HEYDENREICH Albert

1849-1898

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ELOGE FUNEBRE

Depuis vingt-sept ans que l'ancienne Faculté de Strasbourg s'est associée à l'Ecole secondaire de Nancy, elle est longue, la liste funèbre de ceux qui ne sont plus ; presque tous les maîtres d'alors sont descendus dans la tombe. Il y a trois ans et demi, j'avais la douloureuse mission de parler ici sur celle de notre vénéré collègue, Victor Parisot. Pouvais-je penser alors que, si peu d'années après, j'aurais la douleur plus grande de rendre l'hommage suprême de la Faculté à son gendre, notre cher doyen et collègue, alors plein de vie et de santé, moissonné avant l'heure, dans la force de l'âge et l'éclat de sa renommée, victime du devoir professionnel ? Pourquoi faut-il, hélas ! qu'un germe stupide, inoculé au lit d'une malade, ait atteint dans ses sources vives et miné lentement, impitoyablement, cette précieuse existence, brisant avec elle un doux foyer de bonheur et d'affection !

Albert Heydenreich est né à Strasbourg le 9 novembre 1849, d'une ancienne et honorable famille alsacienne. Après une brillante scolarité au lycée de sa ville natale, il y commenta ses études à la Faculté de médecine. En 1868, il obtenait une mention honorable au concours pour le prix de fin d'année. En 1869, il est nommé externe à l'hôpital civil et attaché aux services de Küss et de Sédillot. La guerre vint, avec les horreurs du siège et du bombardement Notre jeune étudiant reste bravement à son poste, au milieu des blessés, à l'ambulance du séminaire protestant, sous la direction de nos collègues, MM. Hecht et Gross. Quand l'autorité militaire allemande fit évacuer les ambulances de Strasbourg, en octobre, il courut faire son devoir dans l'armée française comme garde national mobile au 5ème bataillon du Haut-Rhin, puis comme aide-major requis dans le service de santé. Après la guerre, il quitte l'Alsace pour conserver sa nationalité française et achève ses études médicales à Paris. Au concours de 1871, il est nommé externe des hôpitaux. En 1872, il est classé quatrième sur la liste des nominations à l'internat. Il est deux fois lauréat des hôpitaux, avec deux mentions honorables aux concours pour les prix de l'externat et les prix de l'internat.

Après de fortes études faites à la Faculté de Paris et dans les services hospitaliers de Broca, Richet, Fauvel et Duplay, Heydenreich soutint, le 7 février 1877, sa thèse inaugurale, qui lui valut une mention honorable. L'année suivante, il sortit victorieux des épreuves difficiles du concours pour l'agrégation, section de chirurgie, et fut attaché à la Faculté de médecine de Nancy. Depuis, et pendant vingt ans, il a été des nôtres ; grâce à son labeur assidu et à ses rares qualités, il franchit rapidement les échelons qui devaient le conduire au sommet de la hiérarchie scientifique : chargé du cours annexe des maladies des yeux en 1870, professeur de pathologie externe en 1881, professeur de clinique chirurgicale en 1885 ; après la retraite de notre vénéré maître et doyen Tourdes, la Faculté, à l'unanimité, le désigna, bien que l'un des plus jeunes, pour les fonctions triennales du décanat, et lui renouvela à trois reprises ces fonctions, témoignage flatteur de notre confiance dans l'homme et dans l'administrateur.

Durant sa trop courte carrière, l'activité scientifique de notre collègue est attestée par de nombreuses publications. Déjà ses travaux d'étudiant, comptes-rendus de faits observés à la clinique ou à l'amphithéâtre, publiés dans les bulletins de la société anatomique, ses revues de chirurgie, insérées dans les Archives générales de médecine, dénotent ses aptitudes chirurgicales et préludent à sa carrière scientifique. Je ne puis que mentionner ici ses publications capitales. Sa thèse inaugurale : Des fractures de l'extrémité supérieure du tibia, est une oeuvre originale et utile, qui comble une lacune dans l'histoire de la pathologie des fractures. Sa thèse d'agrégation : Les accidents provoqués par l'éruption de la dent de sagesse, est le premier travail d'ensemble paru sur ce point spécial de la pathologie de l'éruption et de l'évolution dentaires. Les idées émises par l'auteur de ces deux thèses sont restées classiques et font loi dans la matière. La thérapeutique chirurgicale contemporaine, publiée en 1888, est un volume de 300 pages, qui expose avec netteté et élégance la plupart des opérations, nouvelles à cette époque, que la pratique de l'antisepsie a permis d'entreprendre ; elle laisse entrevoir toute la portée merveilleuse de la chirurgie de l'avenir. Le Dictionnaire encyclopédique dos sciences médicales doit à Heydenrech de nombreux articles : Artères et veines cubitales, pathologie des os, ostéïte, péroné, articulations péronéo-tibiales, pathologie et médecine opératoire du périoste, tibia, épaule. Le traité de chirurgie de Duplay et Reclus lui doit l'article : Mâchoires. Citerai-je enfin les nombreuses communications à des sociétés savantes et les travaux, plus de 200, parus dans les publications périodiques ?

Les lecteurs de la Semaine médicale savouraient avec plaisir ses études intéressantes et instructives, qui passaient au criterium d'un esprit droit et d'un jugement sur toutes les nouveautés chirurgicales. Son dernier travail, qui date à peine de quelques semaines, étudiait la ponction lombaire et mettait au point les indications et les contre-indications de cette opération, à peine connue en France avec ce bon sens robuste et cette netteté d'exposition simple et lumineuse qui étaient comme la dominante scientifique du maître.

Le chirurgien était comme l'écrivain : simple, sûr, consciencieux; il n'avait pas le prurigo secandi ; il n'avait, pas l'audace dangereuse, ni la pusillanimité qui paralyse ; il posait ses indications et agissait avec hardiesse, quand sa conscience chirurgicale lui disait qu'il fallait agir ; l'intérêt du malade seul, et non une vaine gloriole d'opérateur, dictait sa conduite.

Dès l'année 1887, la Société de chirurgie appréciait sa valeur en lui décernant le titre de membre correspondant.

Tel était le savant et le chirurgien. Ses élèves vous diront ce que fut le professeur. D'une conscience scrupuleuse, sa ponctualité était devenue proverbiale parmi nous. Jamais il n'a manqué à son devoir professoral, et, jusqu'au dernier jour, alors que l'altération de sa physionomie trahissait l'atteinte fatale, il se donnait tout entier à ses malades et à ses élèves, cachant avec une héroïque discrétion ses malaises physiques et les pressentiments d'une âme trop clairvoyante.

Les élèves accouraient en foule à sa clinique, qui était, entre toutes, la clinique de prédilection. C'est qu'il savait mettre à leur portée un enseignement clair, net, élémentaire à la fois et substantiel, toujours à la hauteur de la science, marqué au coin d'une remarquable érudition et d'un esprit finement judicieux. C'est aussi que le coeur du maître, comme son esprit, captivait les élèves: bonté, droiture, loyauté, bonne grâce exquise de simplicité, indulgente bienveillance, tout cela touchait l'âme de la jeunesse. Et, chose vraiment merveilleuse, tant est grande l'autorité du caractère, cet homme si doux, d'un naturel quoique peu timide, imposait à ses élèves autant de respect que d'affection. Les effervescences tumultueuses, joyeuse exubérance de la sève juvénile, se calmaient comme par enchantement par la seule présence suggestive du bien aimé doyen.

Ce qu'il fit comme administrateur pendant les dix années qu'il resta à notre tête, les suffrages de ses collègues l'ont dit et répété, puisque, pour la quatrième fois, l'année dernière, ils se sont portés sur lui ; son jugement droit et ferme, sa ténacité calme et patiente arrivaient à concilier tous les intérêts, à prévenir tout conflit, à maintenir au sein de notre école l'union qui fait la force ; sous son habile administration, la Faculté n'a cessé de prospérer, et le chiffre de nos élèves s'est accru jusqu'au double.

Ses aptitudes administratives et la sympathie qu'il inspirait lui valurent de nombreuses fonctions : directeur du service départemental d'assistance publique et de vaccine, président de la Société de médecine de Nancy, membre du conseil d'hygiène et de salubrité du département, vice-président de la Société des Amis de l'Université ; tous ces devoirs qui le surchargeaient, il les remplissait, avec une conscience toujours égale, et partout ses conseils faisaient autorité. Quand, le 1er janvier de cette année, la croix de la Légion d'honneur vint récompenser tardivement toute cette carrière d'honneur et de dévouement. l'Université applaudit à cette distinction et toute la ville avec elle.

Ce qu'était l'homme enfin, tous le savent ; les malheureux et les malades, qui ont éprouvé la bienfaisante charité de sa bourse et de son coeur, ses élèves, qui ont apprécié ses trésors de bonté et d'indulgence, ses collègues et ses amis, qui ont vécu dans son intimité et scruté à travers son apparence modeste et froide ce que son âme renfermait de délicatesse exquise ! Et vous surtout le savez, sa noble et digne compagne, qui, pendant 19 ans, avez vécu sa vie, ses joies, ses peines. L'âme vaillante, pour honorer sa mémoire, vivez encore ses souvenirs, dont l'amertume sera tempérée par l'ineffable douceur !

Et nous, amis et collègues, surtout ceux de l'hôpital, dont l'existence s'est écoulée côte à côte dans une communauté étroite de sentiments et de pensée, combattant le même combat, attelés à la même oeuvre scientifique et humanitaire, nous aussi, nous garderons pieusement le culte de sa mémoire ; devant cette fosse prématurément ouverte, une émotion poignante nous étreint ! Nous conserverons dans nos souvenirs cette figure calme, rigide, austère, charmante de dignité modeste et douce, empreinte de bonté, de droiture, de loyauté, éclairée parfois d'un sourire discret, animée quelquefois aussi par le feu d'une conviction ardente, cette figure qui reflétait l'âme et disait ce qu'elle était, avec une expression touchante : la simplicité dans le devoir. Au nom de la Faculté, cher  collègue et doyen, cher ami, adieu.

Professeur H. BERNHEIM