POL BOUIN (1870-1962)
ET L’ESSOR
DE L’ENDOCRINOLOGIE EXPERIMENTALE
Georges GRIGNON
A la fin du XIXe
siècle a été créée par Auguste Prenant, Adolphe Nicolas et leurs élèves ce que
l’on a appelé l’Ecole Morphologique de Nancy dont la notoriété a largement dépassé nos frontières. Les travaux qui en sont
issus ont eu un retentissement considérable par ce qu’ils ont apporté de
novateur, voire de “révolutionnaire”, et par l’influence qu’ils ont eue sur la
biologie contemporaine.
Dans la présente Lettre du Musée,
nous envisagerons les travaux de Pol Bouin réalisés d’abord avec Paul Ancel, sur les structures endocrines des gonades, au cours
de leur “période nancéienne”, avant leur départ à Strasbourg où ils
poursuivirent une éblouissante carrière pendant près de 30 années.
Dans un deuxième article sera
évoquée la somme considérable des travaux d’Auguste Prenant, son rôle dans
l’émergence de la biologie cellulaire et la naissance à Nancy du concept du
contrôle de l’activité de la cellule par le matériel génétique contenu dans son
noyau au moyen de “messages“ qui, bien sûr, ne pouvaient pas à cette époque
être clairement identifiés.
Enfin, nous reviendrons sur
l’oeuvre de Rémy Collin, qui, au cours d’une longue carrière exclusivement
nancéienne par fidélité, comme nous le verrons, à sa terre natale, a été l’un
des fondateurs de la neuroendocrinologie.
L’ordre chronologique n’a
délibérément pas été suivi. Ces textes ne sont pas une histoire de l’Ecole
morphologique de Nancy qui pourtant est très riche. C’est de cette richesse
qu’ont été retenus les travaux les plus importants qui, par leur influence
profonde sur l’évolution des connaissances et par leur retentissement
international, ont contribué à la notoriété de notre Faculté.
UNE CARRIÈRE PROFESSORALE
PARTAGÉE ENTRE NANCY (1907-1919) ET STRASBOURG (1919-1945)
Pol Bouin, né le 11 juin 1870, à
Vandresse dans les Ardennes, fait ses études de Médecine
à la Faculté de Médecine de Nancy où il suit l’enseignement d’Auguste Prenant, Professeur
d’Histologie. “Le Professeur Prenant, écrit-il, séduisait par la manière
dont il nous dévoilait les étonnants mystères du monde microscopique. Un
tel enseignement fit sur moi une grande impression. Je souhaitai mieux
comprendre la science histologique …”
P. Bouin entre au laboratoire
d’Histologie où il est préparateur en 1891, puis chef de travaux en 1897,
agrégé d’Histologie en 1898. “Je travaillai aux côtés de Prenant pendant une
douzaine d’années, elles comptent parmi les plus essentielles de ma
carrière” écrit-il lors de son jubilé.
Nommé Professeur d’Histologie et
Anatomie Pathologique à Alger en 1907, il revient à Nancy la même année pour
succéder à son Maître Auguste Prenant, nommé lui, dans la chaire d’Histologie
de la Faculté de Médecine de Paris. En 1919, il quitte Nancy pour occuper à
Strasbourg, redevenue française, la chaire d’Histologie jusqu’en 1940. Il sera
alors maintenu dans ses fonctions à Clermont-Ferrand où la Faculté de
Strasbourg s’est repliée ; il prendra sa retraite à la fin des hostilités et se
retirera dans son village natal où il s’éteindra le 5 février 1962.
L’“ÉPOQUE NANCÉIENNE”
Très vite, P. Bouin oriente ses
recherches sur l’étude des glandes génitales “envisagées au point de vue de
leur action sur l’organisme. Ce problème intéressait aussi mon ami Paul Ancel, élève du Professeur Nicolas. Nous décidâmes
d’associer nos efforts et d’explorer ensemble ce domaine encore vierge
de l’endocrinologie”.
Entre 1900 et 1919, P. Bouin et
P. Ancel apportent des données fondamentales sur la glande
interstitielle du testicule et sur le corps jaune de l’ovaire.
Les connaissances sur le
testicule sont encore incertaines
Le testicule comprend deux
constituants anatomiques distincts, les tubes séminifères et la glande
interstitielle distribuée entre les tubes séminifères et
formée des cellules de Leydig.
A cette dualité de structure
correspond, on le sait maintenant, une dualité de fonction. Dans les tubes
séminifères se différencient les spermatozoïdes, tandis que les cellules de Leydig de la glande interstitielle élaborent la testostérone,
hormone mâle par excellence. Ceci est bien établi maintenant et fait partie des
connaissances élémentaires. Il n’en était pas de même à l’époque où P. Bouin a
commencé à s’intéresser à “l’action des glandes génitales sur l’organisme”.
Certes on savait depuis
longtemps que l’ablation des testicules entraîne une stérilité par défaut de
production des spermatozoïdes, mais aussi une perte des caractères sexuels
secondaires et des modifications du métabolisme. Est-il nécessaire de rappeler
l’existence des eunuques, des castrats de la Chapelle Sixtine … ? Ne dit-on pas
que certaines tribus anthropophages d’Amérique du Sud castraient leurs
prisonniers avant de les manger pour obtenir une chair plus délicate ? Bien
sûr, il s’agissait là de connaissances empiriques, leur approche scientifique
est venue bien plus tard, surtout en ce qui concerne le rôle endocrine de la
gonade mâle.
On ne connaissait pas alors les
glandes endocrines mais les glandes closes (Muller), les glandes imparfaites (Milne Edwards) ou encore les glandes vasculaires sanguines.
A propos de ces dernières le Nancéien H. Beaunis
écrivait en 1888, Bouin étant alors en fin d’études de Médecine, dans ses “Nouveaux
éléments du Physiologie Humaine” : “La physiologie de ces organes est
encore très obscure ; cependant un lien étroit les rattache tous entre eux,
c’est qu’ils jouent un rôle essentiel dans la formation des globules
blancs …”.
La glande interstitielle du
testicule était alors d’autant plus méconnue ou ignorée qu’elle ne figurait pas
parmi les “glandes vasculaires sanguines” probablement en raison de la dispersion
de ses cellules entre les tubes séminifères.
Pour compléter ce bref aperçu du
contexte de cette fin de siècle, ajoutons que si Cl. Bernard avait suggéré la
notion de sécrétion interne, celle de glandes endocrines sensu stricto et
celle d’hormone n’apparaissent que plus tard. Laguesse,
Professeur d’Histologie à Lille, est le premier à utiliser le terme endocrine
en 1893 et il faudra attendre 1916 pour que W.B.
Hardy crée celui d’hormone.
Le père de Pol Bouin était
vétérinaire. Il aimait à s’entretenir avec son fils des observations que son
métier lui permettait de faire. Il avait ainsi constaté que les chevaux cryptorchides, dont les testicules étaient restés dans la
cavité abdominale au lieu de migrer dans les bourses, ces chevaux ont un
comportement sexuel normal mais sont stériles. Peut-être est-ce le souvenir de ces
conversations familiales qui incite le jeune professeur d’Histologie à
s’intéresser à cette question après une thèse consacrée en 1897 déjà au
testicule : “Phénomènes cytologiques anormaux dans l’histogenèse et
l’atrophie expérimentales du tube séminifère”.
Les travaux nancéiens sur
la glande interstitielle du testicule
De 1903 à 1905, Pol Bouin, en
collaboration avec Paul Ancel, publie les résultats
de leurs observations sur la glande interstitielle chez plusieurs espèces de
Mammifères et dans des conditions physiologiques ou expérimentales. Ces deux
auteurs aboutissent aux conclusions suivantes : les cellules de Leydig sont des cellules glandulaires ; dans différentes
conditions expérimentales ou états pathologiques, les tubes séminifères
régressent ou même disparaissent, la glande interstitielle reste bien
développée et les caractères sexuels secondaires sont normaux ; pendant la vie
embryonnaire la glande interstitielle est différenciée alors que le tractus
génital se développe, les tubes séminifères étant alors encore rudimentaires.
En bref, Bouin et Ancel dès 1905 avaient mis en évidence le rôle endocrine de
la glande interstitielle, source de la stimulation du développement du tractus
génital chez l’embryon, puis de l’acquisition des caractères sexuels et de leur
maintien après la puberté.
Certes, il fallut attendre
encore pour que des arguments obtenus avec de nouvelles techniques, essentiellement
biochimiques, confirment définitivement les propositions des auteurs nancéiens
qui au début de ce siècle, firent grand bruit. Il est à noter que dans un
copieux historique de la glande interstitielle dans un important ouvrage
récent, A.K. Christensen,
de l’Université de Michigan, rend un hommage admiratif à P. Bouin et P. Ancel.
Après le testicule,
l’ovaire …
P. Bouin et P. Ancel, toujours au cours de leur “période nancéienne”,
montrent que le corps jaune qui, dans l’ovaire, se développe aux dépens du
follicule ovulatoire rompu, est responsable de l’acquisition par la muqueuse
utérine des structures qui permettent la nidation de l’oeuf fécondé et le
développement de l’embryon. C’est la mise en évidence de la fameuse “dentelle
utérine” et de son contrôle endocrinien.
Ce faisant, P. Bouin et P. Ancel confirmaient, après quelques années par des méthodes expérimentales,
une observation prophétique de A. Prenant qui avait pressenti, sur des critères
purement morphologiques, le rôle endocrine du corps jaune.
L’“ÉPOQUE STRASBOURGEOISE”
En 1919, Bouin et Ancel quittent Nancy pour occuper à la Faculté de Médecine
de Strasbourg rendue à la France, l’un la chaire d’Histologie, l’autre celle
d’Embryologie. Paul Ancel poursuivra de remarquables
recherches dans le domaine de l’embryologie causale et de la tératologie. Pol
Bouin, à qui succéda à Nancy Rémy Collin, va continuer, lui, à diriger des
recherches d’endocrinologie avec des collaborateurs de tout premier plan : Max
Aron, préparateur d’Histologie à Nancy qui l’avait accompagné à Strasbourg et
lui succèdera dans la chaire d’Histologie après la Deuxième Guerre mondiale ;
Jacques Benoit et Robert Courrier qui rejoignirent P.
Bouin à Strasbourg dès qu’ils eurent terminé leurs études à Nancy et qui
devinrent tous deux professeurs au Collège de France, membres de l’Académie des
Sciences dont R. Courrier fut Secrétaire Perpétuel ; Marc Klein qui occupera
plus tard la chaire de Biologie de Strasbourg ; Gaston Mayer et Claude Aron
respectivement celles d’Histologie de Bordeaux et de Strasbourg.
Le laboratoire d’Histologie
dirigé par P. Bouin sera transféré en 1927 dans l’Institut édifié à son
intention, grâce à un don de la Fondation Rockefeller, ce qui montre quelle
importance était attachée dans les milieux scientifiques à ses travaux dont
l’analyse dépasserait le cadre de cet exposé. On peut, cependant, en dégager
les principaux résultats qui peuvent être présentés en deux grandes parties :
découverte d’hormones nouvelles, travaux d’endocrinologie génitale.
Découverte de nouvelles
hormones
En 1923, R. Courrier met en
évidence la folliculine, hormone féminine par excellence, élaborée par
certaines cellules du follicule ovarien.
En 1928, Stricker
et Grueter identifient la prolactine qui, sécrétée
par l’adénohypophyse, stimule la sécrétion lactée.
En 1929, Max Aron découvre la
thyréostimuline, autre hormone hypophysaire, qui contrôle l’activité de la
glande thyroïde.
Max Aron puis Marc Klein
montrent l’origine placentaire de l’hormone lutéinisante
et son rôle dans l’activité du corps jaune de l’ovaire au cours de la
gestation.
Endocrinologie génitale
Courrier, Benoit
et Aron apportent des arguments nouveaux et décisifs à la “théorie de l’interstitielle”
mettant ainsi un terme aux critiques qu’elle avait suscitées.
Jacques Benoit,
lui, poursuit ses recherches sur les hormones sexuelles et réalise la célébrissime
expérience qui aboutit à la transformation de poules en coqs avant de commencer
ses remarquables recherches sur les corrélations hypothalamo-hypophysaires
qui vont en faire l’un des “pères” de la neuroendocrinologie.
Dans le domaine de la
physiologie de l’ovaire, le déterminisme de l’ovulation, celui de la formation
et du maintien en activité du corps jaune dans les premiers temps de la gestation,
les modalités du “relais placentaire”, le déclenchement de la sécrétion lactée
et son entretien furent autant de travaux poursuivis sous la direction de Pol
Bouin qui eut le talent d’animer une prestigieuse équipe de chercheurs à qui
l’endocrinologie génitale doit nombre de ses progrès.
Auteur de recherches de tout
premier plan, Pol Bouin était également très attentif à l’enseignement. A ce
sujet, Robet Courrier écrivit : “Dans
l’amphithéâtre régnait un silence attentif. Les auditeurs n’ignoraient pas qu’ils
écoutaient l’un des savants français les plus renommés. Quand le Maître évoque
l’hormone du corps jaune qui, tel une habile dentellière, transforme la
muqueuse utérine en un confortable berceau pour l’oeuf, sa voix s’abaissant encore,
se fit confidentielle et nos respirations devinrent plus rapides. Instant
d’enthousiasme, de conquête spirituelle, où se décidaient les vocations de
chercheur”.
Pol Bouin est l’auteur d’un “Eléments
d’Histologie” qui est resté longtemps un grand classique. Il avait auparavant
collaboré au célèbre “Traité d’Histologie” de A. Prenant, P. Bouin et C.
Maillard, véritable somme des connaissances de
l’époque.
A propos des nombreuses
discussions et projets de réforme qui agitaient déjà le monde universitaire, il
a dit, dans le discours qu’il fit lors de la cérémonie organisée en son honneur
par la Faculté de Médecine de Strasbourg le 18 novembre 1946 :
“Je devins agrégé
d’Histologie (1898) peu de temps après avoir présenté ma thèse de doctorat en
médecine (1897). J’étais donc heureusement et rapidement débarrassé des
exercices de vieille scholastique exigés pour la préparation aux épreuves du
concours d’agrégation. Je pus me mettre tout de suite au bon travail !!”.
Pol Bouin comblé d’honneur et de
distinctions était resté un homme modeste, bienveillant, qui sut allier à ses exceptionnelles qualités scientifiques
celles d’un homme de coeur.
Dans le monde entier P. Bouin
est connu par son fixateur qui est utilisé dans tous les laboratoires
d’Histologie et d’Anatomie Pathologique. Il a simplement recommandé ce fixateur
dans sa thèse de Médecine “... de petits fragments de ces différents organes
ont été fixés par divers procédés en particulier dans le liquide Flemming
classique, solution forte.
Les fixateurs à base de
formol donnent également de bons résultats ; nous nous sommes bien trouvés de
la combinaison suivante :
- Acide picrique, solut. aqu.
sat...... 30 parties
- Formol à 40%
..................….... 10 “
- Acide acétique
......................... 2 “
“Il est avantageux de faire le
mélange au moment de l’emploi”.
Le “Bouin” était né : il eut
quelques variantes. Paradoxalement, il a sans doute fait autant, sinon plus,
pour la notoriété de son créateur que ses admirables travaux scientifiques.