La collaboration
scientifique entre la faculté de médecine
et l'école supérieure de
pharmacie de Nancy
pendant la
Grande Guerre
Pierre LABRUDE et Bernard LEGRAS
Depuis l’arrivée dans notre ville, en 1872, de la
faculté de médecine et de l’école supérieure de pharmacie de Strasbourg, et
jusqu’en 1914, chacun de ces deux établissements d’enseignement supérieur a mené
son existence propre, à l’exception de la courte période, d’octobre 1872 à
janvier 1876, où la faculté a assuré la gestion de l’école. Le doyen Stoltz a clairement indiqué qu’il ne voulait en aucun cas
de faculté mixte, ce qui n’empêche cependant le gouvernement de prendre modèle
sur ce qui se passe alors à Nancy pour créer une série de facultés mixtes de
médecine et de pharmacie : à Bordeaux et à Lyon dès 1874, à Lille en 1875
puis à Toulouse en 1878.
Bien qu’à cette époque les professeurs de l’école
de pharmacie sont souvent docteurs en médecine en même temps que docteur ès
sciences, ils ne fréquentent ni l’hôpital ni la faculté, sauf exception, et
aucun travail scientifique ne se fait en commun. Toutefois, une telle
séparation est une des marques du temps où il est exceptionnel que les
publications soient signées de plusieurs auteurs. Aussi, s’il n’existe pas de
collaboration à l’intérieur d’un service, d’un laboratoire, d’une faculté ou
d’une école, il n’y a pas de raison d’en trouver plus à l’extérieur de celui-ci
ou de celle-ci…
Il est étonnant de constater que la guerre de
1914-1918, qui fait travailler ensemble les médecins et les pharmaciens au sein
de diverses unités sanitaires, constitue aussi l’occasion de publier en commun
des observations biologiques, voire même cliniques... Si la mobilisation
entraîne le départ pour les armées de l’essentiel du corps professoral, le
déplacement est toutefois susceptible d’être très limité, puisqu’il peut consister
seulement à se rendre à l’hôpital militaire ou dans un hôpital auxiliaire constitué
à Nancy à la mobilisation, pour y mettre sur pied un service ou un laboratoire.
C’est ainsi que le professeur Louis Bruntz, directeur
de l’école de pharmacie, pharmacien et médecin, est appelé à l’hôpital
militaire Sédillot pour s’occuper du laboratoire de
bactériologie de la région militaire. Voyons donc sur quels thèmes ces
collaborations scientifiques ont existé.
Les
maladies infectieuses
L’agrégé Auguste Sartory,
chargé du cours de pharmacie à l’école et éminent microbiologiste, puisqu’il est
compétent à la fois en bactériologie, mais aussi en pathologie cryptogamique,
est lui aussi affecté au laboratoire de bactériologie de l’hôpital militaire.
Publiant abondamment, il s’associe rapidement à un engagé volontaire présent au
laboratoire, l’agronome et docteur ès sciences Philippe Lasseur,
et à l’agrégé libre de la faculté de médecine Louis Spillmann, chargé de la clinique des maladies syphilitiques
et cutanées, qui est lui aussi affecté à l’hôpital.
La typhoïde a fait son apparition peu après la
mobilisation, en raison de la concentration des armées, et, en octobre, avec l’immobilisation
des troupes, l’occupation des cantonnements et la création du réseau des
tranchées, une épidémie éclate dans la Woëvre, plaine argileuse et humide
située à l’est de Verdun, où une armée est déployée. Elle impose de transformer
l’hôpital Sédillot
en un centre de typhoïdiques par création de services de fiévreux, subdivision
traditionnelle de l’activité des hôpitaux militaires, à la place des services
chirurgicaux qui sont transférés dans d’autres établissements. L’épidémie sévit
jusqu’à la fin du printemps 1915, moment où les effets positifs de la
vaccination et du traitement des eaux se font sentir. Cependant un nouvel
ensemble de cas survient à la fin de l’été, et la maladie reste présente
pendant tout le conflit.
Les nombreux malades hospitalisés permettent à Spillmann d’effectuer des observations cliniques cependant
que Sartory et Lasseur, qui
reçoivent les prélèvements biologiques, réalisent chaque jour des examens de
laboratoire. Les résultats qu’ils obtiennent l’un et l’autre donnent lieu à la
rédaction d’un ensemble de publications, signées de Sartory
et de Spillmann et, pour certaines, de Lasseur, dans un ordre qui varie selon l’institution et la
revue choisie. C’est par l’Académie des sciences qu’ils débutent, Sartory ayant la possibilité de faire lire les mémoires par
le professeur Guignard. A la séance du 1er février 1915, ils
présentent « Sur la bactériologie de la gangrène gazeuse ». La
semaine qui suit, le 8, avec Lasseur, il s’agit de
« Contribution à l’étude des états typhoïdes ». Le texte de ces notes
paraît dans les Comptes rendus.
Ils présentent aussi leurs résultats à l’Académie
de médecine, et certains recoupent les précédents. Le 2 mars de cette même
année 1915, leur contribution s’intitule « Le traitement du tétanos
confirmé par le sérum antitétanique et le chloral ». Le 15 juin, avec Lasseur, ils reviennent à la typhoïde : « Typho-diplococcie et méningite cérébro-spinale ». Là
encore, le bulletin accueille le texte des notes, dont les titres sont
quelquefois légèrement différents de ceux de la communication. Bien évidemment,
les travaux sur la typhoïde sont également présentés lors des réunions de la
Société de médecine de Nancy : par exemple « Contribution à l’étude
de certains états typhoïdiques pendant la campagne 1914-1915 » en mai 1915.
La Société de biologie, très importante à
l’époque, n’est pas ignorée : « Sur un diplocoque existant dans le
sang des malades suspects de fièvre typhoïde » paraît dans ses comptes
rendus le 15 mai 1915. Enfin, « Propagation de la diphtérie par les
porteurs de germes » trouve place dans le Bulletin des sciences pharmacologiques, en juillet-août. Comme on
le constate, les affections typhoïdiques sont souvent présentes dans ces
travaux.
Par ailleurs, les examens bactériologiques et
cryptogamiques réalisés par ces trois praticiens sont cités à plusieurs
reprises dans le Bulletin de la société
de médecine Comptes rendus des séances tenues pendant la guerre, qui paraît
à partir du 1er mars 1915. Les activités de la société, mises en
sommeil à l’automne 1914, reprennent en effet au début de l’année 1915 à raison
d’une réunion hebdomadaire, le mercredi après-midi à seize heures dans
l’amphithéâtre du service du professeur Etienne à l’hôpital civil, avenue de
Strasbourg. Ces réunions sont bien sûr consacrées à la médecine et à la
chirurgie de guerre ; elles comportent la présentation de cas et de
rapports et sont suivies de discussions approfondies, dont l’ensemble paraît
dans le bulletin. Le 17 mars, Spillmann présente un
rapport sur « la fièvre typhoïde à l’hôpital militaire » où il est
question d’hémocultures. La discussion sur ce sujet se poursuit au cours des
séances des 24 et 31 mars, et 7 avril. Sartory et Lasseur sont présents à ces deux séances de mars. Une
controverse oppose Spillmann au professeur Etienne,
successivement titulaire de la chaire de pathologie interne puis de clinique
médicale, mais aussi fin connaisseur de la bactériologie. La discussion sur la
typhoïde est close le 7 avril, mais Etienne présente un rapport sur
« Hémoculture et sérodiagnostic » à la séance du 14, ce qui montre
que le thème n’est pas épuisé… Il revient d’ailleurs à l’ordre du jour aux
séances des 9 et 16 juin, à propos de la typhoïde, mais aussi de la diphtérie,
et Sartory est à nouveau présent. Il peut s’agir,
comme l’indique Vincent Viet page 130 dans son ouvrage La santé en guerre 1914-1918, d’une réaction de défense des
cliniciens, soucieux de ne pas abandonner cette partie novatrice de la science
médicale aux microbiologistes et aux épidémiologistes qui apportent une
« médecine de la preuve, fondée sur des résultats quantifiés ».
Le 7 juillet, de nouvelles constatations sur
« la typhodiplococcie et la diplococcémie »
sont évoquées en présence de Spillmann, de Sartory et de Lasseur. Il est
aussi question de méningites à propos desquelles Spillmann
cite les travaux de son collègue Sartory. Ces
infections et les diplocoques sont à nouveau abordés le 28 par Etienne, et Sartory est cité à plusieurs reprises dans le compte rendu.
Cette collaboration entre Spillmann et Sartory cesse par la suite, car Louis Spillmann
quitte l’hôpital Sédillot pour d’autres activités.
La collaboration entre Auguste Sartory
et la faculté est encore mentionnée dans la thèse d’Assène Maïmounkoff,
soutenue le 20 juillet 1915 et intitulée Contribution
à l’étude de l’actinomycose du maxillaire inférieur à type des bovidés. Ce
travail est consacré à un cas rencontré à l’hôpital Maringer chez un malade du professeur Jacques. C’est en effet dans le
laboratoire de Sartory qu’a été réalisée la culture
du parasite, car il connaît bien la question des oosporoses.
Les gaz
de combat
Un autre sujet de collaboration scientifique concerne
les « gaz de combat » dont l’utilisation commence officiellement le
22 avril 1915 avec l’emploi du chlore par les Allemands, entre Bixschoote et Langemark, dans le secteur d’Ypres, en
Belgique. En réalité, la guerre chimique a commencé bien plus tôt mais à bas
bruit avec l’emploi de produits chimiques non mortels, en particulier des lacrymogènes,
tant du côté français qu’allemand.
Le déclenchement de cette nouvelle forme de guerre
amène le professeur Bruntz à s’associer à Hector Busquet, agrégé de physiologie à la faculté de médecine depuis
juillet 1910, qui effectue des recherches en pharmacologie, et qui, au moment
de la déclaration de guerre, est chargé du cours complémentaire de
pharmacodynamie à l’école supérieure de pharmacie. Busquet
n’est pas mobilisé en raison d’une luxation congénitale de la hanche. Bruntz et Busquet effectuent des
recherches sur les effets physiopathologiques des vapeurs lacrymogènes et sur
les lésions histologiques qu’elles génèrent. Leurs observations donnent lieu à
la rédaction d’un rapport qui est adressé aux autorités militaires et qui n’est
donc pas publié. Il doit être conservé aujourd’hui quelque part au Service
historique de la défense, soit dans les dossiers sur l’arme chimique, soit dans
les dossiers du service des inventions.
Le pied
de tranchée
Le troisième thème de collaboration concerne le
« pied de tranchée », pathologie d’étiologie incertaine - et ceci encore
actuellement -, invalidante, éventuellement grave et pouvant conduire à des
amputations. Elle frappe surtout les fantassins et particulièrement, mais pas
seulement, ceux de l’armée française. Bruntz et Spillmann l’attribuent à une avitaminose B consécutive aux
conditions particulières d’alimentation des soldats, principalement en première
ligne bien sûr. Ayant effectué des recherches sur des animaux carencés, ils
rédigent un rapport intitulé « Les avitaminoses dans l’Armée »,
assorti de conseils d’alimentation, qui est adressé à l’autorité militaire le
25 septembre 1918. Après l’Armistice, ce travail est présenté à la Société de biologie le 21 décembre 1918
sous le titre « Le mal des tranchées (gelure des pieds) doit être une
avitaminose », et un court résumé paraît dans la Presse médicale du 23 janvier 1919. Il est aussi envoyé à la revue Le Progrès médical dans laquelle un
texte de plusieurs pages paraît dans le numéro du 11 janvier 1919.
Les
relations médico-pharmaceutiques hospitalières
Nous évoquons pour terminer deux collaborations à
caractère technique qui avaient commencé avant la guerre et qui se sont
poursuivies. Il s’agit d’abord des liens entre le professeur adjoint Théodore Guilloz, chargé de la clinique d’électrothérapie, et son ancien
collaborateur Emile Jacquot. Chacun connaît l’intérêt porté par Guilloz aux rayons X et à la radiologie. Jacquot,
électricien, avait travaillé avec lui à la réalisation d’appareils, mais au
contact des rayons X, il avait contracté une radiodermite qui avait nécessité
une amputation et l’avait obligé à quitter le service de Guilloz.
Il était alors entré à l’école de pharmacie. Non mobilisable à cause de ce
handicap, il met sur pied tout seul le service de radiologie de l’hôpital auxiliaire
n°111 qui s’installe dans les locaux du lycée de garçons, l’actuel lycée Henri-Poincaré.
Le second cas est celui du docteur Paul Vernier,
ancien chef de clinique à la faculté. Médecin et pharmacien, il est à la fois
chargé de cours et chef de travaux pratiques de bactériologie à l’école de
pharmacie, et médecin ophtalmologiste en exercice libéral à Nancy. En 1914, il
est mobilisé à Toul, où il reste pendant toute la guerre, et où il est chargé
du laboratoire de bactériologie et du service d’ophtalmologie de la Place. Il
assure en même temps, comme tous ses collègues, son service d’enseignement à
Nancy.
Que se
passe-t-il après 1918 ?
A l’issue de la guerre, seule demeure une
collaboration entre les professeurs Bruntz et Spillmann qui est nommé professeur titulaire de la chaire
des maladies syphilitiques et cutanées de la faculté de médecine en 1919, après
s’être occupé pendant une grande partie du conflit du centre de prophylaxie
antivénérienne de la XXe région militaire et de la VIIIe
armée. Le Bulletin de l’Association des
anciens élèves de la Faculté de pharmacie, dont le doyen Bruntz est le président d’honneur, publie en 1921-1922 un court texte du professeur Spillmann intitulé « Le pharmacien peut jouer un rôle
important dans la lutte antisyphilitique ».
Par contre, Busquet n’est
plus chargé de cours en pharmacie à partir de l’année 1916-1917, soit parce que
les circonstances ont conduit à limiter les enseignements à ce qui est
absolument indispensable, soit parce qu’il n’a plus voulu assumer cette charge.
A l’issue du conflit, ses fonctions d’agrégé sont prorogées, en principe jusqu’au
1er novembre 1923, comme celles de ses collègues qui ont été
perturbées par la guerre. Cependant, dans le rapport de l’université de
novembre 1920, il figure déjà en qualité d’agrégé libre, ce qui tend à indiquer
qu’il a cessé volontairement son activité. Busquet a quitté
Nancy et l’université pour la région parisienne et l’industrie pharmaceutique.
Il est en effet le directeur de la recherche pharmacologique du laboratoire Dausse depuis 1912.
Sartory, nommé professeur à Nancy par un décret de juillet
1918, devient en 1919 professeur de bactériologie et cryptogamie à l’école
supérieure de pharmacie qui est créée à Strasbourg à compter du mois de novembre.
Il quitte donc Nancy, et toute relation scientifique avec la Lorraine cesse à
ce moment.
Pour sa part, Philippe Lasseur
avait vu ses capacités reconnues par l’école de pharmacie qui l’avait chargé de
plusieurs enseignements en 1916-1917 et 1917-1918. A l’issue du conflit, il
entame des études de pharmacie tout en étant préparateur au laboratoire d’histoire
naturelle du professeur Vuillemin. Pendant l’année 1920-1921, il signe deux
études, dont un fascicule en collaboration avec Louis Spillmann.
Reçu pharmacien, il est nommé professeur de microbiologie à la faculté de Nancy
le 1er janvier 1923. Dans cette nouvelle activité, il conserve
quelques liens avec la faculté de médecine.
Conclusion
et interrogations…
Au terme de cette modeste étude, plusieurs
questions peuvent être posées. La première est « pourquoi, après des
travaux en commun pendant le conflit, chacun se replie-t-il dans son
laboratoire ? » En corollaire de celle-ci, plusieurs autres se font
jour : « que s’est-il passé pendant la Grande Guerre dans les
facultés mixtes où médecins et pharmaciens se côtoyaient et se connaissaient
avant la mobilisation ? Quelles y ont été les collaborations scientifiques
pendant la guerre ? Et quelles étaient-elles auparavant ? » La réponse qui
pourrait être apportée à ces interrogations serait certainement intéressante à
confronter avec la situation nancéienne…