1876-1963
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ELOGE FUNEBRE
Le Maître Fruhinsholz n'est plus ! Pour la génération actuelle, Fruhinsholz, c'est un nom prestigieux de l'empyrée obstétrical, un nom que l'on rencontre à chaque chapitre du manuel. Pour nous, qui l'avons connu et aimé, c'était un Maître dont la disparition nous déconcerte, car il a longtemps guidé nos pas.
Malgré l'éloignement volontaire qu'il s'était imposé depuis sa retraite, nous le rencontrions souvent au hasard de ses promenades en ville. Il semblait insensible à l'âge, toujours droit, marchant d'un pas égal ; on le trouvait parfois arrêté à la vitrine de quelque libraire en contemplation de ses amis : les livres. Un bon sourire disait sa joie en reconnaissant ses élèves, qui s'étaient si bien habitués à le voir immuable qu'ils finissaient par lui attribuer une certaine immortalité.
Né à Bayon, d'une famille alsacienne émigrée volontaire en 1871, Fruhinsholz tenait solidement de notre région. C'est au Lycée, puis à la Faculté de Médecine de Nancy qu'il fit de brillantes études. Il franchit rapidement les degrés : externe, puis interne des hôpitaux, il est l'élève de Bernheim, d'Haushalter et d'Herrgott ; il s'attache à ce dernier en qualité de chef de clinique ; désormais, il ne quittera plus la Maternité, dont il sera longtemps le chef et l'âme vivante.
C'est au cours de la préparation au Concours d'Agrégation qu'il rencontra Pinard qui sera pour lui le Maître, le modèle et bientôt le père, auquel l'uniront d'étroits liens familiaux. Toute sa vie, son beau-père Pinard et son beau-frère Couvelaire seront l'un le guide, l'autre le compagnon fidèle et aimé.
La guerre clé 1914 arrachera le jeune agrégé à ses pacifiques travaux. Sa conduite dans les hôpitaux militaires lui vaudra la Légion d'Honneur en 1918. A son retour, il est nommé à la Chaire de clinique obstétricale qu'il occupera jusqu'en 1943. C'est à ce poste qu'il donnera toute sa mesure et se révélera un enseigneur hors pair, un pionnier dans l'oeuvre sociale et un rigoureux scientifique.
Haute distinction, aspect sévère, regard perçant et dominateur, tel apparaissait le Maître à la première rencontre ; homme rigide, tout d'une pièce, pensait-on. Rigide, sans doute, rigide dans la conduite de sa vie et dans ses conceptions morales, rigide dans la poursuite de la vérité scientifique et dans le souci de la forme et du fond - il n'admettait ni les affirmations non contrôlées, ni les textes inélégants - rigide même dans les petites choses, témoin sa manie de l'exactitude. On redoutait à bon droit de voir sortir de son gousset la fameuse montre d'or, dont le boîtier s'ouvrait d'un coup sec, pour révéler au retardataire les quelques minutes de grâce qu'il s'était indûment octroyées.
Maître exigeant, peut-être, mais toute cette sévérité d'allure, il l'accentuait volontairement pour mieux dissimuler une sensibilité à fleur de peau qui émergeait malgré tout et malgré lui et se traduisait bientôt par un demi-sourire, un regard bienveillant, un ton plus familier de la conversation. Et toute cette façade sévère disparaissait tout à fait lorsqu'il parlait des siens, de ses enfants, puis de ses petits-enfants. Ce fut un grand sensible, un timide aussi ; il avait en horreur les manifestations officielles qui lui procuraient un insurmontable malaise. Nous avons vécu longtemps à ses côtés, retenus près de lui par le respect et l'affection.
Quand Fruhinsholz hérita de la Clinique obstétricale, les conditions matérielles de son service, hébergé à la Maison de Secours, étaient rien moins qu'encourageantes : un service tout en pièces sombres et disparates, tout en recoins et en escaliers, en salles surpeuplées, avec une salle de travail unique, à trois lits mal isolés par des paravents. Faire de l'oeuvre sociale dans un pareil capharnaüm, y faire même régner l'ordre et la propreté semblait une tâche insurmontable.
La Maternité A. Pinard sortait à peine de ses fondations ; Fruhinsholz, en solide réaliste, ne voulait pas attendre que se concrétisent les promesses de l'avenir pour créer, avec ce dont il disposait, des conditions meilleures pour la mère et pour l'enfant : création d'une des premières Maisons Maternelles de France, d'un dispensaire antisyphilitique, ouverture d'une consultation prénatale permanente, telles furent ses premières préoccupations à son entrée en fonction.
La Maternité A. Pinard fut enfin terminée en 1929, permettant alors de pleines réalisations. On parle beaucoup aujourd'hui d' « humanisation des hôpitaux ». A cette époque, ni le mot, ni la chose n'existaient. En vrai précurseur, Fruhinsholz a fait de l'« humanisation » avant la lettre. S'ils subsistaient dans la nouvelle Maison les grandes salles de vingt lits qui paraissaient encore à ce moment la formule hospitalière indispensable, on y trouvait aussi des chambres particulières et de petites salles plus intimes accessibles aux modestes budgets.
La Maison, sa Maison, devait être le refuge de la mère abandonnée tant pendant la grossesse qu'après l'accouchement : et ce fut la Maison Maternelle pré et post-natale qui a servi de modèle à de nombreux établissements similaires. La Maternité est devenue, sous son égide, un tout autonome avec Pavillon d'isolement, secteur pour les mères tuberculeuses, Centre de transfusion sanguine, etc...
Cette oeuvre, qui était bien son oeuvre, il l'a imposée et il l'a défendue, tout particulièrement au cours de la guerre de 1940 contre l'envahisseur qui trouvait à sa convenance des bâtiments si parfaitement conçus et prétendait l'en expulser. L'oeuvre scientifique de Fruhinsholz est immense et touche à tous les domaines de l'obstétrique. S'il ne nous est pas possible d'en faire même une énumération trop longue, du moins peut-on en dégager les idées directrices.
Ayant exploré les divers aspects de la pathologie obstétricale, qu'ils soient vasculaires, hépatiques, rénaux, endocriniens, Fruhinsholz en conclut que, contrairement à l'opinion régnante d'une toxicité spéciale de la grossesse, la gravidité n'a d'autre action que celle d'un révélateur de tares latentes. L'état gravido-puerpéral est une mise en surcharge auquel ne peut faire face l'organe fragilisé tout juste suffisant pour assurer un fonctionnement dans un climat sans nuage. II admettait qu'il existait ainsi, au cours de la vie, une série d'épreuves susceptibles de « faire affleurer à l'évidence » certaines tares : celles de la puberté, de la grossesse et de la ménopause.
La pathologie obstétricale est donc avant tout, conditionnée par une diathèse individuelle, par le terrain. C'est la diathèse vasculaire qui est à l'origine des spasmes coupables des paralysies gravidiques transitoires, des amauroses passagères, de l'éclampsie, de l'apoplexie utéro-placentaire. C'est la tare discrète hépatique ou rénale, la fragilisation, qui explique l'apparition brusque des néphrites gravidiques, attribuées à tort à la soit disante toxicité dont on n'a jamais pu déceler l'agent toxique.
Mais, quelle est cette tare, ce dénominateur commun de la pathologie obstétricale ? Fruhinsholz pensait qu'il s'agissait avant tout d'une diathèse hérédo-syphilitique. Qu'à tort ou à raison, la syphilis soit, à l'heure actuelle, passée à un plan secondaire, que la nature de la diathèse responsable des accidents obstétricaux nous paraisse aujourd'hui plus complexe, il n'en reste pas moins que nous devons à Fruhinsholz l'idée féconde d'une pathologie obstétricale en puissance, avant toute fécondation.
Fruhinsholz s'est attaché particulièrement à l'étude du couple hépato-rénal et surtout à celle des pyélites gravidiques graves. Il n'aimait pas les syndromes à noms d'auteurs ; en citait-on devant lui, il prenait plaisir à feindre d'en ignorer la signification. Il n'empêche qu'il suffit aujourd'hui de parler du « syndrome de Fruhinsholz » pour que chacun sache qu'il s'agit de la forme gravido-toxique de la pyélite. Il serait bien légitime également de désigner sous le nom de signe de Fruhinsholz les variations de température du cycle menstruel et l'hyperthermie des trois premiers mois de la grossesse, puisque, le premier, il les a remarquées et décrites.
En fervent adepte de la nature, Fruhinsholz s'est élevé maintes fois contre l'intervention intempestive au cours de l'accouchement. « Il n'y a pas d'accouchement médical » était une de ses formules favorites. Donc, pas de thérapeutique systématique, pas de médication automatique, pas de césariennes abusives. Pour cette dernière opération, il s'est efforcé d'en codifier les indications et d'établir la classe des césariennes « facultatives ».
La place nous manque pour établir une liste complète des travaux de Fruhinsholz ; la qualité de chacun ne nous permet pas un tri qui serait une injustice. Avec le même bonheur, il a donné l'impulsion à la physiologie obstétricale, encore dans l'enfance ; il a étudié les rapports des grands syndromes médicaux avec la grossesse : la tuberculose, le diabète, les affections cardio-vasculaires et cardio-rénales. Une mention spéciale doit être faite de ses études sur l'avortement, sur le mécanisme de la délivrance.
L'oeuvre de Fruhinsholz est riche, elle est variée, elle est durable. Fruhinsholz a mené une vie entièrement centrée sur sa mission et sur sa famille. Il a trouvé près de son admirable compagne, l'atmosphère aimante et tendre auquel ce grand sensible aspirait. Près de cette famille, il a puisé d'incomparables joies. Il a eu l'orgueil et le bonheur de voir son petit-fils suivre ses traces à la Faculté et gravir rapidement les échelons qui mènent à la maîtrise.
Mais bien des peines aussi sont venues le frapper dans ses affections les plus vives. La disparition de son gendre, au cours de la guerre, fut un coup terrible pour lui. Dieu a voulu lui épargner l'épreuve la plus affreuse ; atteint lui-même par la maladie, il a ignoré jusqu'au bout la mort de sa fille aînée, brusquement emportée peu de temps avant lui.
Il est parti, très calme ; il n'a pas connu les longs mois de souffrance, ni la déchéance. Suivant sa volonté expresse, il s'en est allé discrètement, évitant ainsi jusqu'au dernier moment les manifestations officielles qu'il abhorrait. Son nom représentera, pour les générations futures, celui d'un maître droit, intègre et bon, celui d'un précurseur et d'un créateur. Ce doit être pour les siens la source d'une immense consolation dans leur pénible épreuve.