratoires
étaient voisins, et nous cherchions, en abattant les cloisons étanches qui
séparent trop souvent les deux Facultés, à coordonner nos enseignements respectifs
pour les rendre plus profitables aux étudiants. Cette collaboration avec mon
ami Guilloz m'a permis d'apprécier sa puissance de travail, son activité qui ne
connaissait pas la fatigue, et son ingéniosité d'expérimentateur. Il s'était
d'abord occupé d'Optique sous la direction de Charpentier : il avait surtout
étudié les questions concernant la réfraction et la photographie du fond de
l'œil. Mais en 1896, quand Rœntgen publia sa découverte, Guilloz fut l'un des
premiers à pressentir l'importance des rayons X en médecine, et il se consacra
presque exclusivement à leurs applications cliniques : c'est lui qui a créé le
Service de Radiologie de la Faculté, et qui, pendant la guerre, a organisé le
centre radiographique de notre Hôpital militaire. Il avait fondé la Réunion
biologique de Nancy, et il en fut longtemps la cheville ouvrière. Hélas ! l’on ne savait pas, il y a vingt-cinq ans, que les rayons de
Rœntgen étaient une arme à double tranchant, et les radiologues du début ne prenaient
pas, contre leur action sur les tissus vivants, les précautions qui sont de
rigueur aujourd'hui. Guilloz qui se dévouait de tout cœur à sa tâche, fut l'une
des premières victimes, et ses dernières années furent assombries par la
maladie dont il suivait les progrès en clinicien averti. Ceux qui ne l'ont
approché qu'à la fin de sa vie n'ont pu apprécier à sa valeur le Maître que
nous avons perdu.
Messieurs,
vous vous associerez à moi pour adresser à la mémoire des Professeurs
Charpentier et Guilloz un souvenir reconnaissant et pour faire parvenir à leurs
familles un respectueux hommage.
Je dois maintenant payer un
tribut de reconnaissance à tous ceux dont les leçons, à des titres divers, ont
contribué à former mon esprit et à qui je suis redevable de ce que je sais, à
mes Maîtres du Lycée de Nancy, et en particulier à mon Professeur de Philosophie,
car c'est M. le Recteur Adam qui a commencé à développer chez moi le souci, le
besoin du raisonnement logique et le goût des études scientifiques. Je dois
exprimer ma profonde gratitude à mes Maîtres du Lycée Saint-Louis, à ceux de
l'Ecole Normale et de la Sorbonne, à ceux de la Faculté des Sciences et de la
Faculté de Médecine de Nancy, et à tous les Professeurs des Universités françaises
et étrangères qui ont bien voulu m'aider de leurs conseils ; ils sont trop
nombreux pour que je puisse les nommer tous, mais je veux au moins citer les
noms des deux Maîtres qui ont fait de moi un oculiste, MM. les docteurs Kalt et
Morax, et celui de M. René Blondlot, Professeur à la Faculté des Sciences de
Nancy, dont le père, le Professeur Nicolas Blondlot, fut l'une des gloires de
l'Ecole de Médecine de Nancy. Au début de ses cours à la Faculté des Sciences,
M. Blondlot disait : « Je ne comprends que ce qui est clair ». Ses élèves
s'apercevaient bien vite qu'il éclaircissait tout. C'est lui qui m'a initié à
la recherche scientifique, c'est lui qui m'a appris à faire une leçon, et, si
mes élèves apprécient les méthodes que j'emploie dans l'enseignement de la
Physique médicale, c'est surtout à M. René Blondlot que devra s'adresser leur
reconnaissance.
En rentrant définitivement
à Nancy après dix ans d'absence, je ne retrouve plus ici tous les Maîtres que
j'avais connus dans notre Université lorraine ; plusieurs sont entrés dans
l'éternel repos, mais je n'oublie pas ce que je dois à MM. les Professeurs
Floquet et Molk de la Faculté des Sciences, à MM. les Professeurs Bernheim,
Chrétien, Rohmer, Spillmann, et à notre regretté doyen Meyer. Je garde le
souvenir inaltérable du Professeur Sencert, qui, après avoir été mon élève à la
Faculté des Sciences, était devenu mon ami.
Messieurs, vous penserez
comme moi que la meilleure façon d'honorer nos morts, c'est de travailler à
leur exemple, en élargissant et creusant le sillon qu'ils nous ont tracé. Je
voudrais donc vous dire comment je chercherai à m'acquitter de la tâche qui
m'incombe à la Faculté de Nancy.
J'ai commencé mes études
scientifiques à l'Ecole Normale supérieure ; je les ai poursuivies à la
Faculté des Sciences de Nancy, sous le décanat
de M. le Professeur Bichat, puis à la Faculté de Médecine, sous le décanat
de M. le Professeur Gross. Je n'ai abordé la médecine que tardivement. Je crois
que, pour s'occuper de Physique médicale, il est avantageux de posséder une
double culture, mathématique et biologique. Helmholtz, dont on peut invoquer le
témoignage dans un cours de Physique médicale, attribuait une bonne partie de
ses succès à celle double culture qu'il possédait : les biologistes, prenant un
contact plus intime avec le monde extérieur, sont à même de mieux connaître les
problèmes qui présentent à un moment donné l'intérêt le plus pressant, et les
mathématiciens possèdent une méthode capable de venir à bout de tous les
problèmes, pourvu qu'ils soient correctement posés. Sans doute, il n'est pas
donné à tous d'être un Helmholtz, et la plupart des savants doivent se
contenter du rôle plus modeste qui consiste à vulgariser les découvertes faites
par le petit nombre, mais il faut qu'un Professeur de Physique médicale soit à
même de lire les travaux de ses voisins sans être arrêté par le langage mathématique.
On ne peut lui demander de répondre tout de suite à toute question touchant de
plus ou moins près à la Physique médicale, mais il doit savoir où chercher les
renseignements, il doit être capable de comprendre les mémoires originaux, et
d'en tirer la substantifique moelle dont pourront profiter ceux qui s'adressent
à lui.
En m'entendant parler de la
sorte, vous redoutez peut-être, MM. les étudiants, que mes leçons ne portent la
marque d'une certaine prédilection pour les mathématiques. Je vous rassurerai
tout à l'heure sur ce point. Je connais de longue date l'antipathie que les
calculs inspirent aux étudiants en médecine, et j'ai pour elle les plus grands
égards. Je sais aussi que, pour beaucoup de nos élèves, l'antipathie qui
s'attache aux calculs d'une façon injustifiée et pourtant compréhensible dans
une certaine mesure, s'étend à toute la Physique : je ferai tous mes efforts
pour dissiper chez vous cette prévention, et j'ose espérer que j'y arriverai.
Je voudrais dès aujourd'hui vous faire comprendre en gros l'utilité du cours de
Physique médicale, et la direction dans laquelle j'orienterai cet
enseignement.
La Physique médicale
suppose, la connaissance préalable de la Physique générale, qu'elle doit
compléter sur certains points.
D'abord certains faits constatés
et certaines lois énoncées dans les cours de
Physique générale gagnent à être présentés d'une façon un peu différente à nos
étudiants en médecine. Par exemple, on montre dans les cours d'Optique des
lycées qu'un rayon lumineux, se propageant dans l'air et tombant sur un prisme
de verre, se trouve après réfraction dévié vers la
base du prisme. Mais ce qui intéresse l'oculiste, appelé, dans un cas de
diplopie, à prescrire le port d'un verre prismatique, c'est de savoir dans
quelle direction le porteur du verre apercevra l'image des objets vus à travers
le prisme. Or il est de fait que si, sans préambule, dans un cours de Physique
médicale, on pose aux étudiants la question : Où verrez vous l'image d'un objet
regardé à travers le prisme ? beaucoup d'élèves
hésitent à répondre, et quelques-uns
même disent que l'image semblera déviée vers la base du
prisme. Le professeur de Physique médicale doit donc appeler l'attention de son
auditoire sur ce fait qu'un objet regardé à travers un prisme semble déplacé du
côté de l'arête. Et cela n'est pas un enfantillage : c'est seulement en
faisant attention à de petites choses de ce genre que le Professeur rend son
cours immédiatement intelligible et profitable à tous ses auditeurs.
En deuxième lieu, dans les
cours de Physique générale, on fait certaines hypothèses restrictives, qui, en
limitant une question, permettent d'en donner une solution complète. Mais les
problèmes qui se posent à nous en Physique biologique et en Physique médicale
sont d'ordinaire beaucoup plus compliqués que ceux que l'on étudie en Physique
générale, et nous ne pouvons leur appliquer que sous certaines réserves les
résultats qui nous sont fournis par la Physique générale. J'en donnerai ici
deux exemples, empruntés l'un à l'Optique, l'autre à la Thermodynamique.
En Optique, dans les cours
de Physique générale, on suppose que les surfaces séparant les divers milieux
optiques (miroirs ou dioptres) sont
sphériques, et que les milieux transparents
sont homogènes. On ne s'occupe que des systèmes centrés, et on ne s'attache
qu'aux rayons très peu inclinés sur l'axe et passant à travers des diaphragmes
de très petite ouverture : on étudie ainsi l'Optique dans un espace filiforme,
à travers un tube étroit. Mais, à la Faculté de Médecine, le système optique
qui nous intéresse le plus, c'est l'œil : or, les surfaces de la cornée et du
cristallin ne sont pas exactement sphériques, le cristallin n'est pas homogène,
les dioptres successifs ne sont pas rigoureusement centrés sur le même axe, et
la pupille, dans certaines conditions, peut avoir un diamètre presque égal aux
deux tiers de la distance focale du système. Les hypothèses simplificatrices
sont donc bien loin de se trouver réalisées dans le cas de l'œil, et nous
devons indiquer à nos étudiants en quoi les théories qui leur ont été
enseignées dans d'autres amphithéâtres s'écartent de la réalité qui nous
intéresse : nous devons, si possible, compléter ces théories pour les rendre
applicables aux problèmes qui se présentent en Optique médicale.
En Thermodynamique, les
physiciens ont énoncé le principe de l'équivalence de la chaleur et du travail
mécanique pour les systèmes de corps qui, après une série de transformations,
reviennent à leur état primitif ou, tout au moins, sont susceptibles d'y être
ramenés. Mais jamais, dans aucune expérience, nous ne retrouverons chez l'être
vivant, qui vieillit, un état final identique à l'état initial. Tout au plus
pourrons-nous trouver deux états équivalents, si l'équilibre nutritif de
l'individu est assuré. Nous n'avons donc pas le droit d'appliquer de plano aux
êtres vivants le principe de l'équivalence tel qu'il a été établi en Physique
générale. Ce sont les travaux d'Atwater qui nous permettent de nous servir de
ce principe en Biologie.
Il faut
le dire à nos élèves en leur signalant les difficultés du problème et les
lacunes de notre science. Dans la préface de ses Leçons d'Algèbre et
d'Analyse, Jules Tannery, directeur scientifique de l'Ecole Normale supérieure,
écrivait excellemment : « J'ai horreur d'un enseignement qui n'est pas toujours
sincère ; le respect de la vérité est la première leçon morale, sinon la seule
que l'on puisse tirer de l'élude des sciences. Sans doute, il y a des
démonstrations qui ne sont pas rigoureuses et qui sont excellentes, parce
qu'elles laissent dans l'esprit une image qui ne s'efface pas, que l'on voit en
môme temps que la; proposition, et dont la clarté suffit à guider dans les
applications ; si elles présentent quelque lacune, il faut le savoir, et il est
bon de savoir où est cette lacune. Aussi bien dans la vie pratique que dans la
spéculation, il importe de distinguer ce que l'on comprend avec certitude, ce
dont on est justement persuadé, ce que l'on croit : il est bon de distinguer
les choses que l'on possède entièrement et celles dont on peut user sous
certaines conditions. » Ce que Tannery écrivait ainsi, touchant
l'enseignement des mathématiques, conserve toute sa valeur pour les autres
branches de la Science et en particulier pour la Physique médicale.
Enfin, Messieurs, comme
certaines méthodes décrites et appliquées dans les cours et les travaux
pratiques de Physique générale ne sont pas directement utilisables en Physique
biologique et en Physique médicale, les professeurs des Facultés de Médecine
ont à enseigner à leurs élèves certaines méthodes spéciales, et à leur
présenter certains instruments, qui ne se rencontrent pas dans les laboratoires
de Physique générale.
Prenons d'abord un exemple
emprunté à la mesure des pressions. Le physicien ou l'ingénieur, qui veut
connaître la pression à l'intérieur d'un réservoir, commence par greffer sur la
paroi du réservoir un ajutage qui lui permette d'en mettre le contenu en
communication directe avec un manomètre. Mais le physiologiste qui veut
connaître la pression sanguine dans la carotide d'un cheval est obligé de
recourir à un dispositif spécial, non étudié dans les cours de Physique
générale, et emploie, par exemple, la sonde cardiographique de Chauveau. Le
procédé auquel a recours le clinicien pour déterminer la tension artérielle
d'un malade, peu disposé à se laisser inciser la peau et les tuniques de
l'artère radiale, s'éloigne encore plus des méthodes manométriques en usage
dans les laboratoires de physique ou dans les ateliers. Le clinicien doit
mesurer la pression à l'intérieur de l'artère
en laissant la paroi intacte : il le fait à l'aide de l'oscillomètre de
Pachon ou du sphygmotensiomètre de Vaquez. De même, l'oculiste
qui veut suivre l'évolution d'un glaucome emploie le
tonomètre de Schiötz, qui lui fait connaître la tension oculaire en laissant
intactes les enveloppes de l'œil. Ces méthodes et ces appareils particuliers à
la Physique biologique et à la Physique médicale sont loin d'être aussi précis
que les méthodes et les instruments employés par les physiciens dans les
laboratoires, mais ce sont les seuls que les physiologistes et les cliniciens
puissent utiliser. Les résultats qu'obtiennent ces derniers, sans être d'une
haute précision, leur donnent néanmoins des renseignements de première utilité.
C'est avec le professeur de Physique médicale que les étudiants doivent
apprendre à connaître ces instruments, les professeurs des Cliniques n'ayant
pas le temps d'en expliquer à leurs stagiaires le principe et le
fonctionnement. Et il faut, d'autre part, qu'un médecin digne de ce nom
connaisse ses outils à fond, ou alors l'enseignement donné dans les Facultés de
Médecine ne mériterait plus le nom d'Enseignement supérieur.
Le chapitre de
l'Electricité nous offre des exemples analogues. Quand, dans un laboratoire de
physique ou dans un atelier de construction, le physicien ou l'ingénieur a
besoin de connaître la résistance d'une certaine longueur de fil de cuivre ou
de fil de ferro-nickel, il pince les extrémités de ce fil entre les bornes d'un
pont de Wheatstone, et l'opération ne présente pas de difficultés. Mais le
physiologiste qui veut expérimenter sur l'animal vivant doit prendre certaines
précautions : il choisit les incisions à faire de façon à apporter un trouble
aussi minime que possible aux fonctions vitales, il utilise des électrodes
impolarisables, et il surveille l'intensité du courant employé pour ne pas
altérer les tissus de l'organisme. Si le clinicien veut prendre sur un sujet un
électrodiagnostic, sa façon d'opérer est encore plus spéciale : ne pouvant
mettre les électrodes en contact direct avec le nerf sur lequel il veut agir,
il est obligé de choisir des électrodes d'une nature particulière et de
connaître sur la peau les points d'élection où il pourra appliquer ces
électrodes de façon efficace, etc. Les résultats obtenus n'ont pas la précision
de ceux que le pont de Wheatstone donne à l'électricien, mais le clinicien est
obligé de s'en contenter, faute de mieux.
Les choses se passent de
même en Optique. Pour déterminer la courbure d'un verre qu'on lui présente,
l'oculiste emploie le petit sphéromètre dont se servent les opticiens, mais,
s'il veut connaître la courbure de la cornée d'un sujet et rechercher l'astigmatisme
cornéen, il lui faut faire cette détermination sans toucher à la cornée. Il
emploie alors l'astigmomètre de Javal : méthode spéciale, instrument spécial.
Pour déterminer la distance
focale d'une lentille mince, le physicien peut se contenter de mesurer la
distance de cette lentille à un écran sur lequel elle projette une image nette
d'un objet éloigné. S'il s'agit d'un système centré composé, le problème est
plus compliqué ; le physicien peut employer alors une des nombreuses méthodes
qui ont été proposées à cet objet, celle de Cornu par exemple. S'il s'agit de
déterminer l'état de réfraction d'un œil, la marche à suivre sera toute
différente : le médecin pourra, dans certains cas, faire appel aux sensations
subjectives du patient, il cherchera par tâtonnements à choisir le verre
correcteur convenable : c'est la méthode de Donders. Mais il y a des
cas où cette méthode subjective ne peut être appliquée, quand on cherche, par
exemple, à corriger l'amétropie d'un enfant trop jeune pour qu'on puisse se
fier à ses réponses, ou quand on examine un sujet ayant intérêt à ne pas dire la
vérité (conscrit, ou accidenté du travail dont la bonne foi peut être
suspectée). Alors l'oculiste est obligé de recourir à une méthode objective, et
il pratique l'ophlalmoscopie ou la skiascopie.
Les quelques exemples qui
précèdent suffisent à montrer sur quoi doit porter l'enseignement de la
Physique biologique et de la Physique médicale : énoncer sous une forme
immédiatement utilisable pour le médecin les faits établis dans les cours de
Physique générale, indiquer en quoi les questions à étudier en Physique, biologique
ou en Physique médicale diffèrent des questions analogues étudiées en Physique
générale, exposer les méthodes et présenter les instruments dont l'emploi
spécial s'impose au physiologiste, et au médecin.
Voilà le triple but que je
chercherai à atteindre dans mon cours de Physique médicale. Je ne veux pas
entrer ici dans le détail du programme que je me propose de suivre, mais je
tiens à signaler dès aujourd'hui un chapitre spécial de cet enseignement, le
chapitre qui concerne les applications thérapeutiques des rayons X et du
radium. La question est pour nous tout à fait à l'ordre du jour, puisque sous
la direction de M. le Professeur Vautrin, s'organise à Nancy un Centre régional
de lutte contre le cancer.
Les ressources plus que
modiques du laboratoire que je dirigeais à Alger ne m'ont pas permis jusqu'à
présent d'aborder le sujet au point de vue expérimental, mais je n'en ai pas
dédaigné le côté théorique. M. le Professeur Bergonié m'avait chargé d'étudier
les conditions dans lesquelles on pourrait créer à Alger un centre de lutte ;
j'ai présenté à M. le Gouverneur général de l'Algérie un rapport sur la
question, et je mettrai de tout cœur au service de ma ville natale les
connaissances que j'ai pu acquérir en la matière.
Une même chose pouvant être
enseignée de bien des manières, le professeur doit choisir, pour donner son
enseignement, la forme qui convient le mieux à son auditoire. Nous sommes donc
amenés à nous demander : sous quelle forme la Physique médicale doit-elle être
enseignée aux futurs médecins pour qu'ils puissent retirer de cette étude tout
le profit possible ?
A cette question, je
réponds sans hésiter : l'enseignement de la Physique dans les Facultés de
Médecine doit être franchement expérimental. On m'a raconté qu'au cours
d'un examen, Helmholtz demandant un jour à un étudiant s'il savait ce que
c'était qu'un thermomètre, et s'il en avait vu, l'étudiant lui répondit : « Un
thermomètre est un tube de verre avec du mercure dedans. On en voit à la
devanture des opticiens. Il y en a de petits et de gros. Ah ! non, je me trompe, les gros, ce sont des baromètres. » Je
n'oserais nie porter garant de la véracité de cette anecdote, mais elle me
paraît bien typique. Ce n'est pas aux devantures des opticiens que les
étudiants doivent apprendre à connaître les instruments dont ils se serviront
plus tard, c'est dans les locaux de la. Faculté. Je dis donc que l'enseignement
de la physique dans les Facultés de Médecine doit être franchement
expérimental. Ce n'est pas que, pour mon compte, je dédaigne les théories (on
pourrait au contraire m'accuser d'avoir consacré trop de temps à l'étude des
questions de Philosophie scientifique). Mais voilà trente-cinq ans que j'appartiens à l'Université ; vivant depuis trente ans
avec des étudiants P. C. N. et des étudiants en médecine, je crois avoir
acquis à leur égard quelque expérience pédagogique. Pendant ce temps, j'ai pu
me convaincre que, à part quelques très rares exceptions, nos étudiants ne
s'intéressent qu'à ce qu'ils voient et ne retiennent que ce qu'ils ont vu. Les
raisonnements abstraits n'ont pas de prise sur eux quand ils ne sont pas
soutenus par des expériences. C'est là pour moi une constatation bien établie,
dont un professeur de Physique médicale doit tenir grand compte, s'il veut que
ses leçons puissent porter quelque fruit.
Les programmes
d'enseignement de la Physique médicale comportent des cours théoriques et des
travaux pratiques.
En ce
qui concerne les travaux pratiques, je crois qu'il est avantageux pour les
étudiants de manipuler avec des appareils un peu grossiers mais robustes, pour
que le souci de ne pas détériorer l'instrument ne devienne pas chez
eux prédominant, comme le souci de ne pas crever le tapis chez celui qui
débute au jeu de billard. Mais les manipulations doivent être complétées par
des démonstrations, faites avec des appareils de précision, susceptibles de
recevoir un réglage rigoureux. Etant donné le peu de temps que vous passerez
dans mon service, il ne vous sera guère possible, MM. les étudiants, d'y acquérir
le doigté nécessaire au maniement rapide et correct des instruments. Cela, vous
l'apprendrez plus tard, dans les cliniques ; j'ose espérer néanmoins que le
temps passé au laboratoire de Physique médicale ne vous sera pas inutile.
Messieurs, en Physique
médicale, nous faisons des mesures et nous sommes par conséquent amenés à faire
quelques calculs qui, d'ailleurs, ne dépassent guère le niveau de la règle de
trois. Nos étudiants manifestent une répulsion accentuée à l'égard des mathématiques
: je regrette vivement cet état d'esprit, mais je pense qu'il s'écoulera
forcément un temps assez long avant que nos élèves soient capables de
s'intéresser à une formule et d'en tirer tout ce qu'elle contient. Pour arriver
à ce résultat, il faudrait, je crois, modifier un peu l'enseignement des
mathématiques et de la physique dans les lycées, où les cours sont presque
toujours faits d'une façon trop abstraite. « Les abstractions, disait Herbert
Spencer, n'ont de sens pour l'enfant que lorsqu'il a découvert qu'elles sont
tout simplement l'énoncé de ce qu'il discerne intuitivement. » II ne faudrait
pas que les élèves puissent avoir cette idée fausse que les faits qui leur sont
enseignés sont foncièrement différents de ceux qu'ils rencontrent dans la vie
courante, où ils se trouvent constamment en face de petits problèmes, dont la
solution exige l'emploi de procédés mathématiques plus ou moins relevés. Les
phénomènes qu'on montre dans les expériences de cours, en les dégageant autant
que possible les uns des autres, ne diffèrent pas dans leur essence des
phénomènes complexes qui se présentent constamment à nous dans nos maisons,
dans les rues et à la campagne. Il n'y a pas de séparation radicale entre la
science et la vie journalière. Je crois pouvoir, à bon droit dans une Faculté
de Médecine, invoquer l'autorité de Pasteur, puisque l'influence de Pasteur sur
la médecine a été si grande, que si l'on voulait diviser en deux périodes
l'histoire de la médecine, on devrait distinguer la médecine avant Pasteur et
la médecine après Pasteur. On trouve dans ses Etudes sur le vin une page
qui m'a toujours frappé : « Je me plais à rattacher aux explications de la
science les usages techniques. Ils sont presque toujours ,le fruit
d'observations justes. Bien que la nature de mes travaux ne m'ait pas souvent
rapproché de l'application, il m'a été donné maintes fois déjà de reconnaître
toute la vérité des pratiques de métier. Il arrive bien parfois que c'est la
vérité de la légende, mêlée de merveilleux ; mais, si cette pointe de miracle
ne vous rebute pas, et que vous veniez à considérer les faits en eux-mêmes,
vous reconnaîtrez à peu près invariablement qu'un usage quelconque, lorsqu'il
est généralement suivi, est le fruit d'une expérience raisonnée, qu'il y a
intérêt à ne s'en point écarter, et que la connaissance des phénomènes naturels
qui s'y rattachent n'est vraiment complète que lorsqu'on peut en donner
scientifiquement l'explication. » Le physicien, qui sépare artificiellement les
phénomènes, le fait uniquement pour pouvoir les étudier plus facilement. En
agissant ainsi, il procède par une sorte d'abstraction sur laquelle il
conviendrait peut-être d'attirer davantage l'attention des élèves. Si, à cet
égard, renseignement secondaire prête à quelques critiques, la grande utilité
des travaux pratique, de physique et de chimie, même pour les jeunes gens qui
professionnellement n'auront jamais à faire plus tard d'opérations de ce genre,
est précisément d'offrir aux étudiants l'occasion de rentrer dans le concret.
Et le professeur de Physique médicale, pendant les courts moments que les
élèves passent à son laboratoire, doit donner à ses explications une tournure
qui les rapproche autant que possible du concret. S'il touche un point de
mathématiques, il doit le faire en s'inspirant des idées que Laisant a prônées
dans son petit volume L'initiation mathématique. L'emploi des
constructions géométriques me semble d'une manière générale être plus
avantageux pour nos étudiants que celui des formules algébriques. Voilà
longtemps déjà que je cherche à écrire pour mes confrères en ophtalmologie un
traité d'optique à peu près exempt de calculs. Je crois être arrivé depuis peu
à des résultats intéressants à cet égard, et je serai heureux d'en offrir la
primeur aux élèves de notre Faculté lorraine.
En 1917, à la Faculté
d'Alger, outre l'enseignement de la Physique médicale, j'ai eu à assurer le
Service ophtalmologique. J'ai pu faire le cours d'optique médicale dans la
salle de réfraction de la clinique ophtalmologique, et j'ai profite des circonstances
pour présenter des malades à mes élèves : ceux-ci sentaient alors d'une façon
plus immédiate l'importance pratique des théories que je leur exposais, et les
leçons d'optique, perdant leur aridité, prenaient pour eux beaucoup plus
d'intérêt. Il conviendrait peut-être un jour de faire l'enseignement de
l'optique médicale dans les cliniques d'ophtalmologie, et, pour des raisons
analogues, l’enseignement de l'électricité médicale dans les cliniques
d'électrothérapie et de radiologie ; car les étudiants sont beaucoup mieux
disposés à travailler dans les cliniques que dans les amphithéâtres où se font
les cours théoriques.
Après avoir indiqué sur
quoi doit porter l’enseignement de la Physique médicale, et après avoir dit
dans quel esprit il me parait convenable de l'entreprendre, il me reste à
parler de la méthode même d'enseignement. Un professeur doit
s'arranger de façon à tenir toujours en haleine l'attention des étudiants. La
présentation d'expériences nombreuses contribue beaucoup
à empêcher les élèves de
sommeiller ou de penser à autre chose pendant les cours. On les intéresse
facilement en leur donnant des explications relatives à un appareil qui
fonctionne sous leurs yeux, ou à un phénomène dont ils peuvent observer les
phases successives sans avoir à imaginer une série de représentations abstraites, ce qui serait pour eux un effort.
On éveille encore davantage leur attention si, en leur montrant les pièces d'un
instrument, on demande à l'un d'eux : «
Pourquoi, d'après vous, cette pièce est-elle disposée de telle façon ?
Qu'est-ce qui va se produire quand nous la mettrons en action ? » Les
étudiants, toujours sous la menace d'une question qui peut leur être posée et
à laquelle ils devront donner une réponse, suivent de plus près les explications
fournies par le professeur.
D'autre part, dans les
classes de mathématiques spéciales et de mathématiques élémentaires des lycées,
on a reconnu depuis longtemps la nécessité de faire subir aux élèves des
interrogations régulières, et c'est un fait bien établi que ces
interrogations, ces colles, si elles ne sont pas toujours du goût des jeunes
gens, leur sont du moins .extrêmement profitables. Elles constituent le seul moyen pratique d'obtenir que l'élève
apprenne ses cours au jour le jour et s'assimile progressivement les matières
qui lui sont enseignées. S'il revoit après chaque leçon les notes qu'il a
prises à i'amphithéâtre ou au laboratoire, il retiendra beaucoup plus
longtemps les explications qui lui ont été données que si, comme l'habitude en
est malheureusement trop répandue, il se contente de prendre au cours des notes
plus ou moins complètes, sans rouvrir ses cahiers entre temps, et de chercher,
dans la dernière quinzaine qui précède l'examen, à en retenir par cœur quelques
bribes pour pouvoir sauver la face au jour de l'épreuve. Je crois donc qu'il
conviendrait de faire subir des interrogations fréquentes à nos élèves. Les
interrogations fréquentes habituent les étudiants à s'exprimer d'une façon
correcte, et elles permettent au professeur de savoir exactement à quoi s'en
tenir sur le compte de ses élèves et de suivre leurs progrès. En général, les
étudiants n'aiment pas que les camarades soient témoins de leur insuffisance
sur certains points, mais la chose est secondaire, et il ne faut pas se croire
humilié parce qu'on a répondu une bêtise à la planche. Croyez-vous, par
exemple, qu'en passant au tableau je n'ai jamais récolté que des éloges de mes
maîtres ?
Pendant la guerre, le
nombre des élèves à la Faculté mixte de Médecine et de Pharmacie d'Alger étant
très réduit, voici ce que j'ai pu faire : à la fin d'une leçon, j'indiquais le
sujet sur lequel devait porter la leçon suivante, et j'engageais les étudiants
à jeter, avant de venir en cours, un coup d'œil rapide sur les chapitres correspondants
de leurs livres. Le jour venu, j'envoyais un élève au tableau, je lui faisais
successivement toucher du doigt les différentes questions et les différentes
objections qui se posaient naturellement dans l'étude de ce sujet, et je le
dirigeais de façon à lui faire trouver la voie dans laquelle il devait chercher
la réponse à chacune de ces questions ou de ces objections. Ce que l'élève découvre
ainsi par le travail de sa pensée est beaucoup mieux su que ce qui lui a été
dicté. Comme l'a écrit Herbert Spencer dans son livre sur l'éducation : « II
faut dire le moins possible à l'élève et lui faire trouver le plus possible. »
Dans ces interrogations, je soulignais les difficultés auxquelles il était
naturel de se heurter et le moyen de les écarter ; je signalais les erreurs
dans lesquelles on 'avait tendance à tomber et la manière de les éviter. Avec
cette façon de procéder, une erreur faite par l'élève qui est au tableau
devient très profitable pour lui et aussi pour les camarades qui l'écoutent. Le
maître peut demander aux auditeurs leur opinion : il peut, en traitant un
sujet, se rendre compte du point délicat (qui n'est pas le même pour tous les
étudiants) et insister sur les éclaircissements, de façon à ne passer à une
question que lorsque la question précédente est pleinement élucidée pour tout
le monde. De temps à autre, je faisais lire à mes élèves une page d'un traité
classique, pour voir ce qui était susceptible de les arrêter dans
l'intelligence des phrases écrites : c'est ainsi que les étudiants peuvent
apprendre à lire avec profit un ouvrage ou un article de journal scientifique.
Cette manière d'opérer est
d'ailleurs beaucoup plus fatigante pour le professeur que la méthode habituelle
qui consiste à débiter tranquillement une leçon préparée d'avance, sans
s'inquiéter de la façon dont elle est écoulée et dont elle peul être comprise
par les auditeurs. Pour diriger convenablement une interrogation, et sur tout
pour pratiquer la maïeutique, il faut que le professeur y mette beaucoup
du sien ; le procédé exige du maître un travail préparatoire très poussé et
une expérience pédagogique plus grande que celle qui lui est nécessaire pour
faire tout simplement un cours magistral. Mais je m'occupe surtout des intérêts
des élèves. Je n'affirme pas que cette façon d'enseigner soit praticable si le
nombre des étudiants qui suivent le cours est très élevé, mais je cherche
toujours à m'en rapprocher dans la mesure du possible.
Je songe souvent à
l'examinateur incomparable qu'était Jules Tannery. Ceux qui ont été interrogés
par ce maître éminent n'oublient pas la bienveillance et la patience
inlassable avec lesquelles il savait conduire une interrogation ; il orientait
ses questions de façon à se rendre un compte exact de la valeur du candidat,
sans jamais le décourager, et finissait par le mettre au pied du mur, pour bien
lui faire sentir qu'il lui restait encore quelque chose à apprendre. Les idées
de Tannery sur la pédagogie ont été réunies en un volume sous le titre Science
et Philosophie. La lecture de « ces pages serait profitable à tous ceux qui
s'occupent d'enseignement, et je veux vous citer ce passage de l'une de ses
préfaces: « Le parfait enseignement serait, à mon sens, un enseignement tel que
celui qui l'a reçu et qui se l'est complètement assimilé s'étonne du peu de
place que tiennent dans sa propre pensée les principes fondamentaux, les
théories qui s'en déduisent, les méthodes qui en résultent, parce que ces
principes sont si clairs, ces déductions si naturelles, ces méthodes si aisées
qu'il peut à chaque instant les retrouver sans effort. »
Malheureusement, les élèves
ne rencontrent pas le professeur de physique qu'à la salle de cours et au
laboratoire. Il y a encore la salle d'examens, et les rapports y sont parfois
plus délicats. Je suis d'avis qu'il vaut mieux aborder carrément les questions
scabreuses, persuadé que, si les deux partis sont de bonne foi, ils n'ont qu'à
gagner à une explication franche. Voici donc bien nettement ma façon de penser
: l’examen ne doit être que la sanction du travail de l'étudiant pendant
l'année. Je trouve foncièrement injuste qu'un bon élève soit refusé pour
une réponse malheureuse faite le jour de l'examen, et je n'admets pas que des
connaissances absorbées hâtivement, je ne puis dire assimilées, dans les quinze
derniers jours qui précèdent l'examen, puissent suffire à faire recevoir un
candidat. « Savoir par cœur n'est pas savoir », disait, il y a longtemps
déjà, notre vieux Montaigne. Ces connaissances mal digérées seront oubliées en
moins d'une semaine et par conséquent, elles ne seront d'aucun profit pour les
malades que vous aurez à soigner plus tard. En faisant passer un examen dans
une Faculté de Médecine, c'est toujours aux malades que les juges doivent
penser. En tous cas, quand vous aurez à passer un examen avec moi, ne perdez
pas voire temps à vous bourrer la mémoire de détails destinés à être oubliés
rapidement, et, dans les jours qui précéderont l'épreuve, ne vous fatiguez pas
par un travail inutile pour vos malades à venir. Je ne vous demanderai que de
faire preuve de réflexion personnelle et d'un peu de ce bon sens qui, au dire
de Descartes, est la chose du monde la mieux partagée.
Messieurs les étudiants,
j'ai cru devoir, dès notre première leçon, vous indiquer ce que je veux faire
pour vous et ce que j'attends de vous. J'ajouterai que je puis compter sur la
compétence et le dévouement de mes collaborateurs directs : M. Lamy, agrégé de
Physique médicale, a été l'un de mes meilleurs élèves à la Faculté des Sciences
pendant son année de P. C. N. Cette année-là, M. Mascart, professeur au Collège
de France, est venu inspecter notre Faculté des Sciences, et, quand il m'a
demandé à voir un cahier de manipulations, je n'ai pu mieux faire que de lui
présenter le cahier de M, Lamy. Depuis cette époque déjà lointaine, le docteur
Lamy a travaillé sous la direction des professeurs Charpentier et Guilloz, et
j'ai été heureux de pouvoir, en toute sincérité, soutenir sa candidature au
concours d'agrégation. M. le docteur Lambolez, admissible au dernier concours d'agrégation,
n'a abordé la médecine qu'après avoir fiait de sérieuses études à la Faculté
des Sciences, et cette parité d'origine est bien faite pour lui mériter toute
ma confiance. M. Chaumette, préparateur de cours, est, lui aussi, licencié es
sciences. Enfin, le garçon de laboratoire, M. Léon Michaut, a été à l'école du
professeur Charpentier, et je connais, depuis longtemps, son activité, son
habileté et sa bonne volonté.
Ce sont là mes
collaborateurs du service de Physique médicale, mais je voudrais une sorte de
collaboration avec mes collègues des autres services, car une Faculté de
Médecine est comparable à un organisme dont les diverses parties doivent être
associées en vue du bien commun. Je voudrais aussi vous avoir pour
collaborateurs, Messieurs les étudiants ; je vous serais reconnaissant de bien
vouloir m'indiquer les questions que vous jugerez capables de vous intéresser
plus spécialement, et, d'une manière générale, toutes les observations que vous
serez à même de faire touchant l'enseignement de la Physique médicale. Je veux
être pour vous, non pas un maître distant, mais plutôt un camarade plus
expérimenté que vous, cherchant à vous guider et à vous préparer de son mieux à
l'exercice de la profession médicale.
Messieurs
les étudiants, je pense que, dans ces conditions, le temps que vous passerez
dans mon service ne sera pas pour vous du temps perdu, et que les connaissances
acquises par vous au laboratoire de Physique médicale ne vous seront pas
inutiles quand vous serez devenus des praticiens, et cela de quelque façon que
vous ayiez à exercer votre ministère, lorsque vous chercherez à prévenir la
maladie par l'hygiène,
lorsque vous établirez votre diagnostic, lorsque vous
pourrez guérir vos malades ou au moins les soulager, et enfin, dans les cas
désespérés, où, la thérapeutique étant impuissante, vous devrez encore apporter
une parole d'espérance à ceux qui souffrent.