` sommaire

 

L'Association des Morphologistes a 100 ans

 

Georges GRIGNON,

Président de la Fédération Européenne de Morphologie Expérimentale

Publié dans Morphologie, 1999, 83, no 263, 7-9

 

L'Association des Anatomistes a été créée en 1899 à l'initiative d'Adolphe Nicolas qui était alors professeur d'Anatomie à Nancy, avant de le devenir à Paris en 1907. A. Nicolas était assisté dans cette entreprise par C.E. Laguesse, professeur d'Histologie à Lille. L'Association, disent ses statuts, "se compose de membres nationaux et de membres étrangers de toutes langues; elle est instituée uniquement pour l'étude et la discussion en commun de toutes les branches de la science anatomique : cytologie, histologie, anatomie humaine et comparée, anthropologie". Son Secrétaire Général perpétuel, à l'époque, est Adolphe Nicolas, ce qui paraît assez logique.

Dans son discours inaugural, Balbiani, membre de l'Association et professeur au Collège de France, insiste sur le fait que l'initiative de créer l'Association des Anatomistes est une initiative provinciale. "C'est la première fois, dit-il en effet, qu'un appel à la solidarité scientifique n'est pas parti de Paris, mais est venu de deux centres universitaires nouvellement créés en province, Nancy et Lille" ce qui n'est pas exact puisque les Facultés de Nancy et de Lille datent respectivement de 1872 et 1875. "C'est ainsi que la décentralisation scientifique de notre pays, poursuit Balbiani, commence à porter ses fruits.  Ce n'est plus de Paris maintenant, que, comme par le passé, viendra toujours le mot d'ordre, la province revendique également le droit de le donner". Et il ajoute "C'est à Paris qu'elle nous a convoqués pour cette inauguration: elle s'est souvenue que toutes les routes de France et même de l'étranger mènent à Paris, et que ce n'est que graduellement qu'on peut apprendre à s'en détourner parfois. Plus tard, quand notre Association sera définitivement constituée, elle pourra se donner rendez-vous dans telle ou telle ville de France pour y tenir ses assises, mais la préparation à son organisation ne pouvait se faire qu'à Paris". Et c'est à Paris que nous nous retrouvons aujourd'hui, 100 ans après, pour y célébrer précisément cet anniversaire.

Au cours du premier congrès, on dénombre 22 communications, 2 démonstrations. Les communications portent sur différents sujets de recherche, par exemple sur la morphologie de la cellule de Sertoli et sur son rôle dans la spermatogénèse, ou encore sur les connexions bulbaires du nerf pneumogastrique. Mais il y a aussi des communications qui ont trait à l'enseignement : "de l'utilité des moulages coloriés dans l'enseignement de l'anatomie, présentation de micro­photographies" où l'auteur insiste beaucoup sur leur intérêt dans l'enseignement.

On trouve, en outre, dans le bulletin, qui rend compte de cette séance, deux vœux : le premier est que l'on revoie les Nomina Anatomica de Bâle, et le deuxième que, dans les écoles de Médecine de plein exercice, les étudiants de première année soient astreints à des Travaux Pratiques d'Anatomie pendant les matins du premier semestre.

Il existe donc, dans ce programme du premier congrès, des articles de recherche scientifique, mais aussi de recherche pédagogique. Cette dernière préoccupation est maintenant plus volontiers évoquée au cours des réunions des Collèges .qui ont, en quelque sorte, "doublé", sans doute aussi concurrencé, volontairement ou non, les réunions de l'Association.   '

Quoi qu'il en soit, l'Association des Anatomistes est née en cette journée d'hiver, c'était en janvier 1899, elle va rapidement connaître un grand succès, en devenant très active et en acquérant très rapidement une incontestable dimension européenne à une époque où on parlait, à coup sûr, beaucoup moins d'unité européenne que maintenant. La liste des villes étrangères où se sont tenus les Congrès d'Association, laisse rêveur dans l'ordre, Genève (1905), Bruxelles (1910), Lausanne (1913), Gand (1922), Turin (1925), Liège (1926), Londres (1927), Prague (1928), Amsterdam (1930), etc...

Le nombre des membres étrangers est, bien entendu, à l'avenant de cette richesse géographique. Les congrès sont, entre les deux guerres et dans l'immédiat après-guerre, fréquentés assidûment par des anatomistes et histologistes venus de l'Europe toute entière : Belgique, Suisse, Pays-Bas, Italie, Espagne, Portugal, Roumanie, Yougoslavie, Tchécoslovaquie, Pologne, Russie ..., auteurs venant exposer leurs travaux et parlant notre langue. Les communications et démonstrations - car il y avait à l'époque des démonstrations - sont publiées dans le Bulletin qui n'a pas changé pendant un certain nombre d'années : "Comptes-ren­dus de l'Association des Anatomistes" devenu maintenant "Morphologie".

C'est encore le Professeur Nicolas, qui, en début de ce siècle, en 1902, a l'idée de créer la Fédération Internationale des Associations d'Anatomistes. Il obtient immédiatement l'adhésion de plusieurs associations nationales et peut organiser à Genève en 1905, du 6 au 10 août, le Premier Congrès Fédératif International des Associations d'Anatomistes. Participaient à cette réunion qui eut un grand succès l'Anatomical Society of Great Britain, l'Anatomische Gesellschaft, l'American Association of Anatomists et l'Unione Zoologia Italiana. Les congrès suivants ont été organisés ensuite tous les cinq ans avec, bien sûr, des interruptions au moment des guerres. La Fédération  internationale groupe maintenant 56 associations.

Dès la première année de son existence, l'Association a accueilli des savants aussi prestigieux que Camillo Golgi ou Santiago Ramon y Cajal dont les noms sont inscrits à tout jamais dans la mémoire de la communauté scientifique.

Au cours du premier Congrès, en 1899, Albert Brochet, dont on connaît l'œuvre considérable en embryologie, et notamment en embryologie comparée, fait une longue communication sur "le développement des dérivés mésoblastiques chez les téléostéens". Restant dans le domaine de l'embryologie, on peut constater que l'un des membres les plus assidus de l'Association fut Albert Dalcq un des maîtres de l'embryologie causale et un des pionniers de l'embryologie moléculaire Paul Ancel et ses élèves Vintenberger, Clavert ont apporté une contribution importante également à l'embryologie causale, et, pour le premier nommé, à la tératologie.

On se souvient du rapport de Beau et Lucien- ou Lucien et Beau, ils changeaient de temps en temps - sur "la systématisation des bronches", des travaux de Barone en anatomie comparée, de Vassal, Georges Olivier en anthropologie. La liste serait longue, trop longue, depuis Rouvière, Gaston Cordier, Salmon et son élève Grisoli, Philippe Bellocq. Pardonnez-moi d'en rester là, je ne peux absolument pas citer tous les anatomistes qui, pendant un siècle, ont fréquenté assidument l'Association et ont apporté des travaux sur des sujets anatomiques extrêmement divers. Mais comment ne pas faire une place à part à André Delmas qui a été longtemps Secrétaire Général adjoint de l'Association et rappeler aussi son magnifique livre "Voies et Centres nerveux" qui a fait partie de la bibliothèque de tous les étudiants en médecine.

Je ne saurais confondre, pour l'histologie, l'histoire de l'Association avec celle des Morphologistes nancéiens, mais comment ne pas rappeler les brillantes recherches de Prenant, de Paul Ancel, de Pol Bouin sur l'endocrinologie génitale et notamment sur la glande interstitielle du testicule ; membres de la première heure, ils ont été assidus à nos congrès. Remy Collin, successeur de Pol Bouin dans la chaire d'Histologie de Nancy, fut, pendant de nombreuses années, Secrétaire Général de l'Association. Il a eu le grand honneur d'être le Président du Congrès Fédératif International qui s'est tenu à Paris, en 1955. Remy Collin a marqué de sa forte personnalité l'Association des Anatomistes ; il a, en 1951, fait un rapport tout à fait extraordinaire, qui était un peu un testament scientifique sur les progrès récents de la neurocrinie et donc de la neuroendocrinologie. On doit citer aussi Jacques Benoit, Robert Courrier, tous deux élèves de Pol Bouin et tous deux professeurs au Collège de France, Étienne Wolff, qui, lui aussi, était professeur au Collège de France. Le successeur de Robert Courrier, dans la prestigieuse fonction de Secrétaire Perpétuel de l'Académie des Sciences, Alfred Jost, fut aussi membre de notre Association où il présenta quelques uns de ses travaux.

Mais le temps passe, je ne pourrai pas m'acquitter d'un devoir de mémoire envers tous. Comment, pourtant, ne pas encore citer mon Maître, Marc Herlant et son autorité internationale dans le domaine de la cytologie hypophysaire; Gaston Mayer, Dominique Picard, qui ont animé des équipes du C.N.R.S. en endocrinologie, neuroendocrinologie, Mr Couteaux qui nous fait l'amitié d'être parmi nous en ce moment, et qui a publié aussi dans le Bulletin de l'Association des Anatomistes, Mr Filogamo, lui aussi, dans cet amphithéâtre. Je n'aurais garde enfin, d'oublier les deux Secrétaires Généraux qui m'ont précédé : le Doyen Antoine Beau, dont j'ai déjà parlé tout à l'heure, qui a travaillé notamment sur la systématisation des bronches avec son Maître Lucien, et le Professeur Legait dont nous espérions la venue aujourd'hui, ce que son état de santé ne lui a pas permis.

J'aurais aimé parler plus longuement du souci constant de la recherche qu'on retrouve tout au long de ce siècle, recherche de méthodes nouvelles tendant à identifier les constituants biochimiques par des méthodes empruntées - Jean-Pierre Dadoune nous le disait tout à l'heure - à d'autres disciplines, en particulier à la biochimie et la biophysique. Je n'en ai pas le temps, c'est dommage, mais je voudrais quand même citer les noms de Verne, Policard, Giroud et Turchini, qui, à des degrés divers, et avec des techniques variées, ont réussi à avancer plus loin dans l'analyse moléculaire des structures.

Bien sûr, d'autres membres de l'Association, ont aussi emprunté ces voies de recherche dynamiques des méthodes d'exploration nouvelles, et ceci concerne aussi bien l'anatomie que l'histologie, depuis l'imagerie, l'analyse d'images jusqu'à la biologie moléculaire, nous les connaissons toutes et il ne m'appartient pas ici de les énumérer.

L'Association n'était pas seulement une société scientifique, elle était aussi source de très solides amitiés, elle est apparue comme une grande famille, et, comme toute famille, elle a ses souvenirs, transmis de génération en génération, elle a eu ses querelles, elle a eu ses moments émouvants, elle a eu ses anecdotes, permettez-moi d'en rappeler deux : une vive controverse sur un important sujet scientifique avait pris un caractère si passionné que l'un des protagonistes, à bout d'argument, et emporté par sa fougue, se laissa aller à une agression verbale frisant l'injure, on faillit en venir aux mains ... Stupeur et consternation s'abattent sur l'amphithéâtre, mais les étudiants présents, toujours prompts à saisir les situations volent au secours de leur professeur et assurent à l'agresseur une retraite honorable, en l'accompagnant courtoisement, mais fermement hors de l'amphithéâtre.

Le 26 mars 1956, le Professeur Celestino Da Costa présente chez lui, à Lisbonne, un remarquable rapport sur l'embryologie du sympathique et de ses dérivés, avec le dynamisme qui lui était coutumier. Non seulement, il fait le point sur les connaissances de l'époque, au progrès desquelles il avait consacré une vie de labeur, mais aussi il trace les grandes lignes de travaux qu'il espère mener à bien. Le 27 mars, alors que les réunions scientifiques ont repris, les congressistes apprennent avec stupeur, son décès dans la nuit.

Ils décident alors,, en hommage à leur collègue, de maintenir le déroulement des réunions scientifiques, mais d'annuler bien sûr, en signe de deuil, toutes les manifestations mondaines. Et le 28 mars, tous les anatomistes présents au congrès assistent aux obsèques du Professeur Celestino Da Costa. Voici pour le souvenir émouvant.

Au cours des dernières années, le nombre des membres de l'Association a diminué, c'est vrai, la fréquentation des Congrès s'est amenuisée, le Bulletin est devenu plus modeste. Les causes en sont multiples : on peut évoquer la diversité des spécialisations qui fixent l'intérêt sur des domaines très étroits et donnent en quelque sorte, à tort ou à raison, une légitimité à la négligence ou à l'ignorance de l'ensemble. On peut évoquer, dans notre système national une confusion, réelle ou calculée entre besoins en compétences hospitalières et impératifs de compétences dans une discipline fondamentale donnée. On pourrait sans doute évoquer encore d'autres causes, comme la regrettable opération de vivisection qui a frappé l'histologie en 1983. Il ne m'appartient ni d'en rechercher les causes, dans le cadre de cet exposé, ni de les juger.

Arrivé au terme de mon propos, je me bornerai à quelques considérations qui m'ont été inspirées par cette longue histoire d'un siècle. L'Anatomie a trouvé un remarquable champ d'activité avec l'Imagerie et ses admirables réalisations. Mais ceci est un truisme, et je me garderai bien de commenter plus avant ce prodigieux essor qui permet d'écrire une anatomie en quelque sorte "revisitée". L'Anatomie a aussi retrouvé un regain d'intérêt dans ce qu'on appelle maintenant l'anatomie clinique et que, tel un autre Monsieur Jourdain, on faisait depuis longtemps sans le savoir. Ecoutons mon Maître, Remy Collin, en 1955, il y a donc plus de 45 ans, dans son discours d'inauguration au Congrès Fédératif International : "Les progrès de la chirurgie générale et des spécialités chirurgicales, si diverses à présent, résultent d'une connaissance approfondie de l'anatomie macroscopique de l'homme. De fait, nous assistons à une remise sur le chantier de bien des chapitres de nos grands traités classiques qui n'étaient plus en harmonie avec les exigences d'interventions autrefois jugées impossibles et que le succès consacre".

Quant à l'histologie - Jean-Pierre Dadoune en a parlé - elle a, comme l'embryologie, cessé depuis longtemps de se contenter de la simple description des structures. Elle est une science morphologique, bien sûr, elle se préoccupe surtout, au-delà de la simple description des structures, d'identifier et de localiser en leur sein les molécules qui les constituent. Science d'intégration, elle permet de reconnaître le lien fondamental entre architecture moléculaire des organites, organisation cellulaire, puis supra-cellulaire d'où découle la compréhension des mécanismes biologiques élémentaires normaux et pathologiques.

Que d'enseignement, en effet, peut apporter la connaissance des manifestations pathologiques, que d'éléments de compréhension peuvent fournir à la pathologie les enseignements des mécanismes normaux. J'exprimerai à ce sujet le regret que les histo-pathologistes n'aient pas continué à fréquenter l'Association comme ils le faisaient à son origine. Leur présence aurait pu, pourrait encore, venir heureusement compléter, dans l'ensemble des sciences morphologiques, l'anatomie macroscopique et l'histologie-embryologie-cytologie, dont l'identité aveuglante et des plus fondamentales ne saurait, bien entendu, être remise en cause.

Il ne m'était pas possible d'énumérer tous les noms qui ont accompagné nos études, notre enseignement, nos recherches. Il ne m'était pas possible de faire revivre, fût-ce un instant, tous les visages qui peu à peu reprennent forme, du fond du souvenir, foule silencieuse de ceux qui, par la morphologie, ont, de tout leur cœur fait progresser le savoir. Non, cela n’était pas possible, mais il importait seulement d'accomplir un devoir de mémoire collective, de nous souvenir de ce que nous leur devons et de leur rendre hommage.

Il est coutume, dans ce genre de discours, de parler du prochain Centenaire : je ne le ferai pas. Je souhaite seulement qu'on reconnaisse à la Morphologie la place qu'elle mérite, et à notre Association le succès qui nous appartient à nous, et à nous seuls, de lui construire.