ABEL Emile

1885-1964

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ELOGE FUNEBRE

Rendre hommage à mon Maître disparu est pour moi un douloureux devoir. Mais ce sera également pour moi l'occasion d'apporter publiquement le tribut de ma reconnaissance à celui à qui je dois tant. A ses élèves il n'a pas mesuré le don de son enseignement, le soutien dans les efforts, le réconfort dans les difficultés, le témoignage de sa satisfaction dans les réussites. Que mes paroles puissent faire revivre devant ceux qui l'ont connu, et faire, connaître à ceux qui n'ont pas eu ce privilège, la vie, l'oeuvre, et la personnalité de M. le Professeur ABEL.

Emile ABEL naquit à Bourbonne-les-Bains, le 5 juin 1885. Contrairement à ce que pouvait faire penser son accent, il n'était pas d'origine franc-comtoise. Sa famille, de souche terrienne était originaire de Dieuze, en Lorraine française ; son père, fuyant l'annexion, s'était fixé à Bourbonne. Très jeune, il vint faire au lycée de Nancy, de brillantes études classiques qui furent récompensées par une médaille d'or. L'influence de son cousin Sabotier, lui-même étudiant en Médecine, détermina sa vocation. Il fit sa première année de Médecine à la Faculté de Nancy ; reçu à l'Ecole du Service, de Santé Militaire, c'est à Lyon qu'il poursuivit et termina ses études de Médecine.

C'est au cours de son stage à l'Ecole d'application du Val de Grâce, qu'il connut de Vezeaux de Lavergne. Cet esprit brillant, chatoyant, cette personnalité exceptionnelle le séduisirent ; ce fut la naissance d'une amitié indéfectible que seule vint rompre la mort. A sa sortie de l'Ecole, il fut affecté à Nancy, et connut alors celle qui devait devenir la compagne fidèle de ses jours, la fille de M. le Professeur Simon.

Survint la tourmente de 1914. Parti avec le 356ème régiment d'infanterie, qu'il ne devait pratiquement pas quitter, il fit montre d'emblée d'un courage et d'une compétence remarquables lui valant, dès le 19 août 1914, dans les combats de la Woëvre, une élogieuse citation, et la Croix de la Légion d'Honneur dès décembre 1914.

L'armistice le trouvait Médecin-Commandant, adjoint au Directeur du Service de Santé du Corps d'Armée. Un brillant avenir militaire s'ouvrait devant lui. N'ayant pas trouvé cependant une oreille favorable à son désir de faire carrière dans les hôpitaux militaires, il prit alors la décision cruciale de sa vie. En 1920, délaissant cette voie toute tracée, il démissionne et s'engage dans la voie difficile d'une carrière civile, hospitalière et universitaire. Nommé au concours en 1921 au poste de Chef de Clinique et de Laboratoire des Cliniques Infantiles, il entreprend, sous la direction de son Maître, le Professeur Haushalter, dans un laboratoire créé de toutes pièces, un travail de chercheur obstiné et de technicien averti, tout en participant à l'enseignement clinique.

Dès 1925, il aborde les épreuves du premier degré du concours d'Agrégation. Selon une formule qui préfigure la réforme actuelle, le concours comportait deux épreuves écrites anonymes. M. ABEL se classe deuxième de France, ayant obtenu pour une épreuve 20/20 (ce qui lui valut les félicitations personnelles du Recteur de Nancy). Hélas, l'année suivante, l'administration, que ce classement a peut-être déçue, décide que celle épreuve ne comptera pas dans le classement définitif.

Chargé de cours de Pathologie interne en 1928, il est reçu en 1930, dans un rang brillant, au concours d'Agrégation, et chargé de la Pathologie interne, enseignement qu'il conservera jusqu'en 1939. Parallèlement se poursuivait sa carrière hospitalière : Médecin des Hôpitaux en 1926, il est affecté à un service de Médecine complémentaire à l'Hôpital Marin tout d'abord, puis à l'Hôpital central, dans les locaux de l'actuel service, de Cardiologie.

En 1936 lui est confié le Service des Maladies Tuberculeuses de l’Hôpital Villemin. C'était la tâche difficile d'une discipline spécialisée dont il lui faut apprendre les moyens d'exploration et les techniques thérapeutiques. Il les assimile sans peine et acquiert rapidement une autorité incontestée. Cette compétence lui est reconnue à la mobilisation de 1939, et lui vaut d'être nommé Médecin consultant de la IXème puis de la XIème Armée,

De retour à la vie civile, il est jugé digne d'être élevé au grade de Professeur sans chaire en 1941. La chaire de Thérapeutique lui est confiée en 1942, et l'année suivante, la chaire de Clinique médicale couronne cette lente ascension. Il revenait alors à la Clinique médicale A, que son beau-père, le Professeur Simon, avait dirigée avec tant de compétence. Il ne l'avait d'ailleurs à vrai dire jamais complètement quittée car il avait continué à collaborer de façon suivie à l'enseignement clinique du Professeur Richon. Dès lors, le Professeur ABEL put faire montre de la plénitude de ses qualités de Médecin et d'enseigneur.

La période de l'après-guerre a vu le renouvellement total de la Médecine par l'apparition de moyens d'investigation et de thérapeutique qui pouvaient paraître inconcevables dix ans auparavant. Par un travail personnel constant et acharné, M. ABEL a su se tenir au courant, guider ses collaborateurs et ses élèves, vers les techniques les plus modernes. Pendant douze années, il put former des générations d'étudiants, d'externes et d'internes auxquels il avait à coeur de dispenser un enseignement clair, méthodique et complet au courant des dernières acquisitions de la science. Mais pour lui, la passion de l'enseignement ou de la recherche médicale ne fit jamais oublier ce qu'il estimait être son devoir primordial, se consacrer à ses malades. Il s'est toujours astreint à les connaître tous, les interroger, les examiner attentivement, patiemment, paternellement. Derrière le « beau cas clinique » il a toujours appris à ses collaborateurs à ne jamais oublier l'homme qui souffre.

Promu à la classe exceptionnelle, M. ABEL est atteint par la limite d'âge en 1955 et quitte alors la Clinique Médiale A. Mais le terme de cette carrière universitaire et hospitalière ne signifiait pas la rupture avec sa vocation médicale. L'autorité incontestée qui s'attachait à sa personne lui valut d'être choisi par ses pairs et porté à la présidence du Conseil Régional de l'Ordre des Médecins. Pendant cinq années il se consacra à sa tâche difficile où sa droiture, son intégrité et son expérience lui valurent l'estime de tous ses confrères. Ressentant les premières atteintes du mal qui devait l'emporter, il se démit alors de ses fonctions, n'acceptant plus que de garder la présidence d'une oeuvre d'entraide et d'assistance médicale.

Au long de cette carrière médicale, son oeuvre scientifique s'échafauda patiemment. Sa thèse inaugurale soutenue à Lyon à sa sortie de l'Ecole du Service de Santé, ne pouvait avoir qu'un objectif limité, elle concernait l'ostéomyélite des os plats du crâne d'origine otitique. Cette étude fait preuve déjà des qualités de méthode et de clarté que ses travaux ultérieurs mirent pleinement en évidence.

En effet, son oeuvre maîtresse s'est édifiée dans le Laboratoire des Cliniques Infantiles. Partant des études cytologiques des méningites aiguës, M. ABEL s'est particulièrement intéressé au problème alors très mal connu des réactions méningées, des états méningés, du méningisme. Il entreprit de classer des faits en apparence disparates, de les analyser, d'en faire une étude critique rigoureuse pour aboutir à une synthèse rationnelle. Ces patientes études cliniques, étayées par des recherches cytologiques et bactériologiques attentives aboutirent à une importante monographie dans laquelle il propose une classification rationnelle. Ses conceptions des méningites bénignes, des méningites cryptogénétiques faisaient de lui un novateur. Elles reçoivent leur consécration dans les rapports du Congrès de Médecine de 1936 sur les méningites aiguës curables. Le problème des états méningés au cours des parasitoses intestinales retint longtemps son attention. Ses recherches cliniques, cytologiques et bactériologiques se poursuivirent en d'autres domaines, notamment avec la collaboration de son ami de Lavergne.

Le développement de sa carrière hospitalière et universitaire le conduisit à de nombreuses études cliniques dans des directions très diverses. En 1936, il fut notamment chargé, avec le Professeur Perrin, d'un important rapport, au Congrès de Vittel, sur la thérapeutique médicale de la goutte, sujet qui lui tenait particulièrement à coeur. Cette étude critique particulièrement claire conserve encore tout son intérêt malgré les apports nouveaux de la pharmacopée.

Dès son accession à la Clinique Médicale A, il sut proposer à ses collaborateurs des sujets d'actualité et les pousser dans les voies nouvelles. De son passage au service de Phtisiologie, il avait gardé un goût très vif pour les études pneumologiques. Il suscita des travaux concernant les suppurations broncho-pulmonaires, le traitement des abcès pulmonaires par instillation endobronchique, l'étude des cavités résiduelles d'abcès. De nombreuses études neurologiques, hématologiques, gastro-entérologiques furent entreprises dans son Service, et furent souvent le point de départ de la spécialisation de ses collaborateurs.

Il ne se contentait pas de susciter des travaux, mais en suivait de façon particulièrement attentive l'élaboration et la réalisation. Les publications, les thèses ne recevaient son approbation que lorsque tous les termes en avaient été soigneusement pesés, mesurés et bien souvent entièrement remaniés de sa main. L'introduction de techniques nouvelles d'investigation ou de thérapeutiques récentes étaient soumises de sa part, à une critique sévère que certains pouvaient prendre pour la manifestation d'un esprit timoré ; en réalité, son sens aigu de la responsabilité et son souci de l'humain étaient le frein nécessaire aux audaces juvéniles de ses collaborateurs.

Arrivé à l'heure de la retraite, il pouvait considérer avec la satisfaction du devoir accompli, l'oeuvre scientifique dont il avait été l'artisan et le promoteur. Mais il ne voulut pas borner là son activité. Dégagé des tâches et des responsabilités quotidiennes, il tint à poursuivre son enrichissement intellectuel. Son accession à l'Académie de Stanislas, dont il devint en 1962 vice-président, le conduisit à approfondir ses connaissances dans des domaines originaux. Reprenant des études climatologiques qu'il avait abordées trente ans auparavant, il présenta à l'Académie plusieurs communications remarquées et particulièrement originales sur la météoropathologie, la telluropathologie, les rapports de la météoropathologie avec les explosions atomiques.

Par ailleurs, ses fonctions de Président du Conseil Régional de l'Ordre le conduisirent à des réflexions sur l'essence même de l'art médical. Elles trouvent leur aboutissement dans son discours de réception à l'Académie de Stanislas. Ce « retour aux sources de la Médecine » comme il l'intitule lui-même, lui permet de réaffirmer le principe hippocratique qui avait été le guide de sa vie médicale : la primauté de la Clinique : « Avant tout raisonnement et toute interprétation, interrogez, scrutez les symptômes locaux et généraux, dépistez les symptômes précurseurs... Il importe par une connaissance totale de l'individu, de porter un jugement général sur son destin ».

Il ne conteste pas le prodigieux essor de la Médecine moderne, les hardiesses et l'efficacité sans cesse accrue des méthodes opératoires ou des thérapeutiques nouvelles. Mais il redoute que cette haute technicité n'entraîne une fragmentation excessive de la Médecine, faisant perdre de vue la personnalité du malade. « N'y a-t-il pas lieu de craindre, dit-il, que le jeune Médecin ne se détourne de la Médecine traditionnelle, de tout ce quelle comporte d'esprit d'observation personnelle et directe, de sens critique et de principes moraux. »

Comme son ami le Professeur Bodart, il déplore cette « désacralisation » de la Médecine. Dans un véritable testament intellectuel, il réaffirme la suprématie de l'esprit clinique, la primauté des valeurs spirituelles sur les valeurs matérielles, la nécessité d'une culture générale qui est, selon Hippocrale, pour l'esprit de l'homme, ce que la promenade est pour le corps. Cette oeuvre est le reflet des qualités profondes de l'homme.

Sa modestie et sa courtoisie coutumières frappaient dès l'abord. Alliées à une bonté foncière, ces qualités posaient en fait un écran protecteur au devant de sa véritable personnalité. Un trait dominant de son caractère était en effet, je pense, la ténacité et le courage. Dans sa carrière militaire ces qualités se manifestèrent, de façon éclatante, elles lui permirent ensuite de surmonter les difficultés de la carrière hospitalière et universitaire. Mais cette ténacité coexistait avec une grande sensibilité qu'il prenait soin de cacher; il s'y mêlait un sens profond de la justice qui lui faisait ressentir d'autant plus vivement, tout ce qui pouvait paraître à ses yeux une injustice. Les épreuves, les difficultés, provoquaient en lui des mouvements d'humeur certains. Une rougeur subite de la nuque pouvait parfois les révéler à des yeux avertis. Parfois cependant une colère redoutable pouvait en résulter. Ces traits contradictoires lui rendaient certes la vie difficile. De combien d'insomnies étaient payées les difficultés qu'il affrontait apparemment avec calme!

Son foyer et ses enfants étaient sa grande joie. Il avait eu une intense satisfaction à voir son fils François aborder la carrière médicale. Il avait applaudi à ses succès, sa brillante conduite pendant la guerre l'avait comblé de légitime fierté. Un sort cruel devait le ravir à son affection: il en ressentit une peine immense, jamais cicatrisée. Il reporta son affection sur ses autres enfants et petits-enfants, déplorant souvent combien étaient mesurés les instants où il pouvait jouir de la vie de famille. Sa culture et ses goûts le portaient vers la littérature, l'histoire, la peinture. Il adorait voyager. Jeune, il aimait partir en montagne ou dans de longues randonnées dont il gardait des souvenirs d'une précision surprenante.

Tel était l'homme. Sa force d'âme, alliée à ses convictions profondes le préparaient à affronter les dernières épreuves qui l'attendaient. Il m'avait un jour, d'une voix calme et méthodique, exposé les symptômes et la nature de son mal, l'évolution qu'il savait inéluctable. La thérapeutique parut démentir, pendant plusieurs  années,  le  pronostic lucide qu'il avait porté. Il affronta avec calme la venue de l'épreuve dernière, soucieux cependant du surcroît de peine et de fatigue qu'allait encourir son entourage. Ce fut un adoucissement pour lui de pouvoir être soigné par une religieuse qu'il avait particulièrement appréciée à son service, dernière évocation pour lui de la Clinique Médicale A.

Et maintenant, il ne nous reste plus que le souvenir. Puisse cette évocation être le témoignage de notre fidèle affection, et contribuer à adoucir la peine de Madame ABEL et de tous les siens. Pour ses élèves, il demeure le guide. Ils devront s'efforcer de suivre son exemple : être et rester un homme.

Professeur F. HEULLY