1903-1984
ELOGE FUNEBRE
La carrière universitaire nancéienne du Professeur Robert GRANDPIERRE s'est terminée en 1962, ce qui fait qu'un certain nombre d'entre nous n'ont pas connu, ou peu connu cet homme d'une exceptionnelle intelligence, qui a grandement honoré notre faculté et y a laissé une empreinte durable.
Il était né à Toul en 1903 ; il fut très tôt orphelin, son père, officier, ayant été tué dès les premiers jours de la guerre. Il fit ses études secondaires au Prytanée militaire de la Flèche, puis entra en 1924 à l'Ecole du service de santé militaire de Lyon. Sa première affectation fut Lunéville, au 308e régiment de chars. Il profita de la proximité de Nancy pour prendre contact avec notre faculté. Pendant ses études à Lyon, il avait été très intéressé par l'Hydrologie, avait été préparateur bénévole dans cette discipline et avait consacré sa thèse inaugurale à une étude expérimentale des eaux de la Bourboule. C'est donc tout naturellement au Professeur Daniel SANTENOISE, alors titulaire de la Chaire d'Hydrologie Thérapeutique, qu'il offrit sa collaboration, d'abord bénévole.
Mais Robert GRANDPIERRE fut bientôt amené à orienter son activité vers la physiologie pour deux raisons : d'une part le transfert de SANTENOISE à la chaire de Physiologie en 1937, d'autre part son propre rattachement à l'armée de l'air et son affectation à la base aérienne de Nancy-Essey. En 1939, il se présenta à l'agrégation de Physiologie ; son exposé de travaux faisait déjà état de 80 publications ; beaucoup d'entre elles étaient consacrées à l'Hydrologie, les travaux physiologiques portant sur les régulations végétatives ; quelques-uns avaient pour objet l'étude de problèmes propres à l'aviation. Il fut brillamment reçu et institué agrégé à Nancy. A ce même concours s'était présenté aussi son ami Claude FRANCK, n'escomptant en principe qu'une admissibilité ; en fait, il fut reçu lui aussi et affecté à la faculté de médecine de Bordeaux.
Survint la guerre. Toujours affecté à Essey, où il créa un laboratoire médico-physiologique de l'Armée de l'Air, Robert GRANDPIERRE continua à assurer l'enseignement de la physiologie. Alors étudiant de deuxième année, je le revois, ayant passé une blouse sur son uniforme, faisant son enseignement aux étudiants des deux premières années de médecine, tenant bien à l'aise dans le minuscule amphithéâtre de physiologie : une grande partie d'entre nous étaient déjà mobilisés - comme la plupart de nos Professeurs.
Après le désastre de 1940, le Professeur GRANDPIERRE se retrouva à Toulouse. Mais à partir de 1942, il revient à Nancy pendant le semestre d'été pour aider le Professeur CHAILLEY-BERT qui venait de succéder à Daniel SANTENOISE dans la chaire de Physiologie. Pendant ses séjours nancéiens, il logeait dans une des pièces du laboratoire, non pas par raison d'économie ou de commodité, mais pour pouvoir s'enfuir par la fenêtre donnant sur la cour latérale au cas où lui parviendrait le signal convenu avec le concierge, annonçant l'arrivée de la police allemande. C'est qu'en effet il aidait le Professeur CHAILLEY-BERT dans toutes ses activités, qui comportaient, outre la physiologie, l'organisation de la résistance.
La libération vit le retour à Nancy du Professeur agrégé FRANCK et la prise de très importantes responsabilités militaires par le Professeur agrégé Robert GRANDPIERRE dans le domaine de la médecine et de la physiologie aéronautiques, avec l'organisation au Ministère de l'Air, du Centre d'études de biologie aéronautique (actuellement CERMA, Centre d'Etudes et de Recherches de Médecine Aérospatiale). Il continua cependant à enseigner à Nancy. Dès 1946 il créa, avec l'aide du Professeur FRANCK et sous l'égide du Doyen MERKLEN, un « diplôme de Médecine aéronautique », devenu C.E.S. dont le succès auprès des étudiants ne s'est jamais démenti depuis, fait d'autant plus remarquable que l'obtention du certificat ne confère pratiquement aucun avantage à ses détenteurs.
En 1960, le Professeur Claude FRANCK, titulaire de la chaire depuis 1952, quitta notre faculté pour suivre la carrière rectorale que vous connaissez. Trop pris par ses responsabilités militaires, Médecin Général depuis 1956, et bien que Professeur à titre personnel depuis 1959, Robert GRANDPIERRE ne sollicita pas la succession ; il continua cependant à enseigner à Nancy jusqu'en 1962, date à laquelle il fut transféré à la faculté de médecine de Bordeaux, dont il occupa la chaire de physiologie jusqu'à sa retraite civile en 1973.
L'oeuvre scientifique de Robert GRANDPIERRE est considérable. Jamais il n'abandonna, même après sa retraite, ses recherches en Hydrologie, dont bénéficia en dernier lieu la station de Luchon. En physiologie, après avoir, sous la direction de SANTENOISE, étudié le système végétatif, il s'orienta naturellement vers les problèmes de physiologie aéronautique. A la fin de la guerre, la question essentielle était celle de la survie de l'homme en haute altitude et des moyens de protection contre l'hypoxie, car les avions - non pressurisés - volaient de plus en plus haut. Avec son ami le Professeur FRANCK, il étudia notamment le mécanisme d'un phénomène déjà mentionné incidemment par quelques auteurs, mais fort mal connu, à savoir l'apnée paradoxale à l'oxygène : il s'agit d'un arrêt respiratoire survenant chez un sujet hypoxique auquel on fait inhaler brusquement de l'oxygène pur. On devine les conséquences catastrophiques qui peuvent en être la conséquence chez l'aviateur. Grâce à ces études de mes Maîtres, ce phénomène est maintenant bien connu et a perdu son caractère « paradoxal », bien que le nom lui soit resté.
Survint l'ère des fusées et de l'homme dans l'espace. C'est naturellement à Robert GRANDPIERRE que fut confiée la tâche d'étudier en France les problèmes physiologiques de la survie dans l'espace, et il ne tarda pas à conquérir une renommée internationale dans ce domaine de recherche. Je rappellerai seulement, car une grande publicité fut donnée à l'époque à ces expériences, le lancement de rats par des fusées Véronique à partir de 1961. L'objectif était avant tout d'étudier le fonctionnement cérébral en apesanteur, car divers incidents survenus au cours des vols américains avaient donné à penser à Robert GRANDPIERRE, que l'absence de pesanteur pouvait amener des perturbations de la conscience.
Je n'insisterai pas davantage sur l'oeuvre scientifique de Robert GRANDPIERRE, pour vous parler de l'homme. Ce qui frappait d'abord ses familiers, c'étaient son intelligence, sa vivacité d'esprit, son dynamisme et son sens de la recherche ; au cours d'une conversation d'une demi-heure, il pouvait proposer cinq ou six sujets de recherche. Pour ses élèves, il était un Patron très attentif, non seulement à leurs travaux, mais aussi à leur carrière et à leur vie personnelle. Il a poussé plusieurs de ses élèves militaires vers une carrière universitaire, à tel point que certains ont pu lui reprocher de vider l'armée de ses meilleurs éléments, ou d'envahir l'Université. Il était toujours affable ; je ne me souviens pas de l'avoir vu afficher de la mauvaise humeur, malgré la lourdeur des tâches qui lui incombaient et parfois, de graves soucis personnels. Il était resté extrêmement simple, malgré les nombreuses distinctions honorifiques qui lui avaient été décernées et le renom international qu'il avait acquis.
Aussi est-ce avec beaucoup de peine que ses nombreux élèves et ses amis ont appris sa mort, survenue le 11 mars dernier, après quelques jours seulement de maladie. Il avait jusque là conservé toutes ses remarquables facultés intellectuelles et tout son dynamisme. Malgré son éloignement de Nancy, il avait conservé un intérêt tout particulier pour notre faculté. Il était toujours heureux d'y revenir - une des dernières fois à l'occasion du Congrès International de Médecine Aéronautique - et témoignait toujours beaucoup d'affection aux physiologistes nancéiens, ses élèves, lorsque l'un ou l'autre avait l'occasion de le rencontrer, ne manquant pas non plus de s'enquérir des nombreux amis qu'il avait parmi nous. Notre faculté peut à juste titre s'enorgueillir d'avoir compté parmi ses membres un des pionniers internationalement reconnus de la médecine de l'espace.
Professeur P. ARNOULD